Les traités d'Utrecht et la hiérarchie des normes The treaties of Utrecht and the hierarchy of norms - Frederik Dhondt - VUB

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Working Papers No. 2016-2 (June)

    Les traités d’Utrecht
et la hiérarchie des normes

  [The treaties of Utrecht
and the hierarchy of norms]

              Frederik Dhondt

The complete working paper series is available online at
            http://www.vub.ac.be/CORE/wp/
Les traités d’Utrecht et la hiérarchie des normes

Résumé
L’enregistrement des lettres patentes de Louis XIV contenant la renonciation de Philippe V d’Espagne au
trône de France et des ducs de Berry et d’Orléans au trône d’Espagne, le 15 mars 1713, est généralement
présenté comme une violation de la loi fondamentale d’indisponibilité de la couronne. Si la question a
suscité le débat interne en France, il importe cependant d’impliquer la logique juridique pratique des
relations internationales. Les renonciations étaient un élément vital de l’équilibre européen et permettaient
d’éviter des concentrations excessives de pouvoir. La diplomatie de la Régence s’appliquait même à élargir
les solutions des traités d’Utrecht (11 avril 1713) à d’autres cas de guerre potentiels en Italie. Ainsi,
l’analyse de la querelle autour des renonciations comporte deux conflits de normes au lieu d’un seul. D’une
part, le conflit entre les lettres patentes du monarque et les lois fondamentales. De l’autre, l’opposition
entre le droit des traités et les normes internes. Non seulement la négociation des traités de paix, mais
également leur interprétation subséquente révèlent un discours juridique pratique alternatif ou apocryphe,
mais cohérent. Ce dernier est indispensable à une compréhension globale de la question.
Mots clés
Droit des gens, lois fondamentales, droit public
« Rien n’est plus opposé au traitté que d’en abandonner l’Esprit, pour s’attacher uniquement aux termes »
                                                                                                                                                                                                                                                        Gabriel comte de Briord, 17031
Le XVIIIe siècle français commence par un changement majeur. La dynastie des Bourbons s’établit à
Madrid 2. Philippe, duc d’Anjou 3, second petit-fils de Louis XIV, succède au dernier roi Habsbourg
d’Espagne, Charles II. Les transferts de territoire aux Habsbourg d’Autriche ou au duc de Savoye sont le
fruit du partage de la monarchie par traité. La guerre de Succession d’Espagne (1701-1713/1714)4, une
rude épreuve pour la France5, aboutit à un nouvel équilibre en Europe6. Le nouveau souverain d’Espagne,
Philippe V, est contraint de renoncer à ses droits au trône de France. L’objectif de la présente contribution
est de démontrer que la nécessité absolue de terminer le sanglant XVIIe siècle par un traité de paix7,
invoquée par Louis XIV pour l’enregistrement des renonciations de son petit-fils, s’accompagnait d’une
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
   	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
            1 Mémoire de Gabriel comte de Briord (+ 1703), ambassadeur de Louis XIV, aux États-Généraux de la

République des Provinces-Unies, La Haye, 4 décembre 1700, National Archives (UK) (NA), State Papers Foreign
(SP), 78, 157, f. 43r°. L. FREY et M. FREY, éd., The treaties of the War of the Spanish Succession : an historical and critical
dictionary, Westport (Conn.), Greenwood Press, 1995, p. 62-63.
            2 Lucien BELY, éd., La présence des Bourbons en Europe, XVIe-XXIe siècle, Paris, PUF, 2003.
            3 Alfred BAUDRILLART, Philippe V et la cour de France : d'après des documents inédits tirés des archives espagnoles de

Simancas et d'Alcala de Hénarès et des Archives du Ministère des affaires étrangères à Paris, Paris, Didot, 1890 ; Émile
BOURGEOIS, La Diplomatie secrète au XVIIIe siècle, ses débuts. II. Le Secret des Farnèse, Philippe V et la politique d'Alberoni,
Paris, Armand Colin, 1909; Alfred BAUDRILLART et Léon LECESTRE, éds., Lettres du duc de Bourgogne au roi d'Espagne
Philippe V et à la reine, Paris, H. Laurens, 1912 ; Jean-François LABOURDETTE, Philippe V, réformateur de l'Espagne, Paris,
Sicré Éditions, 2001 ; Catherine DESOS, Les Français de Philippe V: un modèle nouveau pour gouverner l'Espagne, 1700-1724,
Paris, PUF, 2009 ; Suzanne VARGA, Philippe V roi d'Espagne : petit-fils de Louis XIV, Paris, Pygmalion, 2011.
            4 Joaquim ALBAREDA I SALVADÓ, La guerra de sucesión de España, 1700-1714, Barcelona, Crítica, 2010.
            5 Stefan SMID, Der Spanische Erbfolgekrieg: Geschichte eines vergessenen Weltkriegs (1701-1714), Köln, Böhlau, 2011;

Matthias SCHNETTGER, Der Spanische Erbfolgekrieg : 1701-1713/14, München, C.H. Beck, 2013; John A. LYNN, The
wars of Louis XIV, 1667-1714, Longman, London, 1999, p. 266-360.
            6 Frederik DHONDT, Balance of Power and Norm Hierarchy. Franco-British Diplomacy after the Peace of Utrecht,

Leiden/Boston, Martinus Nijhoff/Brill, à paraître.
            7 André CORVISIER, « Présence de la guerre au XVIIe siècle », Guerre et paix dans l'Europe du XVIIe siècle, éd.

Lucien BELY, Jean BERENGER et André CORVISIER, Paris, S.E.D.E.S., 1991, p. 13-27; Frederik DHONDT, « From
Contract to Treaty: the Legal Transformation of the Spanish Succession, 1659-1713 », Revue d'histoire du droit
international, XIII, 2011, p. 347-375.

                                                                                                                                                                                                                                                    1
logique juridique. S’il est indéniable que cet acte fut contesté par les contemporains, une analyse historique
oblige à incorporer également l’usage pratique du droit par les diplomates.
         Tout ordre juridique a besoin de maximes de conflit de normes8, « qu’il faut manier au cas par cas
en fonction de la volonté réelle ou supposée des parties, ainsi de ce qui paraît objectivement raisonnable
dans les circonstances9 ». Cette évidence paraît d’autant plus vraie pour l’époque moderne, où le pluralisme
juridique fut la règle et non l’exception10. Pour l’ordre juridique interne, la pratique des remontrances du
Parlement de Paris et la doctrine des lois fondamentales constituent des points d’appui évidents d’une
hiérarchie des normes, contraignant la puissance du monarque. À travers l’enregistrement des normes
royales, les membres de la plus haute juridiction du Royaume de France disposaient d’un canal unique
pour examiner la conformité aux lois fondamentales de l’État11. En l’absence d’une constitution formelle,
le Parlement se portait garant des lois fondamentales, « construction juridico-politique mise en place
empiriquement 12 », qui déterminait les formes de gouvernement 13 . La constitution non-écrite ou
coutumière du Royaume, ou les « nombreux mécanismes comparables à une constitution 14 » qui
entouraient la souveraineté, était la garantie de la conformité aux origines du régime et à la nature même
du système politique. En légalisant et en légitimant les formes d’exercice de pouvoir actuels et futurs, les
lois fondamentales générèrent un processus constant d’interprétation.
         À côté des conceptions parlementaires d’hiérarchie, apparaît le conflit entre les lois fondamentales
et les obligations externes du souverain. D’éminents historiens du droit questionnent les conditions
essentielles de cette opposition entre deux ordres juridiques15. En pointant l’imperfection de la séparation,
due au faible caractère normatif attribué au droit des traités, ils posent le principe de la primauté des lois
fondamentales sur tout acte interne du roi, y compris ceux qui font entrer dans l’ordre interne des normes
issues des traités conclus entre souverains.
        Nous contestons cette rigueur excessive. Il ne s’agit point de « juger les droits et les prétentions de
Philippe V avec nos idées modernes16 », mais d’étudier les renonciations comme « un article du droit
public français et européen […] dans ses rapports avec l’histoire, les idées et les croyances17. » Cette
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
   	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
              Jean-Louis HALPERIN, « Lex posterior derogat priori, lex specialis derogat generali. Jalons pour une
                                                           8

histoire des conflits de normes centrée sur ces deux solutions concurrentes », Revue d'Histoire du Droit, LXXX, 2012,
p. 353-397.
            9 Robert KOLB, « L’article 103 de la Charte des Nations Unies », Recueil des Cours de l'Académie de droit

international de La Haye, CCCXLVI, 2013, p. 65, reprenant les constats de la Commission du Droit International des
Nations Unies dans son rapport sur la fragmentation du droit international, rédigé par Martti Koskenniemi (2006).
Nous remercions le professeur Kolb de ses remarques judicieuses sur une version antérieure de ce texte.
            10 Richard J. ROSS et Philip J. STERN, « Reconstructing Early Modern Notions of Legal Pluralism », Legal

Plurialism and Empires, 1500-1850, éd. Lauren BENTON et Richard J. ROSS, New York, New York UP, 2013, p. 109-
141.
            11 Francesco DI DONATO, « La hiérarchie des normes dans l’ordre juridique, social et institutionnel de

l’Ancien Régime », Revus, 2013, p. 237-292 ; Anne ROUSSELET-PIMONT, La règle de l'inaliénabilité du domaine de la
Couronne: étude doctrinale de 1566 à la fin de l'Ancien régime, Paris, LGDJ, 1997 ; Francis GARRISSON, « Lois
fondamentales », Dictionnaire de l'Ancien Régime, éd. Lucien BELY, Paris, PUF, 2010³, p. 735-757.
            12 Brigitte BASDEVANT-GAUDEMET et Jean GAUDEMET, Introduction historique au droit, XIIIe-XXe siècle, Paris,

LGDJ/Lextenso, 2010³, p. 230
            13 Roland MOUSNIER, Les institutions de la France sous la monarchie absolue : 1598-1789, Paris, PUF, 1974, I, p.

501.
            14 BASDEVANT-GAUDEMET et GAUDEMET, Introduction historique au droit, XIIIe-XXe siècle, p. 228.
            15 Jean-Louis HALPERIN, « L’histoire du droit international est-elle compatible avec les théories positivistes

? », Les fondements du droit international. Liber Amicormum Peter Haggenmacher éd. Pierre-Marie DUPUY et Vincent
CHETAIL, Leiden, Martinus Nijhoff, 2014, p. 380, note 47 : « Les exemples bien connus […] du traité d’Utrecht au
18e siècle (avec toutes les questions juridiques relatives à la validité de la renonciation de Philippe V au trône de
France, questions qui relèvent su droit monarchique français et non d’un quelconque droit international). »
            16 Alfred BAUDRILLART, « Examen des droits de Philippe V et de ses descendants au trône de France, en

dehors des renonciations d'Utrecht », Revue d'histoire diplomatique, III, 1889, p. 162 Michel TROPER, Le droit et la
nécessité, Paris, PUF, 2011, p. 256.
            17 Émile BOURGEOIS, La diplomatie secrète au XVIIIe siècle, ses débuts. I. Le secret du Régent et la politique de l'abbé

Dubois (triple et quadruple alliance) (1716-1718), Paris, Colin, 1909, I, p. 21.

                                                                                                                                                                                                                                                    2
contribution vise à confronter deux types de pensée juridique du début du XVIIIe siècle français,
s’appuyant sur des sources primaires, autour d’un moment emblématique : la négociation et l’application
des traités de paix bilatéraux conclus par Louis XIV avec plusieurs souverains étrangers lors des congrès
de paix d’Utrecht (1712-171318), de Rastatt (mars 171419) et de Bade (septembre 171420).
À première vue, le sujet semble à peine mériter discussion. Le secrétaire d’état des affaires étrangères de
Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert de Torcy 21 , n’avait-il pas confié à son homologue anglais, Lord
Bolingbroke, que la renonciation au trône de France exigée de Philippe V serait « nulle et invalide, suivant
les lois fondamentales du royaume » ? Y ajoutant que ce dernier constitue « un patrimoine qu’il ne reçoit ni
du Roi, son prédécesseur, ni du peuple, mais de la loi. Cette loi est regardée comme l’ouvrage […] de
Dieu22. »
Traditionnellement, la recherche en histoire du droit international se concentre sur la doctrine23 et les
traités24, à partir des travaux préparatoires ou de la correspondance et de mémoires publiés25. D’un point
de vue classique, une hiérarchie entre les traités d’Utrecht et les autres actes internationaux serait difficile à
établir, puisque les engagements contractuels entre souverains se valent tous. D’autant plus que, vu la
nature belliqueuse des rapports internationaux de l’époque moderne, le principe fondateur pacta sunt

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
   	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
            18 Lucien BELY, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990; Heinz DUCHHARDT et

Martin ESPENHORST, éd., Utrecht – Rastatt – Baden 1712-1714. Ein europäisches Friedenswerk am Ende des Zeitalters
Ludwigs XIV., Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2013.
            19 Traité de Paix entre Charles VI et Louis XIV, Rastatt, 6 mars 1714, CUD VIII/1, n°. CLXX, p. 415-423;

Ottocar WEBER, « Der Friede von Rastatt 1714 », Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, VIII, 1892, p. 273-310.
            20 Traité de Paix entre Charles VI et Louis XIV, Bade, 7 septembre 1714, CUD VIII/1, nr. CLXXIV, p.

436-444. Rolf STÜCHELI, Der Friede von Baden (Schweiz) 1714 : ein europäischer Diplomatenkongress und Friedensschluss des
"Ancien Régime", Freiburg Schweiz, Universitätsverl., 1997.
            21 John C. RULE et Ben S. TROTTER, A world of paper : Louis XIV, Colbert de Torcy, and the rise of the information

state, Montreal & Kingston, McGill-Queen's University Press, 2014 ; G. THUILLIER, « L'Académie politique de Torcy
(1712-1719) », Revue d'histoire diplomatique, CXVII, 1983, p. 54-74.
            22 Mémoire du marquis de Torcy à Bolingbroke, mars 1712, publié chez Isaac de LARREY, Histoire de France

sous le règne de Louis XIV, Rotterdam, M. Bohm, 1722, III, p. 812. C’est également le point de vue soutenu par Jean-
Louis HAROUEL, Histoire des institutions : de l'époque franque à la Révolution, Paris, PUF, 200611, p. 446 et François
OLIVIER-MARTIN, L'absolutisme français ; suivi de Les parlements contre l'absolutisme traditionnel au XVIIIe siècle, Paris,
L.G.D.J., 1997, p. 224 (avec simple référence aux négociations, ainsi qu’au traité d’Antoine Bilain de 1667). Le
mémoire date de 1712, non de 1714 (Albert RIGAUDIERE, Histoire du droit et des institutions dans la france médiévale et
moderne, Paris, Economica, 20104, p. 531). Plus neutre, mentionnant la contestation avant et après la négociation du
traité : Pierre-Clément TIMBAL et André CASTALDO, Histoire des institutions publiques et des faits sociaux, Paris, Dalloz,
200411, p. 310.
            23 William F. CHURCH, « The Decline of the French Jurists as Political Theorists, 1660-1789 », French

Historical Studies, V, 1967, p. 1-40 ; Peter HAGGENMACHER, Grotius et la doctrine de la guerre juste, Genève, Graduate
Institute Publications, 2014 [1983] ; Ernest NYS, Les théories politiques et le droit international en France jusqu'au XVIIIe
siècle, Bruxelles, Castaigne, 1899 ; Ludwig VON OMPTEDA, Literatur des gesemmten sowohl natürlichen als positiven
Völkerrechts, Regensburg, Montags, 1785; Milos VEC, « Grundrechte der Staaten. Die Tradierung des Natur- und
Völkerrechts der Aufklärung », Rechtsgeschichte, XVIII, 2012, p. 66-94.
            24 Jean DU MONT DE CARELS-KROON, éd., Corps universel diplomatique du droit des gens, La Haye/Amsterdam,

Pieter Husson & Charles Levier, 1726-1731 ; Georg Friedrich von MARTENS, éd., Recueil des principaux traités d'alliance,
de paix, de trêve, de neutralité, de commerce, de limites, d'échange &c. conclus par les puissances de l'Europe tant entre elles qu'avec les
puissances et etats dans d'autres parties du monde depuis 1761 jusqu'à présent Göttingen, Dieterich, 1791-1801 ; Randall
LESAFFER, éd., Peace treaties and international law in European history : from the late Middle Ages to World War One, New
York, Cambridge university press, 2004; ID., éd., Oxford Historical Treaties Online [= Consolidated Treaty Series, Clive
PARRY, éd.], Oxford, Oxford UP, 2014.
            25 La contribution présente laisse de côté des plans de pacification perpétuelles ou l’histoire des idées, et se

limite aux archives diplomatiques et aux traités publics. Nous référons à Bruno ARCIDIACONO, Cinq types de paix : une
histoire des plans de pacification perpétuelle, XVIIe-XXe siècles, Paris, PUF, 2011. Voyez Charles-Irénée CASTEL DE SAINT-
PIERRE, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, Utrecht, Schouten, 1717 [1712], p. 381, Antoine PECQUET JR.,
L’Esprit des maximes politiques, pour servir de suite à l’Esprit des Loix du président de Montesquieu, Paris, Prault, 1757, p. 114,
qui appuyèrent fortement la validité des renonciations.

                                                                                                                                                                                                                                                    3
servanda26 appartient surtout à la théorie27. L’étude de sujets classiques comme la déclaration de guerre28 ou
la guerre juste29 semble alors la plus adaptée.
          Il faut aller plus loin. En droit international positif actuel, le travail d’interprétation de la Cour
Internationale de Justice se concentre sur la détection de la pratique d’Etat susceptible de donner des
indications sur l’existence d’une règle coutumière30. Il semblerait incongru de ne pas appliquer la même
démarche au passé, et d’appliquer une grille de lecture de juriste aux fonds les plus riches des archives, la
correspondance politique et les mémoires et documents conservés en France aux Archives du Ministère
des Affaires Étrangères et Européennes 31 ou aux National Archives au Royaume-Uni 32 . En réalité,
l’histoire de la doctrine et l’histoire du droit international se conçoivent séparément dans beaucoup de
cas33. Si la formation des diplomates français consistait essentiellement dans un apprentissage pratique,
orienté sur la connaissance des langues34, force est de constater que la correspondance diplomatique et les
mémoires des commis regorgent d’expressions et de querelles juridiques35. Peu étonnant, au regard des
siècles de formation juridique commune dans les facultés de l’Occident36. Les clauses de traités ne reflètent
généralement qu’une étape dans la vie des États, déléguant l’élaboration et l’interprétation aux interactions
diplomatiques subséquentes. Si la doctrine se prête par excellence à la théorisation d’un matériel de base,
issu de la pratique37, ce dernier est abondant et recèle encore bien des secrets.
         Concernant les renonciations de Philippe V d’Espagne, l’opposition est sans ambiguïté. D’un
côté, le principal négociateur français, Colbert de Torcy, en compagnie intellectuelle du procureur général
au Parlement de Paris, Henri-François d’Aguesseau38, réfutant avec véhémence la solution du traité. De

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
   	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
              Emer de VATTEL, Le droit des gens, ou, Principes de la loi naturelle, appliqués à la conduite & aux affaires des nations
                                                           26

& des souverains, À Londres (Neuchâtel), s.n., 1758, I, p. 183; Hendrik Willem VERZIJL, International Law in Historical
Perspective, Leyde, Sijthoff, 1970, II, p. 244.
           27 Cf. Katja FREHLAND-WILDEBOER, Treue Freunde ? : Das Bündnis in Europa 1714-1914, München,

Oldenbourg, 2010.
           28 Randall LESAFFER, « Defensive warfare, prevention and hegemony: The justifications for the Franco-

Spanish War of 1635 (Part I and II) », Revue d'histoire du droit international, 8, 2006, p. 91-123, 141-179.
           29 Randall LESAFFER, « Paix et guerre dans les grands traités du dix-huitième siècle », Revue d'histoire du droit

international, 7, 2005, p. 25-42.
           30 Harlan Grant COHEN, « Theorizing Precedent in International Law », Interpretation in International Law, éd.

Andrea BIANCHI, Daniel PEAT et Matthew WINDSOR, Oxford, Oxford UP, 2014, à paraîte; James CRAWFORD,
Chance, Order, Change: The Course of International Law, General Course on Public International Law Leiden, Martinus Nijhoff,
2013; Stefan TALMON, « Determining Customary International Law: The ICJ's Methodology between Induction,
Deduction and Assertion », Bonn Research Papers on Public International Law, 2014.
           31 Armand BASCHET, Histoire du dépôt des Archives des Affaires étrangères, à Paris, au Louvre, en 1710; à Versailles,

en 1763; et de nouveau à Paris en divers endroits depuis 1796, Paris, 1875 ; Jean BAILLOU, Les Affaires étrangères et le corps
diplomatique français; 1: de l'Ancien régime au Second Empire, Paris, Éditions du CNRS, 1984 ; J-.P. SAMOYAULT, Les
bureaux du secrétariat d'État des Affaires étrangères sous Louis XV, Paris, Pedone, 1971 ; Camille PICCIONI, Les Premiers
commis des Affaires étrangères au XVIIe et au XVIIIe siècle, Paris, 1928.
           32 Jeremy BLACK, British foreign policy in the age of Walpole, Edinburgh, Donald, 1984.
           33 Paul GUGGENHEIM, Lehrbuch des Völkerrechts : unter Berücksichtigung der internationalen und schweizerischen

Praxis, Basel, Verlag für Recht und Gesellschaft, 1948, p. v-vi.
           34 Guido BRAUN, « La formation des diplomates à l'époque moderne », Revue d'histoire diplomatique,

CXXVIII, 2014, p.231-249 ; ID., La connaissance du Saint-Empire en France 1643-1756, Paris, Oldenbourg, 2010.
           35 Frederik DHONDT, « La culture juridique pratique au Congrès de Cambrai (1722-1725) », Revue d'histoire

diplomatique, CXXVII, 2013, p. 271-292.
           36 Michael STOLLEIS, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland. Reichspublizistik und Polizeiwissenschaften

1600-1800, München, Beck, 1988, p. 68; Raoul Charles VAN CAENEGEM, Judges, legislators and professors : chapters in
European legal history, Cambridge, Cambridge university press, 1987.
           37 Jean Matthieu MATTEI, Histoire du droit de la guerre, 1700-1819: introduction à l'histoire du droit international : avec

une biographie des principaux auteurs de la doctrine internationaliste de l'Antiquité à nos jours Aix-en-Provence, PUAM, 2006, p.
58 ; Fred PARKINSON, « Why and how to study the history of public international law », Contemporary problems of
international law : essays in honour of Georg Schwarzenberger on his eightieth birthday, éd. Bin CHENG et E.D. BROWN,
London, Stevens & Sons, 1988, p. 237.
           38 Isabelle Storez, Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751), monarchiste et libéral, Paris, Publisud,

1999.

                                                                                                                                                                                                                                                    4
l’autre, la parole royale, assurant que le salut même de la France serait en jeu en cas de rejet. Au fil des
années, les renonciations deviennent des symboles dans une lutte politique entre partisans du Régent et
ceux de la vieille cour. Cependant, alors que le débat interne est en cours, la diplomatie de l’abbé, puis
cardinal Dubois s’applique à donner toute leur signification aux normes du traité d’Utrecht. Si des doutes
semblaient légitimes en 1713, ils s’effacent au cours de la décennie suivante, à cause de deux facteurs :
d’une part, le simple fait que Louis XV resta en vie et sut continuer la descendance masculine de sa
maison, de l’autre, l’application constante par Dubois et son homologue James Stanhope de ces mêmes
principes39.

                             I.                                                         Les limites des arguments juridiques classiques
                             A. Prétextes de droit privé sur la succession d’Espagne
     1. Normes nationales, guerre permanente
La guerre qui coûta près d’un million de morts en Europe de 1701 à 1714 fut le point culminant d’une
prétention formulée par Louis XIV depuis le début de son règne personnel40. L’union entre Louis XIV et
Marie-Thérèse, fille de Philippe IV d’Espagne, faisait partie de la Paix des Pyrénées41. Négociée par
Mazarin avec don Luis de Haro, elle comportait une renonciation de la part de l’infante espagnole, en
échange d’une dot. En réalité, « pas une obole ne fut payée42 ». Le contrat de mariage posa ainsi un
dilemme. Qu’en serait-il du droit de Marie-Thérèse à succéder dans tous les royaumes et autres titres de
son père, si ce dernier-ci n’arrivait pas à se décharger de son obligation de la doter43 ? La cour de France
saisit tous les prétextes possibles pour démontrer que le décès de sa mère, Élisabeth de France (1621-
1644) avait déjà conféré à Marie-Thérèse la nue-propriété des territoires où le droit de dévolution fut
d’application. Cette dernière règle spécifique à quelques provinces des Pays-Bas méridionaux visait à
décourager les veufs de se remarier, en réservant aux enfants issus du premier lit la nue-propriété des biens
immobiles du patrimoine matrimonial44. La disparition de Philippe IV en 1665 aurait ensuite dû lui
conférer la priorité sur son demi-frère, Charles II, né en 1661 de l’union précipitée de Philippe IV avec
Marie-Anne d’Autriche, princesse destinée à épouser le fils prédécédé du roi d’Espagne, Philippe
Prosper45.
        Le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse constitua une maladresse de la part de la cour de
Madrid. En donnant la fille aînée à la France et pas à la branche cadette de la maison Habsbourg à Vienne,
Philippe IV avait créé un précédent dangereux. L’Espagne s’efforça par des documents d’ordre interne,
comme le testament 46 de Philippe IV, de rectifier le tir et d’affirmer l’exclusion de Marie-Thérèse.
Cependant, ceci n’empêcha pas la confrontation militaire. En 1667, les troupes de Turenne et Condé

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
   	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
           39 Pour une interprétation alternative, s’appuyant sur la coutume constitutionnelle en France au XIXe

siècle : Jean-François NOËL, « La renonciation des Bourbons d’Espagne au trône de France : une controverse encore
actuelle », État et société en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mélanges offerts à Yves Durand, Jean-Pierre BARDET,
Dominique DINET, Jean-Pierre POUSSOU et Marie-Cathérine VIGNAL-SOULEYREAU, éds., Paris, PUPS, 2000, p. 401-
419.
           40 François-Auguste MIGNET, Négociations relatives à la Succession d'Espagne sous Louis XIV, Paris, Imprimerie

Royale, 1835.
           41 Traité de paix entre Louis XIV et Philippe IV, Bidassoa, 7 novembre 1659, publié chez Wilhelm G.

GREWE, éd., Fontes historiae iuris gentium; Quellen zur Geschichte des Völkerrechts, Berlin, de Gruyter, 1998, II, p. 302-309.
Heinz DUCHHARDT, éd., Der Pyrenäenfriede 1659: Vorgeschichte, Widerhall, Rezeptionsgeschichte, Göttingen, Vandenhoeck
& Ruprecht, 2010.
           42 BAUDRILLART, « Examen des droits de Philippe V », p. 368.
           43 Antoine BILAIN, Traité des droits de la reine très-chrétienne sur divers États de la monarchie d'Espagne, Paris, Impr.

royale, 1667; Philippe LE BAILLY, Louis XIV et la Flandre, problèmes économiques, prétextes juridiques (diss. doc.), Paris,
Université de Paris, 1970 ; Delphine MONTARIOL, Les droits de la reine. La guerre juridique de dévolution (1667-1674) (diss.
doc). Toulouse, Université Toulouse I, 2005.
           44 LE BAILLY, Louis XIV et la Flandre, 181-191.
           45 Matthieu LAHAYE, « Louis Ier d’Espagne (1661-1700) : essai sur une virtualité politique », Revue Historique,

2008, p. 605-626.
           46 Susan RICHTER, Fürstentestamente der Frühen Neuzeit: Politische Programme und Medien intergenerationeller

Kommunikation, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2009.

                                                                                                                                                                                                                                                    5
envahirent les Pays-Bas Espagnols47. Louis XIV essaya de partager la monarchie composite espagnole en
sourdine avec son principal opposant juridique, l’empereur Léopold Ier, époux de la demi-sœur de Marie-
Thérèse. Le traité secret négocié par l’envoyé secret français Grémonville, conclu en janvier 1668, montrait
déjà la vraie nature de la solution finale, qui consisterait en un partage par traité, acceptable aux yeux des
autres monarchies européennes48.
         Pour la question qui intéresse le présent article, la nature des arguments développés contre les
prétentions françaises est fondamentale49. La diplomatie française s’appuie sur des arguments de droit
interne pour s’approprier unilatéralement une partie de la monarchie espagnole. Si des arguments tirés du
droit public espagnol ou des coutumes locales dans les Pays-Bas méridionaux50 pouvaient répondre aux
manifestes du roi de France, le pamphlet le plus pertinent concerne le Bouclier d’Estat du diplomate
franche-comtois Paul François de Lisola51. Lisola y explique combien le roi de France s’était trompé de
tribunal en formulant une prétention basée sur des arguments tirés du droit privé ou droit coutumier.
Entre souverains, seuls les traités comptent52. Ces derniers garantissaient la stabilité et la paix, et ne
pouvaient donc jamais être mis en cause par des motifs absolus et unilatéraux. Par le lien entre le contrat
de mariage de Marie-Thérèse et l’article 33 du traité des Pyrénées, son obligation de renoncer était devenue
de droit public 53 . En se montrant un contractant peu fiable, le roi de France menace la stabilité
internationale générale54.
     2. Normes conventionnelles, stabilité européenne
Les revendications unilatérales de 1667 ne sont pourtant pas représentatifs du processus constant
d’interaction diplomatique, où l’argumentaire du roi de France est plus consensuel. La solution de partage
et de renonciation, à première vue incompatible avec le droit public espagnol, était inscrite dans la durée
de la diplomatie de Louis XIV55. Après la paix de Riswick56, la diplomatie française s’était d’ailleurs
engagée sur cette même voie, en concoctant des traités de partage avec Guillaume III, roi d’Angleterre et
stadhouder de Hollande57. Un jeu complexe, car doublé d’une lutte bilatérale pour obtenir la faveur d’un
Charles II d’Espagne mourant, contre les réseaux habsbourgeois opérant à la cour de Madrid. En 1700, la

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
   	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
                                                           47            Joël CORNETTE, Le roi de guerre : essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993, p.
142, 382.
            48 Jean BERENGER, « Une tentative de rapprochement entre la France et l’Empereur », Guerres et paix en

Europe Centrale aux époques moderne et contemporaine : mélanges d’histoire des relations internationales offerts à Jean Bérenger, éd.
Daniel TOLLET, Paris, PUPS, 2003, p. 221-236.
            49 Pour une discussion détaillée : Frederik DHONDT, « Entre droit privé et droit international : la succession

d’Espagne aux XVIIe et XVIIIe siècles », Cahiers du centre de recherches en histoire du droit et des institutions: Histoire(s) du
droit, 2011, p. 61-102.
            50 Pierre STOCKMANS, Tractatus de jure devolutionis, Bruxellis, F. Foppens, 1667.
            51 François-Paul de LISOLA, Bouclier d'estat et de justice contre le dessein manifestement découvert de la monarchie

universelle, sous le vain prétexte des prétentions de la reyne de France, (S. l.), 1667. Le pamphlet connait un succès renouvelé au
début de la guerre de succession. Claire GANTET, Guerre, paix et construction des États 1618-1714, Paris, Éd. du Seuil,
2003, p. 204. Voir Markus BAUMANNS, Das publizistische Werk des kaiserlichen Diplomaten Franz Paul Freiherr von Lisola
(1613-1674) : ein Beitrag zum Verhältnis von Absolutistischem Staat, Öffentlichkeit und Mächtepolitik in der frühen Neuzeit,
Berlin, Duncker & Humblot, 1994 et l’ouvrage en préparation par Charles-Édouard Levillain.
            52 LISOLA, Bouclier d'estat, p. A 6.
            53 Ibid., p. 91.
            54 Ibid., p. 93.
            55 Lucien BELY, « La diplomatie européenne et les partages de l'empire espagnol », La pérdida de Europa. La

guerra de Sucesión por la Monarquía de España, éd. Antonio ÁLVAREZ-OSSORIO, Bernardo J. GARCÍA GARCÍA et Virginia
LEÓN, Madrid, Fundación Carlos de Amberes, 2007, p. 631-652.
            56 Traité de paix entre Louis XIV et Guillaume III, Riswick, 20 septembre 1697, CUD VII/2, n°. CXCVII,

p. 399-402 ; Traité de paix entre Léopold Ier et Louis XIV, Riswick, 30 octobre 1697, CUD VII/2, n° CC, p. 421-
431.
            57 Reginald DE SCHRYVER, Max II. Emanuel von Bayern und das spanische Erbe : die europäischen Ambitionen des

Hauses Wittelsbach 1665-1715, Mainz am Rhein, von Zabern, 1996; Arsène LEGRELLE, La Diplomatie française et la
Succession d'Espagne: 1659-1725, Paris, Pichon, 1888-1892; Wout TROOST, William III the Stadholder-king : a political
biography (transl. J.C. Grayson), Aldershot, Ashgate, 2005.

                                                                                                                                                                                                                                                    6
méfiance à l’égard de Guillaume III mena Louis XIV à accepter le testament de Charles II58 au bénéfice de
Philippe d’Anjou59. Ainsi, le roi dénonça implicitement les accords de partage, préférant mener la guerre
hors frontière, plutôt que d’être forcé à la mener tout seul pour les droits de son petit-fils.
        La diplomatie française ayant réussi à rallier les élites espagnoles à sa cause60, Louis XIV pouvait
se baser sur un acte juridique national et unilatéral, au détriment du vecteur horizontal et consensuel du
droit des traités 61 . Le testament de Charles II insistait sur l’unité des possessions de la monarchie
composite62. Si Philippe d’Anjou, ou son frère cadet, le duc de Berry, refusait, le courrier apportant la
nouvelle du décès de Charles II était chargé de se rendre à Vienne pour présenter l’héritage à l’archiduc
Charles, second fils de l’empereur. Dans le cas d’un rejet viennois, Victor Amédée II de Savoye était le
dernier recours. Le 10 novembre 1700, après trois séances du Conseil d’en Haut, Louis XIV décida
d’accepter la monarchie espagnole pour son petit-fils. Après une valse d’hésitations de plus d’un an63,
l’Europe entière se retrouvait à nouveau en guerre à partir de 1701.

                             B. Sortie de guerre, 1712-1714
      1. Les préliminaires franco-anglais
La sortie de guerre se dessina tout au long du conflit sur un accord avec la République des Provinces-
Unies ou la Grande-Bretagne64, ces deux puissances tenant les cordons de la bourse de l’action militaire de
l’alliance65. Dix années de confrontation militaire ne menèrent pas à une victoire « décisive » au sens
clausewitzien66. Si le sort des armées françaises fut généralement malheureux en Italie ou dans les Pays-Bas
méridionaux67, Philippe V, roi d’Espagne, réussit à ancrer son gouvernement en Espagne68. Au statu quo
militaire, de plus en plus couteux pour tous les partis,69 vient s’ajouter mort de l’empereur Joseph Ier, le 17

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
   	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
           58 Testamento cerrado de D. Carlos II Rey Catolico de España, Madrid, 5 octobre 1700, CUD VII/2, n°.

CCXXIII, p. 485-493.
           59 Marie-Françoise MAQUART, « Le dernier testament de Charles II d'Espagne », La présence des Bourbons en

Europe, XVIe-XXIe siècle, éd. Lucien BELY, Paris, PUF, 2003, p. 111-126.
           60 Marie-Françoise MAQUART, Le réseau français à la cour de Charles II d'Espagne : jeux diplomatiques de fin de règne,

1696-1700, Lille, ANRT, 2001.
           61 Testament de Charles II, Madrid, novembre 1698, considération 65: « Me conformant aux lois de mes

Royaumes qui interdisent l’aliénation des biens de la Couronne […] j’ordonne et demande à mon successeur […]
qu’il n’aliène aucune chose des dits Royaumes, Etats et Seigneuries » (traduction française, ibid., p. 644).
           62 Tout comme celui de son père, Philippe IV. En cas de succession « autrichienne », l’Empereur Léopold

Ier n’aurait pu envoyer qu’un second fils en Espagne, pour y installer une secundogéniture à part entière. Testament
de Philippe IV, Madrid, 14 septembre 1665, publié chez LEGRELLE, La Diplomatie française, I, p. 638-645
(considération 12). Un testament précédent de Charles II rédigé le 13 septembre 1696, que Louis XIV et Guillaume
III choisirent d’ignorer, attribuait l’ensemble de la monarchie espagnole au prince Joseph Ferdinand de Bavière
(1692-1697). Le choix est confirmé en 1698, en réaction au premier traité de partage. MAQUART, Le réseau français, p.
603.
           63 William ROOSEN, « The Origins of the War of the Spanish Succession », The Origins of War in Early Modern

Europe, éd. Jeremy BLACK, Edinburgh, J. Donald, 1987, p. 151-175.
           64 Lucien BELY, « Les larmes de M. de Torcy: la leçon diplomatique de l'échec, à propos des conférences de

Gertruydenberg (mars-juillet 1710) », Histoire, Économie et Société, 1983, p. 429-456 ; Frederik DHONDT, « L’équilibre
européen et la Succession d'Espagne. L'épisode révélateur des négociations de Nicolas Mesnager en Hollande, 1707-
1708 », Diplomates et Diplomatie. Actes des Journées Internationales tenues à Péronne du 22 au 23 mai 2009, éd. Véronique
DEMARS-SION, Renée MARTINAGE, Hervé FRANÇOIS et Annie DEPERCHIN, Lille, Université Lille 2-Centre
d'Histoire Judiciaire, 2013, p. 97-112.
           65 Max BRAUBACH, Die Bedeutung der Subsidien für die Politik im spanischen Erbfolgekriege, Bonn und Leipzig,, K.

Schroeder, 1923.
           66 Raymond ARON, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 2004 [1966], p. 90.
           67 Clément OURY, Blenheim, Ramillies, Audenarde. Les défaites françaises de la guerre de Succession d'Espagne (1704-

1708) (thèse), Paris, École des Chartes, 2005.
           68 Catherine DESOS, Les Français de Philippe V: un modèle nouveau pour gouverner l'Espagne, 1700-1724, Paris,

PUF, 2009.
           69 Johan AALBERS, « Holland's Financial Problems (1713-1733) and the wars against Louis XIV », Britain and

the Netherlands, éd. A.C. DUKE et C.A. TAMSE, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1977, p. 79-123; Guy ROWLANDS, The
financial decline of a great power : war, influence, and money in Louis XIV's France, Oxford, Oxford UP, 2012.

                                                                                                                                                                                                                                                    7
avril 1711. Si la France succombait, son successeur, l’archiduc Charles, élu empereur le 12 octobre 1711,
risquait de dominer le monde comme Charles Quint.
          L’Angleterre était entrée en guerre contre la France en 1701. L’article II du traité de la Grande
Alliance de La Haye fournit le condensé de ses motifs 70 . Dans la querelle autour de la Succession
d’Espagne qui opposait Bourbon et Habsbourg, les Puissances Maritimes intervenaient afin d’établir une
répartition « juste et raisonnable » entre les deux camps 71 . Dès que cette répartition serait advenue,
l’alliance péricliterait donc par la disparition de son objet principal72. La sortie de guerre de la Grande
Bretagne en 1711 puis 1712 était principalement due à la victoire du parti Tory lors des élections aux
Communes de 1710. Las du fardeau fiscal causé par la guerre, la nouvelle majorité jugeait les efforts
militaires superflus. Dans le cas contraire, où la Grande Bretagne aurait continué l’effort militaire, la
situation s’augurait très mal pour la France. Dans sa fameuse lettre adressée à la population française en
1709, Louis XIV soulignait l’extrême nécessité où le pays se trouvait après tant de revers militaires73.
         Il importe de souligner que le partage et la séparation des monarchies espagnole et française n’est
qu’un cas spécifique d’une règle plus générale. La Grande-Bretagne n’était entrée en guerre que pour
obtenir une « aequam et rationi convenientem satisfactionem’», c’est-à-dire une position tenant le milieu
entre les prétentions absolues des Bourbon et des Habsbourg. La diplomatie française référait d’ailleurs
explicitement à cette « satisfaction raisonnable » dans les articles préliminaires de paix74. Une monarchie
universelle de la cour de Vienne serait tout aussi pernicieuse à l’équilibre général que celle de la maison de
Bourbon75. Ce dernier argument fut notamment utilisé dans la renonciation du duc d’Orléans76, dans la
lignée des traités de partage conclus en 1698 et 1700 entre Louis XIV et Guillaume III.
                                                           Ensuite, la renonciation de Philippe V entraîna sa reconnaissance comme roi d’Espagne par la
Grande-Bretagne. Cette dernière démarche ne fut pas seulement le résultat de concessions commerciales77,
l’ordre de succession en Angleterre établi par le Parlement en 1701 avait lui aussi besoin de reconnaissance
internationale. Pour amener la Grande-Bretagne à sortir de la coalition, Louis XIV dut réaffirmer sa
reconnaissance de la succession protestante suite à la Révolution de 168878. En d’autres termes, il n’était
pas suffisant pour le Parlement anglais de proclamer son « acte d’établissement » (Act of Settlement), ce
	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
   	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
           70 Traité d’alliance entre l’empereur Léopold Ier, Guillaume III et les Seigneurs Etats-Généraux des

Provinces-Unies, La Haye, 7 septembre 1701, CUD, VIII/1, n°. XIII, p. 89-91.
           71 « Sacra Sua Caesarea Majestas, Sacra Regia Majestas Magnae Britanniae & Domini Ordines Generales,

cum nulla res ipsis magis cordi sit, quam pax & tranquillitas generalis totius Europae, judicaverunt ad eam
stabiliendam nihil efficacius futurum, quam procurando Caesareae suae Majestati ratione praetentionis suae in
Successionnem Hispanicam satisfactionem aequam & rationi convenientem […] » (art. III, Traité de la Grande
Alliance, cité).
           72 REAL DE CURBAN, La Science du gouvernement, V, p. 637.
           73 Lettre du Roi à M. le duc de Tresmes, pair de France, premier gentilhomme de la chambre de S.M. et gouverneur de la ville

de Paris, au sujet des propositions extraordinaires qui avoient été faites pour la paix de la part des puissances alliées, Paris, Imprimerie
Royale, 1709. Philippe de Courcillon marquis de DANGEAU, Journal, Paris, F. Didot, 1854-1860, XII, p. 448-450.
           74 Articles préliminaires de paix, cité, art. III.
           75 C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’empereur Léopold I d’Autriche (1640-1705) laisse renoncer son

fils aîné Joseph aux possessions espagnoles qu’il réclame pour son cadet, l’archiduc Charles, au départ de ce dernier
pour la péninsule ibérique. Cependant, le décès prématuré de Joseph Ier en avril 1711 annula les garanties de
séparation. Charles rentra en Allemagne et fut élu empereur. Instrumentum Successionis, seu Ordinis succedendi, ab
Augustissimis quondam Imperatoribus, Leopoldo & Josepho, in Serenissimum Regem Catholicum, Carolum
Tertium, translate, Vienne, 12 septembre 1703, Archives du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes
(AMAE), Mémoires et Documents (M&D), Autriche, 3, ff. 35r°-36v°. Linda FREY et Marsha FREY, A Question of
empire Leopold I and the war of Spanish succession, 1701-1705, Boulder, East European monographs, 1983; Charles
INGRAO, « The Pragmatic Sanction and the Theresian succession: A re-evaluation », Études danubiennes, IX, 1993,
p. 145-161.
           76 « à condition aussi que la Maison d’Autriche, ny aucun de ses Descendans, ne pourront succeder à la

Couronne d’Espagne, parce que cette Maison même, sans l’union de l’Empire seroit formidable, si elle ajoûtoit une
nouvelle puissance à ses anciens Domaines » (Renonciation du duc d’Orléans, cité, 315).
           77 Georges SCELLE, Histoire politique de la traite négière aux Indes de Castille : contrats et traités d'Assiento, Paris,

Larose et Tenin, 1906.
           78 Demandes preliminaires pour la Grande Bretagne, 1er article, (Articles préliminaires de paix, cité).

                                                                                                                       8
dernier ne pouvait devenir effectif qu’avec le concours des autres souverains européens. Louis XIV avait
d’abord accueilli le roi catholique exilé, Jacques II79, puis reconnu son fils, ‘le vieux prétendant’, au décès
de son père en 1701. Bien que le marquis de Torcy prétendît que cette reconnaissance protocolaire n’avait
pas d’effet juridique, elle suffit à motiver la Grande-Bretagne à partir en guerre.80
         Afin de se mettre à l’abri d’accusations de trahison81, les négociateurs tories exigèrent de la part de
la France des assurances que les couronnes de France et d’Espagne demeuraient séparées à jamais. Une
union future des colonies et possessions européennes des Bourbons égalerait la monarchie universelle de
Charles Quint, menaçant à la fois les intérêts anglais de sécurité et de commerce. Le 8 octobre 1711,
l’ancien marchand Nicolas Mesnager signa des préliminaires de paix bilatérale avec la Grande Bretagne82.
Le deuxième article du document stipula83 :
                                                           « Sa Majesté déclare […] qu’elle consentira volontairement et de bonne foy à prendre toutes les
                                                           mesures justes et raisonnables pour empescher, que les Couronnes de France et d’Espagne soient
                                                           jamais reunies sur la teste d’un même prince ; Sa Majesté estant persuadé, que cet excez de
                                                           puissance seroit contraire au bien et au repos general de l’Europe »
L’élaboration de cet engagement général entraîna des revendications anglaises. Le secrétaire d’État Henry
St John, vicomte de Bolingbroke84 demanda une renonciation de la part de Philippe V, comme élément
essentiel du traité85. Il alla jusqu’à demander la réunion des États-Généraux, ce qui fut refusé : cette
assemblée, synonyme de troubles, n’était plus en usage, et ne causerait que des lenteurs et des embarras86.
Le partage devait donc s’accompagner d’une garantie juridique, que l’on trouva dans les renonciations.
     2. De renonciation en renonciation
« Philip is not a foreign prince, at least does not appear in that capacity in this act, which he executes only
in quality of a prince of the blood of france, so nearly allied to the Crown that it is thought necessary for
the repose of Europe that he should disclaim any pretensions. »
                                                                                                                                                                                                                                                    Le secrétaire d’état anglais Dartmouth à Torcy, 25 septembre 171287
Philippe V renonça le premier devant les Cortes à Madrid, le 5 novembre 171288. Deux semaines après,
Philippe d’Orléans, neveu de Louis XIV, suivi du duc de Berry, son troisième petit-fils, firent l’exercice

	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
   	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  	
  
               Edward T. CORP, Edward GREGG, Howard ERSKINE-HILL et Scott; GEOFFREY, A court in exile : the
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Stuarts in France, 1689-1718, Cambridge, Cambridge UP, 2004.
            80 « cette reconnoissance ne portoit aucune atteint à l'article qu'on citoit du traité de Riswick; que cet article

portoit seulement que le Roi de France ne troubleroit point le possesseur dans sa possession & qu'il n'assisteroit ni
de ses vaisseaux […]& qu'enfin ce Monarque n'étant point Juge entre le Roi de la Grande-Bretagne [94], & le Prince
de Galles, ne pouvoit décider contre ce dernier, en lui refusant un titre que sa naissance lui donnoit », Gaspard REAL
DE CURBAN, La science du gouvernement, t. 5: contenant le droit des gens, Qui traite les Ambassades; de la Guerre; des Traités; des
Titres; des Prérogatives; des Prétentions, & des Droits respectifs des Souverains, Paris, Les libraires associés, 1764, p. 93-94.
            81 Jens METZDORF, Politik - Propaganda - Patronage. Francis Hare und die englische Publizistik im spanischen

Erbfolgekrieg, Mainz, Verlag Philipp von Zabern, 2000.
            82 BELY, Espions et ambassadeurs, p. 41 Mesnager ayant accompagné le poète Matthew Prior, ambassadeur de

la Reine Anne à Paris, qui y apporta l’invitation d’entamer des négociations bilatérales.
            83 Articles de paix préliminaires entre Louis XIV et la Reine Anne, Londres, 8 octobre 1711, Ministère des

Affaires Étrangères et Européennes, Base des Traités.
            84 Sheila BIDDLE, Bolingbroke and Harley, London, George Allen & Unwin Ltd., 1975; Brian William HILL, «

Oxford, Bolingbroke, and the Peace of Utrecht », Historical Journal, XVI, jun. 1973, p. 241-263; Quentin SKINNER, «
The principles and practice of opposition: the case of Bolingbroke versus Walpole », Historical perspectives: studies in
English thought and society in honour of J.H. Plumb, éd. Neil MCKENDRICK, London, Europa Publications, 1974, p. 93-
128; Henry ST JOHN, The Works of Lord Bolingbroke, Philadelphia, Carey & Hart, 1969 [1841].
            85 Andreas OSIANDER, The states system of Europe, 1640-1990 : peacemaking and the conditions of the international

stability, Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 126.
            86 Torcy à Bolingbroke, 22 juni 1712, cité par Marius TOPIN, « L’Europe à Utrecht », Le Correspondant,

LXXI, 1867, p. 877.
            87 Réponse du comte de Dartmouth (1672-1750), secrétaire d’État pour le département du Sud, aux

objections du Marquis de Torcy, Whitehall, 25 septembre 1712, NA, SP, 78, 154, f. 168r°.

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