Lieux chargés Dossier - EREN
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Parution 10 fois par an No 138 Octobre 2001 Fr. 3.- le numéro Dossier Lieux chargés Ils vivent, nous survivent. Nous disent les drames, les bonheurs qu’ils ont vus et dont ils ont constitué le décor. Réalité objective ou projection humaine? Qu’importe... Dürrenmatt Découverte Un artiste imprégné Le jeu de gestes de religiosité
édito Par Laurent Borel Chuuut! Et vous les entendrez respirer... Une pierre brute est et reste à tout l’affect, les lieux ont une âme. immortelle notre ap- jamais une pierre. Soit, objective- Qui s’enrichit de la substance partenance à une vie ment, un bloc de matière inerte. émotionnelle dont les humains, dont nous voulons Mais, par-delà les critères scienti- avec leur propre âme, l’alimen- tant qu’elle ait du fiques, la même pierre ne sera tent en écho aux événements, tan- sens. L’âme des lieux pas pareille selon qu’elle aura tôt tragiques, tantôt attendrissants ne s’explique pas, ne servi à construire un temple, une ou plus simplement significatifs, s’analyse pas: elle se sent, se vit. prison ou un barrage. Les pierres dont ils ont été le théâtre. Cette Foin de théories donc, c’est à la de la Grande Muraille de Chine âme est vivante, tenacement visite de quelques-uns de ces «disent» ainsi autre chose que vivante. Les autorités de la ville endroits chargés que notre dossier celles qui composent le Taj de Zurich ont récemment pu le vous convie, avec la seule préten- Mahal ou que celles qui ont été mesurer, lorsqu’il s’est agi pour tion, qui sait, de vous donner amenées de la lune. elles de tuer celle du tristement peut-être envie de poursuivre la «N’empêche qu’ils par- célèbre Letten. Aujourd’hui, plus recherche... lent, malgré tout. Et qu’il la moindre trace, plus le plus petit centimètre carré pour rappeler n’est pas nécessaire l’ancienne scène ouverte de la d’être savant pour com- drogue. Balayées, gommées: les prendre leur langage» «latrines du désespoir et de la Il en va des lieux comme des déchéance» ont été rayées de la pierres: ils parlent. D’un point de carte. Mais elles ont exigé la vue strictement sonore et terre-à- force des bulldozers, la naissance terre, ils sont certes parfaitement d’une piscine et de terrasses de muets. N’empêche qu’ils parlent, bistrots avant de basculer dans les Maîtres-mots malgré tout. Et qu’il n’est pas oubliettes de l’Histoire. Les cris ” Nous sommes trois, nécessaire d’être savant pour enjoués des enfants, le batifolage Elle, lui, moi, comprendre leur langage. De des badauds ont été nécessaires Moi, lui, elle, même qu’une brique arrachée à pour étouffer l’odeur d’immondi- Et je tiens la chandelle. feu le mur de Berlin raconte ce qui s’accrochait à cet espace Et pourtant, j’me sens mûr l’indécence, la révolte contenue maudit. Pour la belle aventure. et le bruit des bottes militaires, Les lieux ont donc une âme: Et j’irai à Cythère l’exploration, par exemple, de la nombre d’adultes ont une fois ou Malgré le mal de mer. grotte de Lascaux, fut-elle un fac- l’autre pu en faire l’expérience en Je me dis qu’un de ces jours, similé, évoque le miracle de la redécouvrant, au terme de décen- Je passerai le flambeau. création et notre désir fou de nous nies d’absence, la maison, le jar- Et j’prendrai le paquebot inscrire de façon indélébile dans din, ou l’école, la rue qui les ont Pour la belle vie d’amour...” l’immense chaîne du temps. vus grandir. L’âme des lieux naît Les lieux, comme les objets, de notre besoin, sans doute fon- Thomas Fersen, La chandelle comme tout ce qui relève de damental, de sacraliser, de rendre VP/NE No 138 OCTOBRE 2001 3
dossier: Lieux chargés Ici se trouve le «nombril du monde» Jésus y a délivré une partie de son message, il y est mort. Cette ville constitue en outre le centre névralgique de trois religions. Impossible d’entamer un dossier sur les lieux chargés autrement qu’avec Jérusalem. Incontournable Jérusalem! Alexandre Paris, pasteur à Boudry, y est allé plusieurs fois. Son récit, teinté de beaucoup d’émotion. où peut bien me venir cette mosquée, fascinent mon regard. Je me Salomon. J’aperçois des oliviers millé- D’ soudaine envie de pleurer quand je pense à Jérusalem? Dès que je l’aperçois, soit en venant de perds à regarder la vieille ville et à côté les fouilles qui révèlent où fut la ville première de David et les palais de naires sous lesquels Jésus a peut-être dormi et prié. Là, c’est l’église du Saint Sépulcre qui marque le lieu de la la mer, par les collines de Judée, soit croix et du tombeau vide du matin de en remontant le désert déchiqueté du «Abandonner ses propres Pâques. côté de Jéricho, ça me prend égale- justifications religieuses, Jérusalem, ce «nombril du monde» des ment. Quand je la contemple d’en face, monothéistes, porte en elle une triple depuis le mont des Oliviers, en-dessus son envie d’exister par sacralisation: juive, chrétienne et du Jardin de Gethsémané, mes larmes ses œuvres ou ses identi- musulmane. Elle est «Ville Sainte». et mon émotion sont associées à celles Son histoire commence il y a 3000 ans de Jésus qui pleura à cette vue. Car tés religieuses. La récon- avec la décision du roi David de quitter l’esplanade du temple construite par ciliation passe par cette Hébron pour investir Jébus, qui n’était Hérode le Grand est une merveille. Les à l’époque qu’une petite ville cana- deux bâtiments principaux qui l’occu- remise en question fon- néenne. Il crée à Jérusalem sa capitale pent, le dôme bleu saphir et l’immense damentale» politique et religieuse. C’est le début 4
dossier: Lieux chargés le constater avec la montée d’Ariel Sharon à l’esplanade des Mosquées en septembre dernier. Jérusalem et les lieux saints sont l’objet de convoitise politique pour les deux camps. Quel rôle peuvent jouer les chrétiens dans ce conflit? Une communion d’un genre unique nous lie à Israël. Dans la foi, nous savons que Dieu aime les Juifs d’un amour irrévocable (Romains 9, 4-5 et 11, 28-29). Nous regrettons et nous condamnons toutes les manifesta- tions d’antisémitisme. Il est urgent de mieux faire apparaître le lien profond de la foi chrétienne avec le judaïsme, et de soutenir la coopération judéo-chré- tienne. Nous pouvons également parler de la foi au Dieu unique et clarifier le sens des droits de l’homme avec les musulmans. Il importe d’aller à leur rencontre avec une attitude d’estime, et de travailler avec eux à des objectifs communs. Du pain sur la planche... Mais si je pleure sur Jérusalem, c’est que je suis déchiré entre un amour bien terrestre et ma foi: celle-ci déplace le problème et affirme avec force que pour celui qui est en Christ, il n’y a plus de «Terre sainte», de «Lieux saints» ou de «Ville sainte». Il est citoyen de la «Jérusalem d’en haut», lieu de liberté (Gal. 4, 26). Car Jésus brise les frontières entre sacré et profa- ne (Marc 7, 19) et conteste tout «lieu saint» à la samaritaine. Paul révoque les particularismes religieux et natio- naux au nom de la seule foi au Christ crucifié: en Lui, il n’y a plus ni Juifs… Photos: OIKOUMENE ni Palestiniens, ni Arabes (Gal. 3, 28). Voici l’issue du conflit de Jérusalem: abandonner ses propres justifications religieuses, son envie d’exister par ses œuvres ou ses identités religieuses. La réconciliation passe par cette remise en d’une histoire longue et difficile entre «anticalife» interdit l’accès à La question fondamentale. Mais l’Evan- les Juifs du monde entier et cette ville. Mecque et à Médine. La dynastie gile conteste en premier lieu ceux qui En exil à Babylone, après la chute de omeyade de Damas fait alors construi- s’en réclament et les chrétiens ont pas leur Ville Sainte en 587 avant J.-C., les re le dôme du rocher à l’emplacement mal de chemin à faire, avant d’aller premiers psaumes sur Jérusalem sont des anciens temples de Salomon et donner des leçons aux autres. écrits et priés. Après la destruction du d’Hérode. Mais une fois conquise et O Jérusalem, dans ta lumière dorée, tu Temple, en 70 après J.-C., les Juifs ne parée, Jérusalem fut abandonnée politi- nous parles du Dieu Vivant qui déran- cesseront de penser à Jérusalem et de quement. Elle eut son heure de gloire ge les vivants… prier pour elle. Les vingt siècles de dia- avec Saladin en 1187 pour retomber spora en sont une preuve constante. dans l’indifférence jusqu’en 1919. Les Alexandre Paris ■ Musulmans en reparlent alors parce Détonateurs de la guerre que les Juifs veulent revenir y fonder Mais aujourd’hui, deux nations se un foyer national. Depuis, c’est la riva- combattent pour cette même Ville lité, exacerbée par chaque conflit. Sainte. Pour l’Islam, la première sacra- Aujourd’hui, les lieux saints sont deve- lisation se produisit vers 700 quand un nus l’épine dorsale du conflit. On a pu VP/NE No 138 OCTOBRE 2001 5
dossier: Lieux chargés Lieu de mémoire, oui. Terre sainte, non! Qu’il existe des endroits plus marqués que d’autres par les soubresauts de l’histoire, personne ne songe à le nier. Que les hommes, de tout temps, aient souhaité les protéger et y faire acte de mémoire, quoi de plus naturel? Mais que l'on en vienne à les rendre saints au point de tuer, d'exclure, de chasser? Non! Réflexion. Photo: L. Borel a destruction de Jérusalem par musulmans à cause de sa mosquée, les leçons du passé, inventer en évi- L les Romains, les Croisades, les invasions successives du Mo- yen-Orient jusqu’à la création de sacré pour les catholiques à cause des «lieux saints de Jésus Christ». Et ça continue. A cause de cette notion de tant les mêmes pièges - pour devenir prétexte à assouvir la soif de conquête des uns et des autres, d’où une déna- l’Etat d’Israël. Combien de morts, de terre sainte, chaque jour nous apporte turation du sacré en objet de pouvoir. drames au nom de Dieu, d’Allah ou son quota de sang. Ça ne date pas d’hier. Jésus déjà a dû de Yahvé? Et pour quoi? Pour la pos- se battre contre la sainteté des règles session exclusive, sans partage, d’un Un titre usurpé du sabbat et leur redonner leur juste coin de terre chargé de la mémoire Malheureusement, ces régions si char- valeur: «Le sabbat a été fait pour le des uns et des autres: sacré pour les gées d’histoire ont été détournées de bien de l’homme et non l’homme pour Juifs, c’est le Haaretz Israël, «pays où leur fonction humaine – des lieux où le sabbat.» Rien n’est sacré, saint, coule le lait et le miel»; sacré pour les se recueillir, se souvenir, comprendre intouchable si ce n’est l’homme, le 6
dossier: Lieux chargés Photos: L. Borel vivant. Hélas, les innombrables morts aucun cas justifier le refus de cohabi- tous, ici et là-bas, assez humbles pour pour la conquête de ladite «Terre sain- ter, la colonisation forcée, la volonté essayer de cohabiter en paix. Mais il te» démontrent qu’il n’a pas été de répondre à la violence par la vio- ne suffit pas de le dire. Hélas, même entendu. lence, même au nom d’une terre. relayées par des personnes de bonne A cela s’ajoute le syndrome du pro- Pourtant, cette souffrance, ainsi que le volonté israéliennes et palestiniennes priétaire de droit divin, prétentieux, droit légitime d’Israël à l’existence qui aspirent sincèrement à la paix, ces archaïque, infantile et flatteur: «C’est sont devenus à ce point tabous que petites voix-là ne sont pas encore à moi: mon pays, ma femme, ma mai- toute critique de la politique du gou- assez fortes pour éteindre cette haine son, mes enfants, mon sanctuaire, ma vernement israélien, que la moindre qui n’en finit pas. Il faudra encore du religion.» De là à lier la notion de remarque aux défenseurs du «Grand temps pour que les fanatiques de tous terre sainte à celle de peuple élu, il Israël» sont taxées d’antisémitisme. bords admettent qu’à ce jeu-là, il n’y n’y a qu’un pas. D’où forcément De quoi décourager les volontés les a que des perdants. Qu’ils compren- exclusion: il y a les Juifs et les plus pacifiques d’entamer un dia- nent qu’il n’y pas de terre plus ou «goys», les chrétiens et les «païens», logue! moins sainte qu’une autre, et les catholiques et les «frères égarés», qu’aucun objet, lieu, rite, si beau, si les musulmans et les non-musulmans, Des lieux chargés d’espoir? important soit-il, ne vaut qu’on lui bref les ayant-droit et les autres. Mais N’y a-t-il pas eu assez de gâchis? sacrifie une seule vie. quand chacun veut s’approprier N’est-il pas temps de briser le cercle l’exclusivité du sacré, cela se gâte. mortel lié à l’idée de Terre Sainte, en Corinne Baumann ■ Exemple: à Jérusalem, deux lieux lui redonnant sa vraie dimension, plus sacrés sont au même endroit. Dans la modeste: celle d’un lieu chargé d’his- Photo: P. Bohrer logique de ce qui précède, il faut toire, d’émotions, d’expériences? détruire celui de l’autre pour préser- D’un lieu qui sert à se souvenir, com- ver le sien dans sa pureté. Au nom prendre et changer, et non pas à per- d’Allah ou de Yahvé, peu importe, le pétuer la haine, avec une fonction but est le même: l’anéantissement de éducative incitant les visiteurs à gran- l’autre au profit d’un sanctuaire, dir en humanité. Ni plus ni moins. d’une terre. Entre mépris et vénération, il y a place pour le respect, le bien de cha- J’ai le droit, j’ai beaucoup souffert cun, le droit à la différence. Cela Certes, pour les Juifs exilés du monde passe obligatoirement par le renonce- entier, Jérusalem a été pendant des ment à la possession exclusive, à la siècles le lieu mythique du retour, le sanctification, et par l’acceptation symbole du «chez soi» retrouvé. Est- d’un partage. Des textes de l’Ancien ce une raison suffisante pour vouloir Testament eux-mêmes nous rappellent le garder pour soi tout seul? Certes, ils que nous ne sommes que des loca- ont souffert la mort, les persécutions, taires de la Terre, que nos maisons, l’exil et la Shoah. Mais toute cette nos terres, nos enfants, nos Eglises, souffrance n’a-t-elle servi à rien notre pays, notre vie même ne nous d’autre qu’à recréer une autre souf- appartiennent pas. «Même bien france, qu’à passer de persécuté à per- vivant, l’homme n’est qu’un souffle. Il sécuteur au nom de mêmes préten- va, il vient mais ce n’est qu’un mira- tions à la possession, au droit du sol, à ge; il s’agite, mais ce n’est que du la sainteté des lieux? Qu’à perpétuer vent. (…) Car je ne suis chez toi le mal subi en l’imposant à d’autres? qu’un étranger, un homme sans droits La souffrance indicible d’un peuple comme tous mes ancêtres.» Ce simple n’excuse pas tout. Elle ne peut en texte du psalmiste devrait nous rendre
dossier: Lieux chargés La Cévenne: terre de questionnement spirituel Chaque année, plusieurs paroisses de la région prennent la route des Cévennes avec leurs catéchu- mènes. Pourquoi ce long voyage à la découverte d’une terre réputée pour ses randonnées, la fraî- cheur de ses torrents et sa nature encore préservée? Bon connaisseur de la région, Erich Brunner, pasteur à Bévilard, nous explique son attachement pour ce coin de «désert». chose. Près d’Anduze, le mas notamment, en utilisant ses jambes. Soubeyran, ancienne maison natale du Alors, poussé à y voir de plus près, à la chef camisard Roland La Porte, abrite faveur d’une crête élevée, d’une combe un musée qui retrace cette période de lointaine ou d’un mas retiré, le prome- résistance. Cette année, quelque 10'000 neur pourra découvrir des lieux où protestants s’y sont encore réunis pour semblent se conserver les traces du jar- cultiver la mémoire des assemblées din d’Eden. Le paradis terrestre est clandestines de cette époque de persé- perdu. Certes! Mais s’il existait tou- cution. jours, et malgré tout, simplement caché derrière les apparences… «Le paradis terrestre est En Cévenne, il y a si peu à voir qu’on pourrait croire la région destinée à perdu. Certes! Mais s’il l’élevage des corbeaux. C’est un pays existait toujours, et mal- de désert. Submergé par son travail, mais aussi par ses loisirs innombrables, gré tout, simplement l’homme moderne n’a plus une minute caché derrière les appa- à lui. Dans la solitude du désert céve- rences…» nol, là où plus rien ne vient nous diver- tir, une petite voix parvient à s’impo- ser: «Ne t’occupe pas des choses qui Subtilité passent; vous, les hommes, n’avez pas Les lieux de mémoire sont chargés de assez de temps pour cela.» Dans ce spiritualité; ils nous apportent une cer- désert, les Huguenots persécutés du taine compréhension de la vie. En ce XVIIIe siècle ont eu la conviction sens, on ne parle plus des Cévennes, qu’ils vivaient une expérience sem- mais de la Cévenne. Dans la Cévenne, blable à celle des Hébreux au Sinaï. la coexistence du schiste, du mouton et Comme le peuple de l’Exode, ils se de la Bible dit quelque chose d’une savaient très démunis, mais aussi pro- spiritualité et d’un art de vivre particu- tégés et conduits par une force qui égion de montagnes située au liers. Le relief cévenol est fait de n’est pas de ce monde. R sud-est du Massif central, les Cévennes attirent les touristes par leurs possibilités de dépaysement schistes. Les rochers escarpés et la pierraille partout présente donnent au paysage ses teintes grises, vertes, L’appel du vide Dans la solitude cévenole d’aujour- et de détente. Mais il y a davantage. bleues ou noires. C’est avec cette pier- d’hui, il est possible de vivre l’expé- Les Cévennes sont une région de re que l’homme construit les maisons. rience du prophète Elie au mont Sinaï mémoire. Pendant plus d’un siècle Le mouton, quant à lui, l’habille et le (1 Roi 19). Le fracas du tonnerre, les (1685-1787), la grande majorité des nourrit. Enfin, la Bible rappelle à l’être flammes de l’incendie ou les torrents Cévenols ont résisté pacifiquement humain que sa présence sur cette terre de l’inondation (Gardonnade) peuvent aux hautes autorités françaises pour a un sens. aussi s’y déchaîner. Dieu n’est pas garder leur foi protestante. La «Révolte Pour comprendre la Cévenne, il faut se dans ces manifestations violentes. des camisards» (1702-1705) en est donner la peine d’observer et d’analy- Mais, perchés au sommet du Mont l’épisode le plus connu. Aujourd’hui, ser cette atmosphère. A mille lieues Bougès, alors qu’une brise vous cares- beaucoup de protestants reviennent des exubérances trop évidentes du se le visage, il se pourrait que ce dans ces montagnes pour se souvenir baroque, l’état d’esprit cévenol ne se souffle, ce doux murmure nous parle de ce petit peuple qui tenait à la liberté laisse pas si facilement saisir. Cette spi- de Dieu. de conscience comme au sens de la ritualité, tout intérieure, demande un Dans chaque paroisse, il existe une responsabilité plus qu’à tout autre effort de réflexion. Il faut l’apprivoiser, personne qui pense que la religion est 8
dossier: Lieux chargés un assemblage de demi-mensonges: Dieu serait comme un bouton mal placé qu’il faut régulièrement gratter. A ce paroissien, j’aurais envie de dire : «Arrête de t’attaquer à des ombres, arrête de t’en prendre à Dieu. A la longue, il pourrait s’intéresser à toi et tu ne pourrais plus lui échapper. Va plutôt dans les Cévennes. Dans ce désert, tu feras table rase de tes idées toutes faites.» En fin de compte, on va peut-être jusque dans les Cévennes pour prier, ou pour s’enfoncer dans ce vide que Dieu crée dans notre cœur et notre esprit. En tout cas, on y va pour étaler devant soi les questions qui ne Photos: E. Brunner cessent de se poser et essayer de les trier. Erich Brunner ■ Vingt petits kilomètres carrés... Une petite ville de la Meuse, comme la France en compte des quantités. On y vit paisiblement. Personne, par-delà ses environs immédiats, ne connaîtrait son nom si elle n’avait été le théâtre de la plus sanglante bataille de la Première Guerre mondiale. Un siècle, ou presque, plus tard, Verdun n’a pas oublié. Parce que ce qui s’y est déroulé est inoubliable. - Voilà mes amis où s’est déroulée la rière reconverti en grande danse de la guerre de 14: vingt guide de l’office kilomètres carrés d’une bataille quasi du tourisme de ininterrompue de seize mois. Verdun. Comme Monsieur Vexo prononce ces mots quoi, il n’y a pas avec un brin de fierté. Non qu’il que les pasteurs s’enorgueillisse d’être le guide de qui le sont toute quelque quinze jeunes, une stagiaire et leur vie… deux pasteurs, mais parce que la visite - Les boches demandée sort des normes. Nous ne avaient pour eux voulions pas de musées, ou plutôt plus la hauteur du ter- de musées, mais du concret. Voir où ça rain; ils se sont s’était passé: marcher dans ce qui pou- toujours mis dans vait rester de tranchées, de galeries de les hauteurs afin la Grande guerre à Verdun! Assez peu de pouvoir mieux courant, avait-il dit avant le départ sur nous canarder. le perron de l’office du tourisme. Mais figurez- Sentiment renforcé par la pluie battan- vous, les jeunes, te qui nous accompagne depuis notre s’arrêta-t-il soudain, l’œil plus vif et armes puissent faire sortir l’adversaire réveil et qui le fera le long de nos plus piquant, leur canon de 77 ne du trou dans lequel il s’enterre pour quatre heures de marche. valait pas notre 75! pouvoir tenir. - Dis donc, vous êtes sûr que ça va Emballé sans doute par l’attention des aller, Monsieur le Curé?, me demande garçons très vigilants en entendant par- Des chiffres qui étourdissent t-il en voyant quelques filles essayer ler d’armes, Monsieur Vexo nous Nous en dépassons un, de ces trous déjà d’ôter la boue de leurs chaussures. explique les différences des canons justement; je regarde, j’avance, et me - On verra, répondis-je. Avant de corri- d’artillerie des deux infanteries. Puis penche, comme attiré instinctivement ger: Monsieur le pasteur! on apprend que c’est ici que le mortier par ces terriers humains. Un cri stoppe - Allez, comme en 40!, scanda haut et et la grenade gagnent leur définitive net mon élan. Monsieur Vexo fort notre ancien sous-officier de car- efficacité parce qu’il faut que les s’approche de moi. VP/NE No 138 OCTOBRE 2001 9
dossier: Lieux chargés - Attention, monsieur le curé, cette rence la nôtre, puisque nous sommes bien ça le pire: sous mes pieds, s’entre- forêt est un véritable gruyère, si vous les seuls. C’est la seule chose à faire mêlent pour la plupart des hommes qui tombez dans l’un de ces trous, il n’est sur ce champ macabre. Même avec ont donné pleinement leur vie, et je pas sûr que nous puissions aller vous tous ces arbres, toute cette verdure, le leur dois quelque chose, mais quoi? La chercher! Voilà pourquoi, reprend-il à terrain ne cache pas son caractère de liberté ou l’imbécillité? L’opulence ou l’adresse des jeunes, la préfecture plus grand charnier de l’histoire. la décadence? L’exemple ou le contre- interdit formellement aux randonneurs Démontrer pourtant en marchant que exemple? Impossible de trancher… à de s’aventurer dans cette forêt. la vie, par je ne sais quel miracle, est Verdun! - Monsieur le Pasteur, précisais-je en toujours là. Péguy ne disait-il pas, en Enfin, nous arrivons au lieu où le bus me relevant agacé! parlant de Jésus qu’il n’était pas venu doit nous prendre. Le calvaire n’est pas Je prends conscience soudain du cime- expliquer le mal mais le remplir de sa tière qui est sous mes pieds, les gre- présence? nades n’ont pas réussi à faire sortir les Monsieur Vexo depuis quelque temps combattants de leur trou puisqu’ils se ne cesse de se baisser à terre et de don- Photos: Off. tourisme Verdun sont battus pendant plus d’une année. ner, en veux-tu en voilà, des débris Elles n’ont fait que les enterrer en les d’obus aux jeunes, ravis de toucher ces déchiquetant. Entre 400 et 500 mille funestes reliques. morts sur ce périmètre de vingt kilo- - On ne risque pas de se couper?, lan- mètres carrés, où se dressaient jadis çais-je à la cantonade? neuf villages. Impensable, inimagi- - Mais non, Monsieur le Curé! Ça ne nable. Soudain me vient à l’esprit une risque rien, on en trouve absolument de ces questions stupides qui vous tra- partout, vous en voulez un? encore terminé, on doit attendre trois versent la tête! Mais combien a-t-il - Pourquoi pas, répondis-je vaincu par quarts d’heure sous la pluie. Chose fallu d’obus pour massacrer tout ce l’aplomb du sous-officier! curieuse, je suis presque soulagé, vain- monde? cu peut-être par ce terrain et les rafales - 60 millions! Les enfants tonnent un de ces harassantes questions. Il y en a peu plus haut la voix de l’adjudant- une pourtant qui n’est plus un mystère: chef en retraite Vexo: 60 millions et moi, si j’avais été là, qu’aurais-je d’obus! fait? Je le sais maintenant… Je ne me sens pas bien, mais alors pas Je me serais battu sans me poser toutes bien du tout. D’autant plus que la pluie ces questions, je n’aurais pas été diffé- ne s’arrête pas et qu’il fait de plus en rent des autres. J’avais besoin de savoir plus froid. J’ai envie d’un café avec des que le loup n’est pas à l’extérieur de croissants pour faire le point sur tout ce que j’entends… De toute façon, c’est «Soudain me vient à impensable, irraisonnable: comment - A propos, c’est Monsieur le P… peut-on réfléchir l’horreur extrême, le - Oui?, me dit-il. l’esprit une de ces ques- mal absolu? Il n’y a aucun discours qui - Non rien… tions stupides qui vous puisse dire ou expliquer les raisons Je suis curé, il faut s’y faire, j’aurai d’un tel carnage, si ce n’est l’engrena- beau dire ou médire, rien ne changera, traversent la tête: com- ge, le tournis, pas même la folie, puis- et je n’ai pas le courage de lui expli- bien a-t-il fallu d’obus qu’elle finit par se concevoir. Rien quer les différences qu’il y a entre qu’une Totentanz qui enchaîne ceux catholiques et protestants, surtout pour massacrer tous ce qui par malheur ou par bonheur met- lorsque, sous nos pieds, gisent indis- monde? - 60 millions!!!» tent le pied là. tinctement les corps de soldats alle- Moins une! La pierre sur laquelle je mands et français. moi, de l’autre côté de la frontière, mets le pied n’a aucune adhérence, Ces hommes qui se sont acharnés les mais en moi-même. Certes, comme les quel merdier! Pourquoi ai-je voulu tra- uns contre les autres parce qu’ils autres, je n’aurais pas pu entendre ce vailler ce thème en camp de catéchis- croyaient juste de le faire. Tout le discours que bien peu tenaient. Le seul me? Ça n’a rien à voir avec un pro- monde, du simple manœuvre au plus qui le tenait, Jean Jaurès, est assassiné gramme catéchétique! Le visage plus intellectuel, quasiment tous se trou- peu avant le début des hostilités. Peu que dubitatif de mes collègues, lorsque vaient unis pour vivre ce carnage. importe, je sais maintenant que condi- j’évoquais l’idée de travailler la guerre Péguy justement, dont on évoque tionné, manipulé, endoctriné, je peux de 14, me revient à l’esprit, tout l’incroyable sens spirituel, dit aussi faire n’importe quoi, et aujourd’hui comme celui de certains parents lors avant de partir au front: «Si je ne encore… Que Dieu nous garde ! de notre réunion d’information. Ils reviens pas, gardez-moi un souvenir - Alors, Monsieur le Curé, ça vous a avaient sans doute raison… sans deuil. Ce que nous allons faire en plu? quelques semaines ne vaut pas toutes - Oui, mon général, il a plu!, rétor- Qu’aurions-nous fait?... les années d’une longue vie.» Il ne quais-je, libéré et presque joyeux! Maintenant qu’on y est, il faut tenir et reviendra effectivement pas, il est tué à trouver en soi la force de remplir tout Villeroy le 5 septembre 1914 lors de la Guy Labarraque ■ ce terrain d’une présence, en l’occur- contre-offensive de la Marne. C’est 10
dossier: Lieux chargés Là où la prière ne s’éteint pas La louange perpétuelle y a été inaugurée en l’an 515. Cela signifie qu’on y prie au quotidien sans dis- continuer depuis près... d’une millénaire et demi! Dans une époque - la nôtre! - en proie à l’agitation permanente, l’abbaye de Saint-Maurice, à l’entrée ouest du Valais, apparaît comme un îlot ancré dans ses liens avec le passé. Notre reporter y a fait d’étranges découvertes... L’horizon se charge de brouillard, alors que de lourds nuages s’agrippent sur les hauts de la paroi rocheuse qui sur- plombe l’abbaye de Saint-Maurice. A la recherche d’un «lieu chargé», c’est déjà un ciel chargé ( !) qui m’accueille en ce 1er mai. Une date chargée d’his- toire d’ailleurs.... «Bibe viator ex fontibus abbatiae aquam vivam», chante l’eau de la fon- taine à gauche des escaliers. La porte est ouverte. J’entre. Gravats, feuilles de plastique sur le sol, et bruit sourd: une partie de l’église est en chantier. Je pénètre donc dans un lieu chargé... de poussière. Espace imposant où la pier- re grise domine; la nef de l’abbatiale est traversée de lourds piliers. Dans cet univers sobre et austère, les vitraux lan- Photos: P. Bohrer cent d’exubérantes flammes de clarté rouge violent et bleu nuit sur le sol. De Chaud-froid pettes dans un joli patio, le gazon vert cette église, je ne sais rien ou presque: Milieu de l’après-midi: à part les profond rivalise d’éclat avec les mar- sous l’édifice actuel, on a découvert ouvriers, invisibles mais que l’on guerites, tandis que le pépiement d’une des fondations beaucoup plus entend, peu de monde. Des ombres fur- fontaine égaie les vieilles pierres. anciennes. Cela fera bientôt 1500 ans tives se glissent entre de longs bancs de que l’on vient prier dans ce lieu. Et ceci bois; leur ballet est ponctué de Inoubliable sans interruption, contrairement à quelques chuchotements. Grincement Au fond, un écriteau annonce: «Trésor d’autres lieux, où souvent la présence de la grille que je pousse, me voici de l’abbaye». Parmi les métaux pré- de moines ou de religieux a été inter- dans les fonts baptismaux, une oasis cieux et les objets sculptés, un guide rompue plus ou moins longtemps en blanche: au centre, une vasque d’eau à jongle entre le français, le suisse alle- raison de faits de guerres, révolutions, trois lobes coule paisiblement. Des mand et le tessinois. Très affairé, il etc. Une telle constance rend cet bribes de fresques courent au-dessus de m’envoie au premier étage en réponse endroit probablement unique dans la porte et sur le haut des murs. L’atmo- à ma question: «Où ce trouve le lieu le toute l’Europe. sphère est claire, tendre, chargée de plus ancien de l’abbaye?» Déception: pureté et de légèreté. entre les plans et les photos aériennes Je ressors de cette petite chapelle dans des fouilles archéologiques, je me l’espoir de trouver quelqu’un qui perds dans les explications techniques, m’explique, réponde à mes questions.... et confonds le nord et le sud. «Vous Au détour d’un mur, saisissement: un n’aviez qu’à être à l’heure pour la visi- long couloir, qui semble s’enfoncer te guidée»: encore fallait-il savoir qu’il dans la paroi de la montagne, me y avait des visites guidées! happe! Je me trouve sans transition Dehors, les gouttes commencent à plongée dans les catacombes. Devant tomber... C’est là que je rallume mon moi, des tombes à moitié sous l’eau. natel et... apprends que je suis marraine Des lampes lancent des reflets étranges depuis une heure déjà! A défaut de me sur les murs et l’eau, il plane ici laisser une impression vraiment forte, comme une menace... Vite, je ressors et ce lieu sera désormais chargé du plus me retrouve dans la nef. Une porte est beau des souvenirs: bienvenue, petite ouverte sur ma droite. Je m’y engouffre Louise! sans plus attendre. Paradis ou miniature persane? Le printemps fait des gali- Marianne de Reynier ■ VP/NE No 138 OCTOBRE 2001 11
dossier: Lieux chargés Faites silence Peut-être, au gré d’une balade dans les Franches-Montagnes, êtes-vous passés tout près. Sûrement sans le savoir, car rares sont ceux, en-dehors des autochtones, qui connaissent son existence. Sûrement aussi, par conséquent, ne vous y êtes-vous pas arrêtés, aucun écriteau n’en faisant men- tion. Pourtant, l’endroit est impressionnant, et justifierait largement une halte. Bienvenue au cimetière des pestiférés du Boéchet, unique du genre en Suisse. d’être soudés troncs contre troncs. L’approche révèle un muret de pierres plates formant une sorte d’enceinte chargée de rendre ce microcosme quasi impénétrable et de protéger du même coup le secret inavouable qu’il recèle. Ici, au cœur de cet espace en marge du monde, les siècles s’écoulent dans un mutisme recueilli. Il y a encore peu, les branchages étaient si denses qu’aucun rayon de soleil ne parvenait à plonger jusqu’au sol. Il a fallu la violence de l’ouragan Lothar, voici une poignée d’années, pour qu’un pan entier de cette citadelle ne s’effondre, inondant brutalement de lumière les entrailles d’un lieu qui, pudiquement, par essence, aurait dû demeurer tapi dans l’ombre. Mais déjà une végétation renaissante s’emploie à cautériser les plaies béantes infligées par la tempête. Le ciel, ouvert à la ver- ticale, sait qu’il devra bientôt restituer la trouée qu’il s’est appropriée. Les Photos: L. Borel arbres qui ont résisté à la fureur des rafales veillent tels des sentinelles; e Boéchet, un de ces noms bien sereine, a souffert mille maux dans le leurs silhouettes longilignes, campées L du coin, aux consonances com- me seules «les Franches» ont su en inventer. Un hameau rattaché à la passé. Prenez ainsi l’an 1636. Trois fléaux faisaient simultanément gémir la région en cette période noire: des en rangs serrés, composent une figure de cathédrale au toit percé. Plantée en son milieu, une stèle surmontée d’un commune des Bois. Une grappe de «Suédois», mi-sauvages mi-merce- crucifix de métal rouillé, monument maisons aux façades blanc calcaire naires, qui pillaient, massacraient et érigé en mémoire du curé de l’époque: qu’on traverse presque sans s’en aper- détruisaient tout ce qui leur tombait Thibaud Ory. Courageux petit homme cevoir. Ici, le sapin est omniprésent, et sous la main; une famine, épouvanta- de Dieu qui, au mépris de la férocité de se partage l’horizon avec des pâturages blement tenace, si cruelle qu’elle l’épidémie, n’eut de cesse de réconfor- qui n’en finissent pas de dérouler leurs conduisit des mères à manger leurs ter ceux que l’indécente tueuse fau- chatoyantes robes ondulées. Ici, la terre propres enfants; et puis, LA maladie, chait lors de ses accès de rage. Ils repo- mêle ses senteurs fraîchement humides bubonique, comme jetée telle un sort sent ici, tous; anonymes, dépourvus de à celles du bétail, des baies sauvages et par le diable, une horreur qui frappait tombes. Un gros tiers de ce que la val- du bois coupé. Ici est le seuil du royau- au hasard, faisant agoniser ses victimes lée comptait à ce moment-là de me du cheval. dans une souffrance imprégnée de ter- femmes, d’hommes et d’enfants. Faites Une ébauche de route qui se faufile reur. La Grande Peste, c’est son nom, silence, et, non sans un frisson, vous entre deux fermes, mince cordon de expédia de vie à trépas, en ce temps percevrez dans la gravité ambiante bitume qui semble partir se perdre au maudit, des populations entières d’une l’écho figé, inextinguible de leurs fond de nulle part. Le paysage, par extrémité à l’autre de l’Europe. plaintes, vous vacillerez à l’odeur de la beau temps, est si riant et si harmo- Mais revenons à notre petit bout de chaux vive versée sur leurs corps rava- nieux qu’on a peine à croire qu’il puis- route, qui bien vite s’essouffle, contrai- gés. Faites silence: toute autre attitude se offrir un autre visage que celui gnant le voyageur à poursuivre à pied s’apparenterait à une erreur. d’une douce indolence. Et pourtant! à travers champs. En point de mire, un Cette contrée, en apparence tellement groupe d’arbres, donnant l’impression Laurent Borel ■ 12
dossier: Lieux chargés Il était une foi(s)... Uri, Schwyz, Unterwald... Et puis, le Pacte de 1291, Guillaume Tell... D’un coup, sur la rive sud du Lac des Quatre-Cantons, les syllabes qui composent les bribes presque folkloriques d’histoire nationale qui somnole à l’arrière-plan de nos souvenirs scolaires, ces mots abstraits s’«incarnent». C’est ici, dans cette région chargée, qu’est né le pays auquel nous appartenons. Impressionnant! Suisse elle-même au cœur d’un conti- 1er août surgissent à la surface de votre nent auquel elle refuse de brader ce sur mémoire. C’est donc ça... Oui, c’est là, quoi elle s’est toujours reposée. Ici, la sur ce modeste coin d’herbe «perdu» à patrie fait l’objet d’un culte célébré l’abri d’une forêt qui semble impéné- jusque dans les gestes du quotidien. trable, c’est là qu’«ils» ont juré, Dans la vénération d’une nature vouée qu’«ils» ont implicitement, voici plus à une pureté éternelle, dans la de 700 ans, fait de vous un des héritiers conscience d’appartenir à une commu- de cette terre. Vous pouvez ne pas y nauté fondée sur des valeurs séculaires, croire, trouver tout cela anecdotique, chaque habitant de ce morceau de pays désuet, voire dérisoire: un immense rend grâce du sentiment d’enracine- respect cependant vous envahit. Qui ment qui l’anime, le soutient et le sécu- fera écho, un peu plus tard, à celui qui rise. vous saisira sur la place principale d’Altdorf. Aux pieds de la statue de «Pour peu, vous pleure- Guillaume Tell, pris par la solennité que dicte ce lieu mythique, vous saurez riez. D’une joie irrépres- Photo: Off. tourisme Altdorf avoir, à cet instant précis, atteint le ber- sible. Votre regard se dé- ceau d’une foi dont la portée dépasse les mots. lecte, refuse de lâcher pri- se: c’est beau à mourir!» Photo: L. Borel Laurent Borel ■ Cela commence à Stans. Et cela ne ela commence à Stans. Vous ne vous lâche pas. Et, malgré vous, infini- C savez pas pourquoi ni comment, c’est presque imperceptible, mais vous réalisez que quelque chose ment plus fort que vos haussements d’épaules, que vos doux ricanements à propos d’une Suisse qui n’existerait de difficilement définissable a soudain qu’en théorie, cela met subrepticement changé. Un climat particulier, ou plutôt à nu l’âme d’Helvête qui sommeille, l’émergence d’un esprit régnant sur ce enfouie au fond de vos entrailles. Vous territoire qui se livre désormais avec quittez l’autoroute, cette injure à la pudeur et parcimonie. Avant, une poi- paix, à la révérence que réclame ce gnée de kilomètres plus au nord, c’est paysage majestueux, pour gagner encore Lucerne qui prévaut, et dans Seelisberg, autre charnière, autre point son sillage, la Suisse dans ce qu’elle vital porteur de la charge émotionnelle recèle d’international, d’industriel et de contenue dans cette région. Seelisberg, financier. Ici, par delà l’agitation, le formidable balcon sur une eau émerau- bruit qu’engendre la civilisation dite de qui se déhanche avec sensualité, qui moderne, sous la protection des som- chante son plaisir à tendrement cares- mets tutoyant le ciel, aux arêtes aigui- ser la berge constituant l’ourlet de la sées plongeant vers le lac, cette Suisse montagne. Pour peu, vous pleureriez. que d’aucuns qualifient péjorativement D’une joie irrépressible. Votre regard de «primitive», cette Suisse a un goût se délecte, refuse de lâcher prise: c’est d’originel. beau à mourir! Et puis, loin en contre- Cela commence à Stans, pour ne ces- bas, îlot au milieu d’une infinitude de ser de croître au fur et à mesure que sapins qui forment bloc, le Rütli. Vous vous approchez d’Altdorf. Altdorf, lit- ne parvenez pas à empêcher le batte- téralement le «vieux village», centre ment accéléré qui secoue votre poitri- névralgique d’une culture qui se rit du ne. En un éclair, tous les manuels temps et de la mode, cœur d’un foyer d’histoire de votre enfance, tous les de résistance active au cœur d’une «monts quand le soleil...», les feux du VP/NE No 138 OCTOBRE 2001 13
dossier: Lieux chargés Ce pont, cette grotte, ces miroirs d’une histoire qui continue Chaque premier dimanche du mois d’août, chaque année, les anabaptistes se retrouvent. Alternativement, une fois à l’entrée d’une grotte dite «des chèvres», une fois près d’un pont dit «des anabaptistes». A ces endroits, on n’y passe pas forcément, il faut vouloir s’y rendre et encore faut-il les trouver. Pourquoi de tels rassemblements? Quel sens ont-ils encore aujourd'hui? Analyse de Michel Ummel, ancien (pasteur) dans la communauté mennonite du Sonnenberg (Tramelan et environs). n y vient parfois de loin, mais à poser un autre fondement que celui qui O défaut d’une très bonne carte de géographie, mieux vaut encore avoir un bon guide, qui, connaissant les a été posé, savoir Jésus-Christ (1 Corinthiens 3, 11)». A la grotte, le début du Psaume 24 rappelle que la lieux, vous mènera au bon endroit. Le terre, en-dessus comme en-dessous de lundi matin, cela évitera aux organisa- 1000 mètres, appartient à Dieu: «A teurs des téléphones de gens frustrés l’Eternel la terre et ce qu’elle renfer- d’avoir entendu les bruits du rassem- me, le monde et ceux qui l’habitent!» blement sans avoir pu véritablement le situer, et par conséquent le rejoindre. Une mémoire pour maintenant En fait, les cultes qui sont célébrés là Ces lieux continuent de nous question- chaque année, en pleine nature, regrou- ner, de nous interpeller, car les persé- pent des membres des communautés cutions et les lieux de refuge n’ont pas mennonites suisses, presque toujours disparu à notre époque: ils se sont rejoints par quelques frères et sœurs du déplacés. Des être humains continuent Pays de Montbéliard ou de l’Alsace, et d’être expulsés, chassés, sans défense, par des coreligionnaires du continent sans papiers, ils cherchent un espace nord-américain de passage en Europe de sécurité. L’histoire se répète, ses pour des vacances. miroirs, malgré les siècles qui ont passé, nous renvoient de mêmes Rappels images: celles d’hommes, de femmes, Dans ces lieux, la grotte, non loin de d’enfants qui pleurent, qui souffrent Sornetan, le pont, sur les hauteurs sud d’être partout des étrangers, persona de Corgémont et Cortébert, où les ana- non grata d’autres personnes à qui baptistes, nos ancêtres, avaient trouvé semble appartenir le monde. Il y a plus refuge. Dès la fin du XVIIe et au début de dix ans, ironie ou miroir de l’histoi- du XVIIIe siècle, chassés et expulsés re, les autorités suisses déployaient des du canton de Berne, le prince-évêque moyens totalement démesurés et Photo: P. Bohrer les avait accueillis – d’autres diraient inconsidérés – par le voie des airs et la «tolérés» - à plus de 1000 mètres, dans voie terrestre - pour renvoyer dans son temps. Une première édition française, l’ancien évêché de Bâle. Pour être en pays une famille africaine qui avait abrégée, devrait voir le jour prochaine- paix et vivre leur foi sans être inquié- trouvé refuge dans une ferme non loin ment en Afrique avant d’être diffusée tés, ils se retrouvaient à l’écart, dans de la grotte des chèvres. Dans ce cas en Europe. une grotte, entre autres, et sous un pont concret, avec la mémoire qui est la Ce pont, cette grotte, constituent des qui a pris leur nom. Aujourd’hui, ces nôtre, on n’était pas arrivé à se mettre miroirs d’une histoire qui continue et lieux de mémoire, au milieu de la d’accord entre ceux qui voulaient en qui, espérons-le, sera davantage celle forêt, dans la roche ou dans une gorge, premier lieu obéir à Dieu et venir en de témoins du Christ, dignes représen- portent des plaques en bronze, qui très aide à cette famille et ceux qui ne vou- tants de sa paix que de martyrs vic- discrètement et avec un certain clin laient pas désobéir aux autorités. times de l’arrogance et de la violence d’œil, rappellent ce que ces pierres ont La mémoire, les miroirs, sont finale- de certains qui croient posséder la terre vu et entendu quelques siècles plus tôt. ment d’une grande utilité, car ils et ce qu’elle renferme, le monde et Au pont, on trouve le verset biblique devraient nous empêcher de refaire les ceux qui l’habitent! préféré de Menno Simon, ce prédica- mêmes erreurs. Dans notre tradition teur hollandais qui au XVIe siècle avait mennonite, il y a un miroir qui a Michel Ummel ■ rassemblé les anabaptistes pacifiques accompagné des générations de après le drame de Münster en croyants, «Le miroir des martyrs», le Westphalie: «Car personne ne peut miroir des témoins du Christ, dans leur 14
bonjour voisin: les formateurs de l’EREN L’air du temps l y a comme ça des modes. Des lubies. Des I obsessions, presque. La formation en fait partie. C’est dans l’air du temps. Tout le monde en parle. C’est le leitmotiv des spécia- listes de l’emploi: «Pour pouvoir changer d’employeur relativement facilement, pour évi- ter l’accident de carrière, il vous faut dévelop- per votre «employabilité» tout au long de votre vie professionnelle. (…) Miser sur la formation est une évidence. (…) Qui n’apprend plus, recu- le. Vous devrez donc vous former continuelle- ment» (publié par Expo02 Job Center sur inter- net http://www.expojobcenter.ch/F2100a.html). Dans les entreprises, la formation est salutaire, à la fois pour l’employé qui joue là son avenir - en tout cas, on le lui dit - et pour l’employeur qui, malgré le prix à payer, augmente le capital- compétences de son entreprise. Salutaire, oui. C’est dans l’air du temps. Le temps qui passe avec ses nouvelles exigences. L’air du temps souffle où il veut et aussi sur l’Eglise. Mais en même temps, celle-ci se méfie de ce qui est «salutaire», surtout quand ça coûte. Car si, dans les entreprises, ce qui est salutaire coûte toujours très cher, dans l’Eglise, c’est l’inverse: ce sente pas comme un bloc dont on a mesuré les limites, qui est salutaire est gratuit; c’est le reste qui coûte cher. mais comme un appel dynamique, c’est-à-dire qui bouge Le défi est posé: comment l’Eglise relève-t-elle le défi aussi vite que l’air du temps. Peut-être plus vite encore. de la formation sans se livrer à la mode idéologique du Former, c’est permettre au plus grand nombre de faire «salut par la formation»? référence à l’Evangile, d’en mesurer la pertinence pour La réponse est nuancée. Parce que le Collège des forma- respirer aujourd’hui, dans nos relations, un air du temps teurs, mandaté par les autorités de l’Eglise, est convaincu qui fasse du bien. Former de l’urgence d’une réflexion renouvelée sur les forma- tions à offrir aux membres de l’Eglise. Le Collège est Pour le Collège des formateurs, Gabriel Bader ■ donc à la limite de l’idéologie. Il se frotte, par moments, à l’idée que la formation est salutaire pour l’institution «Eglise». Mais c’est la lecture de cette urgence qui devra diriger nos travaux. Car la formation, dans l’Eglise, ne sera pas au service d’une idéologie, d’une quelconque «employa- bilité», mais au service d’un Evangile donné. Or, celui-ci est exigeant. De plus en plus. Ça aussi, c’est l’air du temps et il est urgent de le mesurer. L’Evangile ne se pré-
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