Mélancolie et nostalgie : affects de la Spätzeit - Érudit
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Études littéraires
Mélancolie et nostalgie : affects de la Spätzeit
Walter Moser
Écriture contemporaine Article abstract
Volume 31, Number 2, hiver 1999 Rather than celebrating our own historical condition as an Endzeit (the
apocalyptic end of all times), it is proposed here to think of it as a Spätzeit (a
URI: https://id.erudit.org/iderudit/501236ar late period), thus reactivating a concept already used by various thinkers such
DOI: https://doi.org/10.7202/501236ar as A. Riegl, W. Benjamin, H. Bloom. This essay explores nostalgia and
melancholy, two of the "affects" specifically related to such a historical
condition. Their common ground is a subject affected by the loss of a desired
See table of contents
object. While the nostalgic subject denies the condition of Spätzeit and
endeavors to restore the lost object, the melancholic subject knows that the loss
is irreversible and therefore devotes its artistic as well as intellectual energies
Publisher(s) to coming to terms with its own historical condition. Today the manifestations
of both "affects" are manifold. What is special about nostalgia is the fact that it
Département des littératures de l'Université Laval
is not openly accepted and has to deceive in its expressions. This essay
proposes the analysis of some of these ruses of nostalgia - aesthetic as well as
ISSN intellectual - and outlines the expressions of melancholy specific to our times.
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1708-9069 (digital)
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Moser, W. (1999). Mélancolie et nostalgie : affects de la Spätzeit. Études
littéraires, 31 (2), 83–103. https://doi.org/10.7202/501236ar
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https://www.erudit.org/en/MÉLANCOLIE ET NOSTALGIE :
AFFECTS DE LA SPÀTZEIT1
Walter Moser
I. Introduction : une nouvelle théorie tée : par la tristesse, la joie, la pitié, la co-
des affects ? lère, la crainte, etc. Elle recourt à tour de
Affect et intellect, voilà les deux termes rôle à la mythologie, à la cosmologie, à l'as-
que cet essai propose de conjuguer : com- trologie, à la pathologie humorale et plus
ment l'intellect subit-il l'emprise d'un af- récemment, à la psychologie pour faire
fect ? Comment l'intellect, en retour, es- entrer les affects dans divers ordres du sa-
saie-t-il de prendre en charge l'affect pour voir. Il ne saurait être question de repren-
le penser, le conceptualiser, le maîtriser dre toute cette tradition ici. Il s'agit plutôt
cognitivement ? Dans ce qui suit, je tente- de savoir comment reprendre aujourd'hui
rai d'explorer ce chassé-croisé entre les cette problématique.
deux termes. Plus exactement, j'amorce- Ce qui importe pour notre propos : si
rai une réflexion pour savoir sous quels les affects sont classifiables, en termes es-
affects nous pensons aujourd'hui. Cette thétiques, on doit pouvoir les représenter
réflexion concerne plus spécifiquement le et, plus encore, les susciter de manière dif-
champ artistique, un des lieux de rencon- férenciée. En termes herméneutiques, on
tre traditionnels entre intellect et affect. doit pouvoir les reconnaître et les com-
Elle n'en est qu'à ses débuts et revêt donc prendre dans une oeuvre d'art. Ainsi, au
encore un caractère programmatique. XVIIIe siècle par exemple, tout composi-
Il existe une longue tradition de la théo- teur savait quelles tonalités et harmonies
rie des affects. Cette théorie mobilise de lui permettaient de produire certains af-
multiples savoirs pour codifier les diverses fects. Le peintre faisait appel aux couleurs,
manières dont notre âme peut être affec- aux positions et à la gestualité du corps
Les recherches dont est issu ce texte ont été subventionnées par le FCAR du Québec et le CRSH
du Canada.
Études Littéraires Volume 31 N° 2 Hiver 1999ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 2 HIVER 1999
pour obtenir des effets équivalents. L'écri- que divers penseurs aient contribué, cha-
vain disposait de moyens rhétoriques spé- cun à sa manière, à le lui donner. Je pense
cifiques pour varier les affects. en particulier à Mois Riegl (Riegl), Walter
Qu'est-ce qui survit aujourd'hui de ces Benjamin (Benjamin) et Harold Bloom,
systèmes de codification des affects dans parmi d'autres. En superposant leurs inter-
la production esthétique ? Et dans leur prise ventions, par ailleurs très diverses, on peut
en charge cognitive, la psychologie et la distinguer cinq composantes sémantiques
psychanalyse, sciences de l'âme, se sont- du terme Spâtzeit.
elles approprié sans restes ces objets de
savoir autrefois partagés par divers domai- 1. Perte d'énergie
nes ? Mais surtout, avant d'amorcer des Le sujet humain de la Spâtzeit a cons-
réponses à ces questions, il faut commen- cience de se trouver dans un monde dimi-
cer par se demander quels sont les affects nué, aussi développe-t-il un imaginaire
de notre temps. combinant trois thèmes concomitants : la
perte d'énergie, la diminution de taille,
IL. Spâtzeit : l'épuisement de l'élan créateur.
une esquisse conceptuelle L'histoire — naturelle et humaine — est
Quelle est la spécificité de « notre pensée comme un système thermodynami-
temps » ? Dans quel type d'époque vivons- que qui évolue, à partir d'un maximum ini-
nous, nous qui, affectés par l'approche de tialement donné dans le sens d'une diminu-
la fin du siècle et la fin du millénaire, som- tion progressive selon la loi de l'entropie :
mes de plus en plus exposés à un imagi- présent au départ, le maximum d'énergie
naire de la fin qui s'impose aussi comme et de vitalité est affecté par une perte pro-
un objet de pensée : fin de l'Homme, fin gressive ; le gigantisme originel des êtres et
de l'utopie, fin de la modernité, fin de l'his- des espèces est sujet à une diminution de
toire ? Endzeit ou Spâtzeit ? Temps apo- taille ; l'héroïsme des premiers temps subit
calyptique ou époque tardive 2 ? Dans un un rétrécissement ; le titanisme de la force
essai récent 3 j'ai opté pour Spâtzeit, et créatrice se solde par un épuisement ; l'opti-
contre Endzeit, en élaborant une première misme des ressources illimitées cède la place
caractérisation de la notion de Spâtzeit, au pessimisme de la pénurie.
dont je reprendrai ici, en abrégé, les para- L'imaginaire de la Spâtzeit n'a cependant
mètres sémantiques établis en vue d'un tra- pas attendu l'élaboration de la thermodyna-
vail de reconceptualisation qui est encore mique avec le principe d'entropie pour se
en cours. Spâtzeit n'a pas vraiment le sta- manifester. L'âge d'or, le paradis terrestre,
tut d'un concept historiographique, bien l'époque des héros géants — tous destinés à
2 Les deux termes allemands, y compris leur effet d'écho, sont difficiles à traduire ; les deux traduc-
tions proposées ici ne couvrent qu'une partie du champ sémantique de chacun des deux termes. Pour ce qui
est du terme Spâtzeit en particulier, faute d'une bonne traduction française — « époque tardive » ne jouit pas
de la même notoriété en français —, j'ai décidé de le laisser dans sa langue originale.
3 Ecrit dans le cadre du projet de recherche Rockefeller sur le thème des « Modernidades Tardias »
(modernités tardives) qui est une voie de réalisation à l'Université Fédérale de Minas Gérais (Brésil), il sera
publié en 1999 dans Wander Melo (éd.), Narrativas da Modernidade, Belo Horizonte, Editora Auitêntica.
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se dégrader, sont autant de variantes du fait constitutivement partie de la condition
même paradigme qui connaît diverses con- historique de la Spàtzeit.
crétisations à travers les âges. Dans le do-
maine littéraire, l'essai de John Barth intitulé 3. Saturation culturelle
« The Literature of Exhaustion »4 en offre une La Spàtzeit ne connaît pas la tabula
des manifestations les plus récentes. rasa, ce fantasme moderne d'un vide ini-
tial appelant les gestes de la conception,
2. Déchéance de la création, et de la construction d'un
L'idée de la déchéance va de pair avec monde nouveau. Sa table est toujours déjà
l'imaginaire entropique. Elle se manifeste mise. S'y trouvent étalés les restes des épo-
indifféremment dans les histoires naturelle ques antérieures, restes qui s'y accumulent
et humaine — la première servant d'ailleurs en couches archéologiques. L'espace cul-
parfois de terme de comparaison à la se- turel de la Spàtzeit est ainsi perçu comme
conde —, qui seraient régies par la loi d'un saturé d'objets, de formes, de fragments
déclin inexorable. Ce déclin est souvent qu'y ont déposés les époques antérieures,
attribué à des événements qui surviennent les prédécesseurs. Paradoxalement, l'épui-
dans un système et provoquent la dé- sement de qui vient tard se conjugue avec
chéance sous la forme d'une désagrégation. le trop plein qu'il rencontre ; dans la con-
Ce qui paraît d'abord régi par les concepts dition de la Spàtzeit, le manque (d'éner-
de l'Un et du Tout — un objet, un système gie) se combine avec l'abondance (des
dans son intégrité — tombe en morceaux, objets).
se désintègre et se présente désormais L'imaginaire de la Spàtzeit manifeste
comme une multitude de fragments dis- cette saturation de manière très variée :
persés, des disiecta membra selon un to- sous forme de séries hétérogènes, de ré-
pos bien connu. Comme opérateur de cette pétitions obsessionnelles, de bric-à-brac
ruine des objets et des corps on identifie culturel. Aujourd'hui la thématique des
le plus souvent le temps. déchets culturels se fait entendre d'une
L'habitant de la Spàtzeit n'aura jamais voix forte, jusque dans l'idée d'une culture
connu l'intégrité matérielle ou concep- excrémentielle (Kroker et Cook). Vivre
tuelle de l'objet déchu. Il vit toujours déjà dans les excréments culturels du passé
dans les décombres d'un temps qui a peut- n'est cependant pas une vision qui date
être le statut d'un passé mythique, mais les d'aujourd'hui, déjà Flaubert l'avait manifes-
décombres, les ruines et les fragments du tée dans sa correspondance et lui avait
présent n'en sont pas moins matérielle- donné forme dans son roman inachevé
ment réels. Leur présence phénoménale Bouvard et Pécuchet5.
4 Dans Atlantic Monthly, (août 1967), p. 98-133. Même si John Barth a précisé ses intentions en
1980 dans « The Literature of Replenishment : Postmodernist Fiction » (AtlanticMonthly\ (janvier 1980), p. 65-
71), son texte fut lu comme reproduisant l'imaginaire de l'épuisement culturel.
5 Voir à ce sujet la lecture qu'Eugenio Donato propose de Bouvard et Pécuchet dans son essai « The
Museum's Furnace : Notes Toward a Contextual Reading ofBouvard et Pécuchet » dans The Script of Décadence.
Essays on the Fictions of Flaubert and the Poetics of Romanticism, New York / Oxford, Oxford University
Press, 1993, p. 56-79.
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4. Secondante au second degré. Voilà pourquoi Spàtzeit
La saturation culturelle est perçue n'est pas à confondre avec Endzeit. La
comme un excès négatif et surtout comme Spàtzeit permet de penser le processus
un obstacle à la création si on maintient le historique au-delà de la modernité, tandis
mythe d'une création qui serait idéalement que la modernité est obligée de conclure à
une création ex nihilo devant nécessaire- la fin de l'histoire quand l'histoire sort du
ment donner naissance à la nouveauté. La modèle de compréhension que la moder-
même condition peut toutefois aussi être nité lui a tracé.
perçue de manière positive, la saturation
devient alors plénitude et richesse cultu- 5. Postériorité
relles. Dans ce cas, le cumul des décom- La composante temporelle de Spàtzeit
bres du passé n'est plus un encombrement est essentielle pour sa détermination, étant
faisant obstacle à l'acte créateur, mais bien donné que le mot même comporte une
plutôt une ressource pour le créateur. Re- indication temporelle. Il s'agit toutefois
pris, retravaillés et transformés, les frag- d'une temporalité très particulière, car la
ments du passé serviront de matériaux Spàtzeit n'est pas une époque déterminée.
pour la création du présent. Même si tout La périodisation historique ne connaît pas
a déjà été dit, l'écrivain peut reprendre la d'époque qui s'appellerait Spàtzeit, con-
chose dite en s'engageant dans une esthé- trairement aux époques telles que le baro-
tique de la redite, de la réécriture, de la que, les Lumières ou le romantisme. Par
citation ; de même pour le remake au ci- contre, chaque époque peut avoir sa
néma, le sampling en musique. Les con- Spàtzeit. Sa temporalité présente la parti-
cepts théoriques pour accréditer une telle cularité d'être relationnelle : il s'agit d'un
production esthétique occupent le devant temps — moment ou durée — qui arrive
de la scène théorique en littérature : pa- tard, c'est-à-dire après un autre moment qui
limpseste, intertexte, parodie, même pla- l'aura précédé.
giat. Leur élaboration s'accompagne le plus Harold Bloom propose les termes de
souvent d'une revalorisation. latecomer et de belatedness (Bloom, 1973
C'est ainsi que se développe une théo- et 1976). Le latecomer est celui qui arrive
rie de la production culturelle secondaire, tard sur la scène historique, en tout cas plus
une esthétique de la création au second tard que ceux qui auront déjà occupé cette
degré. Et elle s'émancipe des stigmates scène. Il est le puîné ou le successeur de
négatifs que lui aura infligés la modernité quelqu'un, aura donc toujours déjà eu un
esthétique. La culture de la Spàtzeit démas- aîné ou un prédécesseur. La belatedness
que les postulats esthétiques de nouveauté désigne la condition temporelle de ce su-
et d'orginalité comme des illusions et s'ins- jet historique : son être-tard. Cette formu-
talle de plain-pied dans une production de lation penche vers une détermination on-
la secondante qui s'avère de la sorte cons- tologique de la Spàtzeit, elle renvoie à une
titutive des époques tardives. Là où l'or- manière particulière d'être (jeté) dans le
thodoxie moderne est obligée de conclure temps. À cette détermination de type
à l'impossibilité de créer, la Spàtzeit déve- heideggerienne, Bloom superpose une
loppe une théorie complexe de la création composante freudienne : celui qui arrive
86MÉLANCOLIE ET NOSTALGIE : AFFECTS DE LA SPÀTZEIT
tard est aussi celui qui vit dans l'après-coup pensées ensemble, comme un tout dont
(Nachtràglicbkeit ), et qui élabore donc les parties sont en interaction et se condi-
sens et identité comme un effet d'après- tionnent les unes les autres. On peut privi-
coup par rapport à une antériorité qui peut légier l'une ou l'autre des composantes,
n'être que fantasme. mais on ne peut les dissocier les unes des
Dans sa figuration concrète de la autres sans sortir de la problématique de
Spàtzeit, et plus exactement du poète si- la Spàtzeit même.
tué dans « l'être-après », Bloom ramène la
postériorité à une postérité. Il invente un BLT. Deux affects de la Spàtzeit : nos-
récit de filiation : un poète-fils fait face à talgie et mélancolie
un poète-père et à sa puissante œuvre ; le En revenant maintenant à la question
poète-fils ne pourrait s'affirmer comme des affects, je partirai de l'hypothèse qu'il
créateur que dans une lutte « œdipienne » existe deux affects spécifiques qui sont
contre son père. J'adopterai de cette figu- intrinsèquement reliés à la configuration
ration généalogique moins la relation qui vient d'être évoquée : la nostalgie et la
agonistique entre père et fils (chez Bloom mélancolie 6 . C'est à l'exploration de ces
il n'y a ni mère ni fille !) que le fait qu'elle deux affects de la Spàtzeit que le reste de
se concrétise dans les matériaux d'un cet essai sera consacré. Ils seront articulés
texte — celui du père —, c'est-à-dire le fait plus particulièrement par rapport à la pro-
que la production poétique est toujours duction culturelle et à sa mise en théorie.
une production secondaire qui a lieu dans, C'est dire que sera reprise ici l'interaction
contre et à travers une œuvre préexistante. entre affect et intellect, brièvement évo-
Certes, Spàtzeit n'a pas le statut d'un quée dès le début : comment l'affect se
concept qu'une science historique pour- glisse-t-il comme motivation dans les con-
rait utiliser de manière transparente et uni- cepts ? Mais aussi : comment pouvons-nous
voque, comme cela se doit avec les con- penser les affects et les intégrer dans no-
cepts scientifiques. Les divers usages du tre connaissance et compréhension de la
terme font apparaître une frange d'impré- culture ?
cision et d'instabilité, faite de connotations Si on pense la nostalgie et la mélancolie
et de valorisations changeantes. C'est de comme des affects de la Spàtzeit, il ressort
le penser avec cette frange qui le rend jus- de la détermination de celle-ci que ces deux
tement intéressant. Pourtant, l'élaboration affects ont une base commune. Elle réside
de ces cinq composantes sémantiques peut dans la négativité qui sous-tend la Spàtzeit.
représenter un premier pas vers une Le sujet affecté — de nostalgie ou de mé-
conceptualisation de Spàtzeit. Ce qui est lancolie — a fait l'expérience de la perte
important si on s'engage dans cette voie, d'objets désirés : l'énergie des premiers
c'est que les cinq composantes doivent être temps, l'intégrité du monde et de ses ob-
6 Ce qui laisse ouverte la possibilité d'identifier d'autres affects caractéristiques de notre Spàtzeit.
L'indifférence, par exemple, telle que conceptualisée par Gilles Lipovetsky (dans l'Ère du vide. Essais sur
l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1993 [1983]), serait-elle à considérer comme un affect
ou plutôt comme un comportement affectivement paradoxal affichant l'absence d'affects ?
87ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 2 HIVER 1999
jets d'avant la déchéance, l'élan d'une créa- le sujet s'il ne trouve pas d'objet à quoi
tion première dans un espace culturel en- appliquer son énergie.
core vierge, finalement le sentiment d'ap- On trouve parfois « nostalgie » comme
partenir à un temps premier, d'être arrivé traduction française de Sebnsucht, ce qui
tôt dans l'histoire. Ce sont autant d'objets 7 me paraît faux dans la mesure où le sujet
investis de valeurs positives, mais qui ont romantique — car l'affect de la Sebnsucht
disparu ou se sont infiniment éloignés. est intimement lié au romantisme — est
Avoir perdu ce qu'on aime, voilà ce qui montré affecté d'une énergie désirante
est la condition commune des deux affects pure 9. Les sujets nostalgique et mélancoli-
et qui plonge le sujet dans un état de désir. que par contre ont un ou plusieurs objets
Pour préciser cette affectation négative de désir. Ils savent ou s'imaginent savoir
de l'âme, contrastons-la avec l'état affectif ce qu'ils ont perdu, ce qui s'est éloigné
que l'anglais nomme longing, l'allemand d'eux et peuvent l'investir de leur énergie
Sebnsucht et qui est difficile à rendre en désirante. Mais ici les chemins des deux
français en un seul mot. La Sebnsucht mon- affects bifurquent, car ils se comportent
tre le sujet affecté d'une crise qui consiste différemment par rapport à leur(s) objet(s).
en un désir indéterminé mais lancinant. Le Le sujet nostalgique espère et croit pou-
sujet se trouve dans un état désirant sans voir récuper l'objet perdu, se rapprocher
objet de désir, il est pure énergie désirante. de l'objet éloigné. Il est animé par le désir
La réalité environnante est frappée de né- de renverser le cours de l'histoire — qu'elle
gativité, car il désire autre chose mais sans soit pensée comme ontogenèse ou comme
savoir quoi. L'activité désirante porte au- phylogénèse — et de retourner en arrière,
delà du cercle tracé par l'ensemble des en deçà de la grande perte, de la Chute,
objets accessibles, elle ouvre un espace- bref d'une catastrophe initiale. La quête
temps indéfinissable, devient pur élan vers dans laquelle il s'engage peut bien pren-
Tailleurs. Il s'agit d'un état de crise qui dé- dre la forme d'une utopie — avec ses trois
bouche le plus souvent sur une quête et étapes constitutives : négation du réel
peut se solder par un élargissement de la donné, franchissement des limites de ce
réalité socialement établie. Tant que cet réel et réalisation, fictionnelle ou non, d'un
état dure, il consume le sujet, jusqu'à le état idéal — mais elle a alors tendance à
menacer d'auto-destruction 8. La Sebnsucht devenir une utopie rétrograde. Ce qu'elle
s'avère ainsi être un puissant moteur logé vise à atteindre dans un avenir incertain,
dans le sujet pour la transformation du c'est en réalité un état antérieur, considéré
monde, mais qui peut se retourner contre comme perdu mais encore investi de dé-
7 II faut préciser que ces objets ont le plus souvent un statut imaginaire et ne trouvent d'appuis
que partiels dans la réalité empirique.
8 C'est le cas par exemple dans le roman Lucinde de Friedrich Schlegel : Julius, qui fait l'appren-
tissage de la masculinité, passe par la « maladie du désir », qui serait en fait la traduction littérale de Sebnsucht,
puisque Sucht est un mot allemand qui veut dire maladie et qu'on trouve dans des composés comme
Scbwindsucht, Tobsucbt, etc.
9 II n'est toutefois pas impossible que la Sebnsucht se mue en nostalgie quand son énergie se
porte sur un objet concret.
88MÉLANCOLIE ET NOSTALGIE : AFFECTS DE LA SPÀTZEIT
sir. D'une manière générale, la nostalgie, nous avons décomposée ici en cinq noyaux
si elle passe à l'action, si elle devient l'af- sémantiques. Le sujet mélancolique reste
fect déterminant les activités d'un prota- ainsi comme en suspens entre l'élan du
goniste, ne peut viser qu'un seul objectif, désir et la lucidité du savoir. Cet état de
qui est de rétablir un état antécédent. supens entre deux forces a pour consé-
Le sujet mélancolique, partageant la quence de l'éloigner de l'univocité, voire
même perception négative du réel donné, de l'unidimensionalité de l'affect nostalgi-
c'est-à-dire le même désir d'un objet perdu, que et le dépose dans un état d'indécision
développe une autre attitude à l'égard de et d'ambivalence. Comme corollaire, cet
cet objet de désir. C'est que le désir de l'ob- état peut donner lieu à des comportements
jet se combine avec le savoir que cet objet très divers. Dans l'histoire culturelle de l'af-
est définitivement perdu, qu'il est irrécu- fect mélancolique, il a en fait donné lieu à
pérable, inatteignable. Quelque insigni- des interprétations très divergentes. Néga-
fiante que cette différence puisse paraître, tivement, la mélancolie a été rapprochée
elle est à l'origine d'une dynamique affec- de l'indécision et de l'inaction ; elle a été
tive bien différente qui aura un impact vue comme paralysant le sujet. N'oublions
majeur sur la scène culturelle. pas que le héros littéraire qui représente
Pour commencer, le sujet mélancolique, cet affect de manière paradigmatique est
tout en restant attaché à l'objet perdu, n'in- Hamlet. Freud y a reconnu l'incapacité de
vestira pas ses énergies à récupérer cet ob- faire le deuil d'un objet perdu, et l'a classé
jet que, par ailleurs, il sait définitivement état pathologique (Freud). Du côté positif,
perdu. Dans ce sens il ne se constituera pas on a associé la mélancolie à l'activité créa-
sujet d'une action motivée nostalgiquement. trice, que ce soit dans le domaine esthéti-
Il investira par contre son énergie dans des que ou intellectuel. Elle serait alors une
activités qu'on pourrait dire davantage de disposition positive pour le travail de la
nature intellectuelle. Son « action » consis- pensée et de la réflexion, accompagné d'un
tera à réfléchir, à vouloir atteindre une prise maximum de lucidité.
de conscience de la complexité de sa situa- Après ces considérations d'ordre général
tion, et possiblement à élaborer une repré- d'abord pour situer, ensuite pour différen-
sentation esthétique de cette situation. cier les deux affects choisis ici comme ob-
Cette « complexité de la situation » con- jets d'analyse, passons maintenant à une ex-
siste en un étrange équilibre entre désir et ploration plus spécifique. Il ne saurait s'agir,
savoir : le désir de l'objet perdu n'est pas évidemment, que d'une esquisse d'explora-
éteint, l'objet n'est pas désinvesti, ni déva- tions qui seront à compléter et à corroborer
lorisé aux yeux du sujet. Mais le savoir ultérieurement. Dans leur logique d'ensem-
coupe le chemin de la récupération, con- ble, il s'agit de considérer comparativement
damne à l'inanité tout élan nostalgique. Ce diverses concrétisations historiques de la
savoir découle de la condition de la condition appelée ici Spàtzeit, en vue d'en
Spàtzeit. Habité par ses propres construc- arriver à une meilleure compréhension de
tions imaginaires, le sujet est cependant notre contemporanéité culturelle.
accessible au principe de réalité, il se rend Il s'agit de les aborder dans le contexte
aux évidences de la situation historique que plus concret de l'analyse culturelle et dans
89ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 2 HIVER 1999
notre Spàtzeit. Une remarque préliminaire Entendons par là nostalgique au premier
à cette exploration me paraît de mise. degré, car il faut bien admettre qu'il y a
Comme je l'ai laissé entendre dans ce qui des formes de nostalgie esthétique plus
précède, je pars de l'idée que nous nous raffinées et moins directes. J'y reviendrai.
trouvons aujourd'hui dans une condition Retenons pour l'instant que le domaine
et dans une conscience de la Spàtzeit. Je esthétique ne tolère guère la nostalgie ex-
distingue cette condition et cette cons- plicite et directe. Toujours aux aguets dans
cience de celles de la modernité utopique une Spàtzeit, la nostalgie sait cependant
que je considère être en crise. Sans me ruser pour se manifester.
prononcer ici sur la vaste et diffuse pro- Quelles sont les ruses de la nostalgie
blématique de la postmodernité et de ses dans la culture contemporaine ? Je m'ap-
formes culturelles, je n'adhère pas à l'atti- puierai, pour en révéler quelques tours, sur
tude de Jùrgen Habermas qui considère des analyses de pratiques culturelles cou-
que la modernité est un projet inachevé rantes aujourd'hui, mais ne s'inscrivant pas
dont la réalisation doit être poursuivie. dans la zone traditionnellement appelée
Dans cette perspective, l'attitude contraire high culture. Dans son livre Megalopolis.
est qualifiée de néo-conservatrice. J'aime- Contemporary Cultural Sensibilities,
rais adopter ici une autre position, celle de Céleste Olalquiaga analyse la scène cultu-
la Spàtzeit, qui correspond à une crise ir- relle des grands centres urbains, avec un
récupérable de la modernité utopique, sans regard particulier sur l'Amérique latine et
pour autant me laisser manœuvrer dans un sur l'émergence de la culture latino-améri-
camp idéologiqument identifié comme caine dans les grandes villes nord-américai-
conservateur. nes (Olalquiaga). L'étude de Franziska
Roller est encore plus « excentrique » ; elle
IV. Nostalgie analyse la mode contemporaine qui con-
La nostalgie est aujourd'hui omnipré- siste à prendre plaisir au mauvais goût dont
sente, mais elle a mauvaise presse. Elle est une partie peut être désignée par le terme
omniprésente à la fois comme potentiel anglais trash culture (Roller).
intrinsèque de la Spàtzeit et comme moti- Pour situer les phénomènes qui les in-
vation d'actions politiques 10 . Dans le do- téressent, les deux auteures ont recours à
maine culturel, la nostalgie est de mauvais un modèle à trois niveaux qu'il sera utile
ton. Il est aujourd'hui difficile de faire ac- d'esquisser rapidement. Chez Olalquiaga
cepter par la critique spécialisée, et même les trois niveaux différencient plus spécifi-
par le grand public, un livre, un film, une quement des attitudes face au kitsch. Au
émission télévisée, bref un produit cultu- premier niveau se trouvent les "naive
rel qui serait nostalgique sans ambages. believers [adeptes naïfs] n " (Olalquiaga,
10 On la reconnaît comme un des mobiles décisifs dans divers développements de notre
contemporanéité mondialisée. Ainsi a-t-elle sa part dans les mouvements fondamentalistes, dans les appels à
l'État musclé sinon totalitaire, dans toutes les formes de purification ethnique, dans les mouvements d'ex-
trême droite qui visent à maintenir ou à rétablir une quelconque pureté identitaire essentialiste.
11 Sauf avis contraire, les traductions sont de l'auteur.
90MÉLANCOLIE ET NOSTALGIE : AFFECTS DE LA SPÀTZEIT
p. 44) qui jouissent du kitsch au premier quent — qu'on trouve à ce troisième ni-
degré ; au second niveau on trouve le veau et qu'on pourrait résumer par la jouis-
kitsch reproduit avec une deixis ironisante, sance ostentatoire du mauvais goût.
Olalquiaga parle de "ironie enjoyment from Les recoupements de ces deux modè-
a position of enlightened superiority [jouis- les à trois niveaux sont évidents. Voilà pour-
sance ironique à partir d'une position de quoi il me semble possible d'en extraire
supériorité éclairée]" (ibid., p. 45) ; le troi- un modèle qui nous permette de compren-
sième niveau est le plus complexe car il dre le maniement culturel de l'affect nos-
subsume les deux premiers, tout en y ajou- talgique de nos jours. À condition d'en élar-
tant un recouvrement identitaire à travers gir la portée au-delà des enjeux spécifiques
les matériaux kitsch ainsi traités 12. traités par les deux auteures, à savoir les
Roller distingue trois niveaux de jouis- questions du kitsch et du mauvais goût. Y
sance esthétique et de goût, en s'appuyant inclure l'enjeu de la nostalgie n'est
sur la manière dont Bourdieu établit la cor- d'ailleurs pas difficile, car la nostalgie navi-
rélation entre niveau social et goût esthéti- gue aujourd'hui, entre autres, sous ces
que. Au premier niveau, il y a une jouis- deux drapeaux.
sance immédiate et sans arrière-pensées Au premier niveau, nous avons affaire à
des objets de mauvais goût. Il s'agit d'usa- une nostalgie vécue au premier degré
gers peu cultivés dont le comportement moyennant des produits culturels qui la
est interprété comme manquant de culture mettent en scène sans filtre, sans retenue.
et de niveau (Roller, p. 198). Le second Elle sert souvent, au niveau de la culture de
niveau est celui du groupe social cultivé masse, comme un facteur économique fa-
qui fixe et qui suit le canon du bon goût et vorisant la vente d'un produit : littérature
se tient loin des objets de mauvais goût ou mélodramatique, film régional à saveur folk-
ne les manipule qu'à travers une distance lorique, habits dont le style reprend un look
ironique qui revêt une fonction critique. devenu objet de désir nostalgique (les an-
Au troisième niveau, finalement, nous trou- nées 1920,1950, i960 s'y prêtent) et, bien
vons un sujet dont la compétence esthéti- sûr, les objets-souvenirs de tout acabit. Il
que et culturelle est celle du niveau deux, s'agit d'un marché et par conséquent d'une
mais qui le dépassera par la jouissance os- consommation non négligeables qui se si-
tentatoire du mauvais goût ; il transgresse tuent à un niveau de « distinction » socio-
de la sorte sciemment le canon du bon goût esthétique très bas, du moins sur une
en escomptant un effet de provocation. Le gamme de valeurs décrétée par les gardiens
livre de Roller est consacré au comporte- du bon goût qui se situent au second niveau.
ment — aujourd'hui de plus en plus fré- L'attitude des consommateurs qui trouvent
12 Olalquiaga analyse surtout le cas des artistes « Néoricains » (Portoricains habitant à New York). Elle
parle de "Neorican artists' recovery of their héritage [la récupération de leur héritage par les artistes Néoricains] "
(Olalquiaga, p. 47) et décrit le processus de troisième niveau comme suit : "cannibalizing both the first and
second degrees and recycling them into a hybrid product that allows for a simulation of the lost expérience
[cannibaliser le premier et le second degrés en les recyclant pour en tirer un produit hybride permettant une
simulation de l'expérience perdue]" (ibid., p. 54).
91ÉTUDES LITTÉRAIRES V< UME 31 N° 2 HIVER 1999
du plaisir immédiat et non réfléchi dans leur qu'elle manipule ? Et surtout, peut-elle te-
relation à de tels produits répond à un désir nir en échec l'affect nostalgique prêt à re-
nostalgique de jouir, moyennant des repré- prendre son règne à partir du moindre frag-
sentations esthétiques, d'un monde qui n'est ment, de n'importe quelle voix citée,
plus ou qui, du moins, est fracturé. quelque contenue qu'elle soit par la voix
Au second niveau, on trouve d'abord qui cite ? Et c'est pire encore si la voix
les « bien-pensants » de l'esthétique, ceux qui cite joue elle-même d'ambivalence et
qui déterminent et surveillent le bon goût laisse percevoir le plaisir qu'elle a à re-
qui se situe, évidemment, dans une zone trouver, sélectionner et reproduire les
limitée et élevée. Comme gardiens du ca- voix nostalgiques qu'elle ne marque pas
non esthétique, leur premier geste à moins d'un signe ironique. On peut ren-
l'égard de la nostalgie et d'objets soupçon- voyer à titre d'exemple, dans le domaine
nés de la véhiculer est l'exclusion. Ils ad- latino-américain, à la technique de Manuel
mettent toutefois un traitement de la nos- Puig dans plusieurs de ses romans, où il
talgie au second degré qui consiste à la met en scène une culture hollywoodienne
manipuler avec la sécurité d'une distance telle qu'elle est recyclée dans l'imaginaire
critique. N'est admise alors dans une œu- de la femme argentine aspirant à une iden-
vre artistique que l'expression nostalgique tité de classe moyenne. Ou encore à Como
pourvue d'une marque critique. Le plus aguapara chocolaté de Laura Esquivel13,
souvent, cette marque est de nature iro- ce mélodrame mexicain de second degré
nique. Ce traitement ironico-critique de où on ne sait jamais sur quel pied danser :
la nostalgie prend alors presque la valeur s'agit-il de nostalgie de premier ou de
d'une thérapie contre le mauvais goût : deuxième degré ? Ce qui complexifie en-
sur le mode de la citation, on reproduit core ces exemples, c'est qu'ils se situent
des extraits chargés de l'affect nostalgique au point de croisement entre culture de
pour désigner, à partir d'une distance cri- masse et culture populaire, cette dernière
tique sécurisante, ce qui est considéré faisant aujourd'hui, en Amérique latine,
d'un niveau esthétique inférieur et donc, l'objet d'une re-théorisation qui n'est pas
en fin de compte, condamnable. exempte d'accents nostalgiques dans la
La littérature est pleine d'exemples de mesure où elle s'intéresse à son potentiel
ce traitement de la nostalgie. Et en fait, il identitaire.
ne semble pas poser de problème, du Il faut aussi mentionner la possibilité que
moins tant que la présence didactico-thé- le matériau nostalgique ainsi mis en scène
rapeutique d'une voix narrative, d'une ins- de manière p r é t e n d u m e n t contrôlée
tance critique, etc. garantit la réussite de échappe au contrôle du manipulateur.
l'opération. Mais rares sont les exemples C'est le cas quand ce matériau contient une
exempts d'ambivalence. L'instance critique intensité propre, j'irais jusqu'à parler de
contrôle-t-elle réellement le matériau virulence en faisant allusion par analogie à
13 J'ai entre les mains la dix-neuvième réL :ssion de 1993, si on y ajoute le fait qu'un film très
populaire a été tiré de ce livre, on peut évaluer l'im culturel qu'il a eu et continue à avoir.
92MÉLANCOLIE ET NOSTALGIE : AFFECTS DE LA SPÀTZEIT
quelque chose de pathologique. Ou sim- n'est pas neutralisé par le maniement criti-
plement, pour le dire dans les termes d'une que et didactique du matériau, mais forcé
relation de force, quand la voix citée prend par une transgression provocatrice. La
le dessus sur la voix citante. L'exemple le complexité de la mise en scène nonobs-
plus évident qui me vient à l'esprit dépasse tant, cette nostalgie de troisième degré
la problématique de la nostalgie, je le men- donne pleinement accès aux joies de l'af-
tionne quand même parce qu'il représente fect officiellement dévalorisé, voire cen-
un cas patent de ce qui peut également se suré. Malgré leurs différences évidentes,
passer avec des matériaux nostalgiques. Il tant la distance critique que la transgres-
s'agit du traitement critique de la porno- sion sont des marquages de l'affect nostal-
graphie ; l'intention critique est facilement gique établi au niveau deux comme une
neutralisée, sinon renversée par l'effet des norme négative et devraient empêcher le
extraits cités d'oeuvres pornographiques. glissement pur et simple au premier niveau.
Le film qui se veut une critique de la por- Il va sans dire que, rendus à ce degré de
nographie sera finalement « consommé » sophistication et de complexité dans le
comme un film pornographique à cause comportement esthétique et culturel, nous
des exemples qu'il reproduit à titre d'illus- ne devons pas nous étonner d'observer des
tration. Je pense en particulier au film de accidents de parcours, même des court-
l'ONF « C'est surtout pas de l'amour : un circuitages. D'autant plus que les objets
film sur la pornographie », réalisé par investis de nostalgie qui circulent au pre-
Bonnie Sherr Klein en 1981. mier et au troisième niveau sont les mê-
C'est au troisième niveau, finalement, mes ! Plutôt que d'analyser ces accidents
qu'on touche au cœur des ruses de la nostal- de parcours, penchons-nous brièvement
gie. Car c'est ici qu'on observe un compor- sur l'ambivalence foncière qui entoure l'af-
tement nostalgique, ou une manipulation de fect nostalgique dans notre Spâtzeit et
matériaux nostalgiques qui, tout en incluant qu'aucune tentative de contrôle, de neu-
les niveaux un et deux, récupère le plaisir tralisation ou encore de mise à distance ne
nostalgique au prix de la provocation. De la réussit à éradiquer parce que nostalgie et
part des consommateurs d'affects, c'est le Spâtzeit sont intrinsèquement liées. Cette
comportement le plus sophistiqué, car il in- ambivalence peut adopter diverses moda-
clut une conscience esthético-critique du lités de manifestation, par exemple un dé-
niveau deux, mais se donne libre accès au calage entre le moment de production et
premier niveau moyennant la transgression le moment de réception. Une œuvre dans
du canon esthétique établi au second niveau. laquelle les matériaux nostalgiques sont
Ce comportement présuppose donc une traités de manière critique peut connaître
parfaite compétence culturelle et esthéti- une réception nostalgique méconnaissant
que du niveau deux, sans quoi le plaisir du ou détournant l'intention critique du pro-
mauvais goût exposerait le sujet aux sanc- ducteur. Le cordon sanitaire qu'on dispose
tions imposées à la jouissance nostalgique autour de la nostalgie au moment de la pro-
de premier degré : exclusion, mépris, dis- duction peut sauter au moment de la ré-
crédit social. Contrairement au second ni- ception. Une autre modalité de manifesta-
veau, le contact avec l'affect nostalgique tion de l'ambivalence est le conflit des
93ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 2 HIVER 1999
interprétations : telle oeuvre est-elle nostal- afin de le libérer de cette voix pouvait tout
gique oui ou non ? — les interprètes peu- aussi bien donner libre cours à la nostalgie
vent apporter des réponses conflictuelles de son usage dans les années 1930 et 1940.
sans que leur différend puisse être référé à En plus, le projet de Reitz consistait à en-
une instance décisionnelle externe au pro- fin faire du vécu quotidien dans un village
cessus de réception. allemand pendant les années fascistes l'ob-
Je prends deux exemples particulière- jet d'une représentation de type historique.
ment intéressants parce qu'ils osent tou- Encore une fois, l'intention du cinéaste
cher à des matériaux virulents dans la mé- était de lever le tabou sur une période dif-
moire culturelle, des matériaux qui, ficile de l'histoire et du vécu subjectif alle-
par-dessus le marché, ont longtemps fait mand en en offrant une reconstruction
l'objet d'une tabouisation. Il s'agit d'exem- objective et neutre qui permette aux spec-
ples qui retravaillent le passé récent en tateurs allemands de se réapproprier leur
Allemagne. Si un artiste ose reprendre des propre passé sans les lunettes de l'idéolo-
objets ou contenus tabouisés parce qu'as- gie fasciste. Ce sur quoi Reitz n'a cepen-
sociés au fascisme historique, il risque dant eu aucun contrôle, c'est la réception
beaucoup, car il fait d'emblée face à la de son film : on lui a reproché de présen-
possibilité d'une double nostalgie : on peut ter ce passé sans filtre critique et de don-
lui reprocher d'avoir lui-même la nostalgie ner ainsi libre cours à une lecture nostalgi-
d'un régime totalitaire14, mais aussi de vou- que de son film.
loir réactiver les énergies nostalgiques sur Le second exemple est l'œuvre récente
lesquelles le régime fasciste a pu construire du peintre allemand Anselm Kiefer, qui est
son emprise en les drainant habilement probablement un des artistes les plus con-
vers son idéologie 15 . troversés en ce qui a trait à l'affect nostalgi-
Le premier exemple est le film Heimat que. Kiefer, également, touche à des tabous
du cinéaste allemand Edgar Reitz, réalisé et retravaille des matériaux appartenant au
dans les années 1980, c'est-à-dire 40 ans passé fasciste allemand. Plus exactement, et
après la fin de la seconde guerre mondiale. cela rend son cas plus complexe encore d'un
Un enjeu de taille, c'est le titre même de degré, il reprend des récits mythiques appar-
ce film, car le mot Heimat — qui veut dire tenant à l'histoire culturelle allemande et que
patrie, mais aussi pays natal, terroir, le chez- les fascistes s'étaient accaparés pour les inté-
soi collectif — avait été à tel point acca- grer dans leur idéologie : le Niebelungenlied,
paré par le discours fasciste qu'il tomba par le Teutoburger Wald, entre autres. En
la suite sous un tabou pour ne pas éveiller perlaborant ces matériaux esthétiquement,
avec lui la voix fasciste qui continuait à l'ha- pour utiliser ici un terme freudien, il espère
biter. Le réutiliser dans le titre d'un film les arracher à l'appropriation fasciste. Mais
14 Ce genre de nostalgie est bien vivant. Un exemple de mon propre vécu : dans plus d'un pays
d'Amérique latine, j'ai été exposé à la nostalgie des régimes militaires de la part de divers interlocuteurs. Dans
leurs propos, le passé investi de nostalgie apparaît comme un moment d'ordre et de bien-être économique ; le
présent, comme la perte de ces valeurs : déchéance et chaos.
15 Ernst Bloch a proposé une excellente analyse de ces mécanismes dans Héritage de notre temps,
Paris, Payot, 1977 (l'original allemand intitulé Erbschaft dieser Zeit fut publié en 1935).
94MÉLANCOLIE ET NOSTALGIE : AFFECTS DE LA SPÀTZEIT
y réussit-il ? Je suis d'avis que oui, surtout Plutôt que le retour AU Baroque, il faut dire : re-
tour DU Baroque (ce qui est radicalement diffé-
si on considère tout le travail d'une rent). Autrement dit, il ne s'agit pas de revenir en
ironisation critique qu'il obtient par le trai- arrière, dans une perspective archéologique, nos-
tement du sujet, par le choix des maté- talgique, — c'est le Baroque lui-même qui revient
riaux, par les titres, par les thèmes de la (Scarpetta, p. 22).
terre brûlée et de la ruine. Il faut admettre Cet exemple paraît assez banal17, mais
cependant que beaucoup d'observateurs il peut nous servir à documenter une ten-
estiment que Kiefer, en retravaillant ces dance lourde : il semble y avoir unanimité
sujets, se rapproche trop de ce dont il vou- pour exclure, sinon interdire l'affect nos-
drait faire la critique et reste pris à son pro- talgique du travail intellectuel.
pre jeu qui, perçu comme ambivalent, per- Malgré tout, il est possible de déceler
met d'éveiller la nostalgie du traitement une présence de la nostalgie dans la ré-
fasciste de certains contenus de l'histoire flexion théorique. Il faudrait cependant
culturelle allemande. Le débat reste ouvert, qualifier cette présence de deuxième de-
rien ne permet de le trancher facilement gré, puisqu'il ne s'agit pas d'une nostalgie
dans un sens ou dans l'autre -6. L'affect attachée à un objet ou à l'expérience es-
nostalgique a planté son drapeau sur des thétique qui en découle mais bien plutôt à
matériaux virulents de l'histoire récente et l'appareil conceptuel dont nous nous ser-
interpelle le public : rejeter ou céder ! L'in- vons pour en rendre compte.
différence est exclue ! Dans ses travaux sur la conscience de
Dans le domaine intellectuel la nostalgie Spâtzeit chez Flaubert, Eugenio Donato nous
est pratiquement proscrite. J'inclus dans offre un parfait exemple, même s'il nous fait
« domaine intellectuel » une pluralité d'acti- faire un détour comparatif par le XIXe siècle.
vités qui comprennent la philosophie, la En travaillant à la fois sur la correspondance
critique, la théorie, l'esthétique, les ré- de Flaubert et sur Bouvard et Pécuchet, et
flexions sur culture, art et médias. Tout y en se référant à la séquence d'épistémès que
semble permis — éclectisme, impureté, Foucault avait distinguées dans l'histoire dis-
réappropriations — à condition que ce ne cursive occidentale, il réussit à montrer que
soit pas teinté de nostalgie. Un exemple ce à quoi on assiste chez Flaubert, c'est la
parmi beaucoup : au moment où Guy crise de l'épistémè classique de la représen-
Scarpetta s'est intéressé à l'esthétique baro- tation. Il examine tout particulièrement la
que et s'est profilé comme le penseur d'un figure du Musée, lieu de représentation par
certain retour du baroque, il se souciait peu excellence opérant une mise en ordre spatio-
du sol historique sur lequel avait pu se dé- temporelle potentiellement de toute la ri-
velopper la culture baroque. Par contre, il chesse des objets hétérogènes — Flaubert
tenait à indiquer que ce retour se faisait, et utilise le terme de « bric-à-brac » — du monde.
j'ajouterai devait se faire, sans nostalgie : Or, le « bric-à-brac » du monde résiste à la
16 Un échantillon particulièrement intéressant de ce débat : dans son récent livre Twilight Memories.
Marking Time in a Culture o/Amnisia, Andréas Huyssen a inclus un chapitre intitulé « Anselm Kiefer : The
Terror of History, the Temptation of Myth » (New York / London, Routledge, 1995).
17 Un autre exemple : le dossier du numéro 35 (octobre 1998) de la revue Lignes porte sur la « Haine
de la nostalgie ».
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