Modèle du congé sabbatique inconditionnel (CSI)

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Article destiné au Réseau de réflexion – annuaire 2012

Modèle du congé sabbatique inconditionnel (CSI)

Ruth Gurny et Beat Ringger

Le présent article se base sur les discussions nourries menées dans le cadre du groupe d’études sur
la politique sociale, le travail et l’économie d’assistance et de soins. Ses auteurs, qui assument seuls
la responsabilité des opinions exprimées, remercient de leurs apports critiques Iris Bischel, Monika
Bürgi, Urs Chiara, Silvia Domeniconi, Katharina Prelicz-Huber, Ueli Tecklenburg et Bettina Wyer.

La collecte de signatures pour un revenu de base inconditionnel (RBI) bat son plein. Un RBI a beau
constituer une solution attrayante pour beaucoup de gens, sa mise en œuvre concrète soulève de
nombreuses questions. Le RBI risque ainsi de verser de l’eau au moulin des néolibéraux, rêvant de
démantèlement social. Le congé sabbatique inconditionnel (CSI) ouvre d’autres perspectives. Les
trois années de congé sabbatique demandées apporteraient à tous les adultes une bien plus grande
liberté pour organiser leur existence. Le CSI ne laisse aucun doute possible sur sa finalité: il est conçu
comme instrument de redistribution de la richesse nationale de quelques-uns au profit de tous.

De 1990 à 2010, la productivité du travail en Suisse corrigée de l’inflation a augmenté de 23 %1.
Durant la même période, les salaires réels n’ont progressé que de 9,56 %. Quant à la durée d’une
activité lucrative à plein temps, elle a diminué de 3 % seulement. D’où un manque à gagner de plus de
10 % pour les salarié-e-s.

Or ce ne sont que des valeurs statistiques, reflétant le seul aspect monétaire. Les gains de
productivité ainsi mesurés peuvent résulter soit de rationalisations (p. ex. machines ou programmes
informatiques plus rapides), soit d’une intensification du travail. Dans de nombreuses branches, le
potentiel de rationalisation est en bonne partie épuisé. Par conséquent, les gains de productivité
découlent toujours moins de rationalisations et sont toujours plus le résultat d’une pression accrue au
travail. Les pressions professionnelles et les atteintes psychiques ont dès lors massivement
augmenté. D’où l’importance que ces gains de productivité bénéficient au moins proportionnellement
aux salarié-e-s – principalement sous forme de loisirs supplémentaires, afin de compenser l’usure liée
au stress professionnel.

C’est là qu’intervient le modèle du congé sabbatique inconditionnel (CSI). Entre la fin de sa formation
professionnelle initiale et son départ à la retraite, toute personne adulte doit pouvoir prendre trois ans
de congé payé. Le montant du CSI sera uniformément fixé à 3200 francs par mois. Le CSI permet,
pendant un certain temps, de ne plus devoir penser à gagner sa croûte et de privilégier d’autres
aspects de l’existence. Inconditionnel signifie que l’octroi d’un congé sabbatique n’est assorti d’aucune
condition. Par conséquent, les gains de productivité du travail obtenus au cours des dernières

1 Voir données de l’Office fédéral de la statistique
(www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/04/03/blank/key/02.html)

                                                                                                        1
décennies aboutiront à un gain de liberté pour tout le monde, offrant à chacun-e la marge de
manœuvre nécessaire à la poursuite d’objectifs personnels. Le CSI, financé par l’impôt, est un
instrument de redistribution de la richesse nationale détenue par quelques-uns au profit de tous.

Trois ans de CSI correspondent à 6,7 % de la durée moyenne d’une vie professionnelle (45 ans), et
raccourcissent d’autant la durée du travail. Peuvent prétendre à un CSI toutes les personnes adultes,
y c. celles effectuant des tâches d’assistance et de soins à domicile ou travaillant à temps partiel. Le
montant du CSI est toutefois inférieur au salaire médian (voir explications ci-dessous). Globalement,
on peut considérer qu’un CSI aboutirait au remboursement de deux tiers des gains de productivité
ayant échappé aux travailleurs/euses salariés au cours des 20 dernières années. D’où une
redistribution bienvenue au profit des personnes accomplissant davantage de tâches d’assistance et
de soins pour des particuliers.

Points-clés du CSI

Il est institué, pour toute personne adulte ayant son domicile et sa résidence habituelle en Suisse, un
compte-temps CSI où seront inscrites les années de perception d’un CSI.

Chaque personne a droit à trois années de CSI. Le montant sera fixé à un niveau suffisant pour
couvrir le minimum vital social. Nous préconisons un niveau correspondant à 80 % du salaire
minimum de 4000 francs revendiqué par les syndicats, soit 3200 francs2. Ce montant équivaut à 54 %
du salaire médian en 2010 (5979 francs).

Le CSI peut être perçu à l’issue de la formation professionnelle initiale et après au moins deux ans
d’activité professionnelle, entre 25 ans et l’âge de l’AVS 3. Le moment sera choisi librement. Le CSI
peut également être pris – selon les préférences de chacun – sous forme d’activité à 50 %, ou
«économisé» puis repris sous forme de retraite anticipée.

Peuvent prétendre à un CSI les personnes adultes ne percevant pas de rente 4, ayant eu leur domicile

légal en Suisse pendant au moins cinq années sans interruption et payant leurs impôts ici 5.

2 Les chiffres se rapportent à la Suisse. En Allemagne, le salaire médian s’élevait à 2702 euros en 2010; la rente
CSI y avoisinerait par conséquent 1460 euros.

3 On pourrait penser à un fractionnement. La première tranche pourrait être perçue à 25 ans, puis une autre
tranche annuelle tous les dix ans.

4 Les bénéficiaires de rentes AI partielles ont droit à un CSI calculé au prorata.

5 Comme les prestations du CSI sont financées par l’impôt, elles ne tombent pas sous le coup de l’accord sur la
coordination des systèmes de sécurité sociale, et les prestations ne peuvent être exportées.

2
Le droit est indépendant du statut professionnel. Il se calcule au prorata des années comprises entre
l’âge de 20 ans révolus et l’âge de la retraite. Exemple: si une femme s’installe en Suisse à 37 ans,
elle obtiendra à 42 ans une bonification CSI. Ayant encore devant elle la moitié de sa vie
professionnelle (l’âge de la retraite étant à 64 ans pour les femmes), la bonification correspondra à
50 % de la durée maximale du CSI.

La volonté de prendre un CSI doit être communiquée à l’employeur six mois à l’avance. Si le congé
dure plus d’un an (24 mois en cas de congé partiel), le contrat de travail ne pourra être dénoncé
pendant cette phase. Les travailleurs/euses peuvent par conséquent reprendre leur emploi familier
après le CSI. Cette protection contre le congé exige toutefois d’avoir travaillé au moins deux ans
auprès du même employeur avant de prétendre à un CSI.

L’accident ou la maladie ne seront pas comptés, jusqu’à concurrence de trois mois par cas, dans la
durée du CSI, et l’indemnité pour le CSI restera versée pendant cette période. Si le préjudice dure
plus de trois ans, la phase de CSI sera interrompue; le régime d’assurance en vigueur avant le CSI
sera alors déterminant.

Les périodes de CSI sont assimilées à des périodes de travail au regard des assurances sociales. Si
le revenu professionnel réalisé avant était plus élevé que l’indemnité CSI, la couverture d’assurance
sociale sera maintenue au niveau du revenu antérieur. Les primes d’assurance couvrant la différence
entre la rente CSI et le gain assuré seront payées par le fonds de financement du CSI.

Il ne sera pas effectué de paiement au titre du CSI durant les phases donnant droit à la perception
d’indemnités journalières de l’AC. Cette mesure vise à éviter que des personnes au chômage ne
subissent des pressions pour demander une rente CSI. Il en va de même pour l’aide sociale.

Les caisses de compensation AVS se chargeront de l’exécution du CSI (tenue des comptes, paiement
des rentes). Les frais administratifs pourront ainsi être réduits au minimum.

Lors de l’introduction du CSI, tous les ayants droit bénéficieront d’un avoir minimum d’un an en
matière de CSI. Ainsi, les personnes proches de la retraite bénéficieront d’une anticipation d’un an de
leur départ à la retraite. Les droits plus élevés seront calculés au prorata temporis des années
restantes jusqu’à la retraite.

Coûts et financement

Sont déterminants pour le calcul des coûts tous les adultes ayant leur résidence habituelle en Suisse
et âgés de 20 à 65 ans (femmes: 64 ans), qui ne perçoivent pas de rente pour accident ou AI 6. En

6 Même si le CSI ne peut être perçu qu’à partir de 25 ans, le calcul du droit se base sur la période comprise entre l’âge de
20 ans et la retraite. Lors de l’introduction du CSI, seules les personnes âgées de 20 ans auront droit à une bonification de
trois années complètes; le droit des personnes plus âgées diminuera prorata temporis.

                                                                                                                                3
Suisse, cette classe d’âge comprenait près de cinq millions d’adultes à fin 2011. Parmi eux, on trouvait
320 000 bénéficiaires de rente AI ou pour accident. Par conséquent, 4,7 millions de personnes
auraient droit à un CSI. Chaque année de CSI sera prise en moyenne, dans une année civile, par 1/45
des ayants droit, soit 104 000 personnes. D’où des paiements annuels, au titre du CSI, de 104 000 x
3200 francs x douze paiements mensuels, soit quatre milliards de francs. A cela s’ajoutent les coûts
destinés à compenser à concurrence du revenu professionnel la couverture sociale, ainsi qu’à
prolonger les paiements au titre du CSI en cas de maladie ou d’accident d’une durée de moins de trois
mois. Nous estimons ces coûts à env. 10 %. Les coûts annuels liés à un CSI d’une durée d’un an
avoisineraient ainsi 4,5 milliards de francs – soit 0,8 % du PIB.

Si tous les habitants de Suisse obtiennent au moment de l’introduction au moins un an de CSI, il en
résultera des coûts uniques de 0,75 milliard de francs. En effet, la durée du CSI sera allongée pour un
tiers des ayants droit de six mois en moyenne par rapport au droit au prorata temporis. D’où des coûts
supplémentaires équivalents à six mois de rente CSI pour un tiers des ayants droit, soit un sixième
des coûts liés à une année de CSI pour tout le monde – donc à 0,75 milliards de francs.

Le financement du CSI proviendra d’impôts redistributifs. Depuis quinze ans, des allégements fiscaux
substantiels ont été accordés sur les bénéfices des entreprises et sur les revenus élevés des
personnes physiques – alors même que les bénéfices et les revenus élevés ont massivement
augmenté. D’où l’importance de corriger cette évolution par des hausses d’impôts ayant un effet
redistributif, soit des impôts sur les bénéfices élevés, sur les successions et les salaires (bonus
compris) dépassant 500 000 francs. Les détails sur de telles réformes fiscales et sur les recettes
qu’elles généreraient figurent dans l’ouvrage du Réseau de réflexion «Richtig Steuern». 7

Modèles étrangers
Il existe déjà ailleurs des formes de congé payé inconditionnel, ou alors elles ont été pratiquées dans
l’histoire récente. Le Danemark s’est aventuré avec succès sur ce terrain entre 1993 et 1998, avec un
régime de congé payé. Pour faciliter la réinsertion professionnelle des personnes au chômage, les
salarié-e-s qui le désiraient pouvaient quitter volontairement leur emploi pendant une période allant
jusqu’à un an, tout en percevant des indemnités de chômage. Ils avaient la garantie de retrouver leur
emploi au retour, et le temps ainsi libéré n’était soumis à aucune condition. Leur poste revenait
pendant cette année à une personne au chômage. Le modèle a remporté un vif succès et contribué à
une nette résorption du chômage8. La Belgique connaît depuis 1985 un système de congé
partiellement payé (interruption de carrière, en flamand «loopbaanonderbreking»). Les salarié-e-s
peuvent interrompre en partie ou complètement leur activité lucrative. Un petit revenu leur est versé

7 Hans Baumann et Beat Ringger, Richtig Steuern. Edition 8, Zurich 2011.

4
pendant le congé. En outre, la protection contre le licenciement est maintenue et la personne a le droit
d’être réengagée dans la même fonction à l’issue de son congé. Les revenus de remplacement sont
toutefois nettement inférieurs à ceux préconisés par nous pour le CSI.

Etapes d’introduction

La mise en place d’un régime de CSI pourrait se faire de diverses façons. Une introduction par étapes
n’amoindrirait ni ne pervertirait l’effet visé. Un CSI pourrait être revendiqué sur le terrain politique, ou
par le biais des conventions collectives de travail et des règlements du personnel. Certains groupes
professionnels bénéficient d’ores et déjà de congés sabbatiques réguliers. Les personnes en question
peuvent demander en tout temps à bénéficier d’un CSI. C’est p. ex. le cas des professions de la
santé. Dans les hôpitaux, les homes, les cliniques et cabinets médicaux, les atteintes à la santé et les
défis du quotidien professionnel ont massivement augmenté ces dernières années. Le personnel
soignant p. ex. ne parvient plus guère à travailler durablement à 100 %. Comme un poste à 80 %
implique toujours plus une charge professionnelle équivalente à un emploi à temps complet, un taux
d’occupation plus élevé entre rarement en ligne de compte. Aussi le syndicat du personnel soignant,
soit le SSP songe-t-il désormais à exiger un congé de compensation, p. ex. sous forme de congé
supplémentaire de trois mois accordé tous les trois ans. Autrement dit, les syndicats et associations
du personnel peuvent aborder de différentes manières l’idée du CSI.

Quels effets secondaires indésirables?

Comme pour n’importe quelle nouveauté de politique sociale, il faudra examiner les effets secondaires
indésirables du CSI et, le cas échéant, l’accompagner des mesures correctrices requises.

Que se passera-t-il pour les personnes exclues du circuit professionnel et n’ayant pas droit à une
rente couvrant leurs besoins vitaux, pour les bénéficiaires d’aide sociale et les chômeurs de longue
durée en fin de droit? Le CSI n’a pas de solution à proposer ici. Au contraire, il faudrait améliorer la
sécurité sociale de ces personnes, en renforçant les assurances sociales existantes. Le Réseau de
réflexion a présenté un projet de réforme ad hoc, soit l’assurance générale du revenu 9. Un élément
central de l’AGR réside dans le versement pendant une durée indéterminée d’indemnités journalières,
jusqu’à ce que l’allocataire ait trouvé un nouvel emploi acceptable. L’AGR étant traitée en détail dans
d’autres publications du Réseau de réflexion, nous nous bornons à y renvoyer ici.

8 Comme le régime danois de congé payé était destiné à combattre le chômage, il a été abandonné une fois que le chômage
a fortement reflué. Voir p. ex. Compston & Madsen, 2001 ou Per H. Jensen, The Danish Leave of Absence Schemes, Center
of Comparative Welfare Studies, Aalborg, 2000.

9 Ruth Gurny et Beat Ringger, Die Grosse Reform. Die Schaffung einer Allgemeinen Erwerbsversicherung AEV. Edition 8,
Zurich 2009.

                                                                                                                        5
Qu’en est-il de la crainte que comme on le reproche déjà p. ex. au revenu de base inconditionnel
(RBI), le CSI devienne une «prime au fourneau» ou une prime pour activités d’assistance et de soins
cimentant les discriminations entre les sexes? De nombreuses femmes prendraient indiscutablement
un CSI pour se consacrer à l’éducation de leurs enfants, sacrifiant au passage leurs propres intérêts
ou ambitions professionnels. Car comme de nombreuses familles éprouvent des difficultés financières
durant les années où leurs enfants grandissent, les écarts de rémunération persistants entre femmes
et hommes incitent à de tels choix: les mères prendront leur CSI pendant leur phase familiale, pour
éviter tout manque à gagner dû au revenu plus élevé du père. Pour atténuer cet effet pervers, il
faudrait prévoir avant l’introduction du CSI (ou au plus tard en parallèle) la création d’un congé
parental, dont les pères devraient prendre au moins la moitié10.

Idéalement, le CSI favorisera une meilleure compensation de la répartition des charges d’assistance
et de soins à domicile entre les sexes. Au-delà de leur congé parental, les hommes pourront utiliser
une partie de leur CSI pour passer plus de temps avec leurs enfants, sans devoir pour autant
renoncer à leur carrière professionnelle. Il sera dès lors plus facile pour les femmes d’exiger de leur
partenaire qu’il s’engage sur ce terrain. Toutefois, ni les congés parentaux ni le CSI ne sauraient
remplacer l’engagement en faveur de l’égalité salariale, ou de meilleures offres de prise en charge
extrafamiliale des enfants. Au contraire, on voit clairement ici, une fois de plus, toute l’importance de
ces postulats pour que l’augmentation du temps de loisirs n’aboutisse pas à cimenter des rapports
inégalitaires entre les sexes. Dans une optique d’égalité entre les sexes, les effets d’un CSI seront
d’autant meilleurs que les offres de prise en charge et de soins sont développées, et que les écarts de
revenus entre femmes et hommes auront été nivelés.

10 La Commission fédérale de coordination pour les questions de familiales (COFF) préconise d’octroyer conjointement aux
deux parents, pour chaque enfant, un congé parental de 24 semaines. Les parents seraient indemnisés à hauteur de 80 % du
salaire brut ou de max. 196 francs par jour. Dans le modèle de la COFF, les hommes devraient prendre au moins quatre
semaines (droit individuel). La COFF situe les coûts d’un tel congé parental entre 1,1 et 1,2 milliard de francs par an. Voir
Congé parental – allocations parentales, un modèle de la COFF pour la Suisse, Berne 2010.

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