Orchestre Philharmonique de Radio France - Si l'Orchestre m'était conté - Maison de la Radio
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© Jean-François Leclercq © Svetlin Roussev Orchestre Philharmonique de Radio France Si l’Orchestre m’était conté Antonio Vivaldi / Astor Piazzolla Les Saisons Nancy Huston auteur et récitante Svetlin Roussev violon et direction Dossier de préparation au concert du 7 mars 2o14 Ambassadeurs de l’UNICEF
Si l’Orchestre m’était conté Les Saisons Vivaldi / Piazzolla Concert du 7 mars 2014 15h30 – Salle Pleyel Nancy Huston, auteur et récitante Svetlin Roussev, violon et direction Orchestre Philharmonique de Radio France Concert réservé aux classes de CM1-CM2-6e-5e En coproduction avec France Culture. Date de diffusion à venir. Ce concert sera également diffusé sur France Musique Orchestre Philharmonique de Radio France Programme pédagogique Cécile Kauffmann-Nègre, responsable Tél. 01 56 40 34 92, cecile.kauffmann@radiofrance.com Myriam Zanutto, professeur-relais de l’Education nationale Tél. 01 56 40 36 53, myriam.zanutto@radiofrance.com Floriane Gauffre, chargée des relations avec les publics Tél. 01 56 40 35 63, floriane.gauffre@radiofrance.com Pièce 10424 116, avenue du Président Kennedy 75220 Paris Cedex 16 1
Venir au concert Accueil des classes à partir de 14h45 Durée estimée : environ 1h A votre arrivée, présentez-vous au guichet pour retirer vos billets et votre facture. Lors du placement, veillez à répartir les accompagnateurs au milieu des élèves pour un encadrement efficace. Rappelez à vos élèves la nécessité d’une attention soutenue, tant pour la qualité de leur écoute que pour le respect des musiciens. 2
Sommaire Les deux œuvres p. 5 I. Le Quattro Stagioni, Antonio Vivaldi A. Il Cimento dell’ harmonia e dell’ invenzione B. Qu’est-ce qu’un concerto ? II. Las Cuatro Estaciones Porteñas, Astor Piazzolla Musique à programme ou musique descriptive ? p. 7 I. Vivaldi, Les Quatre Saisons : une musique à programme A. Principe de l’œuvre B. Correspondances texte/musique – Activités pédagogiques II. Piazzolla, Les Quatre Saisons de Buenos Aires : une musique descriptive A. A chacun son interprétation B. Quatre saisons. Quatre tangos 1. A propos du tango a. Origines b. Caractéristiques musicales 2. Quatre saisons, quatre atmosphères a. “ Verano Porteño”- L’Eté de Buenos Aires b. “Otoño Porteño” - L’Automne de Buenos Aires c. “Primavera Porteña” - Le Printemps de Buenos Aires d. “Invierno Porteño” - L’Hiver de Buenos Aires Ce que vous allez entendre au concert p.16 I. L’effectif instrumental II. Le déroulement du concert III. Le regard de nos artistes sur cette création A. Svetlin Roussev B. Nancy Huston Contextes… p. 20 I. Vivaldi A. Musical B. Scientifique C. Littéraire D. Historique et politique 3
II. Piazzolla A. Historique, économique, social B. Musical C. Pictural D. Littéraire Musique populaire et musique savante p. 25 I. Vivaldi : musique savante II. Piazzolla : musique populaire et savante A. Un environnement musical hétérogène B. « La grande révélation de ma vie » C. Le bandonéon Deux modernistes p. 29 I. Vivaldi A. Le concerto de soliste B. L’écriture pour violon : virtuosité et expression C. Toutes sortes de concertos, pour tous les instruments ! II. Piazzolla A. Le style Piazzolla 1. L’écriture 2. Le rythme B. Le « tango nuevo » C. Pourquoi tant de passion ? Sources et prolongements : bibliographie, sitographie, discographie p. 33 Annexes Annexe 1 : Les sonnets accompagnant la partition p. 36 Annexe 2 : Idées d’exploitations pédagogiques p. 37 Annexe 3 : Les thèmes de la musique descriptive et leurs compositeurs p. 39 Annexe 4 : Vivaldi en quelques dates p. 40 Annexe 5 : Piazzolla en quelques dates p. 41 Le concert p. 42 Svetlin Roussev, violon et direction Nancy Houston, auteur et récitante Orchestre Philharmonique de Radio France Des livres, disques et DVD pour mieux connaître p. 45 l’Orchestre Philharmonique de Radio France Ce dossier a été réalisé par Myriam Zanutto 4
Les deux œuvres Les Quatre Saisons de Vivaldi comptent parmi les œuvres les plus populaires de la musique classique. Dans les années 60, Astor Piazzolla compose Les Quatre Saisons Portègnes1 – que l’on peut aussi nommer Les Quatre Saisons de Buenos Aires. Deux siècles et demi séparent ces œuvres. I. Le Quattro Stagioni (Les Quatre Saisons), Antonio Vivaldi (1678-1741) A. Il Cimento dell’ harmonia e dell’ invenzione (opus 8, 1725) Les Quatre Saisons sont tellement populaires et ancrées dans notre “inconscient musical collectif” que nous employons ce titre comme s’il ne désignait qu’une seule œuvre. Il s’agit en réalité des quatre premiers concertos pour violon d’un recueil qui en comporte douze. Ce recueil s’intitule Il Cimento dell’ harmonia e Concerto n°1: « Primavera » - Le Printemps dell’ invenzione, ce qui signifie en mi majeur, op.8, R. 269 Allegro Largo Allegro français “Le combat2 entre l’harmonie et l’invention”. Ce titre Concerto n°2: « L’Estade » - L’Eté résume presque à lui seul le sol mineur, op.8, R. 315 Allegro non molto Adagio Presto paradoxe baroque : confrontation entre raison (symbolisée ici par Concerto n°3 : « L’Autunno » - L’Automne l’harmonie) et imagination, entre fa majeur, op.8, R. 293 Allegro Adagio molto Allegro technique et inspiration, cadres formels et inventivité, à laquelle se Concerto n°4: « L’Inverno » - L’Hiver fa mineur, op.8, R. 297 frottent tous les artistes de cette Allegro non molto Largo Allegro époque. 1 portègne : adjectif dérivé de Porteño. Un Porteño est un habitant de Buenos Aires. 2 ou encore : la lutte, le duel 5
B. Qu’est-ce qu’un concerto ? Les philologues et musicologues se disputent quant à l’étymologie du terme “concerto”. Ce mot vient du latin, certes, mais de concertare, ou de conserere ? “Lutter” ou “unir” ? Ce n’est au fond pas la peine d’en venir aux mains… Les deux se justifient : les groupes instrumentaux luttent ensemble, mais finissent par s’unir au sein d’une même forme musicale. Un concerto oppose deux ou plusieurs masses instrumentales de volume inégal. Cette forme est partie du concerto grosso (un petit groupe de solistes + le “gros des forces orchestrales”) pour en arriver, avec Vivaldi, au concerto de soliste encore en vigueur aujourd’hui (un instrument soliste + un orchestre). II. Las Cuatro Estaciones Porteñas (Les Quatre Saisons de Buenos Aires), Astor Piazzolla (1921-1992) Entre 1965 et 1970, Astor Piazzolla compose Las Cuatro Estaciones Porteñas (“Les Quatre Saisons Portègnes” ou “Les Quatre Saisons de Buenos Aires”), pour son Quinteto Nuevo Tango (violon, piano, guitare électrique, contrebasse et bandonéon). Cette œuvre est à présent présentée comme une Suite, mais n’a pas été conçue comme telle par Piazzolla. Il a tout d’abord composé “Verano “Verano Porteño” Porteño” en 1965 (“L’été de Buenos “L’été de Buenos Aires” Aires”), qui était à l’origine destinée à accompagner une pièce de théâtre3 ; “Otoño Porteño” ont suivi “Otoño Porteño”, 1969 “L’automne de Buenos Aires” (“L’automne de Buenos Aires”), “Primavera Porteña”, 1970 (“Le “Primavera Porteña” printemps de Buenos Aires”) et enfin “Le printemps de Buenos Aires” “Invierno Porteño”, 1970 (“L’hiver de Buenos Aires”). Cet ordre n’est pas “Invierno Porteño” “L’hiver de Buenos Aires” immuable : les pièces peuvent être interverties, ou jouées séparément. 3 Une pièce du dramaturge et comédien argentin Alberto Rodriguez Muñoz. 6
Musique à programme ou musique descriptive ? La musique descriptive s’attache à évoquer – ou parfois imiter – des phénomènes naturels, des événements, des personnages, des lieux ; elle renvoie à un élément extramusical. On l’oppose à la musique “pure” qui, elle, ne contient aucune référence extramusicale. La musique à programme dépasse la seule inspiration descriptive en ceci qu’elle implique une histoire, une évolution dans le temps. Camille Saint-Saëns, en composant “Poules et Coqs” (extrait du Carnaval des Animaux) n’a pas cherché à évoquer musicalement l’évolution de l’apparence de la poule (ses premières rides, le ternissement de sa crête, etc.) au cours de sa vie, ni ses états d’âmes face à la complexité de ses rapports avec le représentant mâle de la basse-cour… Maurice Ravel, dans ses Jeux d’eau, s’inspire « du bruit de l'eau et des sons musicaux que font entendre les jets d'eau, les cascades et les ruisseaux », mais ne raconte aucune histoire. I. Vivaldi, Les Quatre Saisons : une musique à programme A. Principe de l’œuvre Le principe des Quatre Saisons est simple : un concerto, une saison. Nos quatre concertos de Vivaldi s’inscrivent bien dans le domaine de la musique à programme puisque le compositeur s’applique à nous décrire musicalement l’évolution du cycle des saisons. Il s’appuie pour cela sur un support littéraire - quatre sonnets – dont on ignore s’il en est ou non l’auteur. La partition de chaque saison (de chaque concerto) est précédée du sonnet correspondant, dont la quasi intégralité des vers est reportée sur les parties instrumentales (au-dessus des notes de musique). B. Correspondances texte/musique NB : Les indications de minutage correspondent à l’enregistrement de l’Academy of St Martin in the Fields, dir. Neuville Mariner, violon Alan Loveday, disponible gratuitement sur Youtube : http://www.youtube.com/watch?v=ByZx6oBd4yA 7
VIVALDI - Concerto n°1 : “Primavera” - Le Printemps Mouvements Texte du sonnet Texte du sonnet Correspondances musicales (en italien) (traduction française) Giunt’è la Primavera e festosetti Voici le Printemps, A Ritournelle/refrain au tutti : thème joyeux et serein ; tonalité majeure (mi M) ; registre aigu ; nuance forte ; thème joué 2 fois (la 2de en écho, nuance piano) 1er mouvement La salutan gl’augei con lieto canto, Que les oiseaux saluent d’un chant joyeux. B Solo 1 : Canon entre violon soliste et violons 1 et 2. Trilles, registre très aigu, rythme rapide en doubles croches. E i fonti allo Spirar de’zeffiretti Et les fontaines, au souffle des zéphyrs, C Tutti : broderies répétées, nuance piano, registre médium, souffle très doux. Allegro Con dolce mormorio Scorrono intanto; Jaillissent en un doux murmure. Vengon’ coprendo l’aer di nero Ils viennent, couvrant l’air d’un manteau D Tutti : nuance forte, trémolos dans le grave, rythme très rapide (triple croches), amanto noir, gammes ascendantes mesure : E Lampi, e tuoni ad annunziarla eletti Le tonnerre et l’éclair messagers de l’orage. Solo 2 : triolets rapides en arpèges (triples croches aussi) ; le tutti, menaçant, 4 temps ponctue en trémolos quand le soliste se tait. (4/4) Indi tacendo questi, gli August Enfin, le calme revenu, les oisillons E. Solo 3 : notes répétées (stabilité) suivie d’une gamme chromatique ascendante, Tornan di nuovo al lor canoro incanto. Reprennent leur chant mélodieux. trilles ; tonalité mineure, nuance piano. Canon avec les violons 1. * tutti : l’orchestre dans sa totalité Activités Musique : relever les correspondances texte/musique ; chanter le thème ; frapper le rythme caractéristique (croche deux doubles) ; acquérir le vocabulaire spécifique. Français : à l’aide du dictionnaire, trouver la signification du mot “zéphyr” (situer dans le temps ; effectuer une recherche afin de pouvoir raconter un épisode mythologique dans lequel il apparaît) ; relever tous les mots relevant de la saison du printemps ; découper temporellement le sonnet (3 moments) et trouver l’adverbe indiquant que tout revient “à la normale”. Arts visuels et Histoire des arts : effectuer des recherches sur les représentations iconographiques de Zéphyr et les comparer. Géographie : savoir situer l’Italie et la Grèce. VIVALDI - Concerto n°2 : “L’Estade” - L’Eté Mouvements Texte du sonnet Texte du sonnet Correspondances musicales (en italien) (traduction française) Ah che pur troppo i Suo timor Son veri Ah, ses craintes n’étaient que trop vraies, Tutti : thème impétueux, registre grave, tonalité mineure (sol m), nuance 3e mouvement Tuona e fulmina (il Ciel e grandioso Le ciel tonne et fulmine (et la grêle forte. Trémolos rageurs (précédés d’un saut d’8ve inférieure). Caractère Presto Tronca il capo alle Spiche e a’ grani alteri.) Coupe les têtes des épis et des tiges.) renforcé par l’unisson du tutti (toutes les cordes jouent les mêmes notes). mesure : 3 temps NB : ne sont reportés sur la partition que les mots NB : ne sont reportés sur la partition que les (3/4) en gras. vers en gras. 8
VIVALDI - Concerto n°3 : “L’Autunno” - L’Automne Mouvements Texte du sonnet Texte du sonnet Correspondances musicales (en italien) (traduction française) Celebra il Vilanel con balli e Canti Par des chants et par des danses, A. Tutti : thème très joyeux, vif, entraînant ; registre aigu ; tonalité majeure (fa M) ; Del felice raccolto il bel piacere Le paysan célèbre l’heureuse récolte nuance forte ; thèmes joué 2 fois (la 2de en écho, nuance piano). E del liquor de Bacco accesi tanti Et la liqueur de Bacchus Solo : plusieurs moments illustrant les différents états de l’ébriété. - arpèges descendants et ascendants → euphorie (à 1mn 02sec); - gammes descendantes encore plus rapides (triples croches) → chutes ? (à 1mn 10sec) 1er mouvement - entrecoupé de moments où le violon se fait plaintif, rythme plus lent (croches), tonalité mineure → attendrissement, épanchements affectifs ? (à 1mn 28 sec). - notes en contretemps (le temps fort est marqué par le violoncelle et clavecin), un peu Allegro incertaines → démarche titubante ? élocution difficile ? (à 1mn 55sec) mesure : 4 temps Finiscono col Sonno il lor godere. Conclut la joie par le sommeil. - Tempo ralenti, rythme lent (notes tenues) ; tonalité mineure ; nuance piano ; intervalles (4/4) disjoints → bâillements ? (à 3mn 26sec) - longues notes tenues en descente chromatique ; nuance pianissimo → lutte vaine contre le sommeil, qui se profile... inexorablement… (à 4mn 07sec) - note tenue pendant 20 temps → le sommeil est là (à 4mn 22sec) - Tutti : soudain, reprise du thème initial, de son tempo vif, de sa nuance forte → l’ivrogne se réveille-t-il brusquement pour continuer la fête ou bien l’attention se reporte- t-elle sur les autres villageois, alors qu’il dort d’un sommeil pesant ? (à 4mn 46sec) Activités Musique : relever les correspondances texte/musique ; chanter le thème, en réalisant un travail d’interprétation sur l’effet d’écho (forte/piano) ; frapper le rythme caractéristique (croche deux doubles) et faire le rapprochement avec celui du 1er mouvement du Printemps ; acquérir le vocabulaire spécifique. Français : chercher la signification du mot “Bacchus” (être capable de raconter un épisode mythologique dans lequel il apparaît) et trouver son correspondant grec ; relever le vocabulaire illustrant la saison de l’automne ; travailler sur le vocabulaire exprimant l’état d’ébriété, puis essayer de placer les mots sur la musique (ou l’inverse, commencer par écouter, réfléchir au vocabulaire). Arts visuels et Histoire des arts : effectuer des recherches sur les représentations iconographiques de Bacchus. Histoire et géographie : les mythes antiques ont-ils perduré après la christianisation du monde gallo-romain ? Sciences expérimentales et technologie : pourquoi de nombreuses récoltes s’effectuent-elles en automne ? 9
VIVALDI - Concerto n°4 : “L’Inverno” - L’Hiver Mouvements Texte du sonnet Texte du sonnet Correspondances musicales (en italien) (traduction française) Aggiacciato tremar trà nevi algenti Trembler violemment dans la neige étincelante, A. Tutti : entrée en canon (fuguée) ; notes répétées avec un petit trille sur chaque ; tonalité mineure (fa m) → frissons. Petits sauts pour se réchauffer ? 1er mouvement Al Severo Spirar d’orrido Vento, Au souffle rude d’un vent terrible, B. Solo 1 : arpèges suivis de gammes descendantes sur un rythme rapide (triples Allegro non croches) → bourrasques de vent glacial. molto Correr battendo i piedi ogni Courir, taper des pieds à tout moment C. Tutti : trémolos (à 4mn 22sec) → course, sauts sur place. mesure : 4 temps momento; (4/4) E pel Soverchio gel batter i denti; Et, dans l’excessive froidure, claquer des dents; D. Tutti + violon solo (en doubles cordes) : trémolos (en triples croches) et dans l’extrême aigu, âpres malgré la nuance piano → claquements de dents. Activités Musique : relever les correspondances texte/musique ; percevoir l’écriture fuguée ; repérer les différents effets de l’écriture violonistique (tremolos, trilles...) ; acquérir le vocabulaire spécifique. Français : relever les adverbes et adjectifs qui renforcent la sensation de froid ; rédiger un petit récit sur le même modèle, exprimant cette fois-ci la chaleur pesante de l’été. 10
II. Piazzolla, Les Quatre Saisons de Buenos Aires : une musique descriptive A. A Chacun son interprétation Une œuvre descriptive peut imiter un phénomène sonore (chant d’oiseau, scène de chasse, scène de guerre…). Mais imposer l’imitation acoustique comme principe musical serait trop restrictif. Nous pouvons aussi décrire musicalement un phénomène silencieux (comme le fait Debussy avec ses Nuages) ou même une idée. Un propos peut à la fois être descriptif et abstrait. Les Quatre Saisons de Buenos Aires n’est pas une œuvre qui imite – d’ailleurs, comment “imiter” une ville ? Il s’agirait plutôt d’une évocation des différentes atmosphères de la capitale argentine en fonction des différentes saisons. Ou peut-être Piazzolla nous donne-t-il à entendre sa lecture, son ressenti face à sa capitale, en fonction de la manière dont il vit les saisons. Peut-être encore a-t-il voulu jouer sur la notion de climat : climat atmosphérique, climat urbain... Nous pourrions pousser jusqu’à climat social, en le reliant au contexte historique mouvementé qui régnait à Buenos Aires dans les années 60. A la lecture du titre, nous pourrions aussi penser que Piazzolla nous propose une version tango des concertos de Vivaldi. Un arrangement, un remix. Ou bien qu’il s’est amusé à injecter des citations des thèmes de Vivaldi à l’intérieur de ses pièces. Il n’en est rien4. De toute façon, inutile de se perdre en conjectures diverses… Aucun argument littéraire, aucune note d’intention ne vient préciser sa démarche. Et c’est très bien ainsi ! B. Quatre saisons. Quatre tangos 1. A propos du tango a. Origines A partir du XIXe siècle, le port de Buenos Aires connaît une extraordinaire croissance démographique. Venues d’Europe mais aussi des provinces argentines, des foules démunies convergent vers la capitale : créoles argentins ou uruguayens, immigrés européens principalement issus du pourtour méditerranéen, gauchos de la pampa argentine.... De ce 4 Las Cuatro Estaciones porteñas ont été transcrites de nombreuses fois, pour des formations musicales très variées. Dans certains arrangements figurent des citations de thèmes de Vivaldi, non présentes dans la version originale de Piazzolla. 11
métissage va naître une musique et une danse où se mélangent les rythmes du candomble africain, la milonga argentine, la habanera cubaine, le flamenco, la valse et la mazurka. Peu à peu, le tango parviendra à réaliser une alchimie entre les nostalgies, les espoirs des étrangers et ceux des hommes venus de l’intérieur du pays. Entre douleur et déracinement, il exprimera ce qui est perdu pour toujours. Dans les années 1870, le tango se danse dans les milieux de la prostitution ainsi que dans les conventillos5 (du mot convento, couvent). Ces vastes immeubles souvent insalubres, où s’entassent les familles les plus pauvres, ont été le berceau populaire de cette musique. b. Caractéristiques musicales C’est le rythme qui va fédérer tous ces éléments disparates. Le tango emploie le rythme de la habanera (cf. Carmen) ; la variation de ce rythme6, avec son accentuation caractéristique 123 123 12 ; la formule du choro brésilien. • La mesure : à 4 temps (4/4, 2/4, 4/8) • De nombreuses marches harmoniques, sur le schéma II V I, le II étant toujours mineur (même pour moduler en majeur) et attaqué disjointement. • Le mode mineur 2. Quatre saisons, quatre atmosphères Parmi les points communs entre l’écriture de Piazzolla et celle de Vivaldi figurent des changements fréquents de tempo, de forts contrastes de nuances, l’emploi de la virtuosité, la présence d’unissons revigorants et, enfin, des passages lents très expressifs. Mais – et là, nous sommes bien dans le tango – ces passages expressifs sont déchirants, poignants voire tragiques, souvent associés à une rythmique libre, une pulsation non identifiable – et là, nous sommes bien chez Piazzolla... C’est une musique théâtrale, qui exprime des sentiments exacerbés. L’atmosphère de chacune des pièces n’est jamais franchement joyeuse, ni complètement triste, ce qui est aussi une des caractéristiques de la musique de tango : le tragique et la joie se côtoient et s’interpénètrent. Piazzolla bouscule le tango traditionnel en y incorporant de petites piques grinçantes, mordantes, parfois agressives qui font que, sur l’ensemble des quatre morceaux, nous sommes toujours sur le qui-vive. 5 En 1904, il y avait à Buenos Aires 2468 conventillos abritant 133 188 personnes, soit 14% de la population urbaine. 6 Dans le cas d’une mesure à 4 temps, le 3e temps ne sera pas marqué. S’il s’agit d’une mesure à 2 temps, c’est le d 2 temps qui est muet. 12
Certains éléments musicaux sont récurrents d’une saison à l’autre : • de fréquents unissons • la variation : dès qu’un thème est repris, il est présenté de façon différente. o changement de registre : repris une octave plus haut ou plus bas (dans l’aigu ou dans le grave) o changement d’instrument : le thème, joué au bandonéon, sera joué la seconde fois au violon. Dans le cadre d’une version pour ensemble à cordes, le thème est joué initialement par l'ensemble des cordes, puis sera repris au violon solo (ou vice versa). o Thème ornementé : broderies, appogiatures, digressions o le rythme du tango (123 123 12) : jamais présent d’un bout à l’autre du morceau, il apparaît par moments, de façon plus ou moins évidente. • des effets percussifs saisissants, réalisés par les cordes qui, par moments, jouent presque le rôle d’une batterie. NB : Les indications de minutage correspondent à l’enregistrement de Piazzolla disponible gratuitement sur Youtube : http://www.youtube.com/watch?v=x6Jv_JrjJIY a. “Verano Porteño” - L’Eté de Buenos Aires Atmosphère : électrique, sombre, agressive, tendue, brusque, âpre etc. Alternance avec des passages langoureux. ECOUTER ET REPERER Ce qui frappe l’oreille Dans un second temps - effets percussifs (chicharra7 + con legno). Présence d’une - à 6’57, on souffle un peu (marches harmoniques) mais pas batterie légère. Thème au bandonéon. pour longtemps… - de 5’14 à 6’57 : de plus en plus angoissant, grinçant, - 7’10 : la tension revient, accords dissonants. dissonant : amplification (nuance, registre) - 7’40 : rythme implacable de la contrebasse (en noires) - à 7’40 partie lente : bandonéon très expressif, avec - 8’ modulation très abrupte (au ½ ton inférieur), donc beaucoup de glissades et de rubato. Passage nostalgique. perturbante. - 8’49 : aïe! - 9’03 la contrebasse quitte ses noires pour devenir plus - à partir de 9’29 : climat délirant, perçant (glissandi), rythmique. effrayant, hypnotique. Activité : chanter le début du thème de la partie lente. 7 Chicharra (criquet) : effet percussif qui consiste à frotter les cordes du violon entre le chevalet et le cordier. 13
b. “Otoño Porteño” - L’Automne de Buenos Aires Atmosphère : plus légère (ça swingue), mais toujours un peu grinçante (dissonances + chicharra), parfois romantique (cadences du bandonéon et du violon), plaintive (“sanglots” des passages lents). ECOUTER ET REPERER Ce qui frappe l’oreille Dans un second temps - effets percussifs: chicharra au violon solo. - mélange net : influence musique savante (présence des cadences) - thème léger, avec des accents très marqués et des et jazz (accompagnement très syncopé, accents). notes piquées. Thème qui swingue. - dissonances dans les accords de l’introduction (frottement de ½ - à 15’23 : accord dissonant au piano. ton entre 1ers et 2ds violons) - présence de deux cadences (15’36 au bandonéon et à - rythme tango quasiment absent : on l’entend une fois 8 mesures 17’24 au violon), à la manière des concertos de la (1ère fois à 15’20, avant la 1ère cadence à la contrebasse (sur pédale période romantique. de la) et au piano. - 15’49 partie lente intimiste - forme plus complexe : intro A1 cadence B1 A2 cadence B2 - forme différente : il y a plus de 3 parties (pas Pont A3 seulement A B A). A chaque nouvelle présentation (A2, B2 ou A3), les thèmes sont - 18’10 contrebasse : glissandi puis pizz. variés et/ou transposés, ou présentés à différents instruments. Activité : travailler et refrapper le rythme de la chicharra de l’introduction c. “Primavera Porteña” - Le Printemps de Buenos Aires Atmosphère : intense vitalité, avec quelques éléments venant “déglinguer” le tout (accords dissonants, glissandi et chicharra grinçants...). ECOUTER ET REPERER Ce qui frappe l’oreille Dans un second temps - effets percussifs aux cordes : percussion - paradoxe : printemps, mais tonalité mineure (sol m) sur éclisse8, col legno9, chicharra. - forme : A B A (Vif Lent Vif). - beaucoup de glissandi descendants : au 1’50 3’18 violon (à 1’02, à 1’44...), à la contrebasse Si on compare au concerto, les 3 mouvements sont en un seul. (de 2’41 à 3’) - écriture : au début, thème entendu au violon solo, puis aux violoncelles, puis aux - passages en unisson (de 0’40 à 1’, à 1ers violons. Écriture contrapuntique (horizontale), les 3 groupes d’instruments 1’46, à 3’33...) conclusif. sont très bavards. Chacun parle dans son coin, mais ce n’est pas pour autant la - passages en homorythmie10 cacophonie (Cf définition du contrepoint selon Piazzolla dans l’encadré du chap. - accords perçants et dissonants (de 3’18 “Deux modernistes”, II. A. 1.) à 3’33) - rythme : à 0’40, quand la contrebasse entre*, c’est sur un rythme stable, en - contrastes de nuances (f, puis p) noires (Cf chap. “Deux modernistes”, II. A. 2.). Le rythme du tango apparaît - changements de tempi enfin, aux autres instruments à cordes (sauf contrebasse et soliste). Puis on l’entend bien à la contrebasse, juste avant la partie lente. - à 1’50 partie lente : très libre, on ne peut plus battre la mesure. - contrebasse : passage pizz/arco * mélodiquement (en jouant des notes) ; avant, elle est percussive. Activité : frapper le rythme du tango pour pouvoir le repérer ensuite dans la musique. 8 Les éclisses sont les fines planchettes de bois formant le côté de l’instrument (la tranche). 9 Col legno : frapper les cordes avec la baguette de l’archet, et non avec les crins. 10 Homorythmie : tous les instruments jouent le même rythme. 14
d. “Invierno Porteño” - L’Hiver de Buenos Aires Atmosphère : la structure (l’architecture, la forme) “hachée” de cette pièce installe un climat instable, renforcé par une écriture très libre du violon (on dirait presque, parfois, des cadences accompagnées). Cette atmosphère s’éclaircit sur la fin du morceau, avec un clin d’œil évident à Pachelbel (son fameux Canon) et une écriture contrapuntique travaillée. ECOUTER ET REPERER Ce qui frappe l’oreille Dans un second temps - alternance des tempi / alternance des parties - forme rondo : alternance refrain / couplets - le thème est présenté à chaque fois à des instruments différents et → A1 (thème) B (1er couplet) A2 (thème) C (2e dans des registres différents : couplet) A3 D A4 E etc. à 20’13 : à l’unisson à 20’50 : au piano - à 22’05 : piano, violon et bandonéon se taisent. Juste à 22’05 : au violoncelle contrebasse + guitare. à 24’15 : bandonéon + violon (tempo vif) etc. - à 25’12 : coda. Tonalité majeure (mib M) → éclaircie. Clin d’œil au Canon de Pachelbel (c’est presque une citation). La phrase de 4 mesures sera répétée 6 fois (24 mesures), à chaque fois variée. Écriture contrapuntique. Activité : chanter le thème du refrain. Puis, lors de l’écoute, lever le doigt lors qu’il apparaît ; chanter le thème du Canon de Pachelbel, l’écouter, puis comparer avec la fin de l’”Invierno”. 15
Ce que vous allez entendre au concert I. L’effectif instrumental L’Orchestre Philharmonique de Radio France présentera un arrangement de Ludovic Michel, pour ensemble à cordes. L’effectif instrumental est constitué de 21 instruments, dont 20 instruments à cordes frottées et un instrument à cordes pincées : - 10 violons (5 violons1, 5 violons 2) - 4 altos - 4 violoncelles - 2 contrebasses - 1 clavecin (cordes pincées) A cette formation s’ajoute un violon solo et une récitante. Activités : effectuer des recherches sur la famille des instruments à cordes afin d’identifier les cordes frottées, pincées et frappées ; réfléchir à ce qu’implique cet arrangement : qui va remplacer le bandonéon ? II. Le déroulement du concert Au regard de l’essence narrative de ces huit Saisons, il Vivaldi Le printemps / 1. Allegro Piazzolla L’été à Buenos Aires était naturel de demander à un Vivaldi L'été / 3. Presto auteur d’écrire une histoire Piazzolla L'automne à Buenos Aires inspirée des différents climats Vivaldi L'automne / 1. Allegro émanant de ces pièces. Piazzolla L’hiver à Buenos Aires Création littéraire donc, mais Vivaldi L’hiver / 1. Allegro non molto Piazzolla Le printemps à Buenos Aires aussi recréation musicale, par le biais de ce nouvel arrangement des Saisons de Piazzolla. Les extraits de Vivaldi auront également une autre saveur du fait de l’effectif instrumental réduit (par rapport à la version originale de Vivaldi). 16
III.Le regard des artistes sur cette création A. Svetlin Roussev Voyager dans les saisons Svetlin Roussev, vous êtes violon solo de l’Orchestre Philharmonique de Radio France et vous êtes à l’origine de ce programme associant Antonio Vivaldi et Astor Piazzolla. Quatre saisons chez l’un et l’autre, mais deux mondes radicalement différents : un univers bucolique et un univers urbain, le monde européen et l’Amérique latine, et deux siècles et demi d’écart ! - « L’idée de ce concert était de faire voyager le public entre ces deux univers. Vivaldi, lorsqu’il écrit ses Quatre saisons, a des images précises à l’esprit. Nous les connaissons grâce à quatre sonnets qu’il a écrits lui-même. Celui qui évoque le printemps décrit le chant joyeux des oiseaux, le souffle de l’air doux, puis un orage, suivi rapidement par le retour du chant des oiseaux et du murmure des feuillages. Un orage traverse aussi l’évocation de l’été dans le sonnet suivant, qui s’ouvre sur le tableau de la nature se desséchant sous l’air trop chaud. L’automne montre l’homme célébrant les fruits de la moisson, se régalant de vin, partant chasser le gibier au son des cors, et des aboiements des chiens. L’hiver, enfin, est vent glacé, froid redoutable, douceur du feu quand la pluie se déverse au dehors, et glissades sur le sol gelé, redoutable pour le marcheur, qui dérape, tombe et se relève, tandis que les vents font rage. Tout cela est suggéré dans la musique. On entend les oiseaux, la glace qui craque … Les saisons de Piazzolla font référence à Vivaldi, mais elles sont urbaines. Ce sont quatre saisons de Buenos Aires. Ainsi, au cours du concert, il faut imaginer qu’il y a huit saisons différentes, celles écrites pour et dans l'hémisphère sud, et celles écrites sous le soleil de l'Italie, dans l'hémisphère nord. Celles de la ville et celles de la campagne, celles empreintes de danse urbaine, le tango, et se référant aux relations entre hommes et femmes, et celles plus descriptives de la nature et se référant plutôt au rapport entre l'homme et la nature. » Pourquoi cet hommage à Vivaldi d’Astor Piazzolla ? - « Le monde de Piazzolla est celui d’un tango revisité par la musique classique, ce que l’on a appelé le « nuevo tango ». Vous connaissez l’anecdote ? On raconte que Piazzolla, qui cherchait sa voie comme compositeur, était allé voir Nadia Boulanger dans les années 50. Nadia Boulanger était une grande personnalité auprès de qui des compositeurs et des interprètes du monde entier venaient travailler. Elle a été éblouie le jour où elle a entendu Piazzolla jouer sur son bandonéon. Elle l’a poussé dans cette voie. Les Cuatro Estaciones porteñas s'ouvrent de manière classique, avant d'introduire brusquement des rythmes de tango. Je fais du tango depuis plus de quinze ans, j’ai fondé le groupe Tanguisimo. J’aime cette musique. Elle est un enrichissement indéniable pour un artiste classique. Le tango laisse une grande liberté. Sur une base rythmique fixe, les instruments disposent d’une grande flexibilité. C’est aussi une école de sensualité. » - Vivaldi et Piazzolla, c’est aussi un même bonheur de la virtuosité ? « Les Saisons de Piazzolla sont extrêmement virtuoses, avec des portamentos, ces passages où le doigt glisse d’une note à une autre. Il y a aussi la technique chicharra. Chicharra veut dire « criquet » et l’effet est celui de l’insecte. L’archet racle la corde sous le chevalet. Il existe différentes versions des saisons de Piazzolla. Nous les donnons aujourd’hui dans une nouvelle version, écrite spécialement pour moi par Ludovic Michel. Les Saisons de Vivaldi sont aussi un défi pour le violon, avec toutes sortes d’effets que réclame le compositeur. Nous les jouerons comme à l’époque, sans chef. L’orchestre suit le 17
premier violon. C’est une pratique difficile, mais qui conduit à une écoute encore plus grande des musiciens les uns par les autres. Jouer sans chef c’est faire comme de la musique de chambre, mais à l’échelle d’un nombre plus important d’instrumentistes. C’est un moment merveilleux pour des musiciens d’un orchestre symphonique. » B. Nancy Huston « Je me suis transformée en chef d’orchestre » Pour Nancy Huston, littérature et musique sont indissociables. L’une et l’autre se sont ancrées dès l’enfance et elles sont dans son œuvre très étroitement liées. Comme la quête de soi, la filiation, les rapports entre les deux sexes, la musique est une dimension profonde de son écriture :« simplement parce que cela occupe une grande place dans ma vie, que je fréquente beaucoup de musiciens et qu'il existe une analogie entre le respect du tempo, de l'esprit, de l'humeur d'un morceau de musique et le respect que l'on doit à ses héros" a confié Nancy Huston à l’Express en 1999. Plus de saisons, créé aujourd’hui, est un texte écrit pour les Saisons de Vivaldi et Piazzolla. Nancy Huston, vous avez écrit Plus de saisons pour un concert jeune public dont le programme trouve sûrement en vous des résonances particulières : Vivaldi, Piazzolla. On sait que la musique baroque est l’un de vos domaines de prédilection. La musique d’Amérique latine vous est également proche. On pense par exemple à la capoeira brésilienne qui joue un rôle important dans votre dernier roman Danse Noire. Qu’est-ce qui vous touche dans ces répertoires précisément ? - « Je pense que ces musiques incarnent deux élans contradictoires en moi : disons très sommairement la tête et le corps, ou le besoin de structure et le besoin de liberté. J'ai découvert la musique baroque à New York vers l'âge de 17 ans et, à une époque où la jeunesse s'éclatait, se défoulait avec Joplin, Hendrix, etc., je me suis mise à étudier le clavecin et à pratiquer cette musique hyper-contrôlée, hyper-civilisée, tout en douceur et en harmonies rassurantes. Mais, parallèlement, j'étais fascinée par l'intensité de l'univers musical latino : la samba, le tango, le flamenco, plus tard le fado. Ces musiques déchirantes, dansantes, souvent liées à la mélancolie, à la lutte érotique et à la mort, m'ont attirée comme une espèce de territoire interdit. » Comment Vivaldi et Piazzolla vous vous ont-ils portée dans l’écriture de ce texte ? - « Cela faisait de longues années que je n'avais pas lu une partition d'orchestre, et quelle joie de découvrir que je savais encore le faire ! Enfermée dans mon bureau, je me suis transformée en chef d'orchestre, dirigeant cette musique (que je recevais par casque à fort volume) avec de grandes gesticulations des bras, me laissant emporter par "la geste" des deux compositeurs. Et, bien sûr, une fois dedans, je me suis aperçue que la dichotomie tête/corps ne tenait pas : Vivaldi est hautement émotif, et Piazzolla, très structuré, très pensé. J'ai éprouvé un plaisir tout particulier à écrire le texte V - la scène où Violine voit Jean Brun partir à la chasse dans le brouillard du petit matin - sur la partie lente de l'Automne de Vivaldi, à coordonner le déploiement des mots comme s'ils étaient une ligne musicale pure, exactement superposée à la parole des instruments. » Plus de saisons s’entend comme un conte contemporain, plein d’humour mais grave, sur l’enfance moderne, sur la solitude et l’ouverture au monde. Votre Aurore est une Belle au bois dormant moderne, sans prince charmant. Elle vit dans une cité et se réfugie dans ses rêves. On sourit parce que vous prenez à rebrousse-poil avec drôlerie et finesse les clichés du conte : la princesse s’ennuie, elle s’empiffre de Nutella, comme Raiponce – ou comme la Mélisande de Debussy, elle « laisse descendre ses cheveux tout le long de la tour ». Mais le 18
fond du propos est violent : grandir, pour une enfant d’aujourd’hui, c’est renoncer au rêve ? Briser le miroir en y jetant un sécateur ? - « Je tenais à préserver une tension entre Violine et Aurélie, les héroïnes médiévale et contemporaine, qui correspondent aux musiques ancienne et moderne. Il ne fallait ni idéaliser le passé, être dans la nostalgie, l'idée d'un âge d'or révolu, ni, à l'inverse, se dire qu'à l'époque moderne tout va bien, qu'on a résolu tous les problèmes et guéri toutes les injustices. A force de faire l'aller-retour entre ces deux univers, on s'aperçoit que chacun a ses dièses et ses bémols ! En fait bien sûr, Violine est un rêve ou un fantasme d'Aurélie, grâce auquel elle s'échappe d’un quotidien banal, mais les deux fillettes se ressemblent de plus en plus à mesure qu'on avance dans l'histoire : on se rend compte que Violine n'a pas vraiment de frères et sœurs ; que son père a beau être le roi, il est moins présent, moins attentif et sympathique que la mère d'Aurélie, et ainsi de suite. » Votre texte est intitulé Plus de saisons. Comment entendre ce « plus » ? - « Pour ma part je l'entends sans ambiguïté au négatif (les saisons disparaissent), et non à l'augmentatif (il y en a de plus en plus). Je l'entends comme ces gens qui disent en soupirant: "Ah là là ! On ne sait pas comment s'habiller, il n'y a plus de saison !" Les avantages de la modernité sur le plan politique – l'éducation des filles, notamment ! – s'accompagnent de graves inconvénients sur le plan écologique. En raison de la manière agressive dont l'homme s'est mis à exploiter les richesses de la Terre, de nombreuses espèces sont en voie de disparition, le climat se réchauffe, on a introduit dans notre environnement un déséquilibre dangereux. Sans vouloir leur faire peur (!), j'ai pensé que les enfants même petits pouvaient capter la gravité de cette situation et l'importance d'agir pour préserver la planète ! « Souvent dans vos livres la musique est évoquée directement. On pense bien sûr à votre roman Instrument des ténèbres, à Prodige, à Danse noire. Ici, pas de musique, sinon le chant des oiseaux et le bruissement des abeilles dans le rêve ; et dans le petit appartement de la cité où habite Aurore, le seul fond sonore de la circulation automobile. Pourquoi? - « Les musiques de Vivaldi et de Piazzolla étaient tout autour, ce n'était pas la peine d'en rajouter ! Le texte baigne littéralement dans la musique. Et j'espère qu'il est lui-même musical, par ses rythmes, ses reprises.... On verra bien, sur scène ! » Où est la musique dans l’enfance d’aujourd’hui ? - « Il est évident que grâce aux médias, grâce à la technologie moderne, les enfants de nos jours ont un accès à la musique qui est sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Ils sont gâtés même comparés à ceux de ma génération : en tapotant simplement sur un clavier, ils peuvent écouter, sans même déranger leurs parents, des musiques de tous genres et de toutes époques ! C'est bien sûr un grand enrichissement mais on court peut-être le risque, ici comme ailleurs, de rester à la surface, c'est-à-dire passer à côté de ce que la musique peut nous apporter de plus profond : sacralisation des instants, ritualisation du quotidien, émerveillement devant des beautés rares. Propos recueillis par Laetitia Le Guay 19
Contextes… I. Vivaldi A. Musical La période baroque s’étend du début du XVIIe siècle jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle. Vivaldi, le “Prêtre roux” vénitien, a donc vécu et composé sur la fin de cette période. Citons quelques-uns de ses éminents collègues contemporains : Bach et Teleman en Allemagne, Haendel et Purcell en Angleterre, Couperin et Rameau en France. Le baroque musical est né avec la monodie accompagnée et l’invention de la basse continue11. Le stile antico – style antique – hérité de la Renaissance et le stile moderno – style moderne – coexistent, mais s’opposent. Le stile antico demeure polyphonique12 tandis que le stile moderno émane de la monodie accompagnée13. La basse continue assume désormais la continuité harmonique, libérant ainsi la mélodie, qui va pouvoir donner libre cours à l’expressivité et la virtuosité. La musique doit désormais représenter les sentiments que le texte exprime, elle doit être “affective”, se concentrer sur l’émotion. Cette caractéristique s’étendra à la musique instrumentale par le biais des instruments solistes et la forme du concerto de soliste, fixée par Vivaldi. Parallèlement vont se préciser différents styles musicaux : italien, français et allemand, perméables les uns aux autres mais avec leurs spécificités propres. Bach, à travers son œuvre monumentale, sera celui qui effectuera la synthèse de tous ces styles. B. Scientifique Vivaldi a vécu à une époque marquée par de grandes découvertes scientifiques : 11 Basse continue : partie de basse instrumentale confiée à un instrument polyphonique (qui peut jouer des accords → orgue, clavecin, guitare, luth…) renforcé par un autre instrument au timbre grave (violoncelle, basson…). Cette basse sert de guide pour que les autres parties instrumentales puissent improviser un accompagnement. 12 Polyphonie : musique où se font entendre simultanément plusieurs parties différentes, mélodiquement indépendantes. 13 Monodie accompagnée : mélodie chantée par une seule voix (ou plusieurs à l’unisson) accompagnée d’un ou plusieurs instruments. Les éléments essentiels en sont le récitatif et l’aria. Par extension, le terme de monodie s’applique aussi à tout solo instrumental, accompagné ou non, et destiné au concert ou à la musique de chambre. 20
• en 1687, dans son ouvrage Philosophiae naturalis principia mathematica, Isaac Newton énonce sa loi de la gravitation universelle14 : la gravité est la force responsable de la chute des corps et du mouvement des corps célestes. Autrement dit, la chute de la fameuse pomme et le mouvement circulaire de la Lune autour de la Terre sont causés par la même force : la gravité. Les lois physiques valables à la surface de la terre sont valables également dans l'univers entier. Ce principe aura un énorme retentissement, dans le domaine de la philosophie comme celui des arts en général. N’oublions pas enfin la révolution scientifique qu’a représentée, deux siècles auparavant (XVe-XVIe siècle), la théorie de l’héliocentrisme de Copernic, défendue et développée ensuite par Galilée (XVIe-XVIIe s) et sans laquelle Les Quatre Saisons n’auraient peut-être pas existé… ou pas de la même manière. • en 1660, Antoni van Leeuwenhoek15, élabore son “microscope simple” – les premiers microscopes du XVIIe siècle étaient peu efficaces voire défaillants, faisant ainsi progresser de façon décisive l’histologie et l’anatomie pathologique. Il observe des micro-organismes inconnus jusqu’alors (protozoaires, spermatozoïdes, bactéries, globules rouges...). Clifford Dowell16, trois siècles plus tard, le considérera comme le « père de la protozoologie et de la bactériologie ». C. Littéraire • de 1765 à 1770, Jean-Jacques Rousseau rédige Les Confessions. Entre autres idées se trouve celle selon laquelle aucune vertu ne peut exister sans plaisir des sens, pensée que l’on peut rapprocher de l’esthétique baroque. “Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l'obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine, et sur notre âme [...]” Les Confessions, Livre IX Il est à noter que Rousseau, également musicien, compose en 1775 Le Printemps di Vivaldi, transcription pour flûte traversière du premier concerto des Quatre Saisons. • en 1719, Daniel Defoe publie Robinson Crusoé, roman dans lequel le rapport à la nature est abordé sous l’angle de la domestication : l’Homme peut se rendre maître de la Nature, en utiliser ses ressources et l’aménager selon ses besoins. Robinson parvient à la rendre “commode et agréable”. 14 Loi de la gravitation universelle : deux corps quelconques s'attirent en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré de la distance de leurs centres de gravité. 15 Antoni van Leeuwenhoek (1632-1723) : artisan drapier et naturaliste hollandais. 16 Clifford Dowell (1886-1949) : protozoologiste anglais. 21
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