Préhistoire : les femmes sortent de l'ombre des cavernes - Avoir ses règles en temps De CoviD - Axelle Magazine
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Mars 2021 / n°237 Grossophobie et racisme Deux haines liées Reportage au Congo Avoir ses règles en temps de Covid Mensuel. Bureau de dépôt : Bruxelles . Vie Féminine, 111 rue de la Poste, 1030 Bruxelles Préhistoire : les femmes sortent de l’ombre des cavernes
sommaire actualités 4 Et puis quoi encore ? 6 Dans l’œil d’axelle 8 Brèves d’ici et d’ailleurs 11 Le podcast Les Passeuses 12 dossier En couverture Préhistoire : les femmes sortent de l’ombre des cavernes Non Una Di Meno, pas une de moins : cette mobilisation féministe internationale contre les féminicides magazine n’en a pas fini de s’exprimer (ici, le 20 Reportage | RDC : avoir ses règles en temps de Covid 29 novembre 2020 devant le Palazzo 23 Société | Grossophobie, racisme : Sabrina Strings della Regione Lombardia à Milan, en met au jour les racines de haines liées Italie). Pour ce 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, 26 Portfolio | Elles ne sont pas « Made in China » et tous les jours de l’année, axelle est Entretien | L utter contre les violences de genre en temps de pandémie : 29 plus que jamais déterminée à détricoter l’impasse néolibérale les violences patriarcales et à mettre en Témoignage | Deux lettres à écrire 32 lumière les résistances des femmes. Vues de Flandre | Trop sexy pour être psy 34 L a chronique benoîte de Benoîte Bennett 35 culture 36 Musique | Vivir Quintana 37 Agenda 38 Bouquins en pratique 40 Elles sont partout | Le collectif Susu 41 Nos droits | L’aide médicale urgente pour les futures mamans en séjour illégal 43 Bricolage | Comment retaper une chaise en bois ? 46 Jeu-concours 47 Cent ans d’action de Vie Féminine | Sixième épisode Rédactrice en chef : Sabine Panet. Ont collaboré à ce numéro : axelle magazine est édité Secrétaire de rédaction : Sarah Benichou, La bricoleuse, Louisa Bryone, par Vie Féminine, Stéphanie Dambroise. Kirsten C., Adèle Cailleteau, Nicola Hiexe, Mouvement féministe 111, rue de la Poste – 1030 Bruxelles Julie Joseph, Irène Kaufer, Caroline Lamarche, d’action interculturelle Tél : 02/227 13 19 Éditrice responsable : Anne Boulvin. Véronique Laurent, Juliette Masquelier, Ma et sociale. Crédits photographiques : axelle@skynet.be – www.axellemag.be tête est pleine d’endroits, Sabine Panet, www.viefeminine.be lorsqu’elle est indiquée, la mention « CC » www.facebook.com/axellemagazine Morgane Pellennec, Erica Van Dijk, Coralie Il est réalisé par une rédaction spécifique fait référence aux licences « Creative Vankerkhoven, Camille Wernaers. au sein du mouvement, ainsi que par des Commons » dont les détails sont disponibles ici : Cahier d’actus : Camille Wernaers. journalistes indépendant·es. https ://creativecommons.org/choose Photographie de couverture : Notre magazine fait exister les femmes © Marco Piraccini / dans la grammaire et dans le vocabulaire. Mondadori Portfolio / Sipa USA Plus d’infos sur nos pratiques linguistiques : www.axellemag.be 2 n° 237 / Mars 2021
¥ édito Le sexe du gâteau n’est pas un mystère M ais peut-être que ce titre l’est ? Voici le propos, qui en viendra vite à la partie sucrée : nous avons besoin d’argent. Ou plus exactement, nous avons besoin que l’argent soit mieux réparti... bon, soit réparti tout court. Entre celles qui n’ont rien, ou pas grand-chose. Et ceux qui ont tout, ou presque. Qui est nous ? Nous, femmes, et encore plus femmes sans papiers, enfin ? Eh bien non. En tous les cas, c’est mal parti. Mais il reste encore un petit mois pour que le gouvernement belge rende sa copie finale à l’Europe – qui, grâce à la pression exercée notamment par des eurodéputées déterminées, pourra la retoquer partielle- ment si elle est trop « aveugle » aux inégalités femmes/hommes (nous avons consacré à ce sujet un article sur notre site web, allez le lire !). femmes migrantes, femmes artistes, jeunes femmes, mères de Et ce mois qui reste, est-ce un mois comme les autres ? Non, famille monoparentale, mères d’enfants en situation de handicap, c’est le mois de mars. Le mois du 8 mars, Journée internationale femmes victimes de violences, femmes victimes de sexisme, vic- des droits des femmes. Une mobilisation s’annonce, partout dans times de racisme, femmes qui cumulent, femmes à la croisée des le monde et en Belgique ; elle ne ressemblera à aucune autre, chemins. Femmes précaires. Femmes qui survivent, qui se battent, puisque cette année fut à nulle autre pareille. Les revendications qui résistent, qui prennent soin, qui créent et qui relient. Leurs réa- des mouvements de femmes, des associations, des collectifs, sont lités, leurs difficultés, multipliées par douze mois de crise sanitaire, multiples. Et les femmes, celles qui prendront l’espace public ou sociale et économique due à la pandémie de Covid-19, doivent être virtuel, celles qui se mettront en grève ou celles qui ne pourront une priorité politique absolue. pas, celles qui afficheront leurs valeurs féministes ou celles qui les Pendant que les femmes ont faim d’égalité, de solidarité et de garderont pour elles, sont avides de changements ; elles exigent justice, savez-vous qu’un énorme gâteau a été déposé à la table que chacun·e reçoive une juste part. Car un gâteau, ce n’est pas du goûter européen ? Cette pièce montée, que surplombent évi- censé avoir de sexe. demment de petites figurines en pâte d’amande colorée représen- tant nos dirigeant·es européen·nes, c’est la relance économique : Sabine Panet un plan financier inédit destiné à redonner du souffle aux écono- mies des pays membres. 750 milliards d’euros, environ la moitié en subventions, l’autre en prêt. C’est tellement d’argent que c’est AXELLE Sur le web vertigineux. Indigeste. La tranche de la Belgique, c’est environ 6 milliards d’euros, à se répartir entre différents niveaux de pouvoir. Exclu web : une fois par mois, Pensez-vous que cette « relance » remettra les compteurs à zéro ? axelle prend une personnalité belge par Reconnaîtra que la vulnérabilité de chaque personne doit être la main, pour la connaître… sur le bout au cœur de notre projet de société ? Valorisera les métiers et les des doigts. Ce mois-ci : la chercheuse activités « essentielles », rendues visibles à la lumière de la crise et géologue Vinciane Debaille. D.R. sanitaire ? Prendra en compte les femmes, pour qu’elles comptent Rendez-vous sur axellemag.be Abonnement Infos : Adwoa Oppong, 02 227 13 22 mouvement, et vous recevez Les annonces publicitaires n'engagent Pour vous abonner, il suffit de faire la ou par mail : abonnement@axellemag.be tous les numéros d’axelle. que leurs auteur·es. demande par écrit, téléphone ou mail. Vous pouvez aussi, sur simple demande, Cotisation : 24 € par an. Conception graphique : Référez-vous au talon page 45. recevoir ou faire parvenir à quelqu’un·e Compte : BE33 7775 9958 3146 Cécile Crivellaro, Emmanuel Troestler, Abonnement d’un an Belgique : 29 € un exemplaire d’axelle gratuitement, sans de Vie Féminine (BIC : GKCCBEBB). Françoise Walthéry. pour 10 numéros (8 numéros mensuels, engagement. Si vous êtes membre de Vie Courrier des lectrices : Mise en pages : 1 numéro double hors-série janvier-février, Féminine, vous recevez automatiquement axelle, courrier des lectrices Cécile Crivellaro. 1 numéro hors-série juillet-août). tous les numéros d’axelle. 111 rue de la Poste – 1030 Bruxelles Impression : Hayez. Étranger : Europe 64 €, hors Europe 78 € Affiliation axelle@skynet.be (la différence de prix avec la Belgique est En devenant membre de Vie Féminine, Les courriers anonymes due aux frais postaux). vous soutenez un mouvement féministe, ne sont pas pris en considération. Compte : BE13 7755 9620 2639 de Vie vous bénéficiez de tarifs avantageux Publicité : Publicarto (053 82 60 80) Féminine (BIC : GKCCBEBB). pour des activités et des publications du Magazine publié sans but lucratif. n° 237 / Mars 2021 3
Et p u i s quoi Psys, cyclistes, même combat Ancienne cycliste professionnelle, la Belge Tara Gins rêvait de se reconvertir en directrice sportive d’une équipe d’espoirs masculins. L’accord était pratiquement conclu, lorsque l’un des parents des jeunes a découvert d’anciennes photos « osées » de l’ex-coureuse : l’encadrement de l’équipe a alors estimé qu’elle n’était pas digne de diriger ces jeunes gens. Tara Gins fulmine sur les réseaux sociaux, dans des propos largement repris par les médias néerlandophones (ainsi que sur le site 7sur7 le 25 janvier). Elle estime que sa vie privée n’a rien à voir avec ses capacités sportives, et elle saisit l’occasion pour dénoncer des agressions vécues durant sa carrière. « Un mécanicien m’a suivie dans la douche, un chef d’équipe m’a embrassée, j’ai eu droit à des commentaires très inappropriés... Je me suis toujours battue contre ça. [...] Apparemment, on peut se permettre beaucoup plus de choses quand on est un homme dans ce milieu. » Comme quoi, vous le découvrirez page 34, il n’y a pas que les femmes psys qui sont jugées « indignes » de leur profession pour des raisons relevant de leur vie privée ! Prière de ne pas « discriminer » les hommes ! C’est Emmanuel Macron qui a tenu à l’annoncer lui-même : le congé de paternité devrait être porté en France à 28 jours, dont 7 obligatoires. L’excellent site lesnouvellesnews.fr rapporte qu’aussitôt, 25 sénateurs LR (Les Républicains, droite) sont montés au créneau pour demander que cet allongement « ne s’applique qu’aux salariés titulaires d’un CDI ou d’un CDD d’un minimum de six mois dans la même entreprise. » Leur argument : il s’agirait d’éviter « une forme de discrimination à l’embauche pour les nouveaux pères salariés de l’entreprise. » N’est-il pas touchant, ce souci de ne pas discriminer les hommes ? Ces sénateurs semblent ignorer qu’il s’agit justement d’une tentative (partielle) d’éviter une discrimination à l’embauche des femmes, toujours « soupçonnées » de congés de maternité à venir... Ménage sportif Quand on l’a vu apparaître sur Facebook, on a d’abord Grosses têtes, cru à une blague. Dans le magazine Marie France du 12 janvier 2021, on peut trouver ces bons conseils : « La perte de poids est votre objectif pour 2021 mais petits esprits impossible de trouver la motivation pour vous mettre au Sexisme, LGBTphobie, racisme, grossophobie, validisme, classisme, culture sport. Et si votre maison ou appartement se transformait en du viol... Le 8 décembre 2020, l’association française des journalistes LGBTI véritable salle de sport ? Et pour cela pas besoin de super (AJL) a publié une étude minutieuse révélant les dérapages, sous couvert équipements, juste une éponge, une serpillière ou encore d’humour, de la très populaire émission de RTL, « Les Grosses Têtes ». Un un balai et bye bye les calories. » Il vous reste à convaincre mois de « corvée auditive », selon leur propre expression, entre septembre votre chéri, peut-être privé d’activités sportives par et octobre 2020, a amené un constat implacable : 100 % des émissions ces temps de confinement, que ces tâches font aussi contiennent des « blagues » visant des minorités déjà discriminées. Dans gonfler les biceps. Car si les femmes ne pensent qu’à leur une volonté d’objectiver les reproches, l’association s’est livrée à des cal- poids, les hommes, c’est connu, ne s’intéressent qu’au culs : « des remarques sexistes toutes les 11 minutes » et « 19 séquences développement de leur musculature. discriminantes en moyenne par émission ». En réaction, RTL s’est limitée à indiquer au site de 20minutes qu’elle avait « confiance dans le jugement de ses auditeurs ». 4 n° 237 / Mars 2021
iencore ? lité ous révolt e L’ac tua qui n lus tr ation s : Odile B r ée ufer – Il Par Irène K a Diego, « marre à donnas » ! Fin novembre 2020, toute la planète pleure Diego Maradona, Grenades-RTBF (1er décembre 2020), de tous ces hommages, considéré comme l’un des plus grands footballeurs de tous les quelques « donnas » en ont eu marre, et certaines ont tenu à temps. Toute la planète... ? Non ! Car quelques féministes se sont l’exprimer publiquement : ainsi la footballeuse espagnole Paula souvenues de ces faits de 2014, où le personnage (par ailleurs Dapena, qui s’est assise en tournant le dos à la tribune, alors que proche des milieux de la drogue et de la mafia) frappait sa petite ses coéquipières et ses adversaires se tenaient debout en ligne amie du moment, qui avait eu le réflexe de filmer la scène avant pour respecter une minute de silence. Un geste qui lui a valu par de porter plainte. Et donc, ainsi que le raconte le site des la suite des insultes et des menaces de mort. Sport, non ? Un ours pour alibi andidate C Le quotidien Le Monde, qui n’est sont même enregistrés par des présidentielle, pas précisément une publication « people », consacre dans son caméras de surveillance. Mais lui, serein, nie, avance des alibis mais toujours édition du 22 janvier une page entière au député Benoît Simian, fantaisistes... jusqu’à prétendre une rencontre avec un ours, qui ne le « femme ex-socialiste passé chez LREM, le parti du président Macron. La Justice lui reproche des faits de contredira pas ! Le juge aux affaires familiales chargé du dossier l’estime même « dangereux » et au foyer » harcèlement contre son ex-femme. voudrait le placer en garde à vue. Marisa Sanchez, lectrice, nous écrit : « Je viens de lire On le soupçonne de rôder autour Mais voilà : l’Assemblée refuse de dans le Courrier International de la semaine passée un de la maison, d’arracher des lever son immunité parlementaire. article sur Svetlana Tikhanovskaïa, la candidate de clôtures, de couper eau, gaz et Tous les beaux discours contre les l’opposition biélorusse, où on parle d’elle comme électricité, de bloquer la sortie avec violences faites aux femmes quelqu’un qui est passé de “femme au foyer à leader sa voiture, de lancer des poules trouvent là leur limite : la national”, pour mentionner ensuite dans le texte qu’elle dans le jardin... Certains de ces faits protection entre soi. était “traductrice d’anglais et chef d’entreprise”. J’en suis restée évidemment bouche bée. » Quand la Justice Note de la rédaction : Le Monde du 21 août 2020 présentait la même Svetlana Tikhanovskaïa déraille comme une « mère de famille », ce qui n’est guère mieux... En 2017, pour promouvoir le TGV, la mairie française de Béziers (dirigée par Robert Ménard, extrême droite) n’avait rien trouvé de mieux qu’un visuel montrant une femme attachée sur les rails juste devant une loco- motive, avec pour slogan : « Avec le TGV, elle aurait moins souffert ! » Cette Et vous, image faisait de plus référence à un féminicide conjugal ayant réellement qu'est-ce qui vous révolte ? eu lieu en France. Une série d’associations ont porté plainte, estimant que Vous voulez faire savoir aux autres lectrices « ces images renforcent les stéréotypes sexistes et les violences contre les d’axelle ce qui vous indigne dans notre femmes, [qu’elles] soient promues par des institutions publiques est encore monde sexiste, raciste et capitaliste ? plus révoltant, et contraire au principe constitutionnel d’égalité femmes- hommes qu’elles sont censées défendre ». Les magistrats ont cependant Écrivez-nous à axelle magazine, rejeté la plainte, y compris en appel le 21 janvier 2021, ne voyant dans Et puis quoi encore ? l’image « aucune connotation sexiste ». Les associations ont décidé de ne 111 rue de la Poste – 1030 Bruxelles pas en rester là et de porter l’affaire devant la Cour de cassation. Son ju- ou à axelle@skynet.be gement ne pourra pas être pire que le premier... n° 237 / Mars 2021 5
Abreu vé e d’imag axelle ch es, o décaler so isit d e n regard sélection et ne chaqu un ins tan e mois tané oub d e l’act u lié alité. Violences dans les institutions religieuses en Irlande : l’État demande pardon L’Irlande a demandé pardon aux victimes de ses « maisons mère-bébé » où l’on enfermait les femmes enceintes célibataires. Le 12 janvier dernier, après cinq ans de travail, une commission d’enquête officielle a rendu un rapport sur ces institutions catholiques dans lesquelles plus de 9.000 bébés sont morts de 1922 à 1998. Carmal Larkin (en photo), née dans la maison mère-bébé de Tuam en 1949, a survécu au manque de soins après la naissance. Prise en photo le 13 janvier dans le jardin de la maison où elle est née, elle tient dans ses mains une lettre officielle d’excuses des religieuses. Derrière elle, des vêtements accrochés à des cordes rappellent les petites victimes de ces maltraitances. « Rejetées par leur famille et par les géniteurs des bébés, les jeunes femmes (parfois encore des enfants, et pour la plupart issues de milieux pauvres) y cachaient des grossesses considérées comme honteuses. Elles étaient durement traitées et souvent les enfants étaient placés ou adoptés sans leur consentement », rappelle Le Monde (13 janvier 2021). Parmi celles-ci, Adele (nom d’emprunt), 70 ans aujourd’hui, a témoigné pour la BBC (26 janvier). À 17 ans, elle a été amenée à la maison mère-bébé de Marianvale par le curé de sa paroisse, qui avait découvert qu’elle était enceinte. Adele confie à la BBC les mauvais traitements infligés aux futures mamans. Les religieuses « nous appelaient sans cesse des femmes déchues, des mauvaises femmes, elles nous disaient que nous devions payer pour nos péchés. » Adele a donné naissance à son fils à l’hôpital de Newry, une expérience qu’elle décrit comme « traumatisante » et « solitaire ». « Ma famille et les religieuses m’avaient dit, en des termes très clairs, que le bébé allait être adopté. Je n’ai pas eu d’autre choix. [...] Je l’ai habillé avec certains des vêtements que j’avais tricotés et certaines des choses que j’avais achetées. J’ai écrit une petite lettre et je l’ai cachée au fond du sac pour l’envoyer à ses parents adoptifs, en leur parlant un peu de moi. Puis je l’ai porté dans un couloir, je l’ai remis à une religieuse, et c’est la dernière fois que je l’ai vu depuis quarante ans. » Il y a dix ans, son enfant, devenu un homme adulte, a pu prendre contact avec elle ; elle l’a rencontré. « J’avais tellement de sentiments, c’était effrayant, excitant, bouleversant. C’était tellement merveilleux de voir le bébé que j’avais mis au monde maintenant adulte, et le lien était là immédiatement, des deux côtés. » Elle a fait connaissance de sa femme et de ses enfants. « J’ai toujours voulu savoir comment était sa vie. Était-il aimé ? Avait-il un foyer décent ? J’ai découvert qu’il avait une bonne vie. Je me suis dit : Je peux mourir maintenant, je suis heureuse. » © Niall Carson / PA Wire Le 13 janvier, le Premier ministre, Micheál Martin, a présenté des excuses solennelles au nom de l’État irlandais, « pour la honte et les stigmates » dont ces générations de femmes ont été l’objet. « Vous étiez dans une institution par la faute des autres. Vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez pas à avoir honte, chacune d’entre vous mérite tellement mieux. » (C.W.) n° 237 / Mars 2021 7
¥ brèves d’ici et d’ailleurs Nesrine Amanda Gorman Slaoui La femme du mois. La poétesse afro-américaine Amanda Gorman, 22 ans, a fait sensation lors de l’investiture de Joe Biden, nouveau président démocrate des États- Unis, le 20 janvier dernier à Washington. Son poème, « The Hill We Climb » (« La colline que nous gravissons »), a résonné comme un puissant hymne à l’unité du pays, divisé après que des partisan·es de Donald Trump ont attaqué le Capitole, contestant le résultat des CC Navy Petty Officer 1st Class Carlos M. Vazquez II élections. Dans son poème, Amanda Gorman se décrit elle-même comme une « fille noire maigre, descendante d’esclaves, élevée par une mère célibataire, qui peut rêver de devenir présidente ». Ce jour-là, elle est devenue la plus jeune poète à participer à une cérémonie d’investiture © C. Joubert présidentielle. Amanda Gorman lors de l’investiture de Joe Biden, le 20 janvier 2021, à Washington. La citation du mois. « Je suis féministe depuis toujours. Quitter le foyer parental à 18 ans pour entamer des grandes études, c’est un choix féministe. […] Mon Tâches ménagères féminisme est intersectionnel, je tiens à le préciser. En effet, je suis versus travail la somme de diverses identités : femme, d’ascendance maghrébine, Europe. Ce n’est pas un scoop : il existe un lien direct entre la répartition inégale appartenant à un milieu populaire. des tâches non rémunérées au sein des ménages et l’inégalité des genres sur le mar- Des identités imbriquées susceptibles ché du travail, selon une nouvelle étude de l’Institut européen pour l’égalité entre d’être une source de discrimination les hommes et les femmes (EIGE), publiée le 3 décembre 2020. Dans l’ensemble de et d’oppression dans la société. Je l’Europe, la majeure partie des tâches non suis persuadée que mon expérience à rémunérées est effectuée par les femmes, Sciences Po aurait été complètement 92 % d’entre elles fournissant des tâches différente si j’avais été un homme, non rémunérées plusieurs jours par notamment un homme blanc. » semaine, contre 68 % des hommes. Dans Citation de l’autrice Nesrine Slaoui, ces chiffres, on peut aussi distinguer les interviewée par le magazine ChEEk femmes salariées, qui font également plus (15 janvier 2021). Dans son livre, que leur part de travail non rémunéré. intitulé Illégitimes (Fayard 2021), CC Erik Jan Leusink / Unsplash Dans l’ensemble de l’Europe, elles consa- elle se livre sur son expérience de crent 90 minutes de plus par jour que les « transfuge de classe ». Ce terme hommes salariés aux tâches non rémuné- désigne une personne ayant vécu rées. Les avantages d’une répartition plus un changement de milieu social au équilibrée du travail de « care » sont évi- cours de sa vie. Elle-même préfère dents. « Les pays où le partage des tâches l’expression « cheval à bascule » (du non rémunérées est plus équitable entre sociologue Fabien Truong), qui se les femmes et les hommes ont tendance à réfère au déséquilibre permanent avoir des taux d’emploi plus élevés pour les femmes et des écarts de revenus plus faibles entre deux milieux (Le Monde, entre les genres », a déclaré Carlien Scheele, directrice de l’EIGE. 26 janvier 2021). 8 n° 237 / Mars 2021
Plus d’un milliard Le chiffre du mois. Les effets à long terme de la pandémie de Covid-19 pourraient plonger 207 millions de personnes supplémentaires dans l’extrême pauvreté, portant le total de personnes précaires dans le monde à plus d’un milliard d’ici 2030, selon les conclusions publiées le 3 décembre 2020 par le Programme des Nations Unies pour le dévelop- pement (PNUD). Selon le PNUD, ce n’est pas une fatalité : si l’on arrivait à atteindre les objectifs de développement durable, 146 millions de personnes pourraient sortir de cette extrême pauvreté. Le PNUD « constate qu’un ensemble ciblé d’investissements dans © Manuth Buth / UNDP Cambodge les objectifs de développement durable au cours de la prochaine décennie, c’est-à-dire dans les programmes de protection sociale, dans la gouvernance, la numérisation et l’économie verte, pourrait non seulement empêcher la montée de l’extrême pauvreté, mais aussi améliorer la trajectoire de développement durable que le monde suivait avant la pandémie. » Une participante à un projet de soutien à la mangrove, à la biodiversité marine et aux communautés dépendant de la pêche traditionnelle au Cambodge, soutenu par le PNUD (mars 2020). Un plan La souffrance des mères contre France. Une nouvelle enquête Autres chiffres interpellants : entre les violences nationale sur les morts maternelles 1 % et 7 % des femmes qui accouchent a été publiée en France, le 7 janvier développent un syndrome de stress La bonne nouvelle du mois. Depuis 2021. Selon cette enquête, les deux post-traumatique et entre 5 % et 20 % le début de la législature, les ministres premières causes de mort des femmes vivent une dépression post-partum. francophones des Droits des femmes, qui accouchent sont d’abord les Des données qui pourraient aider à une Christie Morreale (PS) pour la Région maladies cardiovasculaires (14 %) et meilleure prise en charge par la société. wallonne, Bénédicte Linard (Ecolo) pour la le suicide (13 %). Viennent seulement Un autre chiffre désolant, publié Fédération Wallonie-Bruxelles et Barbara ensuite les complications comme le 15 janvier, concerne l’Angleterre : Trachte (Ecolo) pour la COCOF, ainsi que les embolies amniotiques – quand dans ce pays, les femmes noires ont les différents niveaux de pouvoir, ont le liquide amniotique passe dans la quatre fois plus de risques que les décidé d’unir leurs forces pour faire reculer circulation sanguine de la maman femmes blanches de mourir lors de leur les violences faites aux femmes. Le 26 lors de l’accouchement – (11 %) et grossesse ou de leur accouchement novembre, le plan intra-francophone 2020- les hémorragies obstétricales (8 %). (The Guardian). 2024 de lutte contre les violences faites aux femmes a été adopté. Il contient 65 mesures dont la généralisation des animations d’éducation à la vie relationnelle, sexuelle Filles, garçons, même QI et affective (EVRAS) dans les écoles et en dehors, la récolte de données qualitatives et Belgique. On pouvait s’y attendre : en compilant 35 ans de données d’étalonnage quantitatives sur les violences, le lancement de tests de QI, Jacques Grégoire, professeur à la faculté de psychologie et des de vastes campagnes d’information et de sciences de l’éducation de l’Université catholique de Louvain, a scientifiquement sensibilisation, mais aussi l’ouverture de établi que les filles et les garçons présentent les places d’accueil supplémentaires pour les mêmes performances intellectuelles, contrai- femmes victimes. Par ailleurs, en janvier, au rement aux stéréotypes. Il n’y a plus aucune niveau fédéral, la secrétaire d’État à l’Égalité raison de privilégier certains apprentissages des genres, Sarah Schlitz, a annoncé avoir ou certaines filières de formation en fonction dégagé un million d’euros pour soutenir du sexe (aux garçons l’informatique, aux filles CC ThisIsEngineering / Pexels 27 structures d’accueil de femmes victimes les matières littéraires par exemple), conclut de violences dans les trois Régions. l’étude publiée le 25 janvier. Ne reste plus qu’à déconstruire le QI lui-même comme valeur d’intelligence… n° 237 / Mars 2021 9
¥ brèves d’ici et d’ailleurs Quelle diversité à lire aux Magritte ? sur le site Belgique. C’est la question posée par majoritaires puisqu’elles constituaient 8 mars : une grève des femmes une étude publiée le 23 décembre et 77 % des personnages principaux. « Cette inhabituelle... et virale. dirigée par Sarah Sepulchre, professeure belle performance quantitative a son revers Cette année, le 8 mars, Journée interna- de communication à l’Université au niveau qualitatif. Dans les films de tionale des droits des femmes, mais aussi catholique de Louvain (UCLouvain). fiction, les femmes sont les personnages jour de grève féministe depuis plusieurs L’étude s’est concentrée sur 27 œuvres qui portent les troubles psychologiques et années en Belgique, ne sera pas un 8 mars qui concouraient aux Magritte du mentaux.D’autres stéréotypes genrés sont comme les autres. Depuis que la pandémie cinéma en 2019, soit 12 longs métrages également présents, tels que la parentalité du Covid-19 a perturbé nos vies, consta- (sélectionnés pour le Magritte du qui est un sujet porté principalement par tent le collecti.e.f 8 maars et Vie Féminine, meilleur film de fiction) et 15 créations les personnages féminins, et le fait que ce les violences faites aux femmes et les vio- (en lice pour le Magritte du meilleur sont les corps féminins qui font l’objet du lences intrafamiliales ont augmenté, la documentaire). Première découverte : les regard, de la sensualisation », peut-on lire précarité des femmes s’est aggravée. Les femmes étaient au centre des films belges dans l’étude. Dans les documentaires, ce mesures socio-sanitaires n’ont pas pris en cette année-là. Le personnage principal sont les conditions de vie économiques compte la diversité des ménages et les type des fictions était une femme dans et sociales, les violences sexuelles, besoins des personnes les plus précaires. 63 % des cas. Et, dans les documentaires, l’exploitation des femmes qui étaient les Inégalités dans l’accès aux soins, répression les femmes étaient encore plus principaux thèmes. policière, manque de reconnaissance des activités et des métiers du « vivant » – avec principalement des femmes aux manettes : nombreuses sont les raisons de la colère. Et Un vote historique multiples, les chemins de la mobilisation. (Sarah Benichou) légalise l’IVG Inceste : vers un #MeToo Argentine. L’Argentine, de des enfants ? tradition catholique, est devenue Une voix de plus s’est élevée contre CC Lara Va le premier grand pays d’Amérique « l’odieux silence », comme n ous latine à légaliser l’avortement nommions l’inceste dans un dossier de (RTBF, 30 décembre 2020). Le vote mai 2016. Camille Kouchner, avocate final du Sénat, incertain jusqu’au française, fille d’un couple connu dans le bout, est l’aboutissement de 20 milieu intellectuel et politique français, ans de combat sans relâche des sort un livre, La Familia Grande. Elle y organisations féministes. « Nous accuse Olivier Duhamel, son beau-père – l’avons fait, mes sœurs. Nous avons fait célèbre lui aussi –, d’avoir commis des actes l’histoire. Nous l’avons fait ensemble. sexuels sur son frère jumeau. Des faits qui Il n’y a pas de mots pour décrire datent de leur adolescence, il y a près de ce moment, il passe par le corps et 30 ans, gardés secrets d’abord, puis confiés l’âme », a tweeté Monica Macha, en 2008 à leur mère, qui maintiendra le 8 mars 2021, Santa Fe, Argentine. membre de la majorité de centre couvercle bien verrouillé pour protéger gauche. Des milliers de personnes son mari. Le tabou de l’inceste est-il peu rassemblées devant le Sénat à Buenos Aires ont accueilli le résultat du vote avec des à peu en train de se lever ? Analyse avec cris de joie. Jusqu’à présent, en Argentine, la loi n’autorisait l’avortement qu’en cas Valérie Lootvoet, directrice de l’Université de viol ou de risques pour la santé de la femme enceinte. Cette nouvelle loi prévoit des Femmes, qui a récemment consacré pour toutes les femmes de plus de 16 ans la possibilité d’avorter sur simple demande une analyse et des recommandations pour jusqu’à la quatorzième semaine de grossesse. Elle permet également les avortements « une politique de l’inceste ». thérapeutiques jusqu’à la fin de la grossesse en cas de danger pour la santé de la (Manon Legrand) personne enceinte et en cas de viol. 10 n° 237 / Mars 2021
¥ podcast © Julie Joseph Les Passeuses Le 8 mars, c’est la Journée femmes représentaient en moyenne 25 à premières mailles des solidarités entre 30 % des intervenant·es dans la presse quo- femmes, donnent naissance à des petits internationale des droits tidienne en Fédération Wallonie-Bruxelles et à des grands changements pour toute des femmes ; c’est aussi la (si l’on exclut les rubriques sportives, la société. Les Passeuses, ce sont aussi les dont l’intégration au calcul fait chuter les femmes de Vie Féminine, mouvement sortie du premier épisode femmes à 15,39 %), et uniquement 13 % d’éducation permanente féministe ancré du podcast d’axelle, des expert·es ! Voilà pourquoi, dans axelle, dans les milieux populaires, qui fête son depuis 23 ans, les femmes occupent tout centième anniversaire : elles transmet- L Les Passeuses ! l’espace. Nous faisons apparaître celles qui tent depuis un siècle la petite flamme sont effacées des pages des journaux, des des droits des femmes. Passer, c’est enfin es Passeuses, c’est une série de écrans et des ondes, alors qu’elles consti- aller d’un endroit à un autre. Faire un pas. cinq podcasts, produite par axelle, tuent 51 % de la population. Avancer. Cheminons, ensemble, au pas des sur des thématiques féministes Dans Les Passeuses, n ous voulons femmes. d’aujourd’hui, éclairées par les faire connaître l’histoire des combats Un podcast produit par axelle magazine luttes historiques des femmes de Vie de femmes, encore actuels et portés et réalisé par Camille Wernaers. Féminine et d’autres mouvements et mili- aujourd’hui par une multiplicité d’institu- Avec le soutien de la Wallonie et tantes féministes belges. tions, de groupes, de collectifs, de mili- de la Région de Bruxelles-Capitale. tant·es. Nous voulons aussi donner des Infos : www.axellemag.be L’urgence de raconter clés pour décrypter les enjeux des droits « Faire l’histoire des femmes, c’est contri- des femmes en 2021. Entre « petite » et buer à sortir les femmes des silences de leur « grande » histoire, nous avons réalisé histoire et, du même coup, leur donner les des entretiens avec des femmes de toutes Premier épisode instruments intellectuels pour penser leur générations et de tous ancrages, avec des La nuit, elles croient à la lumière domination »1. Cette formule de Michelle expertes d’horizons divers. Le podcast Les Le féminisme en temps de crise, Perrot, une historienne pionnière qui a Passeuses jette des ponts entre les luttes de la Deuxième Guerre mondiale défriché le champ de l’histoire des femmes, féministes et la diversité des militantes qui à la pandémie du coronavirus. est une porte d’entrée vers Les Passeuses. les font vivre. Absentes du passé, les femmes sont éga- lement trop peu visibles dans les récits Se passer les luttes du présent. Les chiffres régulièrement et les solidarités dévoilés par l’Association des Journalistes Les Passeuses, ce sont toutes les femmes 1. Dans un entretien accordé à Libération, Professionnels sont éloquents. Dans la troi- qui se « passent » informations, expé- 10 octobre 2018. 2. « Étude de la diversité et de l’égalité dans la presse sième étude que l’association a consacrée riences, savoir-faire collectifs, combats quotidienne belge francophone », Association des au sujet et qui concernait l’année 2018 , les politiques féministes : elles forment les journalistes professionnels, juin 2019. n° 237 / Mars 2021 11
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Préhistoire : les femmes sortent de l’ombre des cavernes I l y a 9.000 ans, les femmes chassaient du gros gibier au Pérou ! Voilà qui vient bousculer notre imaginaire d’une Préhistoire où la femme est invisible ou cantonnée au travail domestique. Cette conclusion de l’étude d’un archéologue américain, publiée en novembre 2020 dans la revue Science Advances, allonge la liste des découvertes archéologiques qui secouent la vision historique traditionnelle... et patriarcale. Quelle place et quels rôles les femmes tenaient-elles réellement ? Les hommes ont-ils toujours occupé des positions de domination sur les femmes ? Dans leurs ouvrages respectifs, L’homme préhistorique est aussi une femme et Et l’évolution créa la femme, la préhistorienne Marylène Patou-Mathis et le paléoanthropologue Pascal Picq nous apportent un nouvel éclairage sur cette époque riche, complexe… et peuplée de femmes actives ! — Morgane Pellennec (texte) et Ma tête est pleine d’endroits (illustrations) 13
dossier femmes « Donner aux préhistoriques leur juste place dans l’histoire de l’évolution humaine » Dans son ouvrage L’homme préhistorique est aussi une femme, la préhistorienne française Marylène Patou-Mathis déconstruit le récit simpliste et sexiste de la Préhistoire et nous invite à « ouvrir le champ des possibles ». Propos recueillis par Morgane Pellennec L’image de l’homme préhistorique chasseur et de la femme sexuer les activités. L’étude des sépultures nous montre plutôt qui cuisine dans la grotte, c’est dépassé ? qu’il n’y avait pas de différences de traitement entre les défunts « Ce récit des temps préhistoriques repose sur des présupposés masculins et féminins, ce qui peut nous laisser envisager une équi- et des préjugés sexistes. Il remonte à l’apparition de la préhistoire valence de statut. Nous savons que ces humains chassaient pour comme discipline scientifique, au milieu du 19e siècle en Europe. Les se nourrir, mais aucun élément ne prouve que les chasseurs aient chercheurs, exclusivement des hommes, ont transposé le modèle été uniquement des hommes. La notion du genre, très binaire patriarcal qui prévalait alors dans leur société. Selon eux, il existait chez nous, était-elle nécessairement la même à l’époque ? On une division sexuée du travail dès le Paléolithique [entre environ peut très bien imaginer une répartition des tâches en fonction des 760.000 et 9.700 ans avant notre ère, ndlr] : les hommes avaient compétences. Quant à l’art paléolithique, il figure essentiellement notamment la charge de la chasse, une activité considérée comme des animaux. Lorsqu’il y a des représentations humaines, elles sont “noble” qui leur conférait un statut supérieur... En réalité, très peu liées au féminin dans 80 à 90 % des cas. Ce sont des silhouettes d’indices scientifiques nous permettent de valider ces hypothèses. et des statuettes féminines (les fameuses vénus) et des vulves. » Qu’est-ce qui prouve que les femmes ne chassaient pas ? Qu’elles ne sont pas à l’origine de la maîtrise du feu ? Qu’elles ne taillaient Comment interpréter ces représentations ? pas les outils en pierre ou en os ? Qu’elles ne peignaient pas ? Les « L’interprétation de l’art mobilier, comme les statuettes, et de vestiges archéologiques, surtout au Paléolithique, fournissent très l’art pariétal [sur les parois des grottes, ndlr] a longtemps été faite peu d’informations à ce sujet. Ces sociétés, déjà diversifiées, étaient par des hommes. Les représentations artistiques ont donc auto- probablement très différentes des nôtres. » matiquement été attribuées aux hommes. Mais là encore, nous n’avons aucune preuve. Prenons les nombreuses figurations de Que nous dit réellement l’archéologie ? femmes enceintes. La naissance, la grossesse et les accouchements « Pour les périodes paléolithiques, nous n’avons que peu d’élé- étaient une affaire de femmes. Nous pouvons envisager que cer- ments. Dans la plupart des cas, le matériel ne nous permet pas de taines de ces statuettes ont été sculptées par des femmes pour En quelques mots Les hommes partis à la chasse, les femmes en train de rapiécer des peaux de bêtes dans leurs cavernes ? Cette vision étriquée de la Préhistoire est le fruit des préjugés de notre époque moderne. Des découvertes archéologiques montrent, partout sur la planète, que certain·es de nos ancêtres répartissaient sans doute les rôles de façon moins stéréotypée que nous. Deux spécialistes nous apportent leur éclairage sur les modes de vie variés des humain·es de la Préhistoire dont la descendance, aujourd’hui, exerce largement et comme aucune autre espèce des violences de masse à l’encontre de sa population féminine. 14 n° 237 / Mars 2021
« Le développement de l’archéologie du genre va donner enfin aux femmes préhistoriques leur juste place dans l’histoire de l’évolution humaine. » des femmes, comme des amulettes protectrices par exemple. Si de chasseurs-cueilleurs. L’humanité a toujours été d’une grande l’on regarde du côté de l’art pariétal, la science nous dit aujourd’hui diversité. Nous allons peut-être trouver des choses incroyables que que des femmes ont, elles aussi, laissé leurs empreintes de mains l’on n’est même pas encore capables d’imaginer ! » sur des parois. Peut-être qu’elles ont aussi réalisé les peintures qui jouxtent ces mains. C’est loin d’être une hypothèse absurde : chez Certaines techniques scientifiques vous semblent-elles les Aborigènes d’Australie par exemple, de nombreuses représen- prometteuses pour explorer plus avant ces questions ? tations picturales ont été faites par des femmes ! Il faut ouvrir le « La biogéochimie est une discipline très intéressante. Elle per- champ des possibles. » met de connaître l’alimentation de l’individu grâce à l’analyse de certains éléments contenus dans le collagène qui se trouve dans Des chercheurs et chercheuses s’appuient sur le squelette. On peut ainsi déterminer s’il mangeait beaucoup de l’observation des peuples chasseurs-cueilleurs viande, quel type de viande, etc. Nous avons ainsi appris qu’au contemporains pour interpréter et analyser les Paléolithique, les hommes et les femmes avaient le même régime découvertes archéologiques. Cette discipline nous alimentaire. Cela traduit probablement un statut social équivalent apporte-t-elle des éclairages sur ce que pouvait être entre les deux sexes. Nous récoltons aussi de précieux renseigne- la vie des femmes à la Préhistoire ? ments en analysant les marques sur les os qui correspondent à « L’ethnoarchéologie fournit des données qui permettent de mieux des “traumatismes”. Elles attestent de la pratique répétée de telle appréhender les comportements techniques et de subsistance ou telle activité. Par exemple, des lésions au niveau du coude – des humains préhistoriques. Mais là encore, le regard porté sur associées à la pratique régulière du lancer – ont été observées chez ces peuples traditionnels a longtemps été masculin et occidental. les Néandertaliens, hommes et femmes. Cela peut laisser penser Certaines observations, en particulier celles relatives aux compor- que les Néandertaliennes participaient activement à la chasse. tements sociétaux et symboliques des peuples chasseurs-cueilleurs Enfin, l’analyse de l’ADN nous a permis, entre autres, de découvrir contemporains, ont parfois été extrapolées. Par exemple, ayant que certains squelettes attribués à des hommes étaient en fait des constaté une répartition sexuée des activités dans plusieurs de ces femmes. Ainsi, “l’homme de Menton” [un squelette humain fossile sociétés – les femmes à la cueillette, les hommes à la chasse –, des découvert en 1872 dans une grotte à la frontière franco-italienne, chercheurs en ont déduit que cette division existait aussi à l’époque ndlr] est devenu “la Dame du Cavillon” ! Le développement de préhistorique. Mais ces sociétés sont très diversifiées, et elles ont l’archéologie du genre va probablement entraîner d’autres décou- évidemment évolué. Ce ne sont pas des humains préhistoriques ! vertes passionnantes et donner enfin aux femmes préhistoriques Si leur économie de chasseurs-cueilleurs s’est perpétuée, cela ne leur juste place dans l’histoire de l’évolution humaine. » veut pas dire que leurs structures sociales, leur mode de pensée, leur cosmogonie [leurs mythes, ndlr] ou leur perception du genre n’ont pas changé ! » Le lieu géographique des fouilles ne biaise-t-il pas aussi notre regard ? « Bien sûr ! En ce qui concerne le Paléolithique, les fouilles ont essentiellement été menées par des chercheurs occidentaux, sur- tout en Europe et au Proche-Orient. Le reste du monde a encore beaucoup à nous apprendre. En Afrique par exemple, le système matrilinéaire a longtemps été plus fréquent que le système patriar- L’homme préhistorique cal, dominant en Occident. Peut-être en était-il de même dans est aussi une femme. certaines sociétés préhistoriques ? Nous savons maintenant que Une histoire de l’invisibilité des femmes l’évolution humaine est buissonnante : plusieurs espèces diffé- Marylène Patou-Mathis rentes ont vécu à la même période. Culturellement, c’est pareil ! Allary Éditions 2020 Des sociétés “numériques” côtoient aujourd’hui quelques sociétés 352 p., 21,90 eur. n° 237 / Mars 2021 15
dossier Tour du monde de découvertes archéologiques À la faveur de nouveaux regards et de nouvelles techniques scientifiques, l’archéologie a fait de passionnantes découvertes. Des fouilles et des analyses ont révélé que certaines femmes pouvaient être artistes, chasseuses, extrêmement musclées et honorées. Morgane Pellennec 1. Hadar, Éthiopie En 1974, une équipe franco-américaine découvre Lucy en Éthiopie. Une femme apparaît enfin dans un récit peuplé 3. Espagne / France d’hommes (« homme » de Cro-Magnon, Grotte d’El Castillo « homme » de Neandertal...). Ce sont les (Cantabrie), grottes de Gargas 6 restes fossiles d’une Australopithèque de (Hautes-Pyrénées), 4. Europe centrale plus de 3 millions d’années. C’est le sque- grotte du Pech Merle (Lot) Les femmes de la Préhistoire étaient plus lette le plus complet et le plus vieux fossile Et si l’art rupestre était féminin ? Une musclées que nos championnes d’aviron hominidé (la famille de primates à laquelle étude de l’archéologue américain Dean contemporaines. En 2017, une équipe de nous appartenons) jamais découvert à Snow parue en 20132 bouscule l’idée reçue trois chercheurs/euses de l’Université de l’époque. L’analyse révèle qu’il s’agit pro- selon laquelle l’art pariétal (sur les parois Cambridge3, en Angleterre, compare pour bablement d’une femelle. « Ce qui était plus des grottes) était produit par les hommes. la première fois les os de femmes préhis- remarquable encore, c’est qu’elle conjuguait Dean Snow a étudié les mains en néga- toriques à ceux de femmes vivantes. Les ancestralité et féminité – au moment même tif de huit grottes françaises et espagno- scientifiques analysent les os (l’humérus où les spéculations militantes des préhis- les du Paléolithique supérieur (environ dans le bras, le tibia dans la jambe) de toriennes américaines ouvrent la voie à la de -40.000 à -12.500). Pour réaliser ces femmes contemporaines qui pratiquent réhabilitation de la femme préhistorique », œuvres, les individus apposent leur main le football, la course à pied, l’aviron, et de écrit Claudine Cohen dans Femmes de la sur la paroi et en tracent le contour selon la femmes plus sédentaires. L’équipe les com- Préhistoire1. technique du pochoir. L’archéologue amé- pare ensuite à ceux de femmes ayant vécu ricain passe 32 de ces représentations au en Europe centrale il y a environ 7.000 ans. 2. Balzi Rossi, Italie crible de son algorithme utilisant plusieurs Résultat : les os des bras des femmes du En 2016, « l’homme de Menton » devient mesures (longueur des doigts, longueur de Néolithique sont de 11 à 16 % plus robus- « la Dame du Cavillon ». Ce squelette du la main, rapport entre l’annulaire et l’index, tes que ceux des rameuses et de près de Paléolithique supérieur, daté d’il y a environ et rapport entre l’index et l’auriculaire). 30 % plus robustes que ceux des autres 24.000 ans, a été découvert à la frontière Résultat : Dean Snow estime que 75 % étudiantes de Cambridge. Selon Alison franco-italienne en 1872, dans la grotte du des mains pariétales étaient féminines. Macintosh, l’autrice principale, cette force Cavillon (« Caviglione » en italien), près de Souvent, ces mains entourent d’autres serait probablement due aux travaux agri- Menton. Fossile d’Homo sapiens, son crâne dessins. La question est de savoir si ceux-ci coles que pratiquaient alors les femmes : était paré d’une coiffe funéraire ornée de ont été également réalisés par des femmes. broyage des graines de céréales avec de petits coquillages et de canines de cerfs Les mains représentaient-elles une sorte lourdes meules de pierre, plantation, perforées. La richesse de la sépulture, la de « signature » ? Pour Dean Snow, l’hy- labourage et récolte à la main de toutes robustesse du squelette, la dague en os et pothèse est très plausible. les cultures, transformation du lait et de les deux lames en silex qui accompagnaient la viande, travail des peaux et de la laine, le corps ont vite convaincu les chercheurs : etc. Des résultats « qui laissent entrevoir une c’était évidemment un homme. Entamée histoire cachée du travail des femmes sur en l’an 2000, une étude approfondie a fina- des milliers d’années », selon la scientifique. lement révélé officiellement 16 ans plus tard que « l’homme de Menton »... était une femme. 16 n° 237 / Mars 2021
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