Rachel Rosenthal, une artiste écoféministe de la performance - OpenEdition Journals

 
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Rachel Rosenthal, une artiste écoféministe de la
performance
Rachel Rosenthal, an Ecofeminist Performance Artist

Mylène Ferrand

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/itineraires/10304
DOI : 10.4000/itineraires.10304
ISSN : 2427-920X

Éditeur
Pléiade

Référence électronique
Mylène Ferrand, « Rachel Rosenthal, une artiste écoféministe de la performance », Itinéraires [En ligne],
2021-1 | 2022, mis en ligne le 07 avril 2022, consulté le 08 février 2023. URL : http://
journals.openedition.org/itineraires/10304 ; DOI : https://doi.org/10.4000/itineraires.10304

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- CC BY-NC-ND 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
Rachel Rosenthal, une artiste écoféministe de la performance   1

    Rachel Rosenthal, une artiste
    écoféministe de la performance
    Rachel Rosenthal, an Ecofeminist Performance Artist

    Mylène Ferrand

                                                 Elle s'efforçait de se souvenir de tout ce qui
                                             concernait les créatures souterraines. Là où elle
                                                   ne pouvait pas se souvenir, elle imaginait.
                                            Sally Miller Gearhart, “Clana and the snakes” dans
                                                                The Wanderground, 1979, p. 29.

    Introduction
1   Cet article répond à un besoin : celui de la nécessaire reconnaissance des artistes
    historiques qui se sont frottées, de près ou de loin, à l’écoféminisme et à ses
    nombreuses facettes. Mary Beth Edelson, Ágnes Dénes, Mierle Laderman Ukeles ou
    encore Ana Mendieta sont généralement les plus citées et pour lesquelles il est le plus
    aisé d’accéder à quelques informations. Mais il existe beaucoup d’autres artistes aux
    approches diverses. Un vaste mouvement de réinvestigation est en cours et ce texte
    souhaite donner sa place à une artiste marquante, à la croisée entre arts visuels et arts
    dits vivants. L’œuvre de Rachel Rosenthal nous semble originale et pertinente,
    injustement tombée dans l’oubli. Accéder à son travail (en particulier aux films de ses
    performances) n’est pas chose facile, bon nombre ne sont même pas encore numérisés
    et visibles uniquement qu’au siège de ses archives, désormais au Getty Research
    Institute de Los Angeles. Sa bibliographie est majoritairement en anglais et nous
    n’avons pu travailler qu’à partir de sources secondaires. Il s’agit donc ici d’une
    première introduction à son œuvre visionnaire, empreinte d’idées (éco)féministes,
    d’éthique animale et environnementale, à rapprocher de la branche de l’écoféminisme
    dit « animal » et/ou végétarien/végane (mais pas uniquement). Le propos artistique,
    tout en gardant son langage et sans devenir une simple mise en forme de théories,
    témoigne ainsi de toutes les correspondances, directes, parfois moins, complexes et

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    paradoxales, avec des courants de pensée qui infusent notamment la société
    étatsunienne dès les années 1970-1980. Au travers de quelques-unes de ses principales
    performances : Soldier of fortune (1981) ; Gaïa, mon amour (1983) ; The Others (1984) ;
    Foodchain (1985) ; L.O.W. in Gaia (1986) ; Was Black (1986) ; Pangaean Dreams: A Shamanic
    Journey (1991) ; filename: FUTURFAX (1992), nous montrons la portée écoféministe de
    l’œuvre, principalement grâce aux thèmes abordés. Dans une première partie
    biographique, nous expliquons les multiples liens de Rosenthal et son rôle déterminant
    dans l’émergence de la performance (Mère de l’art de la performance), puis nous
    abordons ses collaborations non humaines (Les autres animaux). En troisième point,
    nous faisons état de la personnification par l’artiste de la Planète (L’artiste, corps de la
    Terre), suivi de ce qui nous apparaît central à l’œuvre – La culture matriarcale – en
    pleine expansion sur la côte ouest des États-Unis. Le volet ritualiste et sacré de la
    performance est notre dernier thème (L’artiste-sorcière en transe). Nous concluons en
    ouvrant le travail vers celui d’une autre artiste, Wangechi Mutu. Une communauté
    écoféministe créative et vivante existe assurément, au sens large et contemporain, qui
    ne se relierait pas uniquement via une affiliation restreinte et stricte, mais plutôt par
    une sensibilité et des urgences communes qui dépassent l’écoféminisme historique et
    l’a parfois même inspiré.

    Mère de l’art de la performance
2   L’artiste de la performance transdisciplinaire est née à Paris en 1926 dans une famille
    juive, d’origine russe, cultivée et riche. Pour fuir le nazisme pendant la Seconde Guerre
    mondiale, les Rosenthal immigrent au Portugal, puis au Brésil et atterrissent enfin aux
    États-Unis. Rachel meurt en 2015 à Los Angeles, résidente américaine depuis les années
    1940, d’abord installée à New York puis dans la cité des anges dès 1955. Si elle
    pratiquait aussi bien la peinture que la sculpture (en terre, la matière primordiale), elle
    s’est principalement incarnée dans l’art de la performance, un « assemblage » vivant en
    lien avec sa formation en dance classique, théâtre, musique et arts visuels (aux côtés
    d’Allan Kaprow). Rosenthal fut l’élève du metteur en scène Erwin Piscator, initiateur du
    théâtre prolétarien ; du comédien Jean-Louis Barrault, adepte du théâtre comme art
    total ; de l’acteur et metteur en scène Roger Blin ; puis du peintre expressionniste
    abstrait Hans Hofmann. Elle dansa un temps dans la Merce Cunningham’s Junior
    Company, fréquenta John Cage, fut très proche de Jasper Johns et de Robert
    Rauschenberg lors de ses années newyorkaises, côtoyait Ray Johnson, Cy Twombly ou
    encore Edward Kienholz et Paul McCarthy à Los Angeles. La découverte du Théâtre et son
    double (1938), recueil de textes d’Antonin Artaud, penseur du « théâtre de la cruauté »
    est d’une grande influence sur Rosenthal (tout comme le théâtre de l’absurde). L’artiste
    est une fervente lectrice, activité qui joue souvent le rôle de déclencheur de ses
    performances, pour lesquelles elle fait d’innombrables recherches préalables. Si la
    danse et le mouvement fondent son œuvre, la poésie et le texte déclamés dans de longs
    monologues lui donnent tout autant corps. À l’origine d’une quarantaine de pièces, elle
    crée sa compagnie TOHUBOHU! Extreme Theater Ensemble et sera également directrice
    artistique de l’ensemble Fauve Conspiracy, qui, tels les fauvistes au début du XXe siècle,
    sont des « bêtes sauvages conspirant collectivement pour affecter la façon dont les gens
    perçoivent l’art et la performance au début du XXIe siècle ». À Los Angeles, en 1956, elle
    crée l’Instant Theatre (I. T.), annonciateur du Happening1. Elle s’y dédie une dizaine

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    d’années, rejointe par King Moody2, son mari de 1960 à 1978. En 1989, The Rachel
    Rosenthal Company est lancée, dédiée aux arts et aux projets éducatifs, mélangeant
    comme à son habitude, théâtre, danse, son, improvisation et arts visuels. En 2000,
    lorsqu’elle décide d’arrêter définitivement, elle dit vouloir se consacrer à la défense des
    animaux. Elle devient également “Living Cultural Treasure of Los Angeles” puis, en
    2001, reçoit le Award of Merit for Achievement in the Performing Arts de l’Association
    of Performing Arts Presenters (APAP).
3   L’autre grand tournant intellectuel, hormis Artaud, est la rencontre avec le féminisme
    grâce à Miriam « Mimi » Schapiro. Celle-ci est une des figures de proue du mouvement
    féministe de la côte ouest. En 1971, elle invite Judy Chicago 3 à lancer un programme
    d’art féministe, le Feminist Art Program (FAP) au California Institute of the Arts
    (CalArts), école d’art et université basée à Santa Clarita. Dans son œuvre, Schapiro est
    influencée par l’expressionisme abstrait, par le mouvement hard-edge et théorise le
    “femmage” (la rencontre entre « female » et « collage »). Cette forme artistique de
    collage dérive des activités artisanales traditionnellement dévolues aux femmes – à
    base de matériaux tels que le tissu, la peinture, la courtepointe, etc. – participant du
    mouvement Pattern and Decoration ou P&D au milieu des années 1970, en réponse aux
    autres mouvements à dominante masculine comme l’art conceptuel et le minimalisme.
    Côté est, Schapiro cofonde également en 1976 le Heresies Collective 4 et en 1979, le New
    York Feminist Art Institute. Grâce à son amie, Rosenthal intègre ce cercle féministe
    naissant dès le début des années 1970. L’artiste est alors en pleine remise en question,
    ne se considérant pas tout à fait comme une femme et ne pouvant entrevoir d’être à la
    fois femme et artiste (Otis College 2011). Elle dit d’ailleurs être « un homme gai dans un
    corps de femme » (formulé notamment dans Pangaean Dreams). Rosenthal accentue
    d’ailleurs son ambigüité gynandre en se rasant la tête en 1981, donnant naissance à son
    double masculin, cet « être autonome » selon ses mots. À la suite de la West Coast
    Conference of Women Artists accueillie pendant trois jours en 1971 par le Feminist Art
    Program (FAP) à CalArts, Rosenthal comprend que les femmes peuvent être artistes et
    même exceller. Commençant à s’immerger dans la littérature (éco)féministe de Mary
    Daly, Betty Friedan, Susan Griffin, Deena Metzger, Adrienne Rich, etc., ce moment
    marque un profond bouleversement pour elle. Dans le giron du Woman’s Building
    (1973-1991)5, Rosenthal participe à la construction du Womanspace (1973-1975) sur
    Venice Boulevard, dans une ex-laverie automatique de Los Angeles. La galerie d’art est
    gérée collégialement, comme un lieu d’exposition (et édite le Womanspace Journal), par
    et pour les artistes féministes. Rosenthal est aussi membre du collectif féministe Double
    X (1975-1985) avec, entre autres, Nancy Buchanan, Judy Chicago, Luchita Hurtado,
    Suzanne Lacy, Faith Wilding. Cette période constitue un redémarrage pour l’artiste. En
    1975, elle présente sa première performance d’art à la Orlando Gallery puisant d’abord
    dans sa propre vie les éléments de son œuvre. Sa pratique est une véritable catharsis,
    lui permettant d’exorciser ses démons. La part autobiographique à l’œuvre est tout sauf
    autocentrée, elle permet plutôt à Rosenthal de questionner ce qui se joue en soi, entre
    je et les autres, puis de changer de corps, de procéder à son « autobiologie » (corps,
    biologie, genre) selon le terme forgé par la critique Bonnie Marranca (1993 : 59-67). La
    métamorphose de soi et du monde est ainsi une constante de son œuvre : « Petit à petit
    au fil des ans, j’ai changé chaque atome de mon corps », dit-elle (Grilikhes 1997 : 62).
4   Pour Rosenthal, alors devenue soucieuse des libertés sexuelles et de genres, il ne s’agit
    plus de faire dépendre sa volonté de dictats, qu’ils soient féminins, masculins (Neri

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    1995 : 11-12) ou spécifiques (liés à l’espèce). D’après les transféministes Eva Hayward et
    Jami Weinstein (qui travaille en philosophie dans le champ des Critical life studies), la
    reconfiguration des corps restructure de la même façon nos réflexions sur ceux-ci,
    qu’ils soient humains ou autres (Hayward et Weinstein 2015 : 202). Les chercheuses
    expliquent que l’humain (ainsi que ses dérivés : l’humanisme et l’anthropocentrisme) se
    définit comme une taxonomie qui repose sur la différence de sexe (citant Camille
    Nurka) et ses relations de pouvoir. Cette idée de base fonde également la distinction, en
    l’occurrence d’avec l’animal. Toute menace du dogme met en péril l’« humain » (sous-
    entendu, homme cisgenré hétérosexuel blanc et valide, de classe favorisée), engendrant
    une « panique d’espèce » (expression de David Hueber). Au contraire, l’« indifférence
    transitive » n’utilise pas l’animal pour sécuriser l’humain comme groupe, indistinct et
    semblable (Claire Colebrook). L’œuvre de Rosenthal résonne particulièrement avec ces
    concepts récents. De même, nous allons le voir, elle est une déclaration d’amour
    effrénée, désespérée à la Terre et à l’ensemble de ses habitant·e·s. Très présent chez les
    Premières Nations, notamment en Amérique du Nord, ce lien amoureux corporel et
    terrien annonce l’œuvre des « deux artistes écosexuelles amoureuses » Beth Stephens
    et Annie Sprinkle6, celles qui ajoutent le « E » de “ecosexuel” au sigle LGBTQIE+.

    Les autres animaux
5   Nous l’avons dit, Rosenthal est une artiste militante, des droits humains et des artistes,
    aux droits de la Terre et des animaux. Avec sa méthode DbD ® (Doing by Doing), elle
    organise des workshops pour les personnes séropositives et victimes du sida (1993) ou
    pour les femmes battues (1994). Elle s’interroge en permanence sur la question de
    l’« efficacité » de l’art : dans cette course contre la montre pour changer les mentalités,
    que peut l’art ? Son œuvre n’est jamais séparée de son activisme, elle dit par exemple
    ne prendre qu’une douche tous les deux ou trois jours pour économiser l’eau. L’artiste
    ne mange plus de viande rouge depuis les années 1960, arrête la viande blanche en
    1984, le poisson et les fruits de mer en 1986 et devient végane en 1995.
6   En 1976, Rosenthal découvre un rat en cage dans une exposition de Kim Jones,
    réminiscence d’une précédente performance (qui avait conduit le rat au coma). À côté
    du rongeur, une pancarte est lisible avec une inscription homophobe : “Homer, the
    Homosexual Rat”. Moqué, affamé, incarcéré, laissé seul sans soins, avec juste un reste
    d’eau croupie, Rosenthal décide de s’en occuper et fini par l’adopter, l’exposition
    terminée. Le rat, renommé Tatti Wattles (par lui-même, l’annonçant un jour à l’artiste,
    comme celle-ci le raconte), devient son compagnon de vie, intervenant dans plusieurs
    œuvres. Le livre Tatti Wattles: A love story, écrit et illustré par Rosenthal, est un
    bouleversant témoignage d’affection au rongeur, « qui a transformé ma psychè et m’a
    appris au moins autant que je lui ai appris » (Rosenthal 1996 : 18). L’animal,
    traditionnellement perçu en Occident comme objet de connaissance humaine, est, chez
    elle, autant sujet de connaissance que sujet connaissant, à la différence du binarisme
    idéologique opposant qui sait à qui est su. La relation étant basée sur la mutualité des
    échanges, l’artiste a aussi pleinement conscience de la réciprocité des regards et même
    des subjectivités. Elle remercie Tatti Wattles, lui rend hommage, dédicace l’ouvrage à
    ses compagnons animaux et aux autres, croisés sur son chemin de vie. Elle adresse
    également sa gratitude à l’artiste militante de la cause animale Sue Coe et à Tom Regan,
    auteur des Droits des animaux, 2013 (The Case for Animal Rights 1983). Âgé de deux ans et

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    demi, Tatti Wattles meurt d’une crise cardiaque (à peu près l’espérance de vie d’un rat).
    Une cérémonie d’inhumation a lieu le 7 août 1982 en présence de proches. Rosenthal
    publie aussi une nécrologie dans l’hebdomadaire culturel L.A. Weekly. Peu après le
    décès, l’artiste participe à une séance de chamanisme et découvre que le rat est son
    animal totémique. Ainsi, Rosenthal tient en très haute estime sa relation avec Tatti
    Wattles, faite de complicité et de respect, qu’elle considère comme une chance :
         Rare est l'animal vraiment regardé et rencontré à mi-chemin entre lui et nous,
         selon ses propres termes. Les personnes qui ont connu ce type de communication
         entre espèces sont, à mon avis, bénies. Beaucoup de gens prétendent aimer leurs
         animaux de compagnie, mais combien les respectent aussi complètement qu'ils le
         feraient pour un égal de leur propre espèce ? Il faut accepter pleinement son
         humanité pour pouvoir combler le fossé considérable qui nous sépare des animaux
         autres qu'humains. Les personnes qui y parviennent connaissent la pleine
         signification de l'amour, un amour qui ne possède pas ni ne s’agrippe, qui n'est pas
         une projection de nos besoins personnels ou de nos névroses, un amour qui laisse
         l'autre libre, qui respecte et accepte la vie de l'autre dans son intégralité plutôt
         qu’encourageant sélectivement et uniquement les traits et comportements qui nous
         conviennent ou qui nous rappellent à nous-mêmes. Par-dessus tout, une telle
         personne a un sens du sacré. Pour aussi beaux et merveilleux que soient l'amour et
         la communication totale entre deux êtres humains, l'amour et la communication
         totale entre deux individus d’espèces différentes va au-delà du numineux et du
         transcendantal. (Rosenthal 1996 : 29-30)
7   D’autres animaux apparaissent ensuite dans ses performances, par exemple les deux
    chiens Fanny et Sasha. Ses collaborateurs sont avant tout ceux qu’elle connaît bien,
    ceux avec qui elle vit, sauf dans The Others (1984). Quarante-deux animaux (chat, cheval,
    chèvre, chien, cochon, serpent, singe, etc.) et leurs compagnons humains s’activent sur
    scène, au gré de leurs envies. Les animaux ne sont pas des accessoires, ils ne sont pas
    dressés, manipulés ou contrôlés. Rosenthal n’exige rien d’eux, ne les contraint pas ni ne
    leur demande de se donner en spectacle, juste d’être ce qu’ils sont et donc d’agir
    comme ils veulent. Être suffit pour donner son sens à la pièce. L’idée n’est pas de savoir
    si l’animal est réellement en train de performer. Chaque autre qu’humain est ici
    coauteur de l’œuvre et du monde autant que coacteur. The Others apparaît ainsi comme
    une réflexion sur l’invention de la condition animale, la maltraitance systémique 7,
    évoquant aussi bien Descartes, que les animaux consommés, le bétail marqué ou les
    chiots coyotes brûlés dans leurs tanières.
8   The Others eut lieu la première fois le 18 décembre 1984 au Japan America Theatre de
    Los Angeles. Quand l’œuvre est rejouée à l’University of North Carolina de Raleigh 8, les
    animaux choisis proviennent de refuges locaux. L’histoire et la biographie de chacun
    sont répertoriées dans le programme. À la fin de la représentation, les animaux sont
    proposés à l’adoption afin que chacun des chats et chiens trouve un foyer. Ainsi, pour
    l’artiste, il n’est pas question de jouer les héroïnes, les messies se sacrifiant pour la
    bonne cause. The Others est une anti-Arche de Noé, comme le pense H. Peter Steeves
    (2006 : 7), Rosenthal n’a ni capturé ces animaux, ni ne se présente en sauveuse, figure
    christique ou maternelle, se sacrifiant pour « faire le bien » autour de soi. Elle ne
    s’inscrit pas dans la tradition des Pères ni ne se réfère à une quelconque sotériologie,
    théologie de la rédemption.

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     L’artiste, corps de la Terre
9    La performance Pangaean Dreams: A Shamanic Journey (1991) débute par une lamentation
     (dont une partie est traduite en langue des signes) sur la destruction de la faune et de la
     flore suite à la pollution du fleuve Sacramento. S’ensuit une œuvre dédiée à l’unité
     brisée entre le corps, l’esprit et la Terre, dont la séparation occidentale nature/culture
     est le symptôme, de même que l’extinction en cours des espèces, le tout sur fond de
     reproductions iconographiques relatives à l’art des cavernes. Dans cette œuvre,
     Rosenthal cherche si la géologie peut réellement conditionner notre destinée (Raine
     1988) ; ce qui est bien évidemment le cas, notamment pour les californiens qui
     expérimentent de fréquents tremblements de terre. En outre, selon l’artiste, la Pangée 9,
     le dernier supercontinent qui s’est formé il y a environ 310 millions d’années pour se
     fracturer vers moins 180 millions d’années, représente aussi le mouvement perpétuel,
     celui de la vie de la Terre, symbolisé par la tectonique des plaques. Ainsi, depuis les
     années 1980, Rosenthal est la « nature », elle personnifie la Terre au travers de son
     travail, à l’instar d’une conception du type de celle que Susan Griffin avait pu écrire à la
     fin des années 1970 :
          Nous savons être faites de cette terre. Nous savons que cette terre est faite de nos
          corps. Car nous nous voyons. Et nous sommes la nature. Nous sommes la nature qui
          voit la nature. Nous sommes la nature avec un concept de nature. La nature qui
          pleure. La nature parlant de la nature à la nature. (Griffin 1978 : 226)
10   Pour Gaïa, mon amour10 (1983), l’espace réemploie la forme d’un mandala 11, rythmé par
     les sons d’un compteur Geiger superposés aux chants de baleines. Cette fois-ci, l’artiste
     reprend et cite les mots d’Albert Einstein : « La puissance débridée de l'atome a tout
     changé, sauf nos modes de pensée, et nous dérivons ainsi vers des catastrophes sans
     précédent. » La performance L.O.W. in Gaia (1986), démarre quant à elle sur une
     réflexion relative à l’enfouissement des déchets nucléaires et sur notre civilisation,
     celle des ordures (l’artiste traîne trois sacs-poubelles accrochés à elle par une corde).
     Rosenthal commence aussi à faire émerger un nouveau personnage, “the Crone” (la
     vieille femme, la sage dans la Wicca12, à l’inverse des valeurs de la culture dominante
     dans laquelle les personnes âgées, et les femmes tout particulièrement, sont dévaluées).
     Dans une scène des plus émouvantes, l’artiste glapit, gronde, fulmine, s’égosille,
     tempête, tonne et pleure le mal qui est commis sur les êtres de Gaïa :
          J'ai vécu au temps des bûchers
          J'ai été descendue dans un profond donjon, dans une cage de fer, nue, hissée et
          brûlée vive.
          Je m'en souviens bien. J'ai haï tout en mourant. Oh, comme j'ai maudit ces
          hommes !
          Je peux toujours le sentir maintenant.
          Dans chaque animal en cage.
          Dans chaque patte piégée.
          Dans le rat de laboratoire torturé.
          Dans les lapins en réserves, leurs yeux brûlés par les tests cosmétiques.
          Dans l'injection de déchets toxiques en profondeur dans la Mère.
          Dans l'ignoble projet de planter des électrodes dans son corps et de vitrifier les
          déchets nucléaires, de les momifier pour l'éternité…
          Je suis malade d'une vengeance inassouvie ! (Chaudhuri 2001 : 108)
11   L’œuvre de Rosenthal évoque ainsi différents massacres : « Les rites sadiques du
     patriarcat sont perpétuellement perpétrés. Leur plan/domaine est la planète entière. »

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     écrit Daly (1978 : 312). Rosenthal la féministe, garde donc mémoire 13 et ne bâtit pas son
     œuvre sur la tabula rasa ni ne pratique la politique de la terre brûlée. Elle sait que ses
     connaissances n’existent qu’en rapport à ce monde, elle est pétrie de la chair de la
     Terre, comme tous les terrestres et de tout ce qui l’a précédé. Elle se rappelle aussi que
     la proximité des femmes et des animaux a servi d’argument pour les inculper
     collégialement de sorcellerie, le temps des bûchers n’est pas terminé, il s’agit donc de
     déterrer une histoire féministe et de « continuer à découvrir notre passé et les chemins
     qui mènent à notre [un] avenir » (Daly 1978 : 222). Le feu n’est plus ici que rite
     destructeur, il est aussi celui qui brûle en chaque personne, en chaque sur-vivant·e et
     in-dompté·e.
12   Puis, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, à Prypiat en Ukraine (avril 1986), donne
     naissance à Was Black (1986). L’œuvre fut produite en studio avec superpositions
     d’images et effets visuels. Le titre est une traduction littérale et absurde du russe
     « cherno », signifiant « noir » (“black”) et « byl » ou « était » (“was”). L’atmosphère,
     sombre, tendue, laisse apparaître une Rosenthal toute de noir vêtue, à la face blanche,
     évoquant le mime, ou encore le butō, pratique dansée créée au Japon dans les années
     1950 et influencée par le bouddhisme et le shintoïsme. Crâne glabre, comme le globe
     terrestre, elle incarne avec force expressivité la reine des dieux, celle qui émerge du
     chaos et consacre toute son énergie à « réussir à maintenir la vie » (Gaïa, mon amour
     1983) ainsi que son immense colère face à l’hubris humaine évoluant négligemment sur
     son corps délicat, la minorant et agissant à la rendre stérile. L’artiste se projette dans la
     Terre, meurtrie en surface, bouillonnante et toujours extrêmement intense en
     profondeur, Magna Mater devenue MAgMA Mater, un volcan enragé, animale éruptant,
     lorsqu’elle hurle recroquevillée (dans Soldier of fortune, 1981). Idem dans Gaïa, mon
     amour, elle rugit, souffle, s’insurge : « la terre avec un petit “t” ? Moi, première et plus
     puissante de tous les dieux ! » Son corps, sa conscience, font partie d’un corps plus
     grand : « Parce que nous vivons dans le corps. Pas sur le corps, mais dans le corps. Et ce
     que nous faisons à la Terre, nous le faisons à nous-mêmes » (Raine 1988). En 1979, James
     Lovelock et Lynn Margulis14 ont recours à Gaïa, cette déesse primordiale de la
     mythologie grecque, pour nommer et théoriser l’hypothèse d’une planète organisme
     vivant s’autorégulant et se maintenant, dont tous les éléments sont interconnectés et
     interdépendants : la « communauté écologique » pour Margulis. Depuis, la figurante
     Gaïa est devenue une actrice incontournable de l’échiquier politico-artistique. L’artiste
     Crone expérimentée voit ainsi dans le temps qui passe un allié, plutôt qu’un ennemi,
     elle essaie de penser à hauteur de l’âge de la Déesse tellurique, d’un temps long, de
     façon transtemporelle. Ses productions accouchent d’autres choses que d’images
     autoréflexives d’un humain seul toujours au présent ou désolidarisé du reste du monde,
     passé et futur.

     La culture matriarcale
13   Pour Rosenthal, la rupture ontologique remonte à ladite « révolution agricole du
     Néolithique », à l’appropriation de la terre, d’une certaine nourriture, autre
     qu’opportuniste qui prévalait partout jusque lors, à la domestication des animaux et
     des plantes :
          Je pense que tout le problème a commencé il y a 10 000 ans, lorsque nous nous
          sommes éloigné·e·s de la nature et des animaux par le développement de
          l'agriculture et de l'élevage. […] En faisant cela, nous avons établi le modèle, le plan,

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Rachel Rosenthal, une artiste écoféministe de la performance   8

          pour la domination des femmes, pour la domination des autres tribus et peuples,
          pour la domination des animaux, pour la domination de la nature, et pour le
          rabaissement, le dénigrement et le mépris de tout cela, ainsi que pour notre propre
          corps. Tout ce qui s'apparente à la nature ou aux animaux est inférieur et doit être
          rabaissé. 10 000 ans, c'est très peu de temps dans l'ensemble, mais cette idéologie a
          été fortement renforcée dans ce court laps de temps par la théologie, la
          philosophie, le langage, etc. Nous sommes tellement imprégné·e·s de ce point de
          vue, toute notre civilisation a été construite sur lui, les guerres, l'esclavage, la
          misogynie et toutes sortes d'oppressions, tout cela vient de là. Nous sommes
          toujours complètement marqué·e·s par cette vision du monde. Tant que cela ne
          changera pas, je ne pense pas que beaucoup de choses puissent changer. (Neri 1995 :
          9-10)
14   De par ses déclarations et ses références aux déesses et temps archaïques, il nous
     apparaît notable que l’artiste baigne dans une culture matriarcale et celle, féministe, de
     la Déesse, particulièrement développée aux États-Unis. L’écoféminisme spirituel semble
     clairement l’inspirer. Les années 1970-1990 sont en effet un moment propice pour ces
     recherches. Par exemple, écrivant en 1979 à partir de l’anthropologie féministe
     notamment, l’autrice étatsunienne Elizabeth Fisher, faisait déjà remonter la grande
     césure à la période entre le Paléolithique et le Néolithique, le moment présumé selon
     elle du renversement du matriarcat par le patriarcat, le passage du nomadisme flexible
     à la sédentarité agricole accumulative, à la concentration d’animaux, au regroupement
     dans des cités (à la densité favorable aux pandémies). D’après Fisher, la domestication
     des animaux a servi de base aux autres asservissements, suivis par celui des femmes
     (Fisher 1979 : 190). Réduits à leur fonctionnalité et utilité, leur être à de la matière, ils
     sont une des premières formes de propriété privée (des « biens meubles »,
     contrairement à la propriété foncière), y voyant le modèle de toutes les dominations et
     différences de classes, le point de départ des guerres. Françoise d’Eaubonne écrit quant
     à elle dès 1976 sur le sujet. Selon l’autrice, l’agriculture des hommes – faite à la charrue
     suivant un principe d’exploitation, par exemple en inventant l’irrigation planifiée : la
     terre n’est plus qu’une matière à labourer, à exploiter, dont il faut tirer profit – a
     succédé à celle des femmes, de type « quiétiste », à la houe, dans laquelle la fertilisation
     se faisait de façon naturelle et sacrée (d’Eaubonne 1976 : 46). Dans son magnum opus sur
     le sujet, Heide Goettner-Abendroth en parle comme de « la révolution fondamentale
     dans l’histoire de l’humanité » (Goettner-Abendroth 2019 : 43). Elle décrit les
     recherches matriarcales modernes et autochtones : « nouvelle science socioculturelle,
     une science qui intègre un nouveau paradigme » (70) comme transculturelles et
     s’intéressant aux sociétés dans leur diversité et globalité (y compris non humaine), pas
     uniquement occidentale, eurocentrée et urbaine15. Les sociétés matriarcales seraient
     donc basées sur les femmes, les mères, la vie (il ne s’agit pas d’un patriarcat inversé ou
     renversé, soit la domination des femmes sur les hommes qu’elle nomme gynocratie),
     une économie de partage, elles formeraient ainsi des « sociétés horizontales et non
     hiérarchisées de parenté matrilinéaire », des « sociétés égalitaires fondées sur le
     consensus » (20) et une économie de partage.
15   Le matriarcat (ou la gynocratie, terme également préféré par d’Eaubonne qui n’y donne
     pas non plus le sens de domination par les femmes 16) se constitue en « sociétés sacrées
     et des cultures de la Divinité féminine » (Goettner-Abendroth 2019 : 20). Ayant une
     véritable portée en Amérique du Nord, de surcroît dans certains milieux féministes,
     notamment de la côte ouest, l’archéologue Marija Gimbutas17 met à jour ce qu’elle
     nomme « culture préhistorique de la Déesse », à partir du Paléolithique et durant

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Rachel Rosenthal, une artiste écoféministe de la performance   9

     40 000 ans. Les recherches de la scientifique menées sur plus de 3 000 sites et plus de
     30 000 sculptures féminines, la conduisent à penser qu’à la Préhistoire de la « vieille
     Europe », des sociétés de culture « matristique » [son terme], pacifiques étaient
     généralisées. Ces communautés seraient à la base de découvertes telles que
     l’agriculture18 (d’abord la culture des céréales – évoquée par Rosenthal dans Gaïa, mon
     amour), le tissage, la vannerie19, la poterie, le feu, le pain, le vin et la bière, bref, de la
     culture au sens large, comme l’explique Fisher. L’archéologue définit ainsi trois
     fonctions majeures à la Grande Déesse : vie, mort, régénération (Gimbutas 2005). En
     résumé, pour Rosenthal, l’hypothèse Gaïa est donc aussi bien une façon de redécouvrir
     les mythologies féministes et la tradition matriarcale à laquelle elle semble tout à fait
     adhérer, de retricoter des narrations alternatives à celles dominantes, qu’une manière
     de nommer et d’appréhender plus intimement la Terre comme mère originelle, déesse
     mère (“Mother Goddess”), Grande Mère (“Great Mother”), Terre Mère (“Mother Earth”) ou
     Mère Nature (“Mother Nature”20).

     L’artiste-sorcière en transe
16   Les cultes mystiques (la Kabbale par exemple) inspirent également l’artiste. Dans The
     Others (1984), Quetzalcóatl, le serpent à plumes mésoaméricain, est associé au caducée
     gréco-romain et à Kundalini, point de yoga tantrique relatif à l’énergie féminine qui
     circule en spirale dans le corps, à la base de la colonne vertébrale (Cihuacoatl – ou
     « femme serpent » en Nahuatl – est la déesse de la Terre). Il symbolise l’éveil des
     consciences et la synergie avec le monde. Pendant la performance, Rosenthal danse
     tout en reproduisant les orbes du serpent et commente :
          Où en sommes-nous ?
          À mi-chemin entre le rampant et le planant.
          Le serpent et l'oiseau. La magie androgyne. La déesse phallique à col de cygne et à
          tête d'oiseau.
          La luxure de la Terre. La puissance du ciel. Le serpent s'élève. L'oiseau glisse vers le
          bas.
          La colonne vertébrale s'étend dans les deux sens. Le caducée avec ses deux canaux
          nerveux, l’« ida » et le « pingala », s'enroulant autour du passage central, le
          « sushumna »21 de la colonne vertébrale, la colonne d'Osiris. Deux serpents. La force
          chthonienne. Et l'oiseau, perché au sommet, le royaume supérieur de la conscience,
          libéré de la Terre, le troisième œil, le super-cerveau.
          Le caducée est la polarisation des deux énergies. Le Quetzalcóatl est la
          concentration des énergies fusionnées ou satori22.
          Le serpent et l'oiseau. Un raccourci vers l'illumination !
17   Tel que décrit par d’Eaubonne (1976), le serpent est l’emblème des cultures lunaires,
     passé de féminin à masculin lors du « grand renversement », de même que le Ciel
     (tandis que la Terre, perçue comme masculine, est devenue féminine 23). L’animal sacré
     a culturellement évolué de consubstantiel et transcendance lunaire, à symbole de la
     « domination phallique » ou du Mal (46). Le recours régulier à l’ophidien chez
     Rosenthal, évoque les premières cultures féminines (tel l’Échidna grecque, la Mélusine
     médiévale, le serpent arc-en-ciel du panthéon Aborigène, lié à l’eau et la vie, la nure-
     onna japonaise, « femme humide », ou plus récemment la Mami Wata africaine), en
     aucun cas il ne faut y voir une référence à l’histoire de la haine du reptile 24. L’artiste
     procède plutôt à la réhabilitation de l’animal rampant métaphore de la sagesse
     tellurique, de la régénération, de la réincarnation, du temps cyclique et continu, de la

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Rachel Rosenthal, une artiste écoféministe de la performance   10

     vie à la mort et vice versa – mère, matrice, tombe – invoquant la dyade mère-fille de
     Déméter (Cérès chez les Romains) et Perséphone (ou Coré, Proserpine en latin). Dans
     ses performances, les figures récurrentes du cercle, du tourbillon, du motif de la spirale
     et des formes sinusoïdales, participent de cette iconographie, comme plus tard
     l’ouroboros ou le signe infini, représentant la forme de l’univers (tore) où tout circule
     en continu.
18   Parfois New Age, panthéiste, vitaliste, hylozoïste25, divinisant la Nature, aussi bien
     qu’animiste et totémiste, Rosenthal ne s’inscrit ni dans la tradition athée de l’art
     contemporain, ni dans celle des religions révélées de la transcendance, ayant formé des
     sociétés et des individus hétéronomes. Elle ne souscrit pas à l’arrogance des dieux du
     ciel – à la différence des entités du sol et opère ainsi un retour à la Terre dans son
     œuvre. À l’inverse du dieu masculin monothéiste exclusif et pénétrant, créateur de la
     nature, « grand architecte », « grand ordonnateur », extérieur à, la Déesse est
     immanente, elle est partout et en soi : ciel, terre, monde souterrain, elle ne sépare pas
     in et out, esprit et corps, ne divise pas sacré et profane. Polythéiste, prenant toutes les
     formes (animale, végétale, minérale, etc.), elle a tous les âges : jeune fille, mère, vieille
     femme (“Maiden, Mother, Crone”), trinité originelle de la Triple Déesse ou multiple
     divinité. Pour la critique de théâtre Alisa Solomon, l’artiste-médium passant entre les
     mondes, conductrice d’autres voix, de messages de l’au-delà, est d’ailleurs « Plus
     chamane qu’artiste de performance, Rosenthal est une Cassandre contemporaine, une
     prophétesse de la Terre, envoyée pour dramatiser notre destin tragique » (Solomon
     1992). Notons toutefois que ladite princesse de Troie disait avant tout la vérité (elle est
     alèthomantis, prophétesse véridique), mais, maudite par Apollon à qui elle refusa ses
     faveurs, personne, malheureusement, ne la croirait jamais.
19   En quasi-transe dans ses performances, Rosenthal semble ainsi devenir la messagère de
     Gaïa et des autres qu’humains. Una Chaudhuri (2001 : 229) évoque chez Rosenthal la
     « participation mystique » développée par l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl (1922) et
     reprise par Carl Gustav Jung pour définir l’identification à une entité archaïque et
     extérieure. Starhawk explique quant à elle que la transe n’est jamais figée, mais une
     manière ouverte de circuler :
          Aujourd’hui, je ne vois plus la « transe » comme un état particulier, mais comme
          une multiplicité fluide d’états de conscience. Je sais que les êtres humains ne
          cessent d’entrer et sortir de ces états de manière naturelle et que ces états ont été
          connus et utilisés consciemment par les magiciens, les artistes et les guérisseurs
          pendant des millénaires. (Starhawk 2015 : 343-344)
20   En bref, l’art de Rosenthal abonde en mythes et superstitions, en références aux
     diverses civilisations, au prémoderne, à la préhistoire, à ce qui est hors du temps ainsi
     qu’à la cosmologie. Pour elle, tout le merveilleux, l’inconnu de l’univers ne peut
     s’expliquer par le « rationalisme ». Les artistes font partie des personnes qui voient
     venir quelque chose auquel personne ne prend (suffisamment) garde, agissant comme
     des vigiles, possédant le troisième œil, l’œil intérieur, celui des sorcières, miresses et
     autres devineresses. Ainsi, l’art recèle chez Rosenthal un aspect prémonitoire,
     prophétique et divinatoire. Les cérémonies et rites artistiques recréés de toutes pièces,
     sont d’ordre mimétique, probablement aussi prophylactique (empêchant le mal) et
     apotropaïque (le détournant), mais assurément non sacrificiel. Pour l’heure, espérons
     que l’œuvre clairvoyante et clairconnaissante qui en résulte assume la fonction de
     talisman, protégeant de la perte de l’enchantement du monde voire de son
     anéantissement.

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Rachel Rosenthal, une artiste écoféministe de la performance   11

     Conclusion
21   De façon significative, d’innombrables artistes entrent aujourd’hui en résonance avec
     les thèmes abordés ici, renouvelés de multiples manières. Une filiation ou une
     sensibilité commune (éco)féministe est à envisager, sans avoir toutes les connaissances
     sur ces théories ou sur le travail visionnaire de Rosenthal (peu diffusé et quasiment
     inaccessible, comme nous l’avons mentionné). Au travers des quelques exemples de
     performances cités, nous avons ainsi montré l’ampleur des directions écoféministes
     prises par l’œuvre, tout comme la forte implication émotionnelle et physique de
     l’artiste, au centre de la création artistique, envisagée comme rite archaïque et sacré,
     redécouverte ou retissage d’une culture autre que patriarcale. Ainsi, Rosenthal
     démythifie autant qu’elle remythifie. Pour se distinguer des mythes phallocrates, de
     nouveaux mythes sont produits à partir des systèmes de significations des femmes : une
     mythopoésie dérivant de l’écoféminisme culturel. Cette opération passe par la
     redéfinition d’idées, de mots, de formes, une reconstitution de l’art. Transdisciplinaire,
     l’artiste s’est incarnée comme une figure majeure de son époque, ayant joué un rôle
     influent dans le développement de la performance, notamment grâce aux artistes
     féministes. Très tôt, elle a ouvert son travail au domaine du plus qu’humain,
     notamment grâce à des recherches interspécifiques ou en positionnant ses intérêts non
     pas sur le mondain de l'art, mais véritablement sur le monde, la Terre, voire le Cosmos.
     S’il nous semble primordial d’approfondir nos connaissances historiques de
     l’écoféminisme, étatsunien notamment mais pas seulement, et de ses vastes influences
     (anciennes, autochtones, païennes, etc.), redonner vie à ce mouvement, à son cœur
     même, soit l’amour du monde, opérer des rapprochements, susciter des collectifs au-
     delà des champs d’expertises catégoriels, nous paraît également des plus importants.
     L’art, domaine de toutes les déterritorialisations et des transitions, peut être un de ces
     espaces de rencontre, de mise en commun, de réflexion et d’expérimentation.
22   Récemment, la personnification de la Terre a aussi été réinventée par Wangechi Mutu
     (née en 1972) dans le film d’animation The End of Eating Everything (2013, 8 min). Dans ce
     premier « collage devenu vivant » (Bech Dyg 2014), l’artiste kenyane a collaboré avec la
     chanteuse afro-étatsunienne Santigold, transformée en créature aux crocs acérés qui
     essaie de mordre des oiseaux-silhouettes noires, rappelant parfois Foodchain (1985) de
     Rosenthal, œuvre dans laquelle des gens se dévorent, eux-mêmes avalés par d’autres.
     Santigold évoque une déesse à la peau noire de l’Égypte ancienne, notamment grâce au
     maquillage de ses yeux (idem pour Rosenthal dans Gaïa, mon amour). Sa chevelure,
     méchée et animée, remémore celle de Méduse ou de la déesse inuit Nuliajuk. De
     nombreuses divinités et entités féminines semblent convoquées. Audre Lorde a montré
     (Lorde 1978 ; 1982) que ces idées sont aussi héritières des femmes et féministes autres
     qu’occidentales. Elle-même convoquait fréquemment Afrékété. Dans l’œuvre de Mutu,
     s’agit-il d’Isis l’Égyptienne ? De Nana Buruku, la combattante qui prend les vies ou des
     orishas Ochun, Oya, Yemaya, chez les Yorubas ? De Moomb, déesse créatrice des
     Kikuyu ? Ou encore de Minona, la gardienne des femmes chez les Fons du Bénin ? Le
     corps du personnage est une forme qui s’apparente à une masse, découvrant
     progressivement son territoire en mouvement : en fait une protubérance malade,
     chaotique et sombre, faite des corps humains et des rejets du capitalisme, son cancer.
     La Déesse est ici celle de la destruction, engloutissant ses ouailles.

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Rachel Rosenthal, une artiste écoféministe de la performance   12

23   Le climat du film est apocalyptique, la biosphère/écosphère menace, gangrénée par
     l’avidité, la cruauté, la stupidité de certains êtres humains. La protagoniste (Santigold)
     crache du sang et son corps finit par exploser. Plutôt que réflexion eschatologique sur
     l’Apocalypse et la fin du monde, l’œuvre semble s’intéresser à la perte annoncée et
     peut-être, à la fin d’un système autodestructeur qui s’apprête à laisser place à autre
     chose. En effet, une lueur d’espoir persiste, manifeste dans les petites cellules femmes-
     femelles, libérées lors de la conflagration/déflagration terminale ; un possible avenir
     afro-futuriste, voire éco et transféministe ? De même, Rosenthal, conclut dans The
     Others (1984) : « Nous revivifier est le seul espoir de notre espèce », espérant de tous ses
     vœux un profond changement pour le millénaire débutant. Il ne s’agit pas ici de
     résurrection ou de renaissance, mais de transformation. Dans filename: FUTURFAX 26
     (1992), Rosenthal reçoit un fax du futur lui annonçant qu’à force d’intoxications
     chimiques, il n’y a plus d’art et plus que des femmes incapables de reproduire l’espèce
     (appelées « mules27 »). Homo sapiens va inévitablement s’éteindre. « Vivant ou mort,
     c'est du pareil au même pour moi » dit Gaïa (L.O.W. in Gaia, 1986). Au niveau de l’univers,
     plausiblement habité, il semble bien que la disparition d’une espèce terrestre parmi
     d’autres soit anecdotique. L’artiste tombe raide morte à la fin de la lecture du sinistre
     présage, tuée par des hooligans venus lui dérober les trois carottes qu’elle avait eu tant
     de mal à se procurer. Fin de la représentation, réintégration d’une autre échelle, retour
     à l’ici et maintenant.

     BIBLIOGRAPHIE
     Bech Dyg, Kasper, 2014, “Wangechi Mutu On The End of eating Everything”, interview de l’artiste
     à New York en octobre 2014, Louisiana Channel, Louisiana Museum of Modern Art in Humlebæk,
     Denmark, [en ligne], https://channel.louisiana.dk/video/wangechi-mutu-end-eating-everything,
     consulté le 23 octobre 2020.

     Branstetter, Michael G., 2017, “Dry habitats were crucibles of domestication in the evolution of
     agriculture in ants”, The Royal Society Publishing, 12 avril 2017, [en ligne], https://
     royalsocietypublishing.org/doi/full/10.1098/rspb.2017.0095, consulté le 23 octobre 2020.

     Chaudhuri, Una (dir.), 2001, Rachel’s Brain and other storms, Rachel Rosenthal: Performance texts,
     Londres/New York, Continuum, coll. “Critical performances”.

     Daly, Mary, 1978, Gyn/Ecology, The Metaethics of radical feminism, Boston, Beacon Press.

     Eaubonne, Françoise d', 1976, Les Femmes avant le patriarcat, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque
     scientifique ».

     Fisher, Elizabeth, 1979, Woman’s creation, Sexual evolution and the shaping of society, New York,
     McGraw-Hill.

     Gimbutas, Marija, [1989] 2005, Le Langage de la déesse, trad. Camille Chaplain, Valérie Morlot-
     Duhoux, Paris, Éditions des femmes-Antoinette Fouque.

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