Retour sur le " népotisme " : les nominations de cardinaux au XVe siècle

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Mélanges de l’École française de Rome -
                          Moyen Âge
                          132-1 | 2020
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Retour sur le « népotisme » : les nominations de
cardinaux au XVe siècle
Pierre-Bénigne Dufouleur

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/mefrm/6926
DOI : 10.4000/mefrm.6926
ISSN : 1724-2150

Éditeur
École française de Rome

Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2020
ISBN : 978-2-7283-1404-1
ISSN : 1123-9883

Référence électronique
Pierre-Bénigne Dufouleur, « Retour sur le « népotisme » : les nominations de cardinaux au XV e siècle »,
Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge [En ligne], 132-1 | 2020, mis en ligne le 26 mars
2020, consulté le 08 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/mefrm/6926 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/mefrm.6926

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© École française de Rome
Retour sur le « népotisme » : les nominations de cardinaux au XVe siècle   1

    Retour sur le « népotisme » : les
    nominations de cardinaux au XVe
    siècle
    Pierre-Bénigne Dufouleur

    NOTE DE L'AUTEUR
    Ce travail s'inscrit dans le cadre d'une thèse de doctorat préparée sous la direction
    d’Élisabeth Crouzet-Pavan à Sorbonne Université..

1   Le Littré définit en 1863 le mot népotisme comme une « autorité excessive que les
    neveux ou les autres parents des papes ont eue autrefois dans l’administration des
    affaires de Rome. Par extension, désir chez un homme en place d’avancer ses
    parents1. » Le Petit Robert n’a guère fait évoluer cette définition un siècle et demi plus
    tard : « Histoire religieuse. Faveur et autorités excessives accordées par certains papes à
    leurs neveux, leurs parents, dans l’administration de l’Église » et « Littéraire. Abus
    qu’une personne en place fait de son crédit, de son influence pour procurer des
    avantages, des emplois à sa famille, à ses amis 2. »
2   Cette pratique, ainsi définie, semble indissociablement liée à la papauté de la
    Renaissance dans l’historiographie traditionnelle. Les noms de Borgia, de Rovere ou de
    Médicis font échos dans l’imaginaire collectif à ces « autorités excessives » accordées aux
    parents. Les historiens n’ont d’ailleurs pas hésité à parler de « grand népotisme » pour
    décrire une situation qui leur semblait, à juste titre, spécifique au Quattrocento et à la
    première moitié du Cinquecento3. La notion de népotisme est-elle pourtant appropriée,
    dans le cadre des promotions à la pourpre, pour décrire la transmission du pouvoir au
    sein des familles des papes et des cardinaux de cette époque ? Est-il pertinent d’utiliser
    le terme de népotisme pour décrire l’élévation d’un cardinal par un pape au sein de sa
    propre famille ?

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3   Le terme de népotisme apparaît en italien sous le vocable nepotismo au début du XVII e
     siècle pour désigner une institution. Les papes ont pris l’habitude, à partir du concile
    de Trente, de nommer cardinal un seul de leurs neveux ; il occupe alors une charge
    institutionnelle de gouvernement et porte le titre très officiel de cardinal-neveu. Selon
    Wolfgang Reinhard, cette institution naît en 1538 avec Paul III et Alexandre Farnèse 4.
    Cette charge, à la sphère d’action purement séculière, devient assez rapidement
    honorifique. Ce phénomène n’a donc qu’un rapport plutôt éloigné avec les nombreuses
    nominations des membres de leurs familles par les papes au sein du Sacré Collège au
    XVe siècle. Cette pratique institutionnelle constitue au début du Seicento une norme
    curiale acceptée par tous ; elle n’est remise en cause que très progressivement au cours
    de ce siècle. Ce sont alors les abus qu’elle engendre qui sont accusés. Les critiques
    portent avant tout sur l’aspect financier, car le neveu du pape touche des émoluments
    considérables.
4   Cependant ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, avec
    l’émergence des démocraties européennes, que le mot de népotisme prend la
    connotation de plus en plus négative, qu’il conserve aujourd’hui, sur le plan moral.
    Cette condamnation morale a peut-être à voir avec les développements de la Réforme à
    l’époque moderne et la notion de méritocratie qu’Helen Andrews fait remonter au
    milieu du XIXe siècle5. Ces nouvelles critiques trouvent un terrain de jeu
    particulièrement adéquat pour l’historiographie dans la Rome du Quattrocento. Elles
    sont relayées, à la fin du XIXe siècle, par les grands historiens allemands de la papauté,
    protestants pour la plupart. Il faut citer en particulier Leopold Von Ranke et son Die
    römischen Päpste, ihre Kirche und ihr Staat (1834) et Ferdinand Gregorovius et son
    Geschichte der Stadt Rom im Mittelalter (1859-1872). C’est une approche partagée par tous
    les grands érudits de l’époque ; le plus grand d’entre eux, Ludwig Von Pastor,
    autrichien catholique, s’évertue lui aussi à classer les pontifes de la fin du Moyen Âge
    entre papes népotiques et papes vertueux, excusant les premiers tout en les
    condamnant et louant les seconds6. Il s’agit alors de condamner plutôt que d’expliquer.
    Pour reprendre les mots de Reinhard : « Une telle conception est bien trop marquée par
    des normes sociales du temps présent pour qu'elle puisse rendre raison des
    phénomènes d'autres époques. […] Notre société étant fondée sur des idéaux tels que la
    performance et l'égalité des chances et notre époque étant caractérisée par son
    individualisme, on a peine à comprendre que, dans d'autres cultures, la famille
    représente une valeur plus importante que l'individu7. »
5   Des historiens s’émancipent toutefois avec succès de cette approche au cours de la
    seconde moitié du XXe siècle. Dès 1961, le médiéviste anglais Daniel Waley souligne le
    rôle institutionnel que tient le népotisme dans la papauté du XIII e siècle8. Deux articles
    fondateurs de Wolfgang Reinhard marquent le véritable tournant historiographique
    dans les années 1970. Le premier est centré sur le pape Pie II. Il montre de manière
    assez convaincante comment le népotisme, loin d’être perçu négativement à la fin du
    Moyen Âge, est considéré comme une manifestation de la pietas du pape 9. Le deuxième
    article de Reinhard balaye presque deux millénaires d’histoire, en posant la question
    fondamentale de la fonction du népotisme10.
6   Plus récemment, une synthèse de Sandro Carocci souligne, dès son introduction, le
    « jugement un peu hâtif » souvent réservé au népotisme, il explique que celui-ci ne
    peut se prêter à des « sentences sommaires »11. Il s’intéresse en particulier aux champs

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     d’application du népotisme qui se dirigeraient dans quatre directions différentes : la
     Curie, la ville de Rome, l’appareil administratif et le personnel politique.
7    Enfin, en 2013, Étienne Anheim a publié un article assez novateur, en déplaçant un peu
     le regard traditionnellement porté sur ce thème12. Il souhaite se concentrer davantage,
     pour la période avignonnaise qui est la sienne, sur ce qu’il appelle des « dynasties
     cardinalices » définies comme des « groupes composés d’au moins trois cardinaux
     apparentés sur au moins deux générations successives, le plus souvent, dans un rapport
     d’oncle à neveu »13. Cette dernière perspective me semble pleine de promesses.
8    En effet, à la suite de ces historiens du dernier tiers du XX e siècle et du début du XXIe
     siècle, le concept de népotisme ne me paraît pas satisfaisant pour étudier les
     nominations cardinalices au Moyen Âge et à l’époque moderne, ce que je vais essayer de
     montrer précisément pour le XVe siècle dans cet article.
9    Pour étayer l’hypothèse d’une inadéquation, je voudrais d’abord essayer de passer
     précisément en revue les grands types de textes normatifs qui ont abordé la question
     familiale des promotions cardinalices. Ces textes normatifs sont de caractère
     ecclésiastique car les sources séculières semblent se désintéresser assez largement de
     cette question. Par la suite, j’ai voulu mettre en correspondance ces évolutions
     normatives et théoriques avec les évolutions des pratiques qui se superposent de
     manière assez cohérente sur le plan chronologique.
10   Le point de départ de cette étude est le début du pontificat Colonna de Martin V
     (1417-1431), son point d’arrivée correspond à la fin du pontificat Médicis de
     Clément VII (1523-1534). Ce siècle est d’ailleurs défini par W. Reinhard comme une des
     trois grandes périodes de manifestation de ce que les historiens ont pris l’habitude
     d’appeler népotisme14. L’action se déroule donc essentiellement à Rome où les papes se
     sédentarisent progressivement au cours de cette période.

     Les nominations cardinalices familiales dans les
     textes normatifs au XVe siècle : entre condamnation et
     acceptation
11   Les actes conciliaires, les capitulations électorales et les projets de réformes qui
     ponctuent le XVe siècle sont les textes normatifs les plus susceptibles d’éclairer la
     question des nominations familiales au sein du Sacré Collège. Ils présentent davantage
     un intérêt pour approcher les représentations des acteurs du temps que pour saisir
     réellement la norme, car ces textes, quand ils sont publiés, ne sont que rarement
     respectés.

     Décrets conciliaires

12   La période comporte plusieurs conciles importants. Le concile de Constance
     (1414-1418), aborde le sujet au sein des commissions formées pour la réforme de
     l’Église15. La volonté que met ce concile à vouloir réglementer les conditions d’élévation
     des cardinaux fait directement suite à la rébellion des cardinaux contre Grégoire XII en
     1408-1409. Ce pape, contrairement à son engagement, décide de créer quatre nouveaux
     cardinaux le 9 mai 1408, dont deux de ses neveux : Antonio Correr et Gabriel
     Condulmer (futur Eugène IV). Cette création suscite un très grand ressentiment de la

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     part du Sacré Collège, dont une partie se détache de l’obédience romaine au concile de
     Pise (1409) et élit un troisième pape16. Trois versions du paragraphe relatif aux
     promotions cardinalices sur lequel travaille le concile de Constance sont connues 17. La
     première et la deuxième version correspondent à des variantes de la première
     commission de réforme18.
13   La première version, De numero et modo assumpcionis cardinalium et qualitate
     assumendorum, indique que ne peut être élevé au cardinalat « aucun parent consanguin
     de quelques cardinaux vivants que ce soit jusqu’au quatrième degré [de consanguinité]
     inclus ni de la même descendance, famille, maison ou parenté » 19. Il est difficile de
     savoir si les parents des papes sont inclus dans cette mesure. Un pape est aussi un
     cardinal, il suffit de penser à la rhétorique conciliariste qui désigne, à cette époque, le
     pape comme un primus inter pares au sein du Sacré Collège. Néanmoins la question reste
     en suspens et ce flou est souvent de mise au XVe siècle, qu’il soit le résultat d’une
     exploitation consciente ou d’un vide théorique inconscient.
14   La deuxième version est équivalente à l’exception du terme de départ : consanguinei est
     remplacé par l’expression affines seu attinentes, ce sont à la fois les parents par alliance
     et les parents consanguins qui sont touchés par l’interdiction 20. Cette version est
     retenue dans la deuxième commission de réforme du concile de Constance sous le titre
     De numero cardinalium et qualitate eorum21.
15   La troisième version, De numero qualitate et natione dominorum cardinalium, resserre au
     contraire le champ d’action. Elle est intéressante car elle correspond au projet de
     réforme préparé par Martin V lui-même après son élection. Devant l’échec du concile à
     parvenir à un accord, il présente un projet le 20 janvier 1418 22. L’interdiction ne touche
     plus que « les frères ou neveux issus des frères ou des sœurs de quelques cardinaux
     vivants que ce soit »23. Les parents par alliance ne sont donc plus intégrés et
     l’interdiction ne porte que sur trois degrés de consanguinité.
16   Il existe finalement une quatrième étape, celle des véritables décrets adoptés par le
     concile. Le paragraphe entier concernant l’élévation au cardinalat est en l’occurrence
     supprimé de la session XLIII qui promulgue le 21 mars 1418 « quelques décisions
     concernant la réforme de l’Église »24. Cela est d’autant plus étonnant que quelques mois
     auparavant, dans le décret de la session XL publié le 30 octobre 1417, l’item « nombre,
     qualité et appartenance nationale des cardinaux » était placé en première position
     parmi les sujets « qu’avant que le concile ne soit dissous, le futur souverain pontife
     romain, qui doit être prochainement choisi par la grâce de Dieu, devra réformer […] en
     collaboration avec ce saint concile ou avec ceux qui seront désignés par chacune des
     nations25. »
17   De manière encore plus étonnante la session XLIII, qui traite de sept questions sur la
     réforme de la Curie, se conclut par ces mots : « Il a été et il est donné satisfaction à ce
     saint concile au sujet des articles contenus dans le décret sur la réforme, promulgué
     samedi, le 30 du dernier mois d’octobre26. » Or les sept points semblent bien légers par
     rapport au programme établi27.
18   En réalité le point qui concerne le nombre et la qualité des cardinaux a été transféré
     dans des documents bien différents. Martin V souhaite dialoguer pour la réforme de
     manière séparée avec chacune des nations représentées au concile. Cela débouche sur
     la rédaction de plusieurs concordats particuliers28. Les concordats signés avec les
     nations germanique, hispanique et française reprennent la formulation du projet de

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     Martin V : ne peuvent être élevés au cardinalat « les frères ou neveux par les frères ou
     les sœurs de quelques cardinaux vivants que ce soit »29. Au contraire le concordat
     anglais oublie cette disposition30.
19   Cette interdiction, quelle qu’en soit la version envisagée, est assez sévère. Le texte
     précise immédiatement après que les bâtards, les infirmes, les criminels ou ceux qui
     sont touchés par l’infamie ne peuvent pas non plus devenir cardinaux ; il est aussi
     précisé qu’il est impossible de créer plusieurs cardinaux appartenant au même ordre
     religieux31. Il faut peut-être davantage voir dans cette dernière interdiction, comme
     dans celle des créations familiales, le résultat de politiques d’influence en œuvre à la
     Curie. Il s’agit également de barrer la route à l’ascension de potentielles factions, en
     partie responsable des désastres du Grand Schisme. Néanmoins ces concordats n'ont
     qu’une valeur juridique assez faible : ils ne sont adoptés, à l’exception du concordat
     anglais, que pour cinq ans. Le décret Frequens prévoyait de toute façon que le concile
     général se réunirait à nouveau cinq années plus tard.
20   Les variations notées entre les différentes versions des décrets reflètent peut-être des
     débats qui animent les discussions des pères conciliaires. Les désaccords profonds qui
     existent sur beaucoup de sujets, comme sur celui-là, signent l’échec du concile de
     Constance à réformer en profondeur la Curie32. Ce sont d’ailleurs les sujets les plus
     consensuels qui font l’objet des décrets conciliaires tandis que les sujets les plus
     délicats, sur lesquels il est plus difficile d’obtenir un accord, sont renvoyés aux
     négociations concordataires33. Mais ce sont vraisemblablement les conditions globales
     des élévations à la pourpre qui font débat, les faveurs familiales ne concernent
     finalement qu’une demi-phrase au sein d’un paragraphe beaucoup plus large.
21   Après l’échec du concile de Pavie qui tente de se réunir, comme le stipulait le décret
     Frequens, cinq ans plus tard, le concile de Bâle s’ouvre le 23 juillet 1431. Les créations de
     cardinaux au sein de familles qui en comptent déjà y sont condamnées lors de la vingt-
     troisième session, le 26 mars 1436. Les pères réunis déclarent clairement dans le
     paragraphe De numero et qualitate cardinalium qu’« on ne fasse pas cardinaux les neveux,
     nés d’un frère ou d’une sœur du pontife romain, ou d’un cardinal vivant, ni des enfants
     illégitimes, ni des hommes ayant une malformation physique ou souillés par la
     flétrissure d’un crime ou d’une infamie »34.
22   Il est intéressant de noter un déplacement léger mais significatif : ce ne sont plus
     seulement les frères et neveux des « cardinaux » qui sont visés mais également ceux du
     souverain pontife. Il faut certainement y voir la volonté d’être plus en phase avec la
     réalité des nominations : il arrive que des frères et des neveux de cardinaux soient
     concernés, mais le cas est plus restreint que chez les frères et neveux des papes. Les
     papes qui se trouvent à nouveau à la tête d’un État doivent s’appuyer sur un personnel
     composé pour partie de parents fidèles. Le concile s’élève contre le risque de
     formations de partis cardinalices trop puissants à même de favoriser une dynastie
     pontificale. Il s’agit dès lors pour les pères conciliaires d’affaiblir, par tous les moyens à
     disposition, une papauté renaissante et légitimée qui n’existe pas encore à Constance 35.
     C’est certainement aussi une manière d’attaquer plus spécifiquement le pape d’alors.
     Eugène IV avait dissous le concile de Bâle dès le 12 novembre 1431, par la bulle Quoniam
     alto, pour le transférer à Bologne36. Malgré un revirement en 1433, les relations entre le
     concile et le pape se dégradent irrémédiablement entre 1435 et 1437.
23   En tout cas, il faut nuancer un peu la parenthèse du jugement de Wolgang Reinhard
     lorsqu’il affirme dans une note de bas de page « la critique médiévale de l’Église et de la

     Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 132-1 | 2020
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     Curie ne s’attaque qu’en passant (ou pas du tout) au népotisme pontifical, comme j’ai
     pu m’en convaincre par l’examen des textes relatifs à ce sujet 37. » Il existe des voix,
     dans la première moitié du XVe siècle, pour s’élever contre la nomination de parents du
     pape au cardinalat38. Néanmoins ces interdictions ne portent pas tant sur l’aspect
     familial des nominations que sur le danger qu’elles pourraient susciter en matière de
     factionnalisme. Elles font suite aux désastres du Grand Schisme et sont adoptées dans le
     contexte particulier et éphémère d’un conciliarisme triomphant, qui s’éteint assez
     largement après un concile de Bâle de moins en moins représentatif.
24   C’est pourquoi Eugène IV réunit le concile de Ferrare-Florence (1438-1445) qui doit
     marginaliser celui de Bâle. La préférence familiale ne fait pas partie des sujets de
     préoccupation de ce nouveau concile qui a d’autres priorités, en particulier l’union des
     deux Églises d’Orient et d’Occident. S’il comporte également quelques mesures pour la
     réforme de la Curie, il ne prend pas la peine de mentionner cette question.
25   Le concile de Latran V (1512-1517), qui se tient près de quatre-vingt ans plus tard,
     témoigne d’une réelle inflexion sur le sujet. La section De cardinalibus dans la bulle de
     réforme de la Curie, qui fait suite à la neuvième session tenue le 5 mai 1514, est plus
     modérée. Elle ne statue pas précisément sur les nominations de cardinaux au sein du
     Sacré Collège, mais traite plus largement des biens et donc des bénéfices de l’Église :
          Il n'est pas décent de négliger les parents par affinité ou par le sang, surtout ceux
          qui le méritent et qui ont besoin de secours ; au contraire, il est juste et louable de
          les nantir. Pour autant, cependant, Nous n'estimons pas convenable de les combler
          à ce point d'une multitude de bénéfices ou de revenus ecclésiastiques que d'autres
          souffrent de cette largesse immodérée et que de là naisse le scandale. Nous statuons
          donc que les cardinaux ne doivent pas distribuer avec témérité les biens des églises,
          mais les affecter à des œuvres saintes et pieuses : c'est de cette façon que les saints
          Pères ont décidé et ordonné de disposer des revenus considérables et les meilleurs.
          39

26   Ce ne sont pas les promotions familiales en elles-mêmes qui sont dénoncées ici, ce sont
     leurs dérives et leurs effets pervers, notamment en matière de cumul des bénéfices,
     contre lesquels les pères conciliaires souhaitent lutter. Il faut faire preuve de piété
     envers les membres de sa famille dans la limite de ce qui est acceptable. Cette vision
     n’est pas nouvelle puisque Wolfgang Reinhard la fait remonter au moins jusqu’au haut
     Moyen Âge40. Apparaît également l’idée que c’est la nécessité des parents qui doit
     motiver les faveurs accordées. Le concile de Trente reprend d’ailleurs cette mesure au
     niveau épiscopal41. Il y a donc une véritable inflexion : la porte reste ouverte car le
     décret peut faire l’objet de nombreuses interprétations, aucun seuil de richesse précis
     n’est fixé. Il n’est pas besoin de rappeler ici le train de vie d’un cardinal de la
     Renaissance et de sa famille42. La notion de pauvreté est somme toute assez relative
     pour un prince de l’Église et ses proches.

     Capitulations électorales

27   Ces décrets conciliaires sont le reflet, dans une certaine mesure, des idées des papes et
     du Sacré Collège ; la composition des collèges conciliaires varie cependant selon les
     conciles et le temps. Une autre source permet de percevoir de manière plus précise ce
     que pensent les cardinaux : les capitulations électorales. Cette pratique est attestée dès
     1352 et très répandue pour le XVe siècle43. Il s’agit pour les cardinaux de mettre par
     écrit, dès le début des conclaves, leurs volontés communes pour le prochain pontificat.

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     À partir de 1484, elles sont séparées entre capitula publica et capitula privata ; les
     premières proposent des engagements pour la croisade et un programme de réforme ;
     les secondes reprennent les premières sous forme synthétique et y ajoutent les
     promesses que formule le pape envers chaque cardinal qui l’élit, en matière de
     bénéfices, de charges et d’offices44. Plus de la moitié de ces capitulations ont été
     conservées pour le XVe siècle45. Les cardinaux, avant l’élection pontificale, et le nouveau
     pape, après son élection, prêtent en général le serment de respecter ces capitulations.
     Néanmoins ces capitulations ne sont presque jamais respectées par les papes et
     forment un objet de tension récurent dans les rapports entre le souverain pontife et le
     Sacré Collège au cours du XVe siècle. Leur caractère normatif est donc sujet à caution.
     D’un autre côté, c’est une source intéressante à étudier dans la mesure où elle reflète de
     manière précise les volontés du Sacré Collège.
28   Les capitulations d’Eugène IV prescrivent en 1431 de s’en remettre aux décrets du
     concile de Constance pour la création des cardinaux46. Or le concile de Constance ne dit
     rien sur le sujet. C’est certainement une référence aux mesures concordataires déjà
     évoquées. Elles sont pourtant devenues caduques, à l’exception des décrets du
     concordat anglais, cinq ans après leur adoption, c’est-à-dire en 1423. Ainsi les
     capitulations de 1431 rappellent peut-être de manière très indirecte et assez maladroite
     qu’il ne convient pas de nommer un cardinal qui soit frère ou neveu d’un autre
     cardinal, sans bien savoir si la mesure concerne ou pas le souverain pontife. Les
     capitulations de Pie II en 1458 sont sur la même ligne.
29   Le serment que prêtent les cardinaux et le pape nouvellement élu, en l’occurrence
     Paul II, est conservé pour les capitulations de 1464. Le texte permet de noter une
     première inflexion. Le pape ne doit plus désigner de cardinaux qui n’aient « un
     doctorat en droit canon, en droit civil ou en théologie, sauf un, et celui-ci peut être élu
     dans sa parenté de sang »47. L’exception en matière de cursus universitaire peut être
     cumulée à une exception en matière de consanguinité. Cette inflexion s’explique peut-
     être par l’augmentation des nominations familiales sous le pontificat de Pie II. Celui-ci
     est entré dans l’histoire comme un « pape népotique », en particulier pour la
     promotion de parents à la tête de seigneuries séculières48. Mais il ne faut pas oublier
     que Pie II a également élevé trois cardinaux avec lesquels il a des liens plus ou moins
     étroits de parenté. Le 5 mars 1460 il nomme un de ses neveux, Francesco Todeschini
     Piccolomini, mais aussi Niccolò Forteguerri dont la famille est apparentée aux
     Piccolomini49. Dans une deuxième promotion, le 1er décembre 1461, il ajoute Jacopo
     Ammanati Piccolomini, un familier auquel il a donné le droit de porter le nom des
     Piccolomini ainsi que leurs armes50. Même Calixte III (1455-1458), le premier pape
     Borgia, n’en avait pas fait autant en ne désignant que deux de ses neveux cardinaux 51.
30   Les capitulations électorales de Sixte IV confirment et accentuent ce tournant en 1471.
     Parmi les restrictions et les conditions d’accès à la pourpre, les conclavistes indiquent :
     « de sa parenté par alliance, et de sa consanguinité, que [le pape] ne crée pas plusieurs
     [cardinaux] mais un s’il est qualifié ». La qualification requise est précisée juste avant
     « qu’il soit docteur, soit en théologie, soit dans le droit majeur, soit dans le droit
     mineur »52. La perspective est renversée : l’exception ne porte plus d’abord sur le
     manque de compétence universitaire, comme en 1464, mais sur les liens du sang. Au
     contraire du conclave précédent, le nouvel élu ne doit pas faire exception en ce qui
     concerne sa formation universitaire et doit présenter toutes les qualités requises à une
     telle fonction.

     Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 132-1 | 2020
Retour sur le « népotisme » : les nominations de cardinaux au XVe siècle   8

31   Le tournant paraît donc important trente-cinq ans après le concile de Bâle : désormais,
     les papes ont explicitement le droit de créer un cardinal parmi leurs parents. Le
     conclave de 1471 marque la fin du règne de Paul II. L’onomastique ne désigne à
     première vue que Marco Barbo, neveu patrilatéral de Paul II créé cardinal le
     18 septembre 1467, comme objet des faveurs familiales. Mais au cours d’un second
     consistoire, un an plus tard, le 21 novembre 1468, le pontife crée deux cardinaux qui
     sont tous les deux ses neveux. Giovanni Michiel et Giovanni Battista Zeno sont les fils
     de deux de ses sœurs, Nicolosia et Isabella. Aucun de ces trois nouveaux cardinaux ne
     semble avoir suivi le cursus universitaire requis dans le serment de 1464 53. Cette
     absence motive peut-être, en réaction, le changement de règle relevé entre le conclave
     de 1464 et celui de 1471.
32   Le texte d’Innocent VIII reprend exactement les mêmes recommandations 54.
     L’expérience du pontificat de Sixte IV (1471-1484) ne peut que pousser les cardinaux à
     reprendre ces mêmes dispositions treize ans plus tard55. Cette capitulation de 1484 est
     jurée après sa lecture par les cardinaux aux conclaves de 1492 et 1503 56. Elle ne doit être
     ni ajournée ni modifiée.
33   Au contraire des modifications significatives apparaissent dans les capitulations de
     1513. D’un seul depuis 1471, les papes peuvent désormais nommer jusqu’à deux
     cardinaux dans leur famille, si les candidats respectent les conditions habituelles de
     l’élection57. La limite des vingt-quatre cardinaux est ensuite réaffirmée et de nouvelles
     règles beaucoup plus sévères sont édictées. Tous les cardinaux nommés par des papes,
     en plus de la limite canonique des vingt-quatre membres du Sacré Collège, doivent être
     déchus de leur dignité après la mort de leur pape créateur. Ils n’ont désormais plus le
     droit de participer au conclave qui élit le successeur du défunt pontife et ne doivent
     plus être considérés comme des cardinaux. En outre, les papes doivent désormais
     consulter tous les membres du Sacré Collège, présents en Italie en-deçà de Bologne,
     pour toute nouvelle création. Cette consultation doit être organisée par bulletins
     secrets58.
34   Ces précisions font suite aux deux règnes d’Alexandre VI et de Jules II qui ont, pour la
     première fois, dépassé le seuil des quarante cardinaux au sein du Sacré Collège, avec
     des pics à quarante-sept membres en 1501 et 1507. Ces règles ne sont pas respectées,
     bien au contraire plus de soixante prélats composent le sénat cardinalice durant les
     années 1518-1519 du règne de Léon X. Cette hausse majeure fait suite à la création
     discrétionnaire de trente-et-un cardinaux dans un même consistoire, le 1 er juillet 1517,
     en réponse à la conjuration du cardinal Petrucci59. La dignité des cardinaux
     surnuméraires n’est pas remise en cause à la mort de Léon X et tous ceux qui peuvent
     participer au conclave de 1522 s’y rendent.
35   Mais la règle est intéressante pour notre sujet d’étude car elle comprend une exception.
     Les deux cardinaux issus de la famille du pape sont les seuls autorisés à être
     surnuméraires60. Non seulement les papes peuvent désormais créer deux cardinaux
     issus de leur famille, contre un seul auparavant, mais en plus ces élévations ne sont pas
     tenues de répondre aux règles qui s’appliquent à toutes les autres. Une véritable
     exception juridique est donc formulée pour les nominations de parents.
36   Les mêmes recommandations sont faites dans les capitulations publiques de 1522, mais
     elles disparaissent dans les capitulations privées qui sont les seules approuvées et
     jurées par le pape et le Sacré Collège61. Les capitulations adoptées l’année suivante, lors
     du conclave qui élit Clément VII, semblent oublier totalement ces recommandations, y

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Retour sur le « népotisme » : les nominations de cardinaux au XVe siècle   9

     compris dans les capitulations publiques, alors même que ces dernières reprennent une
     bonne partie des exhortations précédentes en matière de promotions cardinalices 62.
37   Une chronologie émerge à grands traits. Chez les cardinaux du début du XV e siècle, les
     nominations par le pape au sein de sa famille proche, ou au sein des familles des autres
     cardinaux, ne semblent pas être une préoccupation. L’interdiction n’apparaît jamais
     explicitement dans les capitulations de cette période. L’aspect familial des promotions
     ne devient en réalité un sujet et ne fait l’objet de réflexions qu’à partir du dernier tiers
     du Quattrocento. Une modération de la règle advient à partir de 1464 et elle s’assouplit
     encore davantage en 1513. Cela fait suite à des élévations familiales répétées par des
     papes comme Pie II, Paul II ou Sixte IV dans un premier temps et Alexandre VI ou Jules
     II dans un second temps. Finalement la règlementation des nominations familiales
     semble disparaître complètement entre les années 1522 et 1523.

     Projets de réforme

38   Cette chronologie coïncide avec les projets de réforme qui fleurissent au Quattrocento.
     Conscients des dérives séculières de la Curie, plusieurs papes tentent d’y mettre fin 63.
     Outre les conciles déjà évoqués, les papes chargent à plusieurs reprises des prélats, des
     évêques et des cardinaux de dresser des programmes de réforme 64. Dans la réalité ces
     programmes sont rarement appliqués, voire jamais au XVe siècle, mais leur étude n’en
     demeure pas moins intéressante car ils pointent ce que les contemporains dénoncent
     comme des dérives ou des abus. Ils ont souvent été jugés par l’historiographie comme
     des occasions manquées dans la perspective de la Réforme et de la Contre-Réforme 65.
39   J’insiste sur le fait qu’une très grande majorité de ces programmes de réforme ne
     tiennent pas compte de la question de la famille dans les créations cardinalices 66. Il est
     impossible d’embrasser ici tous les projets. Comme l’affirme Léonce Celier « Au XV e
      siècle […] l’histoire ecclésiastique n’est plus remplie que de propositions et d’essais de
     réforme »67. Trois moments marquent cependant les principales tentatives au
     Quattrocento. Ils correspondent justement à la période de basculement définie au
     préalable : les pontificats de Pie II (1458-1464), de Sixte IV (1471-1484) et d’Alexandre VI
     (1492-1503).
40   Pie II lance une commission de réforme entre septembre et octobre 1458, c’est-à-dire
     juste après son élection au pontificat. Même après s’être repenti de ses « erreurs
     bâloises » auprès d’Eugène IV, ce pape manifeste pendant toute sa carrière une fibre
     réformatrice développée. Les sources sur cette commission sont rares et l’histoire ne se
     souvient pas de tous ses membres. Seuls quatre d’entre eux ont été retenus : Antonin de
     Florence (1389-1459), canonisé sous Adrien VI, le cardinal Juan de Torquemada
     (1388-1468), connu pour être un des plus fervents défenseurs de la papauté et surtout le
     cardinal Nicolas de Cues (1401-1464) et l’évêque Domenico de’ Domenichi (1416-1478) 68.
     Seules les propositions de ces deux derniers réformateurs sont aujourd’hui conservées.
41   Le projet de Nicolas de Cues, la Reformatio generalis, se démarque à la fois par sa hauteur
     de vue et par son aspect très organique. Ce cardinal, envoyé en tant que légat
     apostolique dans le Saint Empire dans les années 1440, est rappelé à Rome par son ami
     Enea Silvio Piccolomini dès son élection. Les deux ecclésiastiques se sont rencontrés au
     concile de Bâle et sont restés très proches l’un de l’autre 69. Son traité a pour ambition
     d’établir une réforme générale de l’Église70. La deuxième partie du projet qui se décline
     en quatorze règles générales se concentre plus spécifiquement sur la Curie en partant

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Retour sur le « népotisme » : les nominations de cardinaux au XVe siècle   10

     du pape, pour s’occuper ensuite des cardinaux, du personnel curial et du clergé de
     Rome. Il insiste en particulier sur la collation des bénéfices, la suppression de leurs
     cumuls, la simonie et la chasse aux prébendes71. Son programme est très inspiré par le
     conciliarisme de la première moitié du XVe siècle. Il délaisse néanmoins le sujet de la
     préférence familiale en général et ne traite pas du tout du cas des nominations des
     cardinaux au sein de la famille du pape.
42   C’est au contraire un sujet abordé par le deuxième projet de réforme soumis à Pie II par
     Domenico de’ Domenichi. Ce dernier est nommé évêque de Torcello par Nicolas V en
     1448. Il s’implique de plus en plus à la Curie sous le pontificat de Calixte III et devient le
     protégé d’Enea Silvio Piccolomini qui lui octroie de nombreuses charges et plusieurs
     bénéfices72. Remarqué pour son zèle réformateur, Domenico est chargé de prêcher le
     sermon qui est traditionnellement donné pendant la messe de l’Esprit-Saint qui ouvre
     le conclave le 16 août 1458. Il y exhorte les cardinaux à élire un pape conscient de la
     nécessité de la réforme. C’est donc très logiquement que Pie II le nomme juste après son
     élection dans la commission chargée de lui présenter des projets. Son Tractatus de
     reformationibus Romanae curiae est présenté au pape dès octobre 1458 73. Il puise dans les
     sources scripturaires, dans la patristique, dans la scolastique médiévale et dans le
     conciliarisme du Quattrocento. Il recommande d’ailleurs de faire appliquer les décrets
     des conciles de Constance et de Bâle. Il appelle à une transformation morale,
     disciplinaire et structurelle de la Curie romaine qui doit déboucher sur une réforme
     plus générale de l’Église. Selon l’ancien adage, l’Église devrait être réformée in capite et
     in membris, c’est-à-dire dans sa tête et dans ses membres et, chez Domenico de’
     Domenichi, de la tête vers les membres74. Cet évêque se distingue par un programme
     très concret nourri par sa propre expérience de la Curie. Le traité se développe à
     travers un préambule et vingt-deux chapitres75. Le chapitre dix traite en particulier de
     la question de la famille dans les nominations ecclésiastiques. Le titre en lui-même est
     très explicite : « Des nombreux arguments qui montrent à quel point sont graves le
     péché et la ruine qui en résulte pour l’Église quand les dignités ecclésiastiques sont
     promises aux parents et quand les hommes bons et doctes en sont exclus » 76. Le début
     du chapitre est de la même teneur :
          La neuvième considération concerne les promotions. Quand elles deviennent
          nécessaires, des hommes excellents dans les vertus et les sciences, qui sont utiles à
          l'Église pour leur vie exemplaire, pour leur érudition, pour leur doctrine et pour
          leur défense de l'Église [doivent être promus] plutôt que des frères, des parents
          consanguins, des neveux et d’autres personnes proches ; si ce sont les parents qui
          sont promus, qu'ils soient pleins de science et de vertu, et qu'ils soient dignes
          d'éloge, surtout pour les plus grandes dignités.
          Il arrive parfois dans la réalité que les pontifes promeuvent d'abord seulement leurs
          proches, laissant de côté les hommes les plus illustres dans les vertus et dans la
          science, et de ce fait ils scandalisent les princes, les prélats, le peuple chrétien et
          leur Curie et perdent tout crédit et toute autorité auprès de ceux-ci, ce qui nuit
          grandement à l'Église de Dieu77.
43   Ce qui pose donc problème à Domenico de’ Domenichi n’est pas que des parents des
     papes soient nommés aux plus hautes dignités de l’Église en soi, mais que cela soit fait
     au détriment d’hommes vertueux, érudits, qualifiés et louables. C’est une idée qui
     revient à plusieurs reprises dans ce dixième chapitre, il évoque un peu plus loin « le
     préjudice […] de la promotion aux prélatures des enfants et des ignorants, parce que
     rien ne nuit plus à l’Église que nous ayons au gouvernement de l’Église ceux qui ne

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Retour sur le « népotisme » : les nominations de cardinaux au XVe siècle   11

     savent pas se diriger eux-mêmes, et que quelqu’un devienne maître avant qu’il ait été
     un disciple »78.
44   Le même principe est présent sous la plume de Pie II lui-même dans ses Commentarii,
     quand il commente la promotion cardinalice de Calixte III du 17 septembre 1456. Jaime
     du Portugal et surtout Rodrigo Borgia et Luis Juan de Mila, tous deux parents du pape
     catalan, sont alors élus. Piccolomini se lance alors dans une diatribe contre cette
     promotion où pointe l’amertume de n’avoir pas été lui-même choisi :
          Malgré l'excellence de leur naissance, ils étaient tous si jeunes, que, non sans
          raison, certains dirent en plaisantant qu'à eux trois, ils réunissaient à peine par le
          nombre des années, l'âge d'un seul cardinal. Il était évident que l'on prenait comme
          cardinaux non pas des hommes qui pouvaient servir l'Église, mais des hommes que
          l'Église pouvait servir ; c'est d'ailleurs une faute courante que d'affecter une dignité
          à un homme et non un homme à une dignité […] Calixte n’échappa pas au
          déshonneur, car son affection pour la chair passa avant l’intérêt de l’Église 79.
45   Il ne s’agit pas du tout, encore une fois, de remettre en cause le lien de parenté qui unit
     les cardinaux au souverain pontife. La jeunesse, l’inexpérience et l’incapacité des
     nouveaux promus à assurer leurs charges de cardinaux sont ici dénoncées. Ce n’est pas
     que Calixte ait une « affection pour la chair » qui est proprement condamnée, c’est que
     celle-ci passe avant « l’intérêt de l’Église ». D’ailleurs Domenico de’ Domenichi précise
     bien que si des parents sont qualifiés pour exercer de telles charges, rien ne s’y oppose :
     « Mais au cas où les proches et les parents sont capables de cela, ils peuvent être
     promus licitement, si de ceci ne naît pas un scandale 80. »
46   Se fondant sur les appels apostoliques du Christ et sur le dénuement et le martyre des
     premiers chrétiens, le réformateur remet également en cause la cupidité qui se cache
     derrière ces nominations : « certains n’œuvrent à rien de plus qu’à rendre riches leurs
     parents »81.
47   Entre temps, fidèle à sa conception ecclésiale in capite et in membris, l’évêque dénonce
     une diffusion similaire pour cette pratique condamnable :
          Ainsi les autres prélats ont reçu de là l'exemple d'éloigner les hommes vertueux,
          doctes et excellents, et de promouvoir leurs neveux, leurs parents, leurs enfants et
          les personnes indignes, au point que toute la lune, c'est-à-dire l'Église, semble
          transformée en sang. Et eux-mêmes semblent ainsi vouloir posséder en hérédité le
          sanctuaire de Dieu, afin qu'il y ait toujours dans l'Église quelque grand prélat de
          leurs lignages, qui leur succède dans les bénéfices et les dignités 82.
48   L’argumentation de Domenichi devient encore plus intéressante par la suite :
          Au cas où ceux-ci seraient promus [c’est-à-dire des prélats parmi les parents du
          pape qui sont indignes de cette charge], alors en même temps qu’eux doivent être
          promus des hommes valides, car, si une ou deux colonnes de l’Église sont faibles, les
          autres doivent être fortes ; et de telles colonnes fortes doivent être érigées 83.
49   Une certaine résignation apparaît ici pour la première fois vis-à-vis de la nomination de
     parents à des charges pour lesquelles ils ne seraient pas qualifiés. Le « scandale » qui en
     résulterait pour l’Église serait tolérable si dans les mêmes promotions sont élevés des
     hommes capables et vertueux. Encore une fois la même idée se retrouve chez Pie II, à
     l’occasion de la création cardinalice de Calixte III déjà évoquée : « Ce ne fut pas sans
     déshonneur pour le Sacré Collège : alors que le pontife voulait prendre, en même temps
     que ses neveux, des hommes d’âge mûr à qui l’Église romaine devait beaucoup, celui-ci
     donna son accord pour ceux qui étaient visiblement les moins compétents et rejeta
     ceux que l’on en savait les plus dignes84. » La faute de la mauvaise promotion repose

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     davantage sur les cardinaux qui ont refusé des hommes vertueux plutôt que sur le pape
     qui a fait preuve de piété en favorisant ses parents.
50   L’évêque de Torcello va encore plus loin en donnant des exemples historiques de
     promotions familiales qu’il considère comme des succès : « En ce qui concerne ces
     choses, il y a les exemples de ce qu’avait fait Clément IV à ses filles et de Célestin V qui
     fut canonisé sous le nom de San Pietro del Morrone confesseur 85. » Clément IV est élu
     pape le 5 février 1265 alors qu’il est veuf et qu’il a deux filles au moment de son
     élection. Mabilie entre dans les ordres et Cecile prend aussi le voile après s’être mariée.
     Cependant l’exemple n’apparaît pas comme le plus pertinent. La lettre que le pape
     adresse quelques jours après son couronnement à son neveu, Pierre de Saint-Gilles, qui
     fonde pourtant des ambitions sur la haute protection de son oncle, est très claire sur ce
     sujet :
          Aussi vous interdisons-nous, de même qu’à votre frère et à tous nos parents, de
          venir nous trouver, à moins d’une permission spéciale ; vous y seriez pour la
          confusion de revenir. Ne recherchez pas, à cause de nous, une alliance au-dessus de
          la condition de votre sœur, nous ne vous approuverions pas et ne vous prêterions
          aucun concours. […] Nous prétendons d’ailleurs qu’aucun de nos parents ne s’élève,
          en exploitant notre promotion, et nous ne voulons pas que Mabilie et Cecile aient
          d’autres maris que ceux qu’elles auraient trouvés, si nous étions demeuré simple
          clerc86.
51   L’exemple de Célestin V laisse davantage de place aux interprétations. Peut-être que
     Domenico de’ Domenichi veut rappeler que ce pape, connu pour avoir renoncé à ses
     fonctions en faveur de Boniface VIII, avait nommé cardinaux deux membres de sa
     congrégation : Thomas de Ocra et Francesco Ronci di Altri87. Ou plus vraisemblablement
     encore, Domenichi veut souligner la tendance de ce saint pape à s’entourer de familiers
     et à les favoriser. Par exemple lorsqu’il désigne parmi les écrivains pontificaux un
     Nicolò di Limosano qui est peut-être son neveu88.
52   Il tire également un exemple de la période avignonnaise qui intéresse plus directement
     cet article :
          Et ainsi Clément VI est connu dans l'histoire autant pour le zèle que pour la
          diligence qu'il a eue dans l'instruction de son propre neveu, lequel fut un peu plus
          tard son successeur, appelé Grégoire XI, bien qu’il l’eût promu contre l’usage
          adolescent, aussi parce que l’adolescence est pleine de vertu et parce qu’on ne doit
          pas être déprécié à cause de son âge, selon ce que dit l’Apôtre à Timothée
          « personne ne doit mépriser la jeunesse »89.
53   En effet, Clément VI (1342-1352) nomme, en tant que pape d’Avignon, son neveu
     éponyme, Pierre Roger, alors qu’il a environ dix-huit ans, ce qui va à l’encontre de la
     limite inférieure de trente ans90. Pierre Roger de Beaufort devient lui-même pape en
     1370, schéma qui s’est déjà présenté au XVe siècle quand Domenico écrit ses lignes avec
     Grégoire XII (1406-1415) et Eugène IV (1431-1447) et qui se répète plusieurs fois par la
     suite.
54   Il est difficile de savoir si ces arguments en faveur de promotions familiales sont
     couramment partagés ou repris par les prélats et les penseurs du Quattrocento, cette
     question étant peu abordée dans les ouvrages théoriques. Néanmoins Domenico de’
     Domenichi est un personnage influent du milieu curial des années 1450-1460, cette
     argumentation reflète donc un sentiment bien présent à cette époque.
55   Les traités de réformes de Cues et de Domenichi servent à Pie II pour rédiger une bulle
     intitulée Pastor aeternus91. Celle-ci reste finalement à l’état d’ébauche et n’est jamais

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