Théâtre & Justice au Burundi - Recherche menée en collaboration avec RCN Justice & Démocratie au Burundi

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Théâtre & Justice au Burundi - Recherche menée en collaboration avec RCN Justice & Démocratie au Burundi
ART & TRANSFORMATION DES CONFLITS

               Théâtre & Justice
                    au Burundi

Spectacle Habuze Iki, Burundi, 2005 (photo Frédérique Lecomte)

     Recherche menée en collaboration
avec RCN Justice & Démocratie au Burundi
Béatrice Pouligny

              (CERI-Sciences Po/CNRS, Paris, France
& Georgetown University School of Foreign Service, Washington DC, USA)

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TABLE DES MATIERES

Préface & Remerciements
Qui sommes-nous?
Avant Propos (directeur de RCN Justice & Démocratie)

1.     Introduction

1.1.   Théâtre & Justice au Burundi
       1.1.1. Le programme de RCN Justice & Démocratie au Burundi
       1.1.2. Le programme théâtre
       1.1.3. Les groupes de parole

1.2.   Art & Transformation des conflits
       Un projet de recherche qualitative et comparative dans différentes régions du monde
       1.2.1. Cadrage général de la recherche
       1.2.2. Principaux objectifs de la recherche
       1.2.3. Etudes de cas
       1.2.4. Méthodologie
       1.2.5. Composantes et outils de recherche au Burundi

2.     Les principales fonctions du théâtre dans la transformation du conflit et la
       reconstruction au Burundi

2.1.    Au-delà des non-récits et récits impossibles, l’ouverture d’espaces pour un dialogue et
       un questionnement citoyen

2.2.   La participation à un processus thérapeutique et cathartique

2.3.   La contribution à un processus de re-symbolisation

2.4.   La valorisation de la capacité créatrice de la société

3.     Les conditions dans lesquelles le théâtre peut effectivement participer d’un processus
       de transformation & les outils de suivi et d’évaluation

4.     Conclusion

Annexes:
   - Tableaux récapitulatifs des participants aux différents focus groups (avec les
      indications d’âge, sexe et statut social)
   - Guide d’entretien pour les focus groups spectateurs
   - Guide d’entretien pour le focus group avec des participants à un atelier
      d’improvisation
   - Guide d’entretien pour le focus group avec les comédiens
   - Bibliographie générale sur l’art & la transformation des conflits

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Préface & Remerciements
        Ce rapport présente les principaux résultats d’enquêtes de terrain sur l’art & la
transformation des conflits menées au Burundi du 2 au 15 mars 2007. Je tiens à remercier
tous les collègues de RCN Justice & Démocratie au Burundi pour leur collaboration et leur
accueil chaleureux tout au long de mon séjour. Un merci tout particulier à Hélène Morvan,
Responsable du projet « Appui à la société civile », avec laquelle l’idée d’une collaboration a
germé il y a déjà plusieurs années, ainsi qu’à Danny Nkurikiye, Antoine Bucucu et Alexis
Ndimubandi. Grâce à eux, cette recherche a été un véritable travail d’équipe mais aussi une
très belle aventure humaine. Ce fut un honneur et une joie de travailler avec eux. Merci
également à Emile Ndigiriye qui nous précédait sur les routes du Burundi pour préparer nos
rencontres ainsi qu’à nos deux chauffeurs. Merci à Sylvestre Barancira, coordonnateur du
programme de RCN Justice & Démocratie au Burundi pour ses conseils et contributions à
notre réflexion. Enfin, je suis reconnaissante à Frédérique Lecomte, auteure et metteure en
scène, d’avoir si gentiment et si longuement témoigné de sa démarche et de son expérience au
Burundi ; ce rapport témoigne des multiples traces qu’elle y a laissées.
        Ce rapport est dédié aux comédiens de la troupe de RCN Justice & Démocratie :
Thérèse Ntibagengeza, Patricie Ntirampeba, Purcheline Matega, Eleonora Ndikiminwe,
Fabiola Mukezamfura, Anthime Baransakaje, Dominique Mboninyeretse, Lucien Irakoze,
Jean-Claude Minani, Mbarushimana, ainsi qu’à Mathias Rwasa qui n’a malheureusement pas
pu nous rejoindre à Bujumbura pour le focus group. Merci pour votre disponibilité et votre
sincérité dans le partage de votre expérience. Merci également pour vos chants et vos danses.
        Ce rapport est également dédié à tous les spectateurs et citoyens burundais qui ont
accepté de partager avec nous leurs impressions et, bien au-delà, leur vécu, leurs souffrances,
leurs doutes, leurs peurs mais aussi leurs espoirs avec beaucoup d’émotion. Merci à Thomas
Bigirimana, Edwige Mirarago, Désiré Musongera, Espérance Kanyange, Immaculée
Ntibarwiga, Jean-Marie Nahimana, Anaclet Nindabira, Chantal Gatamba, Anne-Marie
Kanyugunyugu, Anastasie Munyazi, Chantal Kamariza, Elias Bagomwa, Marthe
Ntakarutimana, Didace Kampaya, Gracien Nzeyimana, Salvator Hakizimana, Stany Kadende,
Joseph Sinzinkayo, Pascasie Nimbona, Innocent Nsabiyumva, Donatien Bandirubusa,
Bernadette Nyagahunga, Salvator Matanwa, Daniel Habonimana, Gaspard Niyonsaba,
Onésphore Nduwayo, Jean Bosco Manirabona, Hermès Sinzumusi, Fidèle Ndarisigaranye,
Marie-Justine Hashazinyange, Herménegilde Ndayisenga, Floride Kanyange, Anatole
Mvuyekure, Anne-Marie Ndayishimiye, Caritas Nsabimana, Barutwanayo Jeanine,
Ndabadugitse Louis, Nahimana Jean, Karikurubu Albert, Joseph Ndayisenga, Gaudence
Ntunguka, Charlotte Ntukamazina, Prosper Nzosabimana, Léopold Hatungimana, Stany
(Stanislas) Bukuru, Anne Barisize, Evelyne Nizigiyimana, Pélagie Nibaruta, Jocelyne
Niyibizi, Didace Bambara, Godelieve Manirambona, Audrigue Igiraneza, Gabriel Bitesbu,
Laurent Ngendakumana, Denis Manirambona, Ange Bénédicte Ndayisenga, Innocente
Inamahoro, Emmanuel Kwizera.
       Cette recherche a pu se faire grâce à un grant de l’United States Institute of Peace que
je remercie pour son soutien. Elle a été réalisée avec l’appui technique et logistique de l’ONG
RCN Justice & Démocratie au Burundi dans le cadre du programme triennal 2006-2008
« Pour une justice légitimée », financé par la Commission Européenne et le Service Public
Fédéral des Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au Développement du
Royaume de Belgique.
Béatrice Pouligny
Washington DC, Juillet-Septembre 2007

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Qui sommes-nous ?

Dr. Béatrice Pouligny est docteur en sciences politiques, chercheure au Centre d’Etudes et de
Recherches Internationales (CERI-Sciences Po/CNRS, Paris France) et Professeure invitée à
Georgetown University School of Foreign Service (Washington DC, USA). Elle a auparavant
travaillé pour l’ONU et pour des organisations non gouvernementales internationales et
locales dans différentes régions du monde. Ses travaux de recherche portent notamment sur
les différentes dimensions de la reconstruction des sociétés post-conflit, avec une attention
particulière aux perceptions et stratégies des acteurs locaux ainsi qu’aux interactions entre les
processus locaux et internationaux. En 2002-2003 puis en 2004, elle a été distinguée par la
Commission Fulbright pour son travail sur les conflits et la construction de la paix (New
Century Scholar and Alumni Initiative Award). Ses travaux de recherche ont bénéficié de
soutiens financiers de différentes sources privées et publiques en Europe et en Amérique du
Nord, y compris la Ford Foundation et l’United States Institute of Peace.

CERI-Sciences Po/CNRS
Le Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI) a été fondé en 1952 au sein de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP). Unité mixte de recherche du CNRS, le
CERI est, en France, le principal centre de recherche sur le système politique international.
L’analyse des conflits armés et de leur résolution constitue une composante centrale de son
programme de recherche. Il abrite le site internet bilingue du projet de recherche-action
internationale Re-Imagining Peace (Ré-inventer la paix) :
http://www.ceri-sciencespo.com/themes/re-imaginingpeace/index.htm

RCN Justice & Démocratie
RCN Réseau de Citoyens/Citizen’s Network a été fondé en 1994, en réponse au besoin de
justice au Rwanda après le génocide et les massacres. RCN a ensuite développé ses
programmes en Haïti (1997-1999), en Belgique, au Burundi, au Congo (Kinshasa-Bas Congo,
Katanga, Ituri). RCN Justice & Démocratie est présent au Burundi depuis 2001. Dans le cadre
du processus de transition initié par l’accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation (28
août 2000), l’organisation a conduit deux programmes d’appui à la justice au Burundi qui
avaient pour objectifs de renforcer la confiance de la population dans la justice et de
contribuer à l’affirmation d’une justice accessible, reconnue par tous et offrant à tous les
citoyens burundais une égale protection devant la loi. Dans l’objectif de favoriser l’ouverture
d’espaces de dialogue, l’organisation a produit, entre 2002 et 2005, avec les services de
l’auteure et metteure en scène belge Frédérique Lecomte (et l’ASBL « Le Château de Barbe
Bleue - Théâtre et Réconciliation »), deux pièces de théâtre en kirundi : «Si Ayo Guhora»
(« On ne peut pas se taire »), et « Habuze Iki ? » (« Qu’est-ce qui a manqué ? »). Ces
spectacles sont interprétés par une troupe de théâtre composée d’une dizaine de comédiens
des trois groupes ethniques (twa, tutsi, hutu) du Burundi. Le théâtre a été utilisé comme un
moyen de rassembler des publics séparés, briser le déni du conflit, susciter le questionnement
et le dialogue. Des groupes de parole ont également été organisés à la suite des
représentations à travers tout le pays. Une nouvelle pièce est en cours de production.
Pour plus d’information :
Janouk Bélanger, Responsable du programme Burundi à Bruxelles,
janouk.belanger@rcn-ong.be
info@rcn-ong.be
Sylvestre Barancira, Coordonnateur du programme au Burundi
rcn-burundi-coordo@cbinf.com

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Théâtre & Réconciliation (anciennement Château de Barbe Bleue)

Théâtre & Réconciliation (anciennement Château de Barbe Bleue) est une Association Sans
But Lucratif crée à l’initiative de Frédérique Lecomte en 1994 et basée à Bruxelles. Depuis 15
ans, l’ASBL crée des spectacles professionnels avec des acteurs issus de communautés
vulnérables : populations dans des zones de conflits, marginalisés, détenus, victimes de
tortures, toxicomanes, patients en milieu thérapeutique etc.

A l’heure où les structures traditionnelles de la coopération au développement s’interrogent
sur les manières d’aider à la reconstruction non seulement des infrastructures et du patrimoine
matériel dans les pays sortant de conflits, il importe de se demander comment on peut soutenir
la reconstruction des âmes et des consciences. L’approche théâtrale de Théâtre et
Réconciliation permet de travailler sur les espoirs, les peurs et les perceptions de l’autre ;
quand la guerre n’existe plus par les armes mais qu’elle demeure dans les esprits…

Théâtre et Réconciliation a collaboré avec Search For Common Ground (Congo, Burundi),
Conseil Norvégiens pour les Réfugies (Burundi), Transcultural Psychosocial Organisation
(Burundi), La Chaire de Unesco (Burundi), Fedasil (Belgique), Rhapsodie (Belgique), Centre
Espagnol de Formation (Belgique), RCN Justice & Démocratie (Burundi), Théâtre de la Cité
(France), Gare au Théâtre (France)…

Pour plus d’information :
Frédérique Lecomte, auteure, metteure en scène, directrice de « Théâtre et Réconciliation »
lecomte.frederique@reconciliation.be
http://www.reconciliation.be/

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Avant Propos

                          Le théâtre et RCN Justice & Démocratie

Pourquoi RCN a-t-il appelé l’art théâtral à participer à la reconstruction de l’état de droit.
Au séminaire de Buta, le 30 avril 1997, des écoliers ont été assassinés parce qu’ils avaient
refusé de se séparer en deux groupes.
Les assaillants leur avaient en effet enjoint de se ranger d’un côté ou de l’autre du mur selon
leur appartenance ethnique.

Leur acte était fréquemment rappelé comme exemplaire.

En tant que défenseur des droits et des valeurs qui les fondent, RCN ne pouvait manquer
d’être frappé par leur caractère instituant, alors même que la loi et la constitution ne faisaient
plus sens, alors même que la loi et la constitution sont un engagement au respect de la vie, et
au respect de l’autre.

Quand les institutions sociales, puis juridiques se délitent, ne restent que des actes. Et quand
ces actes, rares, se manifestent, ils frappent par leur justesse.

Nous les avons appelés des actes justes. Ces actes sont souvent spontanés, ils ne sont pas
prévus, mais ils viennent d’une sorte de conscience du juste qui trouve certainement son fond
dans une transmission de maîtres, de parents…

Il y a pourtant un sérieux décalage entre la constitution burundaise d’inspiration occidentale et
la vie quotidienne des burundais des collines. Ce n’est donc pas la Constitution qui est
respectée, c’est un fond culturel burundais. Il faut donc en prendre connaissance. Il faut relier
les valeurs de la constitution aux actes justes commis par des burundais.

Une autre énigme reconnue dans tous les pays à propos des actes justes, c’est leur caractère de
résistance, de désobéissance même : quand les valeurs sont inversées, le fou c’est bien celui
qui continue à appliquer le respect, qui ne discrimine pas, qui ne tue pas. Et faire ce pas de
côté, c’est sortir de ce qui est devenu la norme. C’est très rare.

Si on veut en faire la promotion, de ces actes justes, on risque de tomber très vite dans l’éloge
du bien contre le mal. Et tout le monde d’être d’accord sur le bien qu’il va faire et le mal qu’il
ne fera pas. La fonction moraliste est assurée par les campagnes du bien, mais la fonction
d’initiation à la résistance a-t-elle lieu ?

On peut utiliser les arts pour rendre les discours moraux plus ludiques, mais l’art véritable ne
se prête pas à ce type de fonction. Il a valeur initiatique : il propose au spectateur des tensions
entre la vie, la mort, la solidarité, la solitude, l’amour, la haine, il les exacerbe, il humanise
jusqu’au plus encombrant des assassins et questionne les cœurs purs…
Il permet d’embrasser idées, images et pensées que la morale ou les normes n’autorisent pas
d’explorer « en vrai ». Et cette initiation a valeur de reconstruction, de fondation.

C’est ainsi qu’est née l’idée de créer une pièce de théâtre au Burundi avec un metteur en scène
qui ne « craignait pas de faire entrer le diable dans l’église. » Là où la morale sociale et le
droit ne s’aventuraient pas, le théâtre pouvait ajouter à la compréhension des crimes et des
meurtriers, des victimes et de leurs souffrances, des juges et de la difficulté de juger.

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Mais cette idée ne s‘est pas imposée tout de suite. Alors qu’au Rwanda, les autorités ont
préféré ne pas soutenir une initiative du même type à partir de l’argument de la mise en
danger des personnes ayant affiché leur résistance et ayant sauvé des Tutsis, le ministre des
droits de l’homme du Burundi a pesé les risques de l’exercice en posant immédiatement la
question de la catharsis : le théâtre allait-il mettre en danger des personnes ? Réveiller la
mémoire c’est en effet réveiller aussi les dénis, les volontés de revanche, l’accusation de
trahison vis à vis de ceux qui se sont désolidarisés de leur communauté en sauvant des gens de
l’autre communauté. La volonté de RCN Justice & Démocratie d’aller au fond des choses et
la volonté de ne pas exacerber le conflit ont un moment été mises en balance. Les autorités
n’avaient pas la garantie que RCN Justice & Démocratie avait cette capacité. Elles ont
néanmoins fait ce pari et confié à RCN ce travail l’alignant certainement dans le chef du
ministre, dans la perspective de pacification en cours à Arusha. La dimension politique de la
catharsis apparaît ici au premier plan dans la genèse des spectacles confiés à chaque fois à des
metteurs en scène parfaitement identifiés comme capables de contribuer à une représentation
cathartique de l’histoire du Burundi.

La fonction cathartique du théâtre a d’autant plus vocation à être animée, que les blessures, les
actes, sont encore dans les esprits et les corps. La séparation d’avec eux doit encore s’opérer.
La guérison passe par cette séparation. On est loin des pièces occidentales sur la difficulté
d’être et les névroses bourgeoises.

Il faut donc quelque part insister et profiter de cette occasion pour dire que ce n’est pas l’acte
de produire une pièce de théâtre dans un pays pauvre qui est important mais plutôt que
produire une pièce de théâtre dans un pays qui naît est tout à fait opportun. C’est la vocation
même du théâtre et sa période la plus intense dans une démocratie. Le théâtre est à l’origine
de la démocratie. Il le fut en Grèce antique et il le fut également lors de leur avènement en
Europe.

La comparaison va plus loin encore. Avant la démocratie, ce sont en général les contes, les
mythes et les légendes qui font la culture, mais il n’y a pas de représentation au sens strict.
En démocratie l’acte de représentation naît dans trois champs en même temps ; justice, loi,
théâtre. L’avocat représente une personne, et le jugement représente les faits. L’élu représente
un citoyen. Et l’acteur représente une personne.

La création d’un théâtre au Burundi est donc un acte politique comme la création d’un
tribunal et d’un parlement. Il est le lieu de parole du peuple. Il est tout à fait important de
rappeler à cet égard que la pièce Habuze Iki fut présentée au Parlement. Ce jour-là, au
parlement, le peuple parla de la justice.

Partie d’une intuition que le théâtre pouvait dire ce que le droit et la morale ne disent pas, ce
jour-là, les trois argument d’une construction d’un état démocratique se sont trouvées
confondues en un moment dans un lieu symboliquement fondamental.

Produire du théâtre c’est produire de la représentation, c’est produire de la démocratie.

RCN Justice & Démocratie, en effet.

Pierre Vincke
Directeur de RCN Justice & Démocratie

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I

INTRODUCTION

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1.1.       Théâtre & Justice au Burundi

1.1.1. Le programme de RCN Justice & Démocratie au Burundi

       RCN Réseau de Citoyens/Citizen’s Network a été fondé en 1994, en réponse au besoin
de justice au Rwanda après le génocide et les massacres. RCN a ensuite développé ses
programmes en Haïti (1997-1999), en Belgique, au Burundi, au Congo (Kinshasa-Bas Congo,
Katanga, Ituri). RCN Justice & Démocratie est présent au Burundi depuis 2001.

         Dans le cadre du processus de transition initié par l’accord d’Arusha pour la Paix et la
Réconciliation (28 août 2000), RCN Justice & Démocratie a mis en œuvre trois programmes
d’appui à la justice au Burundi : 2001-2002 « Appui à la justice au Burundi », 2003-2005
« Pour une égale protection devant la loi » et 2006-2008 « Pour une justice légitimée ». Les
deux premiers programmes avaient pour objectifs de renforcer la confiance de la population
dans la justice et de contribuer à l’affirmation d’une justice accessible, reconnue par tous et
offrant à tous les citoyens burundais une égale protection devant la loi. La stratégie proposait
de renforcer la qualité de la justice rendue par les tribunaux de proximité et de sensibiliser la
population aux valeurs de la Justice et aux droits humains fondamentaux. Le programme
2006-2008 en cours, vise à la construction d’un Etat de droit fondé sur une justice légitimée, à
la consolidation de la paix sociale et à la reconstruction individuelle, collective et
institutionnelle. Il crée du lien entre la société et la justice, en restaurant la primauté de la
société dans la définition des normes et des structures qui régissent la justice. Il œuvre au plus
près des réalités culturelles, historiques et sociales qui constituent les fondements du
processus de reconstruction du Burundi. L’objectif du programme « Pour une Justice
légitimée» est de contribuer à ce que la justice et des espaces de parole soient restaurés peu à
peu au sein de la société burundaise et soient garantis par les institutions.

        En 2005, une évaluation externe de l’action de RCN Justice & Démocratie au Burundi
a montré des résultats tangibles quant à l’amélioration du fonctionnement du système
judiciaire et de l’accessibilité du droit pour la population.1

          au renforcement du fonctionnement du système judiciaire par l’appui logistique des
           Tribunaux de Résidences et des services judicaires, l’appui logistique pour
           l’attribution des compétences en matière criminelles aux Tribunaux de Grande
           Instance, et un projet pilote d’informatisation des Parquets de la République et
           Parquets Généraux du Burundi ;

          à l’amélioration des compétences du personnel judiciaire par la formation de 200
           greffiers, de 500 magistrats des Tribunaux de Résidence et de 183 Officiers de Police
           Judiciaire ; la traduction, publication et diffusion à l’attention du personnel judiciaire
           d’un « Recueil de textes et lois nationales et internationales » et d’un « Recueil d’actes
           de procédures en matière civile et pénale » ;

1
    . Sources : Markus Weilenmann, Promouvoir la Justice et la Démocratie au Burundi, rapport d’évaluation du
      programme des activités de RCN Justice & Démocratie, juillet 2005 ; Programme triennal 2006-2008 « Pour
      une Justice Légitimée », p. 13.

                                                                                                          10
    à la clarification et la diffusion des pratiques en matière foncière par la réalisation et
         la diffusion de « l’Etude sur les pratiques foncières au Burundi, Essai
         d’harmonisation » ;

        à la sensibilisation de la population aux droits humains fondamentaux et aux valeurs
         positives qui les fondent par la diffusion de 54 émissions radio « Ntunganiriza », des
         séminaires de promotion de la justice auprès de 1249 autorités de base et la diffusion
         d’outil de vulgarisation du droit ;

        au renforcement des compétence et expertise des associations locales : par la
         formation de 90 représentants de 12 associations partenaires, l’appui à la réalisation de
         projets de défense et de promotion des droits humains (20) et un soutien en
         documentation juridique des acteurs de la société civile.

        L’outil théâtre complète ce dispositif. Il permet de rassembler des publics séparés,
briser le déni du conflit, susciter le questionnement et le dialogue. L’action théâtre est
complétée par une autre activité de création artistique s’appuyant cette fois sur le conte. RCN
Justice & Démocratie soutient l’écriture, la publication et la diffusion de 10 contes. Ce recueil
de contes devrait aider à assurer la transmission orale et mise en discussion des valeurs
immémoriales, des attitudes et des repères identitaires fondateurs de justice, et proposer des
nouvelles figures d’identification, remplacer les figures guerrières et violentes par des figures
de justice, de sagesse et de solidarité.

1.1.2. L’action théâtre

       Par-delà le résultat escompté de l’action, qui est « d’ouvrir des espaces de dialogue en
référence à la culture et à l’histoire du Burundi »1 , l’action théâtre de RCN Justice &
Démocratie / Burundi vise à : 2
     Susciter une interpellation individuelle et collective sur les questions de responsabilité
       citoyenne ;
     Favoriser l’émergence d’une histoire plurielle du Burundi ;
     Favoriser la rencontre et le dialogue entre les criminels et les victimes, entre
       populations balkanisées ;
     Recréer du lien et de la reconnaissance sociale autour de l’expression de l’injustice et
       de la souffrance (notamment par l’identification dans la souffrance de l’autre) ;
     Relayer les attentes et propositions de la population sur la justice post-conflits ;
     Favoriser l’émergence de nouvelles appartenances sociales, culturelles, économiques ;
     Renforcer les compétences des comédiens et favoriser une transformation également à
       leur niveau.

      L’organisation a produit, entre 2002 et 2005, deux pièces de théâtre en kirundi : «Si
Ayo Guhora» (« On ne peut pas se taire »), et « Habuze Iki ? » (« Qu’est-ce qui a
manqué ? ») écrites et mises en scène par l’auteure et metteure en scène belge Frédérique
Lecomte. Ces spectacles ont été interprétés par une troupe de théâtre composée d’une dizaine

1
  . « Le projet politique de RCN Justice & Démocratie vise à plus de justice et à plus de pratiques démocratiques.
    Il est fondé sur la conviction que les Hommes ne peuvent construire la justice qu’à partir de la discussion, sur
    base d’un échange de parole garantie pour chacun : le droit ne mène à plus de justice que s’il naît de la
    discussion et s’il la permet ». (Charte RCN J&D)
2
  . Ibid, p. 40 et réunion de travail à Bujumbura, le 5 mars 2007.

                                                                                                                11
de comédiens représentatifs non seulement de tous les groupes ethniques (twa, tutsi, hutu) du
Burundi mais aussi de la plupart des provinces. Artistes de théâtre mais aussi tambourinaires,
musiciens, chanteurs, danseurs, ils puisent dans les différentes traditions artistiques de leur
pays. Une nouvelle pièce est en cours de production.

        L’écriture des spectacles s’est inspirée des récits de vie des acteurs eux-mêmes mais
aussi de plusieurs groupes de populations (prisonniers, habitants des collines, personnes
déplacées, combattants), recueillis et re-travaillés lors d’ateliers d’improvisation. Le processus
de création a cherché à restaurer le sens de la justice en tant que valeur fondatrice de la
société, en apportant une analyse critique des relations de domination, d’exploitation, de haine
et de violence vécues par la population burundaise. Les ateliers d’improvisations ont permis
de rassembler des populations antagonistes et de créer des interactions entre prisonniers et
déplacés, des récits d’ex-combattants, de rapatriés, des habitants des collines.

                  Public lors d’une représentation à Karuzi, octobre 2006 (photo RCN)

        La pièce « SI AYO GUHORA » (« On ne peut pas se taire »), interroge l’acteur et le
spectateur sur sa capacité d’être juste, sa capacité à juger, en son âme et conscience, de ce qui
est juste. La sincérité, la vérité sans fards, la parole du cœur permettent d’exorciser ses peurs,
de changer, de se changer. Elle permet aussi d’interroger le public sur sa capacité de
transformation, sur sa capacité à élargir ses points d’ancrage identitaires pour ne pas réduire
son appartenance à une identité meurtrière.

        La pièce « HABUZE IKI ? » (« Qu’est-ce qui a manqué ? ») met en scène un procès
au cours duquel toutes les parties impliquées (auteurs de crimes, victimes, juge) dans les
conflits successifs qui ont jalonné l’histoire du Burundi s’expriment sur la souffrance et la
violence vécue et questionnent la pertinence de la justice comme moyen de reconstruction
sociale. Le juge est joué alternativement par différents comédiens qui renoncent à juger. Le
spectacle interroge constamment le spectateur sur ses responsabilités, la difficulté à connaître
la vérité, les moyens de rendre justice et de reconstruire. Il met en scène les différentes formes
de violence (massacres, corps découpés à la machette, bébés pilés…), les évènements qui les
ont précédés (les processus de mobilisation, l’entraînement des différents acteurs de violence :
l’un des personnages montre à un autre comment tuer à la machette ou se servir d’une arme
automatique), les drames individuels et collectifs qu’ils ont provoqués, les souffrances
physiques et mentales qui ont touché tous les Burundais. La question « qu’est-ce qui a
manqué ? » résonne sans fin et les scènes s’enchaînent comme autant de coups de poing,

                                                                                               12
scandées par les paroles du conteur et chanteur qui interroge le public et à travers lui la société
dans son ensemble : « toi, le pays » [wa gihugu we].

                                                                                                13
Chacune des pièces de théâtre a été jouée sur l’ensemble des collines du Burundi, afin
de sensibiliser un maximum de public. Ont été ciblés en priorité les espaces où les conflits ont
été les plus déstructurants, ainsi que les populations déracinées, à l’instar de celles vivant dans
les camps de démobilisés, de déplacés, de réfugiés (camps de Mtabila et Muyovozi en
Tanzanie)… Le premier spectacle a tourné à travers l’ensemble du pays de septembre 2002 à
décembre 2004, avec un total de 160 représentations. Le processus de création du second
spectacle a duré de mai 2003 à juin 2004 ; 167 représentations en ont été données à travers
l’ensemble du pays de février 2005 à décembre 2006. Des groupes de parole ont également
été organisés à la suite des représentations de ce second spectacle. RCN Justice & Démocratie
estime qu’au total quelques 162 990 personnes ont assisté à ces spectacles à travers
l’ensemble du Burundi, avec une moyenne de 800 spectateurs par représentation, tous âges
confondus.

        La présente recherche a porté principalement sur le spectacle « HABUZE IKI ? », le
plus récent dans l’esprit de tous.

   Représentation de « HABUZE IKI ? » dans la commune de Butaganzwa, province de Kayanza, août 2006
                                              (Photo RCN)

                                                                                                      14
1.1.3. Les groupes de parole

        Parce que le spectacle pose des questions difficiles et provoque la verbalisation de
souffrances, il était essentiel de ne pas laisser le spectateur seul face à ces questionnements et
ses traumas. Lors du premier spectacle, «Si Ayo Guhora» (« On ne peut pas se taire »), après
chaque représentation, les comédiens se répartissaient dans le public et s’asseyaient pour
parler avec ceux qui le souhaitaient, répondre aux questions, écouter. Ce furent les « cercles
des anges », beaux moments de partage mais extrêmement difficiles à assumer
émotionnellement pour les comédiens alors qui venaient tout juste d’assurer la représentation
d’un spectacle déjà très éprouvant. Par ailleurs, chacun se retrouvait seul face à un groupe de
spectateurs, sans soutien ni réelle formation pour assurer ce travail tout autre.

                    Discussions avec les comédiens, 2002 (Photo Frédérique Lecomte)

       La formule a donc été changée pour le second spectacle. Depuis février 2005, les
représentations sont accompagnées d’ateliers d’échanges et de réflexions avec les populations
locales : les groupes de parole. Ceux-ci ont été animés par Antoine Bucucu et Alexis
Ndimubandi, psychologues.

        Ces groupes de parole réunissent des spectateurs de deux représentations (dix pour
chacune), vivant dans des localités distinctes. Un groupe de parole est donc composé de 20
participants qui n’ont parfois jamais eu l’occasion de se rencontrer et d’échanger. Lors de la
mission de préparation des tournées théâtrales, l’assistant de production repère cinq leaders de
communauté (personnes dont la fonction ou la réputation leur confère une position de leader
dans leur milieu) susceptibles de participer aux groupes de parole. Lors de la représentation,
les psychologues sélectionnent cinq autres personnes parmi celles qu’ils ont repérées comme
étant particulièrement attentives et réactives au spectacle.

                                                                                               15
Ces groupes sont des espaces de discussion sur le spectacle, l’histoire du Burundi et la
justice post-conflit. En effet, si les débats sur la justice transitionnelle reviennent souvent sur
les ondes des radios nationales et mobilisent les organisations nationales et internationales
actives dans le domaine de la justice, les populations demeurent largement silencieuses et
sous- informées. Avec le temps, les groupes de parole sont devenus la finalité de l’action
théâtre. Ils font l’objet de rapports écrits par les psychologues.1

            Groupes de parole, Commune de Mutumba, province de Karuzi, septembre 2006 (Photo RCN)

1
    . Un ouvrage basé sur les rapports établis par Antoine Bucucu et Alexis Ndimubandi en 2006 et 2007 vient
      d’être publié au Burundi par RCN Justice & Démocratie : Paroles de Burundais sur la justice d'après-guerre.
      Expérience de consultations réalisées auprès de la population sur la justice et le conflit au Burundi. Il est
      consultable sur le site Re-Imagining Peace :
      http://www.ceri-sciencespo.com/themes/re-imaginingpeace/index.htm

                                                                                                                16
1.2.    Art & Transformation des conflits : un projet de recherche qualitative et
        comparative dans différentes régions du monde

1.2.1. Cadrage général de la recherche

        Les enquêtes menées au Burundi sur l’action théâtre de l’organisation RCN Justice &
Démocratie font partie d’une recherche comparative sur des projets utilisant l’art pour la
transformation des conflits dans différents pays.

        La notion d’« art » renvoie ici à un ensemble de processus de création musicale,
scénique (théâtre et danse) et d’arts visuels. A la différence d’autres travaux,1 cette recherche
est focalisée sur des projets dans lesquels l’art a été consciemment et activement utilisé pour
soutenir un processus de transformation de conflit et de construction de la paix. Tous ont
également un fort ancrage communautaire et privilégient une approche participative et
interactive, offrant de ce fait un plus grand potentiel transformateur.

        Aux fins de cette recherche, je me réfère généralement à une acception large de la
notion de « transformation de conflit ». Adam Curle,2 Johan Galtung,3 et plus encore Jean
Paul Lederach4 sont trois analystes qui ont joué un rôle déterminant dans l’élaboration d’un
cadre théorique et méthodologique pour cette notion. Pour Lederach, la transformation des
conflits renvoie à une approche globale et polyvalente de la gestion d’un conflit violent à ses
différentes phases. Il s’agit d’un processus continu de transformation positive des relations,
comportements, attitudes et structures du conflit.5 L’approche intégrée de transformation des
conflits et construction de la paix à laquelle je me réfère prend en compte la complexité et le
caractère multi-facettes de l’expérience humaine et s’appuie sur une large participation
sociale.

        A travers le monde, des ONG internationales de renom mais aussi des organisations
locales et groupes communautaires ont, à l’instar de RCN Justice & Démocratie, développé
des programmes liant l’expression artistique et la construction de la paix. Ces acteurs ont
perçu le potentiel de l’art pour approcher des dimensions plus émotionnelles et profondes des
conflits qui ne sont généralement pas touchées par les approches conventionnelles. L’acte
créateur est également un canal important pour re-penser les relations entre communautés. Ce
mouvement s’est inscrit dans la continuité de l’expansion des « arts communautaires » qui,
depuis les années 1970, se sont impliqués dans les mouvements civiques, jouant un rôle
renouvelé sur les questions de transformation des identités et de changement social.6 De

1
  . Voir par exemple Lisa Schirch, L., Ritual and Symbol in Peacebuilding, Bloomfield, CT: Kumarian Press,
    2005 et M. Shank, L. Schirch, “Strategic Arts-Based Peacebuilding”, Social Justice Journal:Anthropology,
    Peace and Human Rights, George Mason University, 2006.
2
  . Adam Curle, “New challenges for citizen peacemaking”, Medicine and War, Vol. 10, No. 2, 1994, p. 96-105.
3
  . Johan Galtung, Peace by Peaceful Means, London: Sage, 1996, pp. 70-126.
4
  . J.-P. Lederach, Preparing for Peace. Conflict transformation across cultures, Syracuse, 1995; J.-P. Lederach,
    Building Peace. Sustainable Reconciliation in Divided Societies, Washington: USIP, 1997.
5
  . J.-P. Lederach, “Conflict Transformation in Protracted Internal Conflicts: The Case for a Comprehensive
    Framework”, in K. Rupesinghe (Ed.), Conflict Transformation, London: Macmillan, 1995, pp. 201-222.
6
  . Voir J. Cohen-Cruz, An Introduction to Community Arts and Activism. Community Arts Network Reading
    Room:http://www.communityarts.net/readingroom/archive/intro-activism.php
    B.S. Bacon, C. Yuen, & P. Korza, Animating democracy: The artistic imagination as a force in civic dialogue.
    Washington, DC: Americans for the Arts, 1999; A. Deavere-Smith, A. (2004) Institute on the Arts and Civic
    Dialogue, 2004: http://www.artsandcivicdialogue.org/

                                                                                                              17
même, dans le domaine de la coopération au développement, les arts – et tout particulièrement
le théâtre – se sont posés de plus en plus souvent en accompagnateurs du changement.1

        Dans le passé, les praticiens de la construction de la paix qui s’appuyaient sur de telles
approches tout comme les artistes engagés dans ce type de travail ont souvent fait part de leur
frustration de n’être pas pris au sérieux ; l’art tendait à être relégué au chapitre des
« distractions » et peu ou pas considéré dans son rôle effectif d’appui à une transformation
sociale. Cette perception n’a pas totalement disparue mais elle a évolué. Elle a parfois laissé la
place à une approche plus instrumentale de l’art comme mode alternatif de sensibilisation du
public.

        La recherche sur l’art et la transformation des conflits est beaucoup plus récente et
limitée. Un groupe encore restreint mais dynamique d’analystes et de professionnels du
peacebuilding a commencé à développer, ces dernières années, une véritable pensée sur ces
questions.2 Toute une littérature sur l’articulation entre art et construction de la paix est en
train de se constituer. Les travaux vont du plus anecdotique au plus méditatif, d’études de cas
(encore rares) – à l’instar du travail de Craig Zelizer sur le rôle de l’art pendant et après la
guerre en Bosnie-Herzégovine – à l’ouvrage de référence de Lederach The Moral
Imagination, en passant par des considérations plus philosophiques sur « l’esthétique » de la
médiation de conflit et de la réconciliation par Cynthia Cohen.3 Une partie de la littérature est
également de nature essentiellement descriptive et prescriptive. On y retrouve un certaine
nombre de thèmes centraux : le rôle des arts dans le développement et le renforcement des
identités communautaires ; la valeur métaphorique des arts pour aborder des questions
délicates en matière de coexistence ; la capacité des arts à accommoder une multitude
d’interprétations du réel et à favoriser la participation du plus grand nombre ; l’ouverture à
des modalités de rencontre de « l’autre » qui soient perçues comme moins menaçantes ; la
simple possibilité de participer à des activités communes de collaboration et de co-création ;
les fonctions thérapeutiques de l’art, en particulier dans l’expression de mémoires
traumatisantes. Mais dans bien des cas, les analyses relèvent de l’hypothèse ou de la
prescription plus que de l’analyse empirique de processus concrets.

       De fait, la principale limite de l’ensemble de cette littérature est le manque de
recherche empirique approfondie et a fortiori d’analyse comparative. De ce fait, on manque
de données concrètes concernant l’impact et la contribution effective de l’art à des processus
de paix. Ceci n’est du reste pas spécifique au domaine du peacebuilding. Dans leur travail
Americans for the Arts, Bacon et ses collègues soulignent que l’une des principales limites du
discours sur le rôle social de l’art tient au manque d’évaluation de l’impact réel des projets.

1
  . Voir en particulier Kess Epskamp, “Healing Divided Societies” In People Building Peace: 35
    Inspiring Stories from Around the World. Utrecht, Netherlands: European Platform for Conflict
    Prevention, 1999, ainsi que les travaux de Paolo Freire sur l’approche participative du changement social dont
    Pedagogy of the Oppressed, New York: Continuum, 1997, (20th anniversary edition).
2
  . On peut citer en particulier John Paul Lederach à la Eastern Mennonite University (EMU) et au Joan B. Kroc
    Institute for International Peace Studies at the University of Notre Dame; Craig Zelizer de l’Alliance for
    Conflict Transformation et Georgetown University; Lisa Schirch à EMU; Cynthia Cohen au Slifka Program in
    Intercommunal Coexistence at Brandeis University; Mariann Liebmann qui a dirigé l’ouvrage Arts
    Approaches to Conflict; James Thompson et l’équipe de ‘In Place of War’, projet basé à l’University of
    Manchester et qui s’intéresse spécifiquement à des projets de théâtre ; le Community Arts Network. Voir la
    bibliographie en annexe ainsi que les sites internet:
    http://www.inplaceofwar.net
    http://www.brandeis.edu/ethics/bif/index.html
3
  . Voir la bibliographie en annexe.

                                                                                                              18
Comme ils l’expliquent dans leur rapport, des éléments de nature anecdotique suggèrent que
les artistes comme les institutions culturelles jouent un rôle crucial dans le discours public,
mais tout le monde reconnaît que l’on manque d’évaluation sérieuse et concrète des résultats.1

       Enfin, l’articulation entre les dimensions individuelles et collectives de ces processus
est au nombre des questions peu documentées à ce jour. Ainsi, en matière d’art thérapie,
nombreux sont les témoignages de thérapeutes qui évoquent leurs expériences avec des
populations variées ; mais cette approche reste peu théorisée et surtout on sait très peu de
choses de son application au-delà de la stricte expérience individuelle voire interpersonnelle.2

       Ceci explique qu’aux fins de ce programme aient été retenus des
projets qui rentrent dans le cadre de ce qu’on appelle « l’art communautaire ».
Toutes s’appuient sur un engagement collectif, au-delà du niveau individuel.
Comme l’a fort justement souligné J. Cohen-Cruz, toutes les expériences d’art
communautaire n’ont pas nécessairement un agenda progressiste ; elles
peuvent tout aussi bien être destinées à célébrer les « traditions culturelles »
et à renforcer, de fait, le statu quo, qu’à ouvrir un espace de réflexion voire
de transformation pour la communauté.3 Dans la mesure du possible, ce
distinguo a été fait dans le repérage d’expériences menées à travers le
monde.

1.2.2. Principaux objectifs de la recherche

        Cette recherche a pour objectif général de contribuer à la réflexion sur les fonctions
spécifiques de l’art dans des programmes de transformation des conflits ainsi que les
conditions dans lesquelles de telles expériences peuvent effectivement soutenir la résolution
pacifique des conflits et la reconstruction d’un tissu social. Elle s’articule autour de trois axes
principaux :

       L’évaluation des fonctions spécifiques de l’art dans des programmes de
        transformation de conflit ; j’ai travaillé autour de quelques hypothèses principales :
            -   Contribution au processus de re-symbolisation et à la réinsertion des
                individus dans la culture et l’histoire de leur communauté (ce qui peut inclure
                une dimension « réconciliation » liée précisément à ce processus de re-
                symbolisation) :
            -   Possibilité d’aller au-delà des non-récits et récits impossibles ;
            -   Alternatives à des méthodes plus classiques d’éducation et de sensibilisation
                du public ;
            -   Participation à un processus thérapeutique / de guérison ;

1
  . B.S. Bacon, C. Yuen & P. Korza, Animating democracy: The artistic imagination as a force in civic dialogue,
    Washington, DC: Americans for the Arts, 1999, p. 6.
2
  . Voir par exemple Marian Liebmann (ed.) Arts Approaches to Conflict, Bristol: Jessica Kingsley Publishers,
    1996.
3
  . J. Cohen-Cruz, An Introduction to Community Arts and Activism. Community Arts Network Reading
    Room:http://www.communityarts.net/readingroom/archive/intro-activism.php

                                                                                                            19
-     Valorisation de la créativité des individus et groupes concernés alors que la
                      violence et la guerre sont d’abord perçues dans leurs dimensions destructrices
                      (possibilité de transformer un évènement destructeur en une création).

           Une meilleure compréhension des conditions dans lesquelles de telles expériences
            peuvent effectivement participer d’un processus de transformation et contribuer à la
            reconstruction d’un tissu social dans des sociétés en transition.

           L’évaluation de la manière dont ces activités peuvent aider à comprendre et à suivre
            les changements en cours dans les systèmes de croyance et systèmes de référence (ou
            « représentations sociales ») des individus et communautés concernés – en d’autres
            termes, à comprendre ce qu’est le processus de « transformation de conflit » dans un
            contexte donné.

        L’attention que je porte à ces dimensions résulte de mes expériences précédentes à la
fois comme praticienne et comme chercheure dans différentes régions du monde. Pendant
plusieurs années, j’ai initié et coordonné un programme de recherche-action international et
trans-disciplinaire intitulé Re-imagining Peace (Ré-inventer la Paix). Dans ce cadre, je me
suis notamment intéressée aux transformations radicales que les violences de masse
produisent dans les systèmes de référence (ou « cultures » locales), les codes de conduite,
réseaux de solidarité et systèmes de pouvoir qui organisent la vie collective des populations
touchées, afin d’identifier les ressources locales pour construire la paix.1 Le titre du
programme souligne l’importance que tout processus de transformation de conflit devrait
accorder aux symboliques et imaginaires locaux. Il s’agit de s’intéresser à la façon dont les
populations locales doivent ré-inventer les modalités d’un vivre ensemble, au même titre
qu’elles doivent reconstruire l’économie, les institutions et les infrastructures de leur pays.
Comprendre ce que l’art peut produire dans la vie de ceux qui le créent comme de ceux qui en
sont les spectateurs revient à s’intéresser à un ensemble de significations culturelles qui le
plus souvent nous échappent mais qui font et défont un contrat social. C’est également une
manière de s’intéresser aux effets et expériences de la violence de la guerre au-delà des
catégories d’analyse habituelles en matière de psychologie ou de sociologie politique. Enfin,
c’est une manière de s’interroger sur la façon dont chacun peut mobiliser ses ressources
internes pour penser et construire le présent et le futur.

1.2.3. Etudes de cas

        La phase préparatoire du projet international a permis d’identifier une large diversité
de projets menés dans différentes régions du monde afin d’avoir une vision aussi large que
possible des différents usages de l’art dans des programmes de transformation de conflit. Des
fiches ont été préparées sur ces expériences et sont accessibles sur une base de données en
ligne :
http://www.ceri-sciences-po.org/themes/re-imaginingpeace/va/base/database_art.php

       Ces projets illustrent la diversité des modalités selon lesquelles l’art peut être utilisé
dans des processus de peacebuilding. Des activités artistiques peuvent être organisées pour la
1
    . Pour plus d’information, voir le site : http://www.ceri-sciencespo.com/themes/re-imaginingpeace/index.htm
      Un ouvrage collectif restituant les résultats de la première phase du projet a récemment été publié : Béatrice
      Pouligny & al. (Eds), After Mass Crime: Rebuilding States and Communities, Tokyo/New York/Paris: United
      Nations University Press, 2007.

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