TO DO LIST - Fédération des maisons médicales

 
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Santé conjuguée I décembre 2022 I n° 101

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                     TO DO LIST
                     Débordés, pas le temps, la tête remplie de listes des choses à
                     faire pour le boulot, pour l’engagement citoyen, pour la vie pri-
                     vée… Même quand on s’oblige à s’arrêter, c’est comme une au-
                     toroute dans la caboche. C’est grave docteur ? La thématique du
                     temps est rarement réfléchie, sauf par des auteurs d’économie
                     pour objectiver les capacités de rentabilisation productive d’une
                     entreprise. Pourtant, n’est-ce pas la cause de nombreux maux ?
                     Le rythme des urgences traverse toute la société. Il entretient
                     des stress chroniques qui peuvent provoquer de fortes tensions
                     entre les individus, parfois lourdes de conséquences.
                     Depuis la pandémie, les politiques publiques d’appels à projets
                     ont renforcé ce phénomène de gestion court-termiste des pro-
                     blèmes de santé publique. Les missions à durée déterminée
                     deviennent monnaie courante. Nous-mêmes
                     avons été sommés par nos autorités d’accep- Ce n’est pas nous, les
                     ter des missions ô combien essentielles pour
                     les populations, comme l’aide aux réfugiés ou êtres humains, qui
                     la mise en œuvre de territoires en santé, mais
                     tellement plus complexes à mettre en œuvre sommes en mesure de
                     quand nous savons que le temps est compté.
                     Dans cette logique, les asbl sont contraintes dompter la planète.
                     de créer des postes précaires instaurant un cli-
                     mat d’inéquité entre les travailleurs. Si bien que ces associations
                     commencent à résister en ne répondant plus aux appels à pro-
                     jets, en témoigne le dossier des dentisteries mobiles en Wallonie
                     qui peine à aboutir.
                     Un philosophe inspirant a tiré sa révérence cette année, Bruno
                     Latour. Il nous rappelait que le temps de l’espèce humaine sur
                     Terre est compté. Contrairement à ce que les penseurs du pro-
                     grès technologique tentent de nous faire croire, ce n’est pas
                     nous, les êtres humains, qui sommes en mesure de dompter la
                     planète : c’est elle qui nous domine. Repenser les temps du tra-
                     vail, du repos, de nos modes de consommation, de nos façons
                     de soigner… pour mieux nous écologiser, voilà une belle leçon
                     de philosophie. De son côté, le biologiste Olivier Hamant nous in-
                     vite à adopter le rythme de vie des plantes. Un éloge de la len-
                     teur. Comment appliquer cette pensée à notre travail ? Prendre
                     le temps de réfléchir collectivement à l’état du système de santé
                     n’est pas un luxe, c’est une nécessité.

                                           Fanny Dubois,
                                           secrétaire générale de la Fédération
                                           des maisons médicales

                                                                             1
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RUBRIQUE                    Politique

                            FLORENCE CAEYMAEX :
                            « NOUS AVONS LA POSSIBILITÉ, MAIS
                            AUSSI LA RESPONSABILITÉ DE NOTRE
                            FAÇON D’ÊTRE DANS LE MONDE »
                            Florence Caeymaex est professeur de philosophie à l’université de Liège et membre
                            du comité consultatif de bioéthique de Belgique. Elle nous donne sa définition de
                            l’éthique et des valeurs qu’elle mobilise. Elle nous interroge également sur les choix
                            qui déterminent notre vie en société.

                            Propos recueillis par Pascale Meunier, rédactrice de Santé conjuguée.

                       Qu’est-ce que l’éthique ? En général                  les sciences et les technologies sont des médias
                       et en matière de santé plus                           très importants de nos manières d’agir, ce sont
                       particulièrement ?                                    des caractéristiques de notre rapport au monde
                       F. C. : L’éthique est un type de pratique ré-         contemporain. Du coup, si nous voulons penser
                       flexive chargée d’identifier, d’analyser les en-      notre être au monde, nos manières d’agir col-
                       jeux qui sont liés au changement incessant            lectivement et les uns vis-à-vis des autres, cela
                       dans les sciences et les techniques d’abord, et       suppose que nous puissions avoir aussi une ré-
                       aujourd’hui plus largement dans les pratiques         flexion approfondie sur ce que les sciences et
                       sociales. Le terme renvoie à ethos, en grec, qui      les technologies font de nous et de notre rap-
                       a une double signification : ethos pouvant être       port au monde. Et c’est en ce sens que l’éthique,
                       rapproché des mœurs, des coutumes, des façons         au sens le plus contemporain du terme, sup-
                       de vivre pour une communauté ou une socié-            pose des comités, des guidelines internationales,
                       té ; ou bien au sens individuel, comme style de       même parfois des procédures assez formali-
                       vie ou comme caractère. Dans les années 1980,         sées et institutionnelles. Nous avons non seule-
                       Michel Foucault a travaillé sur l’éthique comme       ment la possibilité, mais aussi la responsabilité
                       le façonnement d’un mode de vie par une per-          de notre façon d’être dans le monde. L’éthique
                                            sonne : quel genre de            d’aujourd’hui a un ancrage collectif fort, plutôt
              « La morale au sens mode de vie on se donne,                   que strictement individuel.
                                            accordé à quel type de va-
              d’une moralisation, leur. Dans la Grèce an-                    On trouve des comités d’éthique dans
                                            tique, c’était plutôt lié à un   les entreprises, dans des prisons…
           de prescriptions faites souci par l’homme adulte                  N’est-ce pas une forme de morale
                                            et libre de s’illustrer dans     washing ?
                à autrui, peut être la vie publique et de lais-              C’est un risque. Les philosophes critiques sou-
                                            ser la trace d’une vie ca-       lignent depuis deux cents ans à quel point la
                 un instrument de ractérisée par la droiture,                morale et les discours moraux peuvent ser-
                                            l’honneur et la bravoure.        vir les intérêts des puissants et servir des mé-
                  la domination. » L’écho de cela aujourd’hui                canismes de pouvoir. La morale au sens d’une
                                            dans les éthiques qui ha-        moralisation, de prescriptions faites à autrui,
                       bitent les pratiques biomédicales, par exemple,       peut être un instrument de la domination, de
                       c’est la conviction que nous avons non seule-         l’exercice du pouvoir. Les éthiques contempo-
                       ment la responsabilité, mais peut-être aus-           raines ne sont certainement pas protégées de
                       si le désir de façonner nos manières d’agir. Et       cela et on voit bien aujourd’hui que l’adhésion

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– ou l’adhésion faciale en tout cas – à des va-        Dans les matières sociales ou de santé,
leurs éthiques est une manière pour des acti-          l’éthique est parfois un peu distordue
vités parfois vraiment discutables de se donner        pour des besoins économiques.
une façade de respectabilité et de légitimité. En      Songeons aux hôpitaux…
même temps, cette critique ne doit pas nous in-        L’éthique réclame un autre hôpital, un autre
viter à abandonner la réflexion éthique, mais          mode de fonctionnement social. Ses valeurs
plutôt à la renforcer et à savoir vers quoi on         cardinales ont un pouvoir critique à l’égard de
l’oriente. L’éthique n’est pas réductible à un en-     la situation actuelle de la médecine, de l’hô-
semble de prescriptions morales toutes faites ;        pital, de la chaîne de
l’éthique a quelque chose à voir avec une ré-          soins et de la Sécuri- « Quelles sont nos
flexion profonde, consciente et engagée, rela-         té sociale dans son en-
tive à nos manières de faire et à nos manières         semble. Le régime que valeurs, quelle est notre
d’être dans le monde. Si l’éthique est comprise        l’on est en train d’im-
de cette manière, alors elle a la possibilité de       poser à la santé et aux vision du monde ? »
critiquer toutes les formes de morale washing ou       protections sociales de
de moralisation des autres. Je vais prendre un         manière plus générale est incompatible avec les
exemple : l’énergie étant devenue rare et chère,       valeurs admises de l’éthique biomédicale depuis
un ministre en France dit qu’il va falloir se ser-     les années 1970. L’éthique doit agir au cœur
rer la ceinture et porter des cols roulés. Cela        de l’hôpital, au cœur des centres de soins, pour
ramène à une série d’injonctions de comporte-          dire sur chaque point particulier en quoi les dé-
ments faites à d’autres et on voit très bien le        cisions prises, les orientations dominantes sont
mécanisme qu’il y a derrière : on demande à            en contravention avec les aspirations affichées
tout le monde de faire des efforts, au plus grand      par l’éthique contemporaine, dont le socle nor-
nombre, ce qui permet à une minorité de conti-         matif est appuyé sur la Déclaration universelle
nuer à fonctionner selon le business as usual. Ça,     des droits de l’homme, sur les grandes déclara-
c’est de la moralisation.                              tions concernant les droits particuliers – pour
                                                       les personnes handicapées, pour les personnes
Les comités d’éthique ont aussi parfois                malades, pour les minorités sexuelles… – et sur
péché par leur côté « expertise distante               la Charte des droits fondamentaux de l’Union
faite par des personnes privilégiées »…                européenne. C’est très important, car les droits
Oui, et des doutes se sont installés quant à leur      de l’homme ont aussi été mobilisés par des
utilité et à leur honnêteté. Aujourd’hui, il est vi-   forces conservatrices et opportunistes pen-
tal de réinvestir les lieux qui se déclarent dé-       dant de longues années et il est temps de tra-
diés à l’éthique et de les faire fonctionner avec      vailler, nous, gens de gauche, à se réapproprier
toutes ses ressources : quelles sont nos valeurs,      ces déclarations, leur puissance subversive et
quelle est notre vision du monde ? La vocation         leur puissance critique contre la situation ac-
de l’éthique est, à mon avis, de construire un         tuelle. Aujourd’hui l’intégrité physique de mil-
monde juste, un monde meilleur. Dans le do-            lions d’individus sur terre est en jeu à cause de
maine biomédical, il y a quatre valeurs cardi-         l’environnement… c’est une affaire de droits de
nales : l’autonomie, la bienfaisance, la non-          l’homme ! Il est nécessaire de les désenclaver de
malfaisance et la justice distributive. Il ne faut     l’idéologie néolibérale qui les a parfois vidés de
pas les laisser s’évaporer dans un vide de signi-      leur sens et de les articuler autour d’un projet
fication, sinon elles deviennent des éléments          de justice.
disponibles pour l’affichage, pour la morale was-
hing. Nous devons nous réapproprier ce vo-             Comment dépasser un entre-soi de
cabulaire des valeurs et travailler à réélaborer       bioéthiciens ? Comment concerner
leur signification, notamment celle de la jus-         tout le monde ?
tice, qui est la plus englobante, qui est la condi-    Je vais faire un petit détour. L’histoire de
tion des trois autres. Parce que l’injustice éco-      la bioéthique est liée à des tragédies et à de
nomique et sociale est le ferment des rapports         grands scandales sanitaires. Les avancées tech-
de pouvoir abusif.                                     nologiques ont aussi posé de nouvelles ques-

                                                                                                    3
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RUBRIQUE                 Politique

                    tions : la reproduction, la frontière entre          savoirs qui mobilisent des valeurs, les questions
                    la vie et la mort… Si le besoin s’est fait sen-      sociales, etc. Je pense que c’est exactement le
                    tir d’encadrer toutes ces pratiques et de le faire   modèle de ce que l’on doit faire en démocratie,
                    par la législation c’est-à-dire avec un degré        sauf qu’il est réservé à des experts… Ce sera un
                    de contrainte assez fort –, c’est parce que les      enjeu pour les comités d’éthique d’y faire entrer
                    sciences et les techniques biomédicales repré-       des citoyens et davantage de gens qui œuvrent
                    sentent un pouvoir très important, sans parler       dans le monde du soin, à qui on ne donne pas
                    de l’industrie qui y est liée, une concentration     la parole et qui pourtant ont une voix particu-
                    de pouvoir très importante qui crée des asymé-       lière ; ceux qui sont dans la pratique de ce que
                    tries avec les usagers de la santé. On a cher-       les théoriciennes du care appellent « le prendre
                    ché à rééquilibrer un certain rapport de pou-        soin » concret et sans lesquels la santé même
                    voir et cela ne s’est pas fait de manière simple.    médicale n’est pas possible. Je pense aussi à des
                    Les premiers comités d’éthique ont été inves-        personnes concernées par la maladie chronique
                    tis massivement par des médecins et un peu           ou par le handicap. Pour le dire d’un seul mot :
                    moins (la place qui leur était accordée étant        démocratiser les comités d’éthiques. Discuter
                    moindre) par des gens capables de comprendre         nous oblige à aller plus loin et à approfondir
                    les sciences et la technologie qui étaient en jeu.   nos arguments. C’est ce qui permet de créer des
                    Leur forme a été calquée sur le modèle de l’ex-      espaces démocratiques dans lesquels on arrive à
                    pertise déjà en place depuis les années 1950         faire des arrangements, à préciser et à civiliser
                    et 1960 pour encadrer la recherche biomédi-          nos conflits. Ce qui détruit la démocratie, c’est
                                            cale, en conservant une      de mal nommer les conflits.
              « Ce sera un enjeu forme qui laissait une
                                            très grande latitude au      L’éthique a donc bien une couleur
                pour les comités corps médical pour se                   politique !
                                            réguler lui-même. Si         Elle a la couleur de la justice. Pour moi, l’égali-
              d’éthique d’y faire cette forme perdure, elle              té sociale est la condition de la liberté même des
                                            est désajustée par rap-      individus. On ne peut pas construire un monde
           entrer des citoyens. » port à des aspirations                 où la liberté et les privilèges de quelques-uns se
                                            démocratiques actuelles      font au détriment de l’immense majorité.
                    légitimes autour de ces questions. C’est d’ail-
                    leurs dans les statuts du Comité de bioéthique       Le covid-19 a agi comme un révélateur
                    belge : informer le public, participer au débat      de notre société ?
                    public, animer le débat au sujet de ces ques-        Ce que la pandémie nous a mis sous le nez, c’est que
                    tions et pas seulement répondre à des questions      la santé n’est pas seulement un bien individuel : la
                    très techniques des hôpitaux ou des médecins.        santé des corps est étroitement liée à un milieu. Nos
                    Pour moi, ce sont des formes institutionnelles       corps sont pris dans une espèce de tissu social, et
                    qui doivent absolument évoluer et c’est peut-        d’ailleurs le modèle de la solidarité épidémique a ser-
                    être là que l’on pourrait en premier lieu faire      vi de modèle métaphorique de pensée aux solidaristes
                    évoluer les institutions démocratiques. Les co-      socialistes. La santé n’est pas un capital individuel,
                    mités d’éthique chargés de faire respecter les       mais quelque chose de l’ordre d’un bien ou d’un mal
                    droits humains, d’observer les sciences et les       collectif. La grande invention de la fin du XIXe siècle,
                    technologies et l’action gouvernementale sous        c’est que l’on peut en faire un bien collectif institu-
                    l’angle des droits humains et de la démocra-         tionnalisé. Prendre en charge la santé des individus
                    tie sont des lieux qui disposent d’une pluralité     signifie ou peut en tout cas passer par le médium
                    de disciplines et d’une pluralité des positionne-    d’une construction de protection collective. Cela sup-
                    ments, d’une expérience du débat, de l’analyse       pose évidemment d’avoir une approche sociale ou so-
                    approfondie et de la confrontation des points        ciologique de la santé et une approche aussi collec-
                    de vue complètement inédites. On y fait l’ex-        tive ou politique puisque l’idée sous-jacente est que
                    périence de quelque chose d’extrêmement puis-        tout le monde y participe ; une participation pas né-
                    sant en termes de construction de savoirs, qui       cessairement strictement égale dans la mesure où, par
                    ne sont pas des sciences au sens strict, mais des    exemple, l’employeur est censé mettre des moyens

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Santé conjuguée I décembre 2022 I n° 101

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pour assurer la santé de son salarié et donc contribue   qu’elles ont réussi à articuler des valeurs conflic-
de manière plus forte puisqu’il la met en danger.        tuelles. Ce n’est pas un modèle unique, bien sûr,
                                                         mais probablement une des sources d’inspi-
Quelle est la particularité du débat                     ration décisives pour la santé publique au sens
éthique en Belgique ?                                    fort, c’est-à-dire l’idée d’une santé comme bien
La Belgique est un pays de tradition libérale ex-        collectif, qui suppose de l’action à un niveau col-
trêmement forte (c’est un petit Eldorado créé            lectif et individuel et dans lequel le médical fixé
de toutes pièces où les industries anglaises s’ins-      sur le soin individuel est un élément porteur,
tallent) avec un mouvement ouvrier autour et             mais pas le seul.
donc une tradition socialiste très forte égale-
ment. Ces deux traditions ont dû fabriquer des           Parfois, ce débat est un peu subtilisé…
compromis. Cela s’est vu de manière éclatante            Oui, et il faudrait aussi aller un tout petit peu
à partir des années 1980 quand sont arrivés les          moins vite. Maggie De Block a fait rembour-
grands débats éthiques et de société autour de           ser les tests génétiques prénataux pour toutes
l’avortement et puis de la procréation médicale-         les femmes indépendamment de leur risque spé-
ment assistée et de l’euthanasie. Ces législations       cifique, des tests qui sont utilisés dans d’autres
ont été le fruit d’une alliance entre les socialistes    pays en seconde intention… Cela a de nom-
et les libéraux, souvent versus les catholiques. Il      breuses conséquences et le débat a été extrê-
y avait un socle commun autour de l’égalité des          mement restreint. Il a été confié essentielle-
droits et de l’autonomie de l’individu, l’idée du        ment à des experts – le Collège de génétique et
socialisme étant en gros de mettre en commun             quelques bioéthiciens – et n’a pas été porté de-
une série de biens collectifs pour assurer l’épa-        vant le Parlement ni fait l’objet d’un débat ci-
nouissement de l’individu. La Belgique est aus-          toyen plus large. Les histoires que l’on a envie
si un pays où on a laissé assez bien de latitude à       de raconter à propos de la Belgique, il faut bien
la société civile dans le domaine de la santé. À la      les choisir ! L’argument sanitaire – qui n’est pas
fin des années 1970, les discussions sur l’avor-         la médicalisation de tout, mais une médecine
tement sont certes menées sur la base de prin-           au service d’un objectif social de justice — est
cipes politiques : l’autodétermination, l’autono-        une matrice de pensée absolument importante.
mie des femmes, etc., mais pas seulement. On a           Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui les maladies
très vite introduit des préoccupations de santé          chroniques ont un impact sur plein d’aspects de
publique : ce n’était pas seulement pour donner          la vie des gens. Sur l’emploi, sur la vie quoti-
toute liberté aux femmes, mais aussi pour pré-           dienne, sur la manière dont on habite, dont on
venir des grossesses non désirées qui finiraient         se déplace… C’est un peu comme un handicap.
en avortements clandestins. Des valeurs mo-              Il va falloir apporter des solutions médicales
rales qui peuvent mettre un certain nombre de            bien sûr, mais ces solutions médicales vont de-
gens d’accord, y compris les plus réservés sur           voir être elles-mêmes encastrées dans une vi-
l’autonomie reproductive par exemple. Autre              sion plurielle, beaucoup plus fine de la vie hu-
exemple : les années 1980 voient arriver la              maine.
consommation de drogues dures. L’héroïne no-
tamment fait des ravages. En Wallonie est très           Cela veut dire que la médecine doit
vite apparu un mouvement venant, d’un côté,              changer de place et de vocation ?
de la psychiatrie et qui cherchait à penser l’au-        Le problème, c’est que l’on a construit tout le
tonomie des patients et, de l’autre, des méde-           système aujourd’hui comme un entonnoir
cins de terrain préconisant d’aborder les choses         orienté vers le médical individuel. Et en faisant,
par l’angle sanitaire. Ils vont s’inspirer de ce qui     comme toujours, de la santé publique au sens
se fait aux États-Unis, qui est de recourir à des        global du terme, le parent pauvre, marginal.
drogues de substitution. Ce n’était pas un en-           Avec le vieillissement de la population, avec les
couragement à consommer, mais à réduire les              maladies chroniques et tous les handicaps liés à
risques, ce qui permet d’engager des voies. Je           la vieillesse, on ne sera plus dans le soin médi-
pense que c’est cela qui a fait nos différences. Ce      cal. On va devoir penser une médecine au ser-
sont l’une et l’autre de très belles solutions parce     vice d’une vie bonne et d’une vie juste.

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RUBRIQUE               Santé mentale

                       TRAVAIL SUR SOI
                       OU ENJEU POLITIQUE ?
                       Les circonstances extérieures à l’individu – inégalités, crises, publicité, précarité…
                       – ont des effets délétères visibles sur sa santé mentale mais qui restent néanmoins
                       peu reconnus. Quand on veut, on peut ? On tend surtout ainsi à le surresponsabili-
                       ser et à déresponsabiliser le collectif.

                       Mélanie Lannoy, psychologue à la maison médicale le Car d’or (Mons) et chargée de projets
                       à la Fédération des maisons médicales.

                      P
                            edro vient me voir pour des troubles du         Lucie, 36 ans, vient pour épuisement. Elle
                            sommeil. Il a beaucoup de mal à s’endor-        est en arrêt maladie depuis déjà plusieurs se-
                            mir et, quand il dort, il se réveille sans      maines. Son travail est très stressant ; l’ambiance
                    cesse. Il voudrait dormir mieux, se reposer.            n’est pas bonne. En plus de cela, son compa-
                    Quand je lui demande d’où viennent ses pro-             gnon vient d’entrer en prison pour une affaire
                    blèmes de sommeil, il m’explique tout de suite          vieille de cinq ans, qui vient seulement d’être
                    que c’est sa situation qui le stresse. Il ne peut       jugée. Elle se retrouve seule avec ses jumeaux,
                    s’empêcher d’y réfléchir constamment. Pedro             en pleine crise sanitaire. C’est connu, en cas de
                                               vient du Venezuela. Il       burn-out, le traitement doit inclure du repos et
                  Comment être est récemment arrivé                         une mise à distance du travail. Mais comment se
                                               en Belgique avec son         reposer dans ces conditions, sachant que Lucie
           « efficace », selon les frère et sa mère. Op-                    ne reçoit pratiquement pas d’aide de sa famille
                                               posant politique, il a       et que l’école ferme sans arrêt ? Lucie est bien
             standards actuels ? fui le pays après avoir                    seule avec ses problèmes ! D’autant qu’à côté de
                                               reçu des menaces de          cela, pas grand-chose ne bouge au niveau de son
                Est-ce normal de mort et a fait une de-                     travail malgré plusieurs plaintes contre son pa-
                                               mande d’asile poli-          tron pour harcèlement.
             me sentir parfois si tique. Depuis plusieurs                   Ces exemples peuvent paraitre extrêmes, mais
                                               mois, il attend une ré-      ils reflètent une bonne partie de ma réalité de
                   impuissante ? ponse de l’Office des                      travail depuis que je suis psychologue clini-
                                               étrangers. Il craint un      cienne en maison médicale. Comment puis-je
                    refus. Comme il ne peut pas travailler, il suit des     accompagner, voire « soigner » des gens qui se
                    cours de français. Le reste du temps, il s’ennuie       trouvent dans de telles situations ? Comment
                    et donc il rumine.                                      être « efficace », selon les standards actuels ?
                    Alicia a 21 ans et vient de temps en temps en           Quelle est ma marge de manœuvre ? Est-ce nor-
                    consultation pour des problèmes de dépression.          mal de me sentir parfois si impuissante ?
                    Elle est maman depuis un an d’un petit gar-
                    çon. Dans des termes un peu flous, elle me parle        La santé mentale est-elle vraiment
                    des problèmes d’agressivité de son compagnon,           une question individuelle ?
                    qui l’insulte et lui hurle régulièrement dessus.        Aujourd’hui, qu’elles mettent l’accent sur des
                    Je soupçonne que ça va parfois plus loin, mais          diagnostics spécifiques ou sur des processus
                    elle ne m’en parle pas. Alicia, très amoureuse, lui     psychopathologiques sous-jacents aux symp-
                    trouve des excuses : il a eu une enfance difficile      tômes, la psychologie clinique et la psychia-
                    et il a des soucis, et puis c’est vrai qu’elle n’est    trie se concentrent principalement sur des pro-
                    pas très ordonnée et qu’elle « fait parfois des choix   blèmes qui sont avant tout considérés comme
                    stupides » ! De toute façon, sa situation financière    intrinsèques aux individus ou à leur système fa-
                    ne lui permet pas d’envisager de le quitter.            milial proximal. Dans ce cadre, la médication

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et les différentes formes de traitements psycho-      n’échappe pas à cette idéologie3. La définition
thérapeutiques visent avant tout à aider les pa-      que l’Organisation mondiale de la santé donne
tients à se rétablir pour diminuer leur souffrance    de la santé mentale pointe d’ailleurs la notion
et retrouver un niveau de fonctionnement opti-        d’un potentiel à réaliser, mais aussi la producti-
mal. Les patients se voient ainsi enjoints à se re-   vité au travail et au sein de la communauté4.
mettre en question et à travailler sur eux-mêmes
pour aller mieux. Le psy, lui, se doit de se for-     Quand on veut, on peut !                            1. E. Cabanas, E. Illiouz,
mer adéquatement pour accompagner son pa-             Aussi séduisante que puisse être cette formule, Happycratie. Comment
tient au mieux.                                       elle est globalement fausse. D’abord parce que l’industrie du bonheur a
Cet accent mis sur l’individu et le travail per-      nous ne naissons pas égaux. Certains ont dès pris le contrôle de nos vies.
sonnel se retrouve également dans le domaine          le départ beaucoup plus d’atouts dans leur jeu Premier Parallèle, 2018.
plus vaste du bien-être et du développement           que d’autres : il est plus facile d’avoir une bonne C. Cederström, A. Spicer,
personnel, dont le business n’a cessé de croitre      santé mentale et de « réussir » quand on est né Le syndrome du bien-être,
ces dernières années. Les travailleurs sont ain-      dans une famille aimante, riche et cultivée, que L’échappée, 2016.
si enjoints à gérer leur temps et leur stress. Les    lorsque l’on nait dans
sans-emploi doivent apprendre à « se vendre »         une famille surendettée, Notre société fait
et les parents à favoriser le développement co-       mal logée et avec des pa-
gnitif, social et émotionnel de leurs enfants. Les    rents qui se tuent chaque volontiers croire aux
couples doivent mieux communiquer. Les pré-           jour dans des boulots
caires doivent « s’en sortir ». Et tous doivent       précaires. Certes, tout gens que tout est une
apprendre à être heureux et à exprimer de la          n’est pas joué d’avance,
gratitude1. Cette façon de voir les choses ne         mais certains devront question de volonté
donne-t-elle pas du contrôle et donc de l’espoir      fournir nettement plus
aux gens ? Oui et non.                                d’efforts dès le départ et de mérite, y compris
Oui, croire que l’on contrôle sa vie et sa san-       ou faire preuve de bien
té mentale donne de l’espoir et permet de four-       plus de compétences leur bonheur.
nir les efforts nécessaires au changement. C’est      émotionnelles et de ré-
ce que Bandura nomme le sentiment d’effica-           silience que d’autres pour obtenir le même ré- 2. A. Bandura, Auto-
cité personnelle et c’est un des facteurs de la       sultat. Ensuite parce que beaucoup de choses efficacité : comment le
réussite scolaire, professionnelle et même thé-       échappent à notre contrôle. Les émotions néga- sentiment d’efficacité
rapeutique2. Ainsi, quelle que soit notre situa-      tives, les malheurs, la mort, la maladie frappent personnelle influence
tion, nous gardons généralement une marge de          tout le monde et font intégralement partie de la notre qualité de vie,
manœuvre personnelle qui peut faire la diffé-         vie. Aussi impertinent que cela puisse paraitre, De Boeck Sup, 2019.
rence et nous aider à nous adapter. Pouvoir se        être malheureux par moments est normal et pas 3. Voir e. a. A. Ehrenberg,
remettre en question et réfléchir à ce que nous       forcément synonyme de pathologie.                   La société du malaise, Odile
pouvons changer pour aller vers un mieux est          Enfin parce que mettre l’accent sur le tra- Jacob, 2010 ; A. Ehrenberg,
utile et fait partie intégrante d’une bonne santé     vail personnel et la responsabilité individuelle La mécanique des passions :
mentale dans notre société aujourd’hui.               en matière de santé mentale contribue à pas- cerveau, comportement,
En revanche, mettre l’accent à ce point sur l’au-     ser sous silence les très nombreux facteurs ex- société, Odile Jacob, 2018 ;
tonomie et la responsabilité individuelle n’a pas     térieurs qui l’influencent. On demande aux E. Iliouz, Les marchandises
que des effets positifs. Notre société fait volon-    femmes de s’accepter telles qu’elles sont alors émotionnelles, Premier
tiers croire aux gens qu’ils peuvent tout contrô-     même qu’elles sont bombardées d’idéaux de Parallèle, 2019.
ler dans leur vie, que tout est une question de       beauté physique inatteignables5. On demande 4. « La santé mentale
volonté et de mérite, y compris leur santé men-       aux travailleurs en burn-out de devenir « ré- correspond à un état de bien-
tale, leur bonheur et leur bien-être. Dans une        sistants au stress », sans vraiment remettre en être mental qui nous permet
vision néolibérale, l’individu est ainsi toujours     question la compression du temps de travail ou d’affronter les sources de stress
plus considéré comme un « entrepreneur de lui-        l’effet délétère de la compétitivité généralisée6. de la vie, de réaliser notre
même » qui doit se modeler et s’adapter à son         On propose de rembourser les soins de santé potentiel, de bien apprendre
environnement pour rester compétitif et perfor-       mentale à destination des adolescents, sans res- et de bien travailler, et de
mant. Or, comme l’ont souligné de nombreux            treindre les pratiques non éthiques des grands contribuer à la vie de la
sociologues, la psychologie en tant que discipline    réseaux sociaux, des éditeurs de jeux vidéo ou communauté », www.who.int.

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RUBRIQUE                                Santé mentale

                                        des publicitaires, pour ne citer qu’eux. On de-        stigmatisation liées à leurs troubles que de leurs
                                        mandera aux personnes précarisées de soigner           symptômes proprement dits12.
                                        leur santé mentale et de s’autonomiser sans te-
                                        nir compte du fait que l’insécurité financière, le     Faut-il jeter la psychologie avec
              5. R. Engeln, Beauty      mal-logement, le non-emploi, etc., sont des fac-       l’eau du bain ?
              sick: how the cultural    teurs de stress majeurs7 qui fragilisent considé-      L’idée ici n’est pas de dire que la psychologie
      obsession with appearance         rablement et ne peuvent se résoudre durable-           clinique ne sert à rien ou qu’elle est totalement
            hurts girls and women,      ment sans mesures politiques et collectives.           inefficace. La plupart des situations de souffrance
    HarperPaperBacks, 2018.             Selon le principe des vases communicants,              psychique comportent une part de contrôlable et
              6. P. Chabot, Global      plus on insiste sur le contrôle qu’aurait l’indi-      une part d’incontrôlable, en proportions variées.
             burnout, Bloomsbury        vidu sur sa santé mentale, plus on invisibilise        Travailler sur ce que l’on peut contrôler a géné-
                 Academic, 2018.        l’impact des phénomènes collectifs et socié-           ralement du sens pour avancer et surmonter les
                  7. T. Lang et al.,    taux. On observe ainsi une individualisation           obstacles que nous rencontrerons inéluctable-
    « Construction de la santé          des problèmes collectifs ou pour paraphraser           ment dans notre vie. Comme le souligne Nico-
  et des inégalités sociales de         Ehrenberg, « une psychologisation des rapports         las Marquis, beaucoup de lecteurs d’ouvrages de
   santé : les gènes contre les         sociaux »8. On demande aux individus de ré-            développement personnel rapportent d’ailleurs y
     déterminants sociaux ? »,          soudre seuls (ou avec l’aide d’un professionnel)       trouver du sens et une aide concrète, quand ils
  Santé publique n° 28, 2016 ;          les problèmes que la société contribue à créer.        vivent des périodes difficiles13. Mais il est im-
     A. Billiet, « Les inégalités       Les ados doivent ainsi apprendre à dévelop-            portant de garder à l’esprit que l’individualisme
              sociales de santé en      per un regard critique sur le marketing, alors         et l’idéologie néolibérale des sociétés occiden-
     Wallonie », L’Observatoire         même que les publicités sont étudiées pour in-         tales ne peuvent que profondément imprégner
                      n° 65, 2010.      fluencer les gens à leur insu9. Les travailleurs       notre travail et notre vision des choses, y com-
    8. A. Erhenberg, La société         doivent apprendre à gérer leur stress, alors que       pris en matière de santé mentale. Il est donc im-
                 du malaise, op cit.    la recherche a démontré depuis longtemps l’im-         portant de pouvoir aborder ces notions avec nos
            9. F. Amalou, Le livre      pact majeur des facteurs organisationnels et           patients, pour les déculpabiliser et contribuer à
       noir de la pub : quand la        structurels sur l’épuisement professionnel10.          une déstigmatisation. Prendre conscience des
    communication va trop loin,         Les sans-emploi doivent avoir confiance en eux         forces structurelles qui influencent notre vie, re-
                      Stock, 2001.      pour mieux se vendre, alors même que le chô-           placer les problèmes de santé mentale dans leur
             10. C. Maslach, M.P.       mage est un des principaux facteurs de risque          contexte global et tenir compte des facteurs d’in-
  Leiter, Burnout : le syndrome         du suicide11. Bref, les gens doivent cesser de se      fluence internes et externes à l’individu devrait
     d’épuisement professionnel,        plaindre et de se victimiser pour se prendre en        nous permettre d’aborder les difficultés avec
       Arènes Éditions, 2011 ;          main, quand bien même ils font face à de réelles       nuances tout en dénonçant les injustices réelles
                  P. Chabot, op cit.    inégalités et injustices.                              auxquelles nos publics font face.
    11. Observatoire national           Mettre toujours plus l’accent sur l’individu,          Enfin, il s’agit de se rappeler, comme en mai 68,
             du suicide (France),       que ce soit en matière de santé mentale, d’hy-         que « tout est politique ». Il est du devoir des pra-
           Suicide : quels liens avec   giène de vie, d’emploi, de « réussite » ou même        ticiens de rappeler que la santé mentale est l’af-
             le chômage ? Penser la     de changement climatique, permet ainsi d’éva-          faire de tous. Que c’est un problème éminemment
       prévention et les systèmes       cuer la notion même de problèmes collectifs qui        sociétal qui exige des réponses politiques et col-
      d’information, 4e rapport,        nécessiteraient des solutions politiques. En plus      lectives allant bien au-delà de l’organisation des
                        juin 2020.      de renforcer la méritocratie en faisant croire         prises en charge psychologiques et psychiatriques.
               12. P.W. Corrigan,       que seuls les individus méritants réussissent,         Comme en matière de santé, il s’agit ainsi de s’in-
           ''The impact of stigma       l’individualisation des problèmes collectifs per-      téresser aux déterminants sociaux de la santé
     on severe mental illness'',        met d’évacuer les problèmes d’inégalités en            mentale et de lutter plus globalement contre tout
       Cognitive and Behavioral         culpabilisant et en stigmatisant les « fous », les     ce qui contribue structurellement à détériorer le
                 Practice, 5, 1998.     « faibles », les « inadaptés », les « incompétents »   bien-être des individus. Pourquoi s’en prendre
     13. N. Marquis, Du bien-           et autres « loosers ». Les individus en souffrance,    seulement aux conséquences sans aborder la
     être à la société du malaise.      victimes d’injustices, sont ainsi renvoyés à eux-      question des causes ? L’importance du curatif ne
    La société du développement         mêmes, à leurs sentiments d’échec, stigmatisés,        devrait pas éclipser la nécessité du travail préven-
                 personnel, Presses     jugés et exclus. Des chercheurs ont d’ailleurs         tif. La prise en charge de la santé mentale est un
                  universitaires de     montré que les patients psychiatriques souf-           problème individuel et collectif qui exige des ré-
                     France, 2014.      fraient souvent davantage de l’exclusion et de la      ponses individuelles et collectives !

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FEMMES ET SANS-ABRI,
LA DOUBLE PEINE
L’Ilot a mené une étude-action1 sur les femmes en situation de sans-abrisme à
Bruxelles. Ses constats sont sans appel : le nombre de femmes sans-abri ou mal lo-
gées est largement sous-évalué et l’offre de services ne leur est pas adaptée alors
qu’elles subissent plus de violences – notamment liées au genre – que leurs homo-
logues masculins.

Élodie Blogie, chargée de projets à l’asbl L’Ilot.

L
        e premier jour, Cindy a pris la direction          de décès de personnes très proches qui l’a fait
        de l’administration communale. La procé-           « partir en vrille », selon ses mots. Des bascule-
        dure d’expulsion était arrivée à son terme,        ments qui ressemblent à ceux de leurs compa-
sans qu’elle sache comment arrêter l’engre-                gnons de galère masculins. Et pourtant. Les tra-
nage. « Je me suis retrouvée dehors, avec mes gros         jectoires des femmes qui perdent leur chez-soi
sacs, raconte-t-elle pour la énième fois. On n’ex-         sont systématiquement marquées par les vio-
plique nulle part ce qu’on doit faire quand on tombe       lences.                                              1. E. Blogie, Sans-abrisme
à la rue. Le seul truc auquel j’ai pensé, c’est d’al-                                                           au féminin : sortir de
ler à la commune, leur dire “je n’habite plus ici,         Les violences, cause majeure du                      l’invisibilité. Recherche-action
je suis sans-abri”. On m’a simplement radiée. » La         sans-abrisme des femmes…                             sur les violences faites aux
première nuit, Joëlle l’a passée dans une station          Dans le secteur, on a coutume d’évoquer le           femmes les plus précaires
de métro. Station Porte de Namur. La première              chiffre de 50 % : une femme sur deux prise en        (sans-abri) et préfiguration
de dix-neuf nuitées – Joëlle connaît précisément           charge dans les services d’accompagnement            d’un centre de jour pour
le nombre – avant de trouver le chemin des ser-            pour personnes sans-abri y arrive parce qu’elle      femmes, L’Ilot asbl, janvier
vices d’aide et d’hébergement d’urgence. « La rue,         fuit des violences conjugales ou intrafamiliales.    2022, https://ilot.be.
c’est une horreur pour les femmes, insiste-t-elle.         Mais si on remonte dans les histoires de vie des     2. S. Mignon, « Sans-
C’est très dangereux, il faut toujours être en éveil. »2   femmes sans-chez-soi, les violences fondées sur      abrisme : la vie sans répit
Les parcours de Cindy et Joëlle semblent triste-           le genre apparaissent dans 100 % des cas : vio-      d’une femme en rue »,
ment « banals » dans le secteur du sans-abrisme.           lences dans l’enfance, dont des incestes, vio-       Le Soir, 13 janvier 2022.
« Perte d’emploi, séparation, déménagement », énu-         lences dans le pays d’origine poussant à l’exil      Nous nous permettons d’en
mère Cindy Meirsschaut, aujourd’hui sortie de              (excision, mariage forcé, etc.), violences sur le    citer des extraits.
la rue depuis quatre ans, et devenue pair-ai-              trajet de l’exil, violences conjugales, sexuelles,   3. M. Allart, S. Lo Sardo,
dante3. « J’ai perdu soixante kilos et je suis tom-        exploitation économique, jusqu’à la prostitution     La pair-aidance en Fédération
bée dans l’alcool. J’ai toujours tout géré toute seule     forcée voire la traite des êtres humains. Cin-       Wallonie-Bruxelles. État des
et là, c’est l’alcool qui a géré ma vie », se remé-        dy parle beaucoup de sa dépendance à l’alcool        lieux. Guide méthodologique,
more-t-elle. Pour Joëlle, c’est une succession             comme facteur central de sa dégringolade. Mais       https://smes.be.
                                                                                                                4. N. Horvat, M. Striano,
  Un sans-abri sur cinq est une femme, vraiment ?                                                               Dénombrement des personnes
  21 %. Le dernier dénombrement des personnes sans-abri et mal logées à Bruxelles a eu lieu                     sans-abri et mal logées en
  dans la nuit du 8 au 9 novembre dernier. Il n’a pas encore livré ses résultats. Si l’on s’en tient            Région de Bruxelles-Capitale.
  aux derniers chiffres disponibles, datant de novembre 2020, les femmes représentaient 20,9 %                  6° édition, Bruss’help, mai
  de la population recensée (1 110 personnes identifiées comme « femmes »)4. Or, la méthodolo-                  2021, www.brusshelp.org.
  gie du dénombrement ne tient pas compte de ce qu’on appelle le « sans-abrisme caché ».                        5. Fondation Roi Baudouin,
  39 %. L’hébergement chez des proches (« sans-abrisme caché ») est la première forme d’absence                 Dénombrement du sans-
  de chez-soi en Wallonie et en Flandre (35 % des personnes sans-chez-soi), selon les dénom-                    abrisme et de l’absence de
  brements effectués par la Fondation Roi Baudouin5. Les femmes (39 %) et les jeunes/enfants                    chez-soi, rapport global 2021,
  (33 %) sont plus représentés dans ces catégories qu’en rue ou dans les services d’accueil.                    https://kbs-frb.be.

                                                                                                           9
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RUBRIQUE                            Société

                                  elle n’omet pas les violences quotidiennes de               bergées chez une cousine, une amie, jonglent
                                  son compagnon de l’époque : « On buvait tous les            entre les solutions de fortune pour éviter d’épui-
                                  deux, puis il me frappait… bien comme il faut. J’ap-        ser leur réseau. En découle une errance épui-
                                  pelais la police quasiment une fois par mois. Mais à        sante, susceptible d’aggraver leur situation et qui
                                  la fin, ils arrivaient trois, quatre heures plus tard. En   passe complètement sous les radars du secteur
                                  me disant “De toute façon, à quoi ça sert, vous             de l’aide aux personnes sans-abri. C’est ce qu’on
                                  allez le reprendre !” En fait, ils avaient raison, je le    appelle le « sans-abrisme caché ». Quand, mal-
                                  quittais… puis je buvais à nouveau, et je re-craquais.      gré tout, certaines femmes basculent dans la rue,
                                  Mais bon, quand même, j’étais là, la tête en sang et        elles vont adopter diverses stratégies visant à se
                                  c’est tout ce qu’ils trouvaient à me dire. »6               protéger des agressions. Certaines cherchent à
                                  Dans sa revue de la littérature sur le sans-                se rendre invisibles.
                                  abrisme des femmes7 menée en 2021, la Fédé-                 Dans le groupe de travail mis en place par L’Ilot
                                  ration européenne des associations internatio-              (voir ci-contre), plusieurs femmes avec une ex-
                                  nales travaillant avec des sans-abri (FEANTSA)              périence de sans-abrisme ont révélé leurs straté-
                                  liste des schémas récurrents menant les femmes              gies. L’une d’entre elles raconte qu’elle conserve
                                                                au sans-abrisme. Une          une apparence soignée et passe ses journées
                         Les liens entre vie partie de ces éléments                           dans les magasins, comme si elle faisait les bou-
                                                                (manque de logements          tiques, mais « sans un sou en poche ». Une autre a
                 en rue et prostitution adéquats et abordables,                               passé plusieurs mois à l’aéroport de Zaventem :
                                                                logements surpeuplés,         une femme assoupie sur une valise n’attire pas
                  sont une réalité, tout pauvreté) sont à raccro-                             l’attention. À l’inverse de ce processus d’invisibi-
                                                                cher aux désavantages         lisation, les associations notent aussi des femmes
                      autant qu’un tabou systémiques des femmes                               qui se masculinisent, voire qui dégradent volon-
                                                                dans nos sociétés. Les        tairement leur hygiène pour repousser les agres-
                              dans le secteur. femmes sont statistique-                       seurs potentiels.
                                                                ment plus pauvres que
                                  les hommes. Mais, parallèlement, la FEANT-                  La protection du couple ou du groupe
                                  SA souligne que « presque toutes les analyses eu-           De ses trois années en rue, Cindy rappelle sou-
                                  ropéennes ou internationales sur le sans-abrisme des        vent l’importance du groupe et explique qu’elle
            6. E. Blogie, op cit. femmes pointent les violences conjugales, les vio-          a pratiquement toujours été en couple. Des pe-
  7. J. Bretherton, P. Mayock,    lences fondées sur le genre ou les abus comme une           tits arrangements qui ont généralement un
         Women’s homelessness.    des causes majeures du sans-abrisme des femmes ».           « coût », mais qui garantissent une forme de
      European evidence review,                                                               protection. D’autres « petits arrangements » sont
       FEANTSA, mars 2021,          … encore aggravées en rue                                 bien connus des femmes qui vivent à la rue :
                www.feantsa.org.    Toute personne sans-abri est malheureusement              les propositions d’une nuit au chaud, d’un bon
       8. La moyenne d’âge au       exposée à des violences graves (vol, racket,              bain, ne manquent pas, notamment aux abords
           moment du décès était    agression) et voit son espérance de vie chuter8.          des centres d’accueil. « De toute façon, dès qu’il y
           de 48 ans, et même de    Néanmoins, les femmes encourent un risque                 a trop de femmes quelque part, il y a toujours des
   45 ans pour les personnes        majeur, omniprésent, que n’encourent pas – ou             hommes qui rôdent, résume Joëlle. Ils attendent à la
            qui vivaient toujours   dans des proportions moindres – les hommes                sortie pour te proposer une douche, soi-disant ! Ou
            en rue au moment de     vivant et dormant dans l’espace public : les viols        pour te filer un billet pour que tu fasses la pute. 10,
              leur décès. Rapport   et agressions sexuelles. En France, la Fondation          20 euros, ils savent que quand tu n’as rien, c’est tou-
       d’activité 2015, collectif   Lecordier avance qu’environ une femme sans                jours ça de pris. »
            Les Morts de la Rue,    abri sur trois a été agressée, tandis que l’associa-      Les liens entre vie en rue et prostitution sont
 http://mortsdelarue.brussels.      tion Entourage estime qu’une agression sexuelle           une réalité autant qu’un tabou dans le sec-
       9. L. Meysenq, « J’ai été    sur une femme sans-abri a lieu toutes les huit            teur. D’un côté, l’activité prostitutionnelle pré-
   violée 70 fois en 17 ans de      heures en France9. Cette menace est telle qu’elle         carise et expose davantage au risque de perte
     rue » : le grand tabou des     structure la façon dont les femmes en situation           de logement et, d’un autre, cette même activi-
   agressions sexuelles sur les     de sans-abrisme vont occuper l’espace public.             té permet de gagner de l’argent ou de dormir au
   femmes SDF », France Info,       D’abord, elles vont tout faire pour éviter la rue,        chaud lorsqu’on est une femme à la rue. C’est
           le 17 septembre 2017.    surtout si elles ont des enfants. Elles sont hé-          d’autant plus le cas lorsqu’il s’agit de trouver de

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Santé conjuguée I décembre 2022 I n° 101

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quoi payer le produit auquel on est dépendante.         néfiques. Le New SamuSocial a par exemple dé-
Le sexe peut même devenir monnaie d’échange             cidé de scinder les centres d’hébergement pour
pour obtenir sa dose, quand ce n’est pas le             femmes et pour hommes. La création d’un centre
groupe tout entier qui utilise la (souvent) seule       uniquement pour femmes, avec un hébergement
femme de la bande pour « payer » le produit…            24 h/24, qui a été conservé après la période de
La stigmatisation et l’autostigmatisation se dé-        crise, permet aux femmes hébergées de se sentir
clinent alors par couches successives – « SDF »,        davantage en sécurité et de se poser réellement.
« prostituée », « toxico », etc. – et tendent à éloi-   La nouvelle crise, socioéconomique celle-là,
gner les femmes des services d’aide et de soins,        fait craindre le pire en termes d’augmenta-
surtout pour les mères ou les femmes enceintes          tion de la pauvreté, mais aussi de régression
(ex)consommatrices10.                                   pour les droits des femmes. On sait qu’en pé-
                                                        riode de crise, les couples évitent les sépara-
Un secteur qui s’éveille                                tions pour conserver un double revenu. Si rien
aux questions de genre                                  n’est mis en place, des femmes resteront auprès
Face à ces violences répétées, et aux multi-            de leur conjoint violent… Et de nombreuses ma-
ples stratégies de survie et d’évitement que les        mans solos – le groupe le plus à risque de préca-
femmes mettent en place, comment (ré)agit le            rité – risquent bien de se trouver dans l’incapa-
secteur ? Pendant longtemps, il s’est construit         cité de payer leurs factures d’énergie, voire leur
sur une image stéréotypée du sans-abri : un             loyer. Et de venir grossir les rangs des femmes
homme, d’un certain âge, qui consomme de l’al-          sans chez-soi ?
cool (ou d’autres substances) et dort sur un
trottoir. Cette absence de prise en compte du             Un centre d’accueil de jour
public féminin se perçoit jusque dans les in-             par et pour elles
frastructures elles-mêmes, souvent vétustes et            En 2023, L’Ilot ouvrira un centre d’accueil
difficiles à améliorer : absence de douches dis-          de jour, bas seuil, pour femmes. Ce disposi-
tinctes pour les femmes, dortoirs mixtes pour             tif non mixte, le premier à Bruxelles, vise à
les siestes, etc. L’espace y est en permanence oc-        offrir un espace sécurisant et un moment de
cupé par une population très masculine et se              répit à celles qui n’ont pas de chez-soi. Les
révèle très insécurisant. Mais, depuis peu, de            services proposés viseront d’une part à ré-
plus en plus de structures prennent des initia-           pondre aux besoins de base : se réchauffer,
tives pour toucher davantage le public fémi-              manger, prendre une douche, laver ses vête-
nin. Ainsi, des moments en non-mixité ont été             ments, avoir des vêtements neufs, conserver
créés dans les asbl de réduction des risques pour         ses affaires dans une consigne. Il s’agira aus-
personnes dépendantes aux drogues, Transit et             si d’un espace de soins du corps, de l’esprit,
Dune, dans les centres de jour DoucheFLUX et              des liens aux autres. D’autre part, le centre
La Rencontre, tandis que L’Ilot s’apprête à ou-           proposera un accompagnement psychoso-              10. Femmes*, genre et
vrir un centre d’accueil de jour uniquement               cial visant la réouverture des droits, le re-      assuétudes : synthèse des
pour femmes.                                              tour en logement et, plus globalement, l’au-       constats de terrain dans la
Du côté des services d’hébergement, il existe             tonomisation et l’émancipation des femmes.         Région de Bruxelles-Capitale,
certes plusieurs maisons d’accueil pour femmes,           L’équipe sera formée aux enjeux croisés de         Document de travail du
avec ou sans enfants. Malgré tout, les places             genre, violences faites aux femmes et grande       15 septembre 2022,
continuent de manquer cruellement. Une étude              précarité. Ce projet a été pensé avec des          Fedito Bruxelles,
récente de la Fédération des maisons d’accueil et         professionnels et professionnelles de ter-         https://feditobxl.be.
des services d’aide aux sans-abri (AMA)11 sur les         rain, des académiques et un groupe d’ex-           11. AMA, L’accueil,
enseignements de la crise sanitaire a rappelé que         pertes du vécu, soit une dizaine de femmes         l’hébergement et
tous les services du secteur accueillent, dans les        ayant été sans chez soi. Cindy et Joëlle, ci-      l’accompagnement des
faits, des victimes de violences conjugales et in-        tées dans l’article, font partie de ce groupe.     victimes de violences
trafamiliales. Or, si les maisons spécialisées sont       Il continue d’être convoqué ponctuelle-            conjugales et intrafamiliales :
formées, les services d’hébergement généralistes          ment jusqu’à l’ouverture prévue au prin-           les enseignements de la crise
devraient eux aussi être mieux outillés. La crise         temps 2023, dans les locaux de L’Ilot sur le       sanitaire, septembre 2022,
du covid-19 a, paradoxalement, eu des effets bé-          parvis de Saint-Gilles.                            www.ama.be.

                                                                                                        11
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