TO DO LIST - Fédération des maisons médicales
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Santé conjuguée I décembre 2022 I n° 101 ÉDITO TO DO LIST Débordés, pas le temps, la tête remplie de listes des choses à faire pour le boulot, pour l’engagement citoyen, pour la vie pri- vée… Même quand on s’oblige à s’arrêter, c’est comme une au- toroute dans la caboche. C’est grave docteur ? La thématique du temps est rarement réfléchie, sauf par des auteurs d’économie pour objectiver les capacités de rentabilisation productive d’une entreprise. Pourtant, n’est-ce pas la cause de nombreux maux ? Le rythme des urgences traverse toute la société. Il entretient des stress chroniques qui peuvent provoquer de fortes tensions entre les individus, parfois lourdes de conséquences. Depuis la pandémie, les politiques publiques d’appels à projets ont renforcé ce phénomène de gestion court-termiste des pro- blèmes de santé publique. Les missions à durée déterminée deviennent monnaie courante. Nous-mêmes avons été sommés par nos autorités d’accep- Ce n’est pas nous, les ter des missions ô combien essentielles pour les populations, comme l’aide aux réfugiés ou êtres humains, qui la mise en œuvre de territoires en santé, mais tellement plus complexes à mettre en œuvre sommes en mesure de quand nous savons que le temps est compté. Dans cette logique, les asbl sont contraintes dompter la planète. de créer des postes précaires instaurant un cli- mat d’inéquité entre les travailleurs. Si bien que ces associations commencent à résister en ne répondant plus aux appels à pro- jets, en témoigne le dossier des dentisteries mobiles en Wallonie qui peine à aboutir. Un philosophe inspirant a tiré sa révérence cette année, Bruno Latour. Il nous rappelait que le temps de l’espèce humaine sur Terre est compté. Contrairement à ce que les penseurs du pro- grès technologique tentent de nous faire croire, ce n’est pas nous, les êtres humains, qui sommes en mesure de dompter la planète : c’est elle qui nous domine. Repenser les temps du tra- vail, du repos, de nos modes de consommation, de nos façons de soigner… pour mieux nous écologiser, voilà une belle leçon de philosophie. De son côté, le biologiste Olivier Hamant nous in- vite à adopter le rythme de vie des plantes. Un éloge de la len- teur. Comment appliquer cette pensée à notre travail ? Prendre le temps de réfléchir collectivement à l’état du système de santé n’est pas un luxe, c’est une nécessité. Fanny Dubois, secrétaire générale de la Fédération des maisons médicales 1
RUBRIQUE Politique FLORENCE CAEYMAEX : « NOUS AVONS LA POSSIBILITÉ, MAIS AUSSI LA RESPONSABILITÉ DE NOTRE FAÇON D’ÊTRE DANS LE MONDE » Florence Caeymaex est professeur de philosophie à l’université de Liège et membre du comité consultatif de bioéthique de Belgique. Elle nous donne sa définition de l’éthique et des valeurs qu’elle mobilise. Elle nous interroge également sur les choix qui déterminent notre vie en société. Propos recueillis par Pascale Meunier, rédactrice de Santé conjuguée. Qu’est-ce que l’éthique ? En général les sciences et les technologies sont des médias et en matière de santé plus très importants de nos manières d’agir, ce sont particulièrement ? des caractéristiques de notre rapport au monde F. C. : L’éthique est un type de pratique ré- contemporain. Du coup, si nous voulons penser flexive chargée d’identifier, d’analyser les en- notre être au monde, nos manières d’agir col- jeux qui sont liés au changement incessant lectivement et les uns vis-à-vis des autres, cela dans les sciences et les techniques d’abord, et suppose que nous puissions avoir aussi une ré- aujourd’hui plus largement dans les pratiques flexion approfondie sur ce que les sciences et sociales. Le terme renvoie à ethos, en grec, qui les technologies font de nous et de notre rap- a une double signification : ethos pouvant être port au monde. Et c’est en ce sens que l’éthique, rapproché des mœurs, des coutumes, des façons au sens le plus contemporain du terme, sup- de vivre pour une communauté ou une socié- pose des comités, des guidelines internationales, té ; ou bien au sens individuel, comme style de même parfois des procédures assez formali- vie ou comme caractère. Dans les années 1980, sées et institutionnelles. Nous avons non seule- Michel Foucault a travaillé sur l’éthique comme ment la possibilité, mais aussi la responsabilité le façonnement d’un mode de vie par une per- de notre façon d’être dans le monde. L’éthique sonne : quel genre de d’aujourd’hui a un ancrage collectif fort, plutôt « La morale au sens mode de vie on se donne, que strictement individuel. accordé à quel type de va- d’une moralisation, leur. Dans la Grèce an- On trouve des comités d’éthique dans tique, c’était plutôt lié à un les entreprises, dans des prisons… de prescriptions faites souci par l’homme adulte N’est-ce pas une forme de morale et libre de s’illustrer dans washing ? à autrui, peut être la vie publique et de lais- C’est un risque. Les philosophes critiques sou- ser la trace d’une vie ca- lignent depuis deux cents ans à quel point la un instrument de ractérisée par la droiture, morale et les discours moraux peuvent ser- l’honneur et la bravoure. vir les intérêts des puissants et servir des mé- la domination. » L’écho de cela aujourd’hui canismes de pouvoir. La morale au sens d’une dans les éthiques qui ha- moralisation, de prescriptions faites à autrui, bitent les pratiques biomédicales, par exemple, peut être un instrument de la domination, de c’est la conviction que nous avons non seule- l’exercice du pouvoir. Les éthiques contempo- ment la responsabilité, mais peut-être aus- raines ne sont certainement pas protégées de si le désir de façonner nos manières d’agir. Et cela et on voit bien aujourd’hui que l’adhésion 2
Santé conjuguée I décembre 2022 I n° 101 RUBRIQUE – ou l’adhésion faciale en tout cas – à des va- Dans les matières sociales ou de santé, leurs éthiques est une manière pour des acti- l’éthique est parfois un peu distordue vités parfois vraiment discutables de se donner pour des besoins économiques. une façade de respectabilité et de légitimité. En Songeons aux hôpitaux… même temps, cette critique ne doit pas nous in- L’éthique réclame un autre hôpital, un autre viter à abandonner la réflexion éthique, mais mode de fonctionnement social. Ses valeurs plutôt à la renforcer et à savoir vers quoi on cardinales ont un pouvoir critique à l’égard de l’oriente. L’éthique n’est pas réductible à un en- la situation actuelle de la médecine, de l’hô- semble de prescriptions morales toutes faites ; pital, de la chaîne de l’éthique a quelque chose à voir avec une ré- soins et de la Sécuri- « Quelles sont nos flexion profonde, consciente et engagée, rela- té sociale dans son en- tive à nos manières de faire et à nos manières semble. Le régime que valeurs, quelle est notre d’être dans le monde. Si l’éthique est comprise l’on est en train d’im- de cette manière, alors elle a la possibilité de poser à la santé et aux vision du monde ? » critiquer toutes les formes de morale washing ou protections sociales de de moralisation des autres. Je vais prendre un manière plus générale est incompatible avec les exemple : l’énergie étant devenue rare et chère, valeurs admises de l’éthique biomédicale depuis un ministre en France dit qu’il va falloir se ser- les années 1970. L’éthique doit agir au cœur rer la ceinture et porter des cols roulés. Cela de l’hôpital, au cœur des centres de soins, pour ramène à une série d’injonctions de comporte- dire sur chaque point particulier en quoi les dé- ments faites à d’autres et on voit très bien le cisions prises, les orientations dominantes sont mécanisme qu’il y a derrière : on demande à en contravention avec les aspirations affichées tout le monde de faire des efforts, au plus grand par l’éthique contemporaine, dont le socle nor- nombre, ce qui permet à une minorité de conti- matif est appuyé sur la Déclaration universelle nuer à fonctionner selon le business as usual. Ça, des droits de l’homme, sur les grandes déclara- c’est de la moralisation. tions concernant les droits particuliers – pour les personnes handicapées, pour les personnes Les comités d’éthique ont aussi parfois malades, pour les minorités sexuelles… – et sur péché par leur côté « expertise distante la Charte des droits fondamentaux de l’Union faite par des personnes privilégiées »… européenne. C’est très important, car les droits Oui, et des doutes se sont installés quant à leur de l’homme ont aussi été mobilisés par des utilité et à leur honnêteté. Aujourd’hui, il est vi- forces conservatrices et opportunistes pen- tal de réinvestir les lieux qui se déclarent dé- dant de longues années et il est temps de tra- diés à l’éthique et de les faire fonctionner avec vailler, nous, gens de gauche, à se réapproprier toutes ses ressources : quelles sont nos valeurs, ces déclarations, leur puissance subversive et quelle est notre vision du monde ? La vocation leur puissance critique contre la situation ac- de l’éthique est, à mon avis, de construire un tuelle. Aujourd’hui l’intégrité physique de mil- monde juste, un monde meilleur. Dans le do- lions d’individus sur terre est en jeu à cause de maine biomédical, il y a quatre valeurs cardi- l’environnement… c’est une affaire de droits de nales : l’autonomie, la bienfaisance, la non- l’homme ! Il est nécessaire de les désenclaver de malfaisance et la justice distributive. Il ne faut l’idéologie néolibérale qui les a parfois vidés de pas les laisser s’évaporer dans un vide de signi- leur sens et de les articuler autour d’un projet fication, sinon elles deviennent des éléments de justice. disponibles pour l’affichage, pour la morale was- hing. Nous devons nous réapproprier ce vo- Comment dépasser un entre-soi de cabulaire des valeurs et travailler à réélaborer bioéthiciens ? Comment concerner leur signification, notamment celle de la jus- tout le monde ? tice, qui est la plus englobante, qui est la condi- Je vais faire un petit détour. L’histoire de tion des trois autres. Parce que l’injustice éco- la bioéthique est liée à des tragédies et à de nomique et sociale est le ferment des rapports grands scandales sanitaires. Les avancées tech- de pouvoir abusif. nologiques ont aussi posé de nouvelles ques- 3
RUBRIQUE Politique tions : la reproduction, la frontière entre savoirs qui mobilisent des valeurs, les questions la vie et la mort… Si le besoin s’est fait sen- sociales, etc. Je pense que c’est exactement le tir d’encadrer toutes ces pratiques et de le faire modèle de ce que l’on doit faire en démocratie, par la législation c’est-à-dire avec un degré sauf qu’il est réservé à des experts… Ce sera un de contrainte assez fort –, c’est parce que les enjeu pour les comités d’éthique d’y faire entrer sciences et les techniques biomédicales repré- des citoyens et davantage de gens qui œuvrent sentent un pouvoir très important, sans parler dans le monde du soin, à qui on ne donne pas de l’industrie qui y est liée, une concentration la parole et qui pourtant ont une voix particu- de pouvoir très importante qui crée des asymé- lière ; ceux qui sont dans la pratique de ce que tries avec les usagers de la santé. On a cher- les théoriciennes du care appellent « le prendre ché à rééquilibrer un certain rapport de pou- soin » concret et sans lesquels la santé même voir et cela ne s’est pas fait de manière simple. médicale n’est pas possible. Je pense aussi à des Les premiers comités d’éthique ont été inves- personnes concernées par la maladie chronique tis massivement par des médecins et un peu ou par le handicap. Pour le dire d’un seul mot : moins (la place qui leur était accordée étant démocratiser les comités d’éthiques. Discuter moindre) par des gens capables de comprendre nous oblige à aller plus loin et à approfondir les sciences et la technologie qui étaient en jeu. nos arguments. C’est ce qui permet de créer des Leur forme a été calquée sur le modèle de l’ex- espaces démocratiques dans lesquels on arrive à pertise déjà en place depuis les années 1950 faire des arrangements, à préciser et à civiliser et 1960 pour encadrer la recherche biomédi- nos conflits. Ce qui détruit la démocratie, c’est cale, en conservant une de mal nommer les conflits. « Ce sera un enjeu forme qui laissait une très grande latitude au L’éthique a donc bien une couleur pour les comités corps médical pour se politique ! réguler lui-même. Si Elle a la couleur de la justice. Pour moi, l’égali- d’éthique d’y faire cette forme perdure, elle té sociale est la condition de la liberté même des est désajustée par rap- individus. On ne peut pas construire un monde entrer des citoyens. » port à des aspirations où la liberté et les privilèges de quelques-uns se démocratiques actuelles font au détriment de l’immense majorité. légitimes autour de ces questions. C’est d’ail- leurs dans les statuts du Comité de bioéthique Le covid-19 a agi comme un révélateur belge : informer le public, participer au débat de notre société ? public, animer le débat au sujet de ces ques- Ce que la pandémie nous a mis sous le nez, c’est que tions et pas seulement répondre à des questions la santé n’est pas seulement un bien individuel : la très techniques des hôpitaux ou des médecins. santé des corps est étroitement liée à un milieu. Nos Pour moi, ce sont des formes institutionnelles corps sont pris dans une espèce de tissu social, et qui doivent absolument évoluer et c’est peut- d’ailleurs le modèle de la solidarité épidémique a ser- être là que l’on pourrait en premier lieu faire vi de modèle métaphorique de pensée aux solidaristes évoluer les institutions démocratiques. Les co- socialistes. La santé n’est pas un capital individuel, mités d’éthique chargés de faire respecter les mais quelque chose de l’ordre d’un bien ou d’un mal droits humains, d’observer les sciences et les collectif. La grande invention de la fin du XIXe siècle, technologies et l’action gouvernementale sous c’est que l’on peut en faire un bien collectif institu- l’angle des droits humains et de la démocra- tionnalisé. Prendre en charge la santé des individus tie sont des lieux qui disposent d’une pluralité signifie ou peut en tout cas passer par le médium de disciplines et d’une pluralité des positionne- d’une construction de protection collective. Cela sup- ments, d’une expérience du débat, de l’analyse pose évidemment d’avoir une approche sociale ou so- approfondie et de la confrontation des points ciologique de la santé et une approche aussi collec- de vue complètement inédites. On y fait l’ex- tive ou politique puisque l’idée sous-jacente est que périence de quelque chose d’extrêmement puis- tout le monde y participe ; une participation pas né- sant en termes de construction de savoirs, qui cessairement strictement égale dans la mesure où, par ne sont pas des sciences au sens strict, mais des exemple, l’employeur est censé mettre des moyens 4
Santé conjuguée I décembre 2022 I n° 101 RUBRIQUE pour assurer la santé de son salarié et donc contribue qu’elles ont réussi à articuler des valeurs conflic- de manière plus forte puisqu’il la met en danger. tuelles. Ce n’est pas un modèle unique, bien sûr, mais probablement une des sources d’inspi- Quelle est la particularité du débat ration décisives pour la santé publique au sens éthique en Belgique ? fort, c’est-à-dire l’idée d’une santé comme bien La Belgique est un pays de tradition libérale ex- collectif, qui suppose de l’action à un niveau col- trêmement forte (c’est un petit Eldorado créé lectif et individuel et dans lequel le médical fixé de toutes pièces où les industries anglaises s’ins- sur le soin individuel est un élément porteur, tallent) avec un mouvement ouvrier autour et mais pas le seul. donc une tradition socialiste très forte égale- ment. Ces deux traditions ont dû fabriquer des Parfois, ce débat est un peu subtilisé… compromis. Cela s’est vu de manière éclatante Oui, et il faudrait aussi aller un tout petit peu à partir des années 1980 quand sont arrivés les moins vite. Maggie De Block a fait rembour- grands débats éthiques et de société autour de ser les tests génétiques prénataux pour toutes l’avortement et puis de la procréation médicale- les femmes indépendamment de leur risque spé- ment assistée et de l’euthanasie. Ces législations cifique, des tests qui sont utilisés dans d’autres ont été le fruit d’une alliance entre les socialistes pays en seconde intention… Cela a de nom- et les libéraux, souvent versus les catholiques. Il breuses conséquences et le débat a été extrê- y avait un socle commun autour de l’égalité des mement restreint. Il a été confié essentielle- droits et de l’autonomie de l’individu, l’idée du ment à des experts – le Collège de génétique et socialisme étant en gros de mettre en commun quelques bioéthiciens – et n’a pas été porté de- une série de biens collectifs pour assurer l’épa- vant le Parlement ni fait l’objet d’un débat ci- nouissement de l’individu. La Belgique est aus- toyen plus large. Les histoires que l’on a envie si un pays où on a laissé assez bien de latitude à de raconter à propos de la Belgique, il faut bien la société civile dans le domaine de la santé. À la les choisir ! L’argument sanitaire – qui n’est pas fin des années 1970, les discussions sur l’avor- la médicalisation de tout, mais une médecine tement sont certes menées sur la base de prin- au service d’un objectif social de justice — est cipes politiques : l’autodétermination, l’autono- une matrice de pensée absolument importante. mie des femmes, etc., mais pas seulement. On a Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui les maladies très vite introduit des préoccupations de santé chroniques ont un impact sur plein d’aspects de publique : ce n’était pas seulement pour donner la vie des gens. Sur l’emploi, sur la vie quoti- toute liberté aux femmes, mais aussi pour pré- dienne, sur la manière dont on habite, dont on venir des grossesses non désirées qui finiraient se déplace… C’est un peu comme un handicap. en avortements clandestins. Des valeurs mo- Il va falloir apporter des solutions médicales rales qui peuvent mettre un certain nombre de bien sûr, mais ces solutions médicales vont de- gens d’accord, y compris les plus réservés sur voir être elles-mêmes encastrées dans une vi- l’autonomie reproductive par exemple. Autre sion plurielle, beaucoup plus fine de la vie hu- exemple : les années 1980 voient arriver la maine. consommation de drogues dures. L’héroïne no- tamment fait des ravages. En Wallonie est très Cela veut dire que la médecine doit vite apparu un mouvement venant, d’un côté, changer de place et de vocation ? de la psychiatrie et qui cherchait à penser l’au- Le problème, c’est que l’on a construit tout le tonomie des patients et, de l’autre, des méde- système aujourd’hui comme un entonnoir cins de terrain préconisant d’aborder les choses orienté vers le médical individuel. Et en faisant, par l’angle sanitaire. Ils vont s’inspirer de ce qui comme toujours, de la santé publique au sens se fait aux États-Unis, qui est de recourir à des global du terme, le parent pauvre, marginal. drogues de substitution. Ce n’était pas un en- Avec le vieillissement de la population, avec les couragement à consommer, mais à réduire les maladies chroniques et tous les handicaps liés à risques, ce qui permet d’engager des voies. Je la vieillesse, on ne sera plus dans le soin médi- pense que c’est cela qui a fait nos différences. Ce cal. On va devoir penser une médecine au ser- sont l’une et l’autre de très belles solutions parce vice d’une vie bonne et d’une vie juste. 5
RUBRIQUE Santé mentale TRAVAIL SUR SOI OU ENJEU POLITIQUE ? Les circonstances extérieures à l’individu – inégalités, crises, publicité, précarité… – ont des effets délétères visibles sur sa santé mentale mais qui restent néanmoins peu reconnus. Quand on veut, on peut ? On tend surtout ainsi à le surresponsabili- ser et à déresponsabiliser le collectif. Mélanie Lannoy, psychologue à la maison médicale le Car d’or (Mons) et chargée de projets à la Fédération des maisons médicales. P edro vient me voir pour des troubles du Lucie, 36 ans, vient pour épuisement. Elle sommeil. Il a beaucoup de mal à s’endor- est en arrêt maladie depuis déjà plusieurs se- mir et, quand il dort, il se réveille sans maines. Son travail est très stressant ; l’ambiance cesse. Il voudrait dormir mieux, se reposer. n’est pas bonne. En plus de cela, son compa- Quand je lui demande d’où viennent ses pro- gnon vient d’entrer en prison pour une affaire blèmes de sommeil, il m’explique tout de suite vieille de cinq ans, qui vient seulement d’être que c’est sa situation qui le stresse. Il ne peut jugée. Elle se retrouve seule avec ses jumeaux, s’empêcher d’y réfléchir constamment. Pedro en pleine crise sanitaire. C’est connu, en cas de vient du Venezuela. Il burn-out, le traitement doit inclure du repos et Comment être est récemment arrivé une mise à distance du travail. Mais comment se en Belgique avec son reposer dans ces conditions, sachant que Lucie « efficace », selon les frère et sa mère. Op- ne reçoit pratiquement pas d’aide de sa famille posant politique, il a et que l’école ferme sans arrêt ? Lucie est bien standards actuels ? fui le pays après avoir seule avec ses problèmes ! D’autant qu’à côté de reçu des menaces de cela, pas grand-chose ne bouge au niveau de son Est-ce normal de mort et a fait une de- travail malgré plusieurs plaintes contre son pa- mande d’asile poli- tron pour harcèlement. me sentir parfois si tique. Depuis plusieurs Ces exemples peuvent paraitre extrêmes, mais mois, il attend une ré- ils reflètent une bonne partie de ma réalité de impuissante ? ponse de l’Office des travail depuis que je suis psychologue clini- étrangers. Il craint un cienne en maison médicale. Comment puis-je refus. Comme il ne peut pas travailler, il suit des accompagner, voire « soigner » des gens qui se cours de français. Le reste du temps, il s’ennuie trouvent dans de telles situations ? Comment et donc il rumine. être « efficace », selon les standards actuels ? Alicia a 21 ans et vient de temps en temps en Quelle est ma marge de manœuvre ? Est-ce nor- consultation pour des problèmes de dépression. mal de me sentir parfois si impuissante ? Elle est maman depuis un an d’un petit gar- çon. Dans des termes un peu flous, elle me parle La santé mentale est-elle vraiment des problèmes d’agressivité de son compagnon, une question individuelle ? qui l’insulte et lui hurle régulièrement dessus. Aujourd’hui, qu’elles mettent l’accent sur des Je soupçonne que ça va parfois plus loin, mais diagnostics spécifiques ou sur des processus elle ne m’en parle pas. Alicia, très amoureuse, lui psychopathologiques sous-jacents aux symp- trouve des excuses : il a eu une enfance difficile tômes, la psychologie clinique et la psychia- et il a des soucis, et puis c’est vrai qu’elle n’est trie se concentrent principalement sur des pro- pas très ordonnée et qu’elle « fait parfois des choix blèmes qui sont avant tout considérés comme stupides » ! De toute façon, sa situation financière intrinsèques aux individus ou à leur système fa- ne lui permet pas d’envisager de le quitter. milial proximal. Dans ce cadre, la médication 6
Santé conjuguée I décembre 2022 I n° 101 RUBRIQUE et les différentes formes de traitements psycho- n’échappe pas à cette idéologie3. La définition thérapeutiques visent avant tout à aider les pa- que l’Organisation mondiale de la santé donne tients à se rétablir pour diminuer leur souffrance de la santé mentale pointe d’ailleurs la notion et retrouver un niveau de fonctionnement opti- d’un potentiel à réaliser, mais aussi la producti- mal. Les patients se voient ainsi enjoints à se re- vité au travail et au sein de la communauté4. mettre en question et à travailler sur eux-mêmes pour aller mieux. Le psy, lui, se doit de se for- Quand on veut, on peut ! 1. E. Cabanas, E. Illiouz, mer adéquatement pour accompagner son pa- Aussi séduisante que puisse être cette formule, Happycratie. Comment tient au mieux. elle est globalement fausse. D’abord parce que l’industrie du bonheur a Cet accent mis sur l’individu et le travail per- nous ne naissons pas égaux. Certains ont dès pris le contrôle de nos vies. sonnel se retrouve également dans le domaine le départ beaucoup plus d’atouts dans leur jeu Premier Parallèle, 2018. plus vaste du bien-être et du développement que d’autres : il est plus facile d’avoir une bonne C. Cederström, A. Spicer, personnel, dont le business n’a cessé de croitre santé mentale et de « réussir » quand on est né Le syndrome du bien-être, ces dernières années. Les travailleurs sont ain- dans une famille aimante, riche et cultivée, que L’échappée, 2016. si enjoints à gérer leur temps et leur stress. Les lorsque l’on nait dans sans-emploi doivent apprendre à « se vendre » une famille surendettée, Notre société fait et les parents à favoriser le développement co- mal logée et avec des pa- gnitif, social et émotionnel de leurs enfants. Les rents qui se tuent chaque volontiers croire aux couples doivent mieux communiquer. Les pré- jour dans des boulots caires doivent « s’en sortir ». Et tous doivent précaires. Certes, tout gens que tout est une apprendre à être heureux et à exprimer de la n’est pas joué d’avance, gratitude1. Cette façon de voir les choses ne mais certains devront question de volonté donne-t-elle pas du contrôle et donc de l’espoir fournir nettement plus aux gens ? Oui et non. d’efforts dès le départ et de mérite, y compris Oui, croire que l’on contrôle sa vie et sa san- ou faire preuve de bien té mentale donne de l’espoir et permet de four- plus de compétences leur bonheur. nir les efforts nécessaires au changement. C’est émotionnelles et de ré- ce que Bandura nomme le sentiment d’effica- silience que d’autres pour obtenir le même ré- 2. A. Bandura, Auto- cité personnelle et c’est un des facteurs de la sultat. Ensuite parce que beaucoup de choses efficacité : comment le réussite scolaire, professionnelle et même thé- échappent à notre contrôle. Les émotions néga- sentiment d’efficacité rapeutique2. Ainsi, quelle que soit notre situa- tives, les malheurs, la mort, la maladie frappent personnelle influence tion, nous gardons généralement une marge de tout le monde et font intégralement partie de la notre qualité de vie, manœuvre personnelle qui peut faire la diffé- vie. Aussi impertinent que cela puisse paraitre, De Boeck Sup, 2019. rence et nous aider à nous adapter. Pouvoir se être malheureux par moments est normal et pas 3. Voir e. a. A. Ehrenberg, remettre en question et réfléchir à ce que nous forcément synonyme de pathologie. La société du malaise, Odile pouvons changer pour aller vers un mieux est Enfin parce que mettre l’accent sur le tra- Jacob, 2010 ; A. Ehrenberg, utile et fait partie intégrante d’une bonne santé vail personnel et la responsabilité individuelle La mécanique des passions : mentale dans notre société aujourd’hui. en matière de santé mentale contribue à pas- cerveau, comportement, En revanche, mettre l’accent à ce point sur l’au- ser sous silence les très nombreux facteurs ex- société, Odile Jacob, 2018 ; tonomie et la responsabilité individuelle n’a pas térieurs qui l’influencent. On demande aux E. Iliouz, Les marchandises que des effets positifs. Notre société fait volon- femmes de s’accepter telles qu’elles sont alors émotionnelles, Premier tiers croire aux gens qu’ils peuvent tout contrô- même qu’elles sont bombardées d’idéaux de Parallèle, 2019. ler dans leur vie, que tout est une question de beauté physique inatteignables5. On demande 4. « La santé mentale volonté et de mérite, y compris leur santé men- aux travailleurs en burn-out de devenir « ré- correspond à un état de bien- tale, leur bonheur et leur bien-être. Dans une sistants au stress », sans vraiment remettre en être mental qui nous permet vision néolibérale, l’individu est ainsi toujours question la compression du temps de travail ou d’affronter les sources de stress plus considéré comme un « entrepreneur de lui- l’effet délétère de la compétitivité généralisée6. de la vie, de réaliser notre même » qui doit se modeler et s’adapter à son On propose de rembourser les soins de santé potentiel, de bien apprendre environnement pour rester compétitif et perfor- mentale à destination des adolescents, sans res- et de bien travailler, et de mant. Or, comme l’ont souligné de nombreux treindre les pratiques non éthiques des grands contribuer à la vie de la sociologues, la psychologie en tant que discipline réseaux sociaux, des éditeurs de jeux vidéo ou communauté », www.who.int. 7
RUBRIQUE Santé mentale des publicitaires, pour ne citer qu’eux. On de- stigmatisation liées à leurs troubles que de leurs mandera aux personnes précarisées de soigner symptômes proprement dits12. leur santé mentale et de s’autonomiser sans te- nir compte du fait que l’insécurité financière, le Faut-il jeter la psychologie avec 5. R. Engeln, Beauty mal-logement, le non-emploi, etc., sont des fac- l’eau du bain ? sick: how the cultural teurs de stress majeurs7 qui fragilisent considé- L’idée ici n’est pas de dire que la psychologie obsession with appearance rablement et ne peuvent se résoudre durable- clinique ne sert à rien ou qu’elle est totalement hurts girls and women, ment sans mesures politiques et collectives. inefficace. La plupart des situations de souffrance HarperPaperBacks, 2018. Selon le principe des vases communicants, psychique comportent une part de contrôlable et 6. P. Chabot, Global plus on insiste sur le contrôle qu’aurait l’indi- une part d’incontrôlable, en proportions variées. burnout, Bloomsbury vidu sur sa santé mentale, plus on invisibilise Travailler sur ce que l’on peut contrôler a géné- Academic, 2018. l’impact des phénomènes collectifs et socié- ralement du sens pour avancer et surmonter les 7. T. Lang et al., taux. On observe ainsi une individualisation obstacles que nous rencontrerons inéluctable- « Construction de la santé des problèmes collectifs ou pour paraphraser ment dans notre vie. Comme le souligne Nico- et des inégalités sociales de Ehrenberg, « une psychologisation des rapports las Marquis, beaucoup de lecteurs d’ouvrages de santé : les gènes contre les sociaux »8. On demande aux individus de ré- développement personnel rapportent d’ailleurs y déterminants sociaux ? », soudre seuls (ou avec l’aide d’un professionnel) trouver du sens et une aide concrète, quand ils Santé publique n° 28, 2016 ; les problèmes que la société contribue à créer. vivent des périodes difficiles13. Mais il est im- A. Billiet, « Les inégalités Les ados doivent ainsi apprendre à dévelop- portant de garder à l’esprit que l’individualisme sociales de santé en per un regard critique sur le marketing, alors et l’idéologie néolibérale des sociétés occiden- Wallonie », L’Observatoire même que les publicités sont étudiées pour in- tales ne peuvent que profondément imprégner n° 65, 2010. fluencer les gens à leur insu9. Les travailleurs notre travail et notre vision des choses, y com- 8. A. Erhenberg, La société doivent apprendre à gérer leur stress, alors que pris en matière de santé mentale. Il est donc im- du malaise, op cit. la recherche a démontré depuis longtemps l’im- portant de pouvoir aborder ces notions avec nos 9. F. Amalou, Le livre pact majeur des facteurs organisationnels et patients, pour les déculpabiliser et contribuer à noir de la pub : quand la structurels sur l’épuisement professionnel10. une déstigmatisation. Prendre conscience des communication va trop loin, Les sans-emploi doivent avoir confiance en eux forces structurelles qui influencent notre vie, re- Stock, 2001. pour mieux se vendre, alors même que le chô- placer les problèmes de santé mentale dans leur 10. C. Maslach, M.P. mage est un des principaux facteurs de risque contexte global et tenir compte des facteurs d’in- Leiter, Burnout : le syndrome du suicide11. Bref, les gens doivent cesser de se fluence internes et externes à l’individu devrait d’épuisement professionnel, plaindre et de se victimiser pour se prendre en nous permettre d’aborder les difficultés avec Arènes Éditions, 2011 ; main, quand bien même ils font face à de réelles nuances tout en dénonçant les injustices réelles P. Chabot, op cit. inégalités et injustices. auxquelles nos publics font face. 11. Observatoire national Mettre toujours plus l’accent sur l’individu, Enfin, il s’agit de se rappeler, comme en mai 68, du suicide (France), que ce soit en matière de santé mentale, d’hy- que « tout est politique ». Il est du devoir des pra- Suicide : quels liens avec giène de vie, d’emploi, de « réussite » ou même ticiens de rappeler que la santé mentale est l’af- le chômage ? Penser la de changement climatique, permet ainsi d’éva- faire de tous. Que c’est un problème éminemment prévention et les systèmes cuer la notion même de problèmes collectifs qui sociétal qui exige des réponses politiques et col- d’information, 4e rapport, nécessiteraient des solutions politiques. En plus lectives allant bien au-delà de l’organisation des juin 2020. de renforcer la méritocratie en faisant croire prises en charge psychologiques et psychiatriques. 12. P.W. Corrigan, que seuls les individus méritants réussissent, Comme en matière de santé, il s’agit ainsi de s’in- ''The impact of stigma l’individualisation des problèmes collectifs per- téresser aux déterminants sociaux de la santé on severe mental illness'', met d’évacuer les problèmes d’inégalités en mentale et de lutter plus globalement contre tout Cognitive and Behavioral culpabilisant et en stigmatisant les « fous », les ce qui contribue structurellement à détériorer le Practice, 5, 1998. « faibles », les « inadaptés », les « incompétents » bien-être des individus. Pourquoi s’en prendre 13. N. Marquis, Du bien- et autres « loosers ». Les individus en souffrance, seulement aux conséquences sans aborder la être à la société du malaise. victimes d’injustices, sont ainsi renvoyés à eux- question des causes ? L’importance du curatif ne La société du développement mêmes, à leurs sentiments d’échec, stigmatisés, devrait pas éclipser la nécessité du travail préven- personnel, Presses jugés et exclus. Des chercheurs ont d’ailleurs tif. La prise en charge de la santé mentale est un universitaires de montré que les patients psychiatriques souf- problème individuel et collectif qui exige des ré- France, 2014. fraient souvent davantage de l’exclusion et de la ponses individuelles et collectives ! 8
Santé conjuguée I décembre 2022 I n° 101 RUBRIQUE FEMMES ET SANS-ABRI, LA DOUBLE PEINE L’Ilot a mené une étude-action1 sur les femmes en situation de sans-abrisme à Bruxelles. Ses constats sont sans appel : le nombre de femmes sans-abri ou mal lo- gées est largement sous-évalué et l’offre de services ne leur est pas adaptée alors qu’elles subissent plus de violences – notamment liées au genre – que leurs homo- logues masculins. Élodie Blogie, chargée de projets à l’asbl L’Ilot. L e premier jour, Cindy a pris la direction de décès de personnes très proches qui l’a fait de l’administration communale. La procé- « partir en vrille », selon ses mots. Des bascule- dure d’expulsion était arrivée à son terme, ments qui ressemblent à ceux de leurs compa- sans qu’elle sache comment arrêter l’engre- gnons de galère masculins. Et pourtant. Les tra- nage. « Je me suis retrouvée dehors, avec mes gros jectoires des femmes qui perdent leur chez-soi sacs, raconte-t-elle pour la énième fois. On n’ex- sont systématiquement marquées par les vio- plique nulle part ce qu’on doit faire quand on tombe lences. 1. E. Blogie, Sans-abrisme à la rue. Le seul truc auquel j’ai pensé, c’est d’al- au féminin : sortir de ler à la commune, leur dire “je n’habite plus ici, Les violences, cause majeure du l’invisibilité. Recherche-action je suis sans-abri”. On m’a simplement radiée. » La sans-abrisme des femmes… sur les violences faites aux première nuit, Joëlle l’a passée dans une station Dans le secteur, on a coutume d’évoquer le femmes les plus précaires de métro. Station Porte de Namur. La première chiffre de 50 % : une femme sur deux prise en (sans-abri) et préfiguration de dix-neuf nuitées – Joëlle connaît précisément charge dans les services d’accompagnement d’un centre de jour pour le nombre – avant de trouver le chemin des ser- pour personnes sans-abri y arrive parce qu’elle femmes, L’Ilot asbl, janvier vices d’aide et d’hébergement d’urgence. « La rue, fuit des violences conjugales ou intrafamiliales. 2022, https://ilot.be. c’est une horreur pour les femmes, insiste-t-elle. Mais si on remonte dans les histoires de vie des 2. S. Mignon, « Sans- C’est très dangereux, il faut toujours être en éveil. »2 femmes sans-chez-soi, les violences fondées sur abrisme : la vie sans répit Les parcours de Cindy et Joëlle semblent triste- le genre apparaissent dans 100 % des cas : vio- d’une femme en rue », ment « banals » dans le secteur du sans-abrisme. lences dans l’enfance, dont des incestes, vio- Le Soir, 13 janvier 2022. « Perte d’emploi, séparation, déménagement », énu- lences dans le pays d’origine poussant à l’exil Nous nous permettons d’en mère Cindy Meirsschaut, aujourd’hui sortie de (excision, mariage forcé, etc.), violences sur le citer des extraits. la rue depuis quatre ans, et devenue pair-ai- trajet de l’exil, violences conjugales, sexuelles, 3. M. Allart, S. Lo Sardo, dante3. « J’ai perdu soixante kilos et je suis tom- exploitation économique, jusqu’à la prostitution La pair-aidance en Fédération bée dans l’alcool. J’ai toujours tout géré toute seule forcée voire la traite des êtres humains. Cin- Wallonie-Bruxelles. État des et là, c’est l’alcool qui a géré ma vie », se remé- dy parle beaucoup de sa dépendance à l’alcool lieux. Guide méthodologique, more-t-elle. Pour Joëlle, c’est une succession comme facteur central de sa dégringolade. Mais https://smes.be. 4. N. Horvat, M. Striano, Un sans-abri sur cinq est une femme, vraiment ? Dénombrement des personnes 21 %. Le dernier dénombrement des personnes sans-abri et mal logées à Bruxelles a eu lieu sans-abri et mal logées en dans la nuit du 8 au 9 novembre dernier. Il n’a pas encore livré ses résultats. Si l’on s’en tient Région de Bruxelles-Capitale. aux derniers chiffres disponibles, datant de novembre 2020, les femmes représentaient 20,9 % 6° édition, Bruss’help, mai de la population recensée (1 110 personnes identifiées comme « femmes »)4. Or, la méthodolo- 2021, www.brusshelp.org. gie du dénombrement ne tient pas compte de ce qu’on appelle le « sans-abrisme caché ». 5. Fondation Roi Baudouin, 39 %. L’hébergement chez des proches (« sans-abrisme caché ») est la première forme d’absence Dénombrement du sans- de chez-soi en Wallonie et en Flandre (35 % des personnes sans-chez-soi), selon les dénom- abrisme et de l’absence de brements effectués par la Fondation Roi Baudouin5. Les femmes (39 %) et les jeunes/enfants chez-soi, rapport global 2021, (33 %) sont plus représentés dans ces catégories qu’en rue ou dans les services d’accueil. https://kbs-frb.be. 9
RUBRIQUE Société elle n’omet pas les violences quotidiennes de bergées chez une cousine, une amie, jonglent son compagnon de l’époque : « On buvait tous les entre les solutions de fortune pour éviter d’épui- deux, puis il me frappait… bien comme il faut. J’ap- ser leur réseau. En découle une errance épui- pelais la police quasiment une fois par mois. Mais à sante, susceptible d’aggraver leur situation et qui la fin, ils arrivaient trois, quatre heures plus tard. En passe complètement sous les radars du secteur me disant “De toute façon, à quoi ça sert, vous de l’aide aux personnes sans-abri. C’est ce qu’on allez le reprendre !” En fait, ils avaient raison, je le appelle le « sans-abrisme caché ». Quand, mal- quittais… puis je buvais à nouveau, et je re-craquais. gré tout, certaines femmes basculent dans la rue, Mais bon, quand même, j’étais là, la tête en sang et elles vont adopter diverses stratégies visant à se c’est tout ce qu’ils trouvaient à me dire. »6 protéger des agressions. Certaines cherchent à Dans sa revue de la littérature sur le sans- se rendre invisibles. abrisme des femmes7 menée en 2021, la Fédé- Dans le groupe de travail mis en place par L’Ilot ration européenne des associations internatio- (voir ci-contre), plusieurs femmes avec une ex- nales travaillant avec des sans-abri (FEANTSA) périence de sans-abrisme ont révélé leurs straté- liste des schémas récurrents menant les femmes gies. L’une d’entre elles raconte qu’elle conserve au sans-abrisme. Une une apparence soignée et passe ses journées Les liens entre vie partie de ces éléments dans les magasins, comme si elle faisait les bou- (manque de logements tiques, mais « sans un sou en poche ». Une autre a en rue et prostitution adéquats et abordables, passé plusieurs mois à l’aéroport de Zaventem : logements surpeuplés, une femme assoupie sur une valise n’attire pas sont une réalité, tout pauvreté) sont à raccro- l’attention. À l’inverse de ce processus d’invisibi- cher aux désavantages lisation, les associations notent aussi des femmes autant qu’un tabou systémiques des femmes qui se masculinisent, voire qui dégradent volon- dans nos sociétés. Les tairement leur hygiène pour repousser les agres- dans le secteur. femmes sont statistique- seurs potentiels. ment plus pauvres que les hommes. Mais, parallèlement, la FEANT- La protection du couple ou du groupe SA souligne que « presque toutes les analyses eu- De ses trois années en rue, Cindy rappelle sou- ropéennes ou internationales sur le sans-abrisme des vent l’importance du groupe et explique qu’elle 6. E. Blogie, op cit. femmes pointent les violences conjugales, les vio- a pratiquement toujours été en couple. Des pe- 7. J. Bretherton, P. Mayock, lences fondées sur le genre ou les abus comme une tits arrangements qui ont généralement un Women’s homelessness. des causes majeures du sans-abrisme des femmes ». « coût », mais qui garantissent une forme de European evidence review, protection. D’autres « petits arrangements » sont FEANTSA, mars 2021, … encore aggravées en rue bien connus des femmes qui vivent à la rue : www.feantsa.org. Toute personne sans-abri est malheureusement les propositions d’une nuit au chaud, d’un bon 8. La moyenne d’âge au exposée à des violences graves (vol, racket, bain, ne manquent pas, notamment aux abords moment du décès était agression) et voit son espérance de vie chuter8. des centres d’accueil. « De toute façon, dès qu’il y de 48 ans, et même de Néanmoins, les femmes encourent un risque a trop de femmes quelque part, il y a toujours des 45 ans pour les personnes majeur, omniprésent, que n’encourent pas – ou hommes qui rôdent, résume Joëlle. Ils attendent à la qui vivaient toujours dans des proportions moindres – les hommes sortie pour te proposer une douche, soi-disant ! Ou en rue au moment de vivant et dormant dans l’espace public : les viols pour te filer un billet pour que tu fasses la pute. 10, leur décès. Rapport et agressions sexuelles. En France, la Fondation 20 euros, ils savent que quand tu n’as rien, c’est tou- d’activité 2015, collectif Lecordier avance qu’environ une femme sans jours ça de pris. » Les Morts de la Rue, abri sur trois a été agressée, tandis que l’associa- Les liens entre vie en rue et prostitution sont http://mortsdelarue.brussels. tion Entourage estime qu’une agression sexuelle une réalité autant qu’un tabou dans le sec- 9. L. Meysenq, « J’ai été sur une femme sans-abri a lieu toutes les huit teur. D’un côté, l’activité prostitutionnelle pré- violée 70 fois en 17 ans de heures en France9. Cette menace est telle qu’elle carise et expose davantage au risque de perte rue » : le grand tabou des structure la façon dont les femmes en situation de logement et, d’un autre, cette même activi- agressions sexuelles sur les de sans-abrisme vont occuper l’espace public. té permet de gagner de l’argent ou de dormir au femmes SDF », France Info, D’abord, elles vont tout faire pour éviter la rue, chaud lorsqu’on est une femme à la rue. C’est le 17 septembre 2017. surtout si elles ont des enfants. Elles sont hé- d’autant plus le cas lorsqu’il s’agit de trouver de 10
Santé conjuguée I décembre 2022 I n° 101 RUBRIQUE quoi payer le produit auquel on est dépendante. néfiques. Le New SamuSocial a par exemple dé- Le sexe peut même devenir monnaie d’échange cidé de scinder les centres d’hébergement pour pour obtenir sa dose, quand ce n’est pas le femmes et pour hommes. La création d’un centre groupe tout entier qui utilise la (souvent) seule uniquement pour femmes, avec un hébergement femme de la bande pour « payer » le produit… 24 h/24, qui a été conservé après la période de La stigmatisation et l’autostigmatisation se dé- crise, permet aux femmes hébergées de se sentir clinent alors par couches successives – « SDF », davantage en sécurité et de se poser réellement. « prostituée », « toxico », etc. – et tendent à éloi- La nouvelle crise, socioéconomique celle-là, gner les femmes des services d’aide et de soins, fait craindre le pire en termes d’augmenta- surtout pour les mères ou les femmes enceintes tion de la pauvreté, mais aussi de régression (ex)consommatrices10. pour les droits des femmes. On sait qu’en pé- riode de crise, les couples évitent les sépara- Un secteur qui s’éveille tions pour conserver un double revenu. Si rien aux questions de genre n’est mis en place, des femmes resteront auprès Face à ces violences répétées, et aux multi- de leur conjoint violent… Et de nombreuses ma- ples stratégies de survie et d’évitement que les mans solos – le groupe le plus à risque de préca- femmes mettent en place, comment (ré)agit le rité – risquent bien de se trouver dans l’incapa- secteur ? Pendant longtemps, il s’est construit cité de payer leurs factures d’énergie, voire leur sur une image stéréotypée du sans-abri : un loyer. Et de venir grossir les rangs des femmes homme, d’un certain âge, qui consomme de l’al- sans chez-soi ? cool (ou d’autres substances) et dort sur un trottoir. Cette absence de prise en compte du Un centre d’accueil de jour public féminin se perçoit jusque dans les in- par et pour elles frastructures elles-mêmes, souvent vétustes et En 2023, L’Ilot ouvrira un centre d’accueil difficiles à améliorer : absence de douches dis- de jour, bas seuil, pour femmes. Ce disposi- tinctes pour les femmes, dortoirs mixtes pour tif non mixte, le premier à Bruxelles, vise à les siestes, etc. L’espace y est en permanence oc- offrir un espace sécurisant et un moment de cupé par une population très masculine et se répit à celles qui n’ont pas de chez-soi. Les révèle très insécurisant. Mais, depuis peu, de services proposés viseront d’une part à ré- plus en plus de structures prennent des initia- pondre aux besoins de base : se réchauffer, tives pour toucher davantage le public fémi- manger, prendre une douche, laver ses vête- nin. Ainsi, des moments en non-mixité ont été ments, avoir des vêtements neufs, conserver créés dans les asbl de réduction des risques pour ses affaires dans une consigne. Il s’agira aus- personnes dépendantes aux drogues, Transit et si d’un espace de soins du corps, de l’esprit, Dune, dans les centres de jour DoucheFLUX et des liens aux autres. D’autre part, le centre La Rencontre, tandis que L’Ilot s’apprête à ou- proposera un accompagnement psychoso- 10. Femmes*, genre et vrir un centre d’accueil de jour uniquement cial visant la réouverture des droits, le re- assuétudes : synthèse des pour femmes. tour en logement et, plus globalement, l’au- constats de terrain dans la Du côté des services d’hébergement, il existe tonomisation et l’émancipation des femmes. Région de Bruxelles-Capitale, certes plusieurs maisons d’accueil pour femmes, L’équipe sera formée aux enjeux croisés de Document de travail du avec ou sans enfants. Malgré tout, les places genre, violences faites aux femmes et grande 15 septembre 2022, continuent de manquer cruellement. Une étude précarité. Ce projet a été pensé avec des Fedito Bruxelles, récente de la Fédération des maisons d’accueil et professionnels et professionnelles de ter- https://feditobxl.be. des services d’aide aux sans-abri (AMA)11 sur les rain, des académiques et un groupe d’ex- 11. AMA, L’accueil, enseignements de la crise sanitaire a rappelé que pertes du vécu, soit une dizaine de femmes l’hébergement et tous les services du secteur accueillent, dans les ayant été sans chez soi. Cindy et Joëlle, ci- l’accompagnement des faits, des victimes de violences conjugales et in- tées dans l’article, font partie de ce groupe. victimes de violences trafamiliales. Or, si les maisons spécialisées sont Il continue d’être convoqué ponctuelle- conjugales et intrafamiliales : formées, les services d’hébergement généralistes ment jusqu’à l’ouverture prévue au prin- les enseignements de la crise devraient eux aussi être mieux outillés. La crise temps 2023, dans les locaux de L’Ilot sur le sanitaire, septembre 2022, du covid-19 a, paradoxalement, eu des effets bé- parvis de Saint-Gilles. www.ama.be. 11
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