Résonances MENSUEL DE L'ECOLE VALAISANNE - A quoi bon apprendre ? - Résonances
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Résonances M E N S U E L D E L’ E C O L E V A L A I S A N N E A quoi bon apprendre ? N°1 • Septembre 2019
EXPOSITION Billet scolaire combiné CHF 9.- y.c. accès gratuit de l’enseignant.e. Jusqu’au 17 novembre Pré-réservation obligatoire, via accueil@cha- teau-stmaurice.ch ou auprès de l’Office du Tourisme de St-Maurice au 024 485 40 40 © Illustration : Dexter Maurer, 2019 Graphisme : DomStuder.com 12 avril – 1 7 n ove m b re 201 9 C hât eau de St-Mau rice (VS) Quels sont ces cris joyeux qui font vibrer En vente le splendide palais ? Ce jour, la cour du au prix de Grand-Prince Vladimir est en fête : il a donné CHF 20.– sa fille cadette Ludmilla en mariage au courageux héros du peuple de Kiev, le prince Rousslan... Geneviève et Alexandre LEVINE Auteurs : Geneviève Levine-Cuennet, texte Alexandre Levine, illustrations ROUSSLAN ET LUDMILLA s’interrompt Geneviève Levine-Cuennet, licenciée en lettres, elle épousée ? lancent dans amour. professeur de français. tes territoires ète Alexandre Alexandre Levine, peintre, décorateur d’origine russe, e Rousslan et fièvre. en recréer les professeur de dessin, à l’origine de nombreuses Rousslan et Ludmilla expositions. sses faciles à Textes de Geneviève LEVINE-CUENNET, d’après le poème d’Alexandre Pouchkine. Illustrations : Alexandre LEVINE. www.monographic.ch Format 210 x 297 mm, 48 pages
ÉDITO « A quoi bon ? » ou « Pourquoi pas ? » Apprendre... « A quoi bon Il y a ceux dont la devise serait plutôt « A quoi bon ! ». C’est vrai ça, à quoi bon? apprendre ce qui est Comme tout est dans les livres et sur internet, est-ce que cela vaut encore la peine dans les livres, puisque de consacrer du temps aux savoirs ? De plus, demain l’intelligence artificielle ça y est? » détiendra probablement les clés de la connaissance, aussi, selon la loi du moindre effort, apprendre ne deviendra-t-il pas totalement inutile pour les humains ? Sacha Guitry Et il y a ceux dont la devise serait plutôt « Pourquoi pas ! » C’est vrai ça, pourquoi pas ? Même si tous les savoirs empilés au fil des siècles sont accessibles de plus en plus facilement, il y a mille et une raisons d’apprendre et en plus c’est un « Ce n'est pas émerveillement garanti à chaque instant. Quant à la logique artificielle, elle l'intelligence qui n’est rien face à l’intelligence humaine et en est totalement dépendante. Alors, permet aux enfants pourquoi ne pas prendre le risque de continuer à apprendre ? d'apprendre, ce sont Ces questionnements distinguent deux états d’esprit opposés. Ce sont deux visions les apprentissages d’une même réalité, l’une plutôt optimiste, l’autre plutôt pessimiste. Mais est-ce si qui développent grave d’être dans le camp des aquoibonistes de manière constante ? l'intelligence. » Si tout - ou plus exactement presque tout - est dans les livres et sur internet, cesser Eveline Charmeux volontairement de nourrir son cerveau n’est-il point indigne et irrespectueux de ses capacités plus qu’étonnantes ? Evidemment, apprendre prend du temps. Toute une vie s’avère même nécessaire pour savoir presque rien sur presque tout, mais sans cette curiosité, l’existence manque cruellement de saveur, non ? La difficulté c’est de ne pas croire que l’on sait, d’autant plus que la culture est à portée de quelques clics dans l’encyclopédie en ligne qu’est internet, car on apprend seulement à partir du moment où l’on sait que l’on ne sait rien et que tout est à découvrir, encore et toujours. Cet état d’esprit ouvert à tous les possibles nous lance alors sur les chemins de la curiosité, de la créativité, de la pensée critique et du débat d'idées. C’est en fait souvent un peu par hasard que l’on rencontre la joie d’apprendre qui devient vite addiction. Parfois, on la retrouve pour des pans de la connaissance que l’on avait un peu ignorés, car tout découvrir en même temps est mission impossible. Beaucoup d’enseignants ont été, sont et seront les déclencheurs de ce goût d’apprendre et cela la plupart du temps en l’ignorant totalement. Ce processus qui donne l’envie d’en connaître davantage sur tel ou tel sujet est juste magique Nadia quand on y réfléchit. Aujourd’hui, la place de l’école dans la société n’est plus la R même et il peut s’avérer plus difficile de voir les yeux des élèves étinceler en classe, ev mais c’est fort heureusement loin d’être impossible. az Comme le disait Jean-Pierre Astolfi, qui était spécialiste de la didactique des sciences, « il suffit quelquefois d’un “je ne sais quoi” ou d’un “presque rien” pour faire basculer l’apprentissage. » En d’autres termes, un tout petit décalage dans le mode de pensée permet de quitter le camp des aquoibonistes, ce qui change tout. Alors pourquoi pas ? Résonances • Septembre 2019 Mensuel de l’Ecole valaisanne 1
Sommaire ÉDITO DOSSIER «A quoi bon?» ou «Pourquoi pas?» 1 A quoi bon apprendre ? 4 – 15 N. Revaz RUBRIQUES Projets d’école 16 Des projets à venir - N. Revaz Echo conférence HEP-VS 17 Multimédia pédagogique : rencontre avec Jean-François Van de Poël - N. Revaz Autour de la lecture 20 Lire et écrire : des idées d’activités - Résonances Français 21 Une nuit pour lire ! - F. Fallenbacher-Clavien et V. Michelet Livres 22 La sélection du mois - Résonances Version courte 24 A vos agendas - Résonances 1001 façons d’apprendre 25 « Plantons made in St-Guérin » : un projet en classe d’adaptation - N. Revaz Recherche 28 Zoom sur deux thématiques - URSP - CSRE Des chiffres ou des nombres 29 Et voilà les MER 3H ! - I. Mili Revue de presse 30 D’un numéro à l’autre - Résonances Sciences 32 Minute papillon ou plutôt Minute Salamandre ! - C. Keim Rencontre du mois 34 Christian Staquet, formateur qui relie coopération et autonomie - N. Revaz Education physique 36 Prévenir la sédentarité - L. Saillen Echo de la rédactrice 37 Oser doser - N. Revaz Education musicale 38 La musique à l’école pour le bien de tous et toutes - J.-M. Delasoie et B. Oberholzer Carte blanche 39 Briser les préjugés - L. Gay CPVAL 40 La patience est-elle rentable en placements ? - P. Vernier Minute pub 42 Autour de Résonances - Résonances INFOS Infos DEF 43 Une formation valaisanne innovante pour 2019-2020 - DEF Infos OES 46 Liste des personnes ressources spécifiques - OES / G. Dayer Infos diverses 48 Des nouvelles en bref - Résonances Résonances • Septembre 2019 2 Mensuel de l’Ecole valaisanne
A quoi bon apprendre? Pourquoi apprendre ? 4 Les cinq leçons du cancre 12 La thématique en vidéos Résonances Les réponses semblent O. Maulini de prime abord évidentes 14 A quoi bon apprendre et pourtant cette question 6 Trois collégiennes disent pourquoi elles l'histoire à l'école? C. Heimberg méritait bien un dossier. apprennent avec plaisir Une interrogation que l’on N. Revaz élude peut-être trop facilement 15 Bibliographie de la Documentation et qui pourrait peut-être 8 Grappillage Résonances thématique pédagogique Résonances renforcer les motivations à apprendre. 10 Pourquoi D. Ottavi apprendre? Résonances • Septembre 2019 Mensuel de l’Ecole valaisanne 3
Les cinq leçons du cancre Olivier Maulini cette résistance, c’est moins la réduire par la force que la MOTS-CLÉS : SAVOIR • TRANSMISSION • déconstruire par la pensée. Dans Chagrin d’école (2007, CONDITIONS pp. 274-275), Daniel Pennac a par exemple confronté son désarroi d’ancien cancre aux dispositions idéales d’un élève-modèle fantasmé. Pour ce parfait sujet, ap- L’instruction a beau être obligatoire: si l’écolier ou l’éco- prendre est certes une contrainte, mais une contrainte lière n’apprend pas, le processus échoue, ce qui peut re- tout ce qu’il y a de « naturelle, nécessaire, raisonnable, distribuer – entre enseignants et enseignés – le devoir normale, plaisante ». Un tel sage avant l’heure n’existe de se former. Tant que le rôle des maîtres et des maî- pas vraiment, mais son portrait nous suggère les cinq tresses est de professer et de sélectionner, l’échec est conditions à remplir pour s’en approcher : d’abord celui des élèves mal notés. Mais moins cet échec est socialement accepté, plus il revient aux profession- 1. Un sentiment de naturel : quel élève se demande l’inté- nels de le prévenir sous peine de se le voir attribuer : à rêt ou le sens d’un apprentissage lorsqu’il se passionne eux alors de comprendre pourquoi on ne les comprend pour la conquête spatiale, le calcul des orbites célestes pas, d’apprendre ce qui motive ou dissuade un appren- ou la lecture de La Vie de Galilée ? tissage, de s’interroger et de se former pour «provoquer dans la population scolaire envie, joie et satisfaction 2. Un sentiment de nécessité: à quoi sert par ailleurs d’ap- d’apprendre », comme l’affirme le Livre blanc du Syndi- prendre si tout nous est mâché, si nos enseignants, nos cat des enseignants romands (2011, p. 16). parents ou Google agissent et pensent pour nous, s’ils nous évitent les problèmes, s’ils préfèrent nous orien- Car, pour qu’un savoir se transmette réellement, il ne ter plutôt que nous libérer ? suffit pas de le vouloir, ni de le décréter, ni même de taper sur la table parce qu’une ignorance nous résiste- 3. Un sentiment de rationalité : à quoi bon s’instruire si rait, d’autant plus d’ailleurs qu’elle est humiliée. Déjouer rien n’est à comprendre, si le monde est magique, si les Résonances • Septembre 2019 4 Mensuel de l’Ecole valaisanne
DOSSIER dieux ont tout décidé, si nous préférons nos croyances à des savoirs moins sûrs parce que davantage discutés ? « Apprendre est une contrainte "naturelle, nécessaire, raisonnable, 4. Un sentiment de normalité : pourquoi étudier si le sa- normale, plaisante". » voir est dénigré, si la règle est de réussir sans s’interro- ger, si la bêtise et les rapports de force font la loi dans le préau, à la télévision, voire entre présidents sur les « la jungle des prédateurs» et à «l’esclavage de l’igno- réseaux sociaux ? rance» qui peuvent mettre en pièces la civilité. Mais c’est aux adultes de les y inciter : donc de trouver de plus en 5. Un sentiment de plaisir et surtout de sécurité: comment plus naturel, nécessaire, raisonnable, normal et plaisant penser si l’incertitude nous fait peur, si le doute nous d’apprendre à assumer cette responsabilité ? angoisse, si les débats nous déstabilisent, si confronter des idées nous paraît une menace plus qu’un gage de confiance démocratisée ? Références bibliographiques Pennac, D. (2007). Chagrin d’école. Paris: Gallimard. Les cinq conditions valent autant dans la classe qu’au dehors, tant l’école est plongée dans la société. Où que SER-Syndicat des enseignants romands (2011). Pour un humanisme scolaire. Livre blanc. Martigny: SER. l’on soit, il n’est bon d’apprendre que si les profits dé- passent les coûts estimés, que si l’apprenti fait un bilan positif de ce qu’il gagne et de ce qu’il perd en «investis- sant » – comme on dit – l’effort exigé. C’est le paradoxe de la clôture scolaire, de ses pupitres alignés et de ses L'AUTEUR leçons programmées en dehors de la vie ordinaire et de Olivier Maulini ses aléas formateurs : prétendre libérer l’enfance de ses Université de Genève élans spontanés, en la convainquant des vertus du dé- Faculté de psychologie et des sciences tour par l’apprentissage systématisé. Pennac (ibid.) l’ad- de l’éducation Laboratoire Innovation Formation Education (LIFE) met volontiers : c’est en « jugulant leurs appétits et leurs www.unige.ch/fapse/life émotions » que les enfants-bolides pourront échapper à Tout lui apprendre, à commencer par la nécessité d’apprendre ! « L’idée qu’on puisse enseigner sans difficulté tient juguler ses appétits et ses émotions par l’exercice de à une représentation éthérée de l’élève. La sagesse la raison si on ne veut pas vivre dans une jungle de pédagogique devrait nous représenter le cancre prédateurs, un élève assuré comme l’élève le plus normal qui soit : celui qui que la vie intellectuelle est justifie pleinement la fonction du professeur puisque une source de plaisirs qu’on nous avons tout à lui apprendre, à commencer par peut varier à l’infini, raffiner la nécessité même d’apprendre ! Or, il n’en est rien. à l’extrême, quand la plupart Depuis la nuit des temps scolaires l’élève considéré de nos autres plaisirs sont comme normal est l’élève qui oppose le moins de voués à la monotonie de résistance à l’enseignement, celui qui ne douterait pas la répétition ou à l’usure de notre savoir et ne mettrait pas notre compétence du corps, bref un élève qui à l’épreuve, un élève acquis d’avance, doué d’une aurait compris que le savoir compréhension immédiate, qui nous épargnerait est la seule solution : solution à l’esclavage où nous la recherche de voies d’accès à sa comprenette, maintiendrait l’ignorance et la consolation unique à un élève naturellement habité par la nécessité notre ontologique solitude. » d’apprendre, qui cesserait d’être un gosse turbulent ou un adolescent à problème durant notre heure de Tiré de Chagrin d’école de Daniel Pennac (2007, cours, un élève convaincu dès le berceau qu’il faut pp. 274-275) Résonances • Septembre 2019 Mensuel de l’Ecole valaisanne 5
Trois collégiennes disent pourquoi elles apprennent avec plaisir en essayant de le comprendre MOTS-CLÉS : ÉCOLE • SOCIÉTÉ • SAVOIRS par nous-mêmes. Eva : Ces branches sont très im- A quoi bon apprendre à l'école aujourd’hui? Rencontre portantes pour trouver des so- avec trois étudiantes en 5e année au Lycée-Collège de lutions pour l’avenir, mais elles la Planta de Sion pour avoir leurs réponses. Eva Barras, sont d’autant plus intéressantes Maurane Formaz et Prune Rouiller aiment apprendre si elles sont traitées sous forme et au cœur de leurs propos, on découvre l’importance de discussions et de débats. La de la curiosité, de la créativité, de l’interdisciplinarité philosophie permet de se ques- et de la liberté. tionner sur des sujets qu’on n’aurait pas abordés autrement, A l’école primaire, pour quelles raisons appreniez-vous? donc elle nous ouvre le champ Eva : C’était une contrainte qui me paraissait naturelle des possibilités de réflexion. Eva et je ne me posais pas trop de questions. Prune : Au début, je pense qu’on assouvit sa curiosité Tout le monde devrait-il dès lors faire de la philosophie d’enfant, et que celle-ci se développe ensuite surtout dans son cursus de formation ? en fonction des contextes familiaux. Eva : Pas forcément, car les jeunes suivant d’autres for- Maurane : Pour ma part, j’aimais aller à l’école, sans mations ont simplement des clés différentes. Il y a évi- savoir pourquoi, mais plus tard j’ai compris que la cu- demment de multiples sources d’enrichissement de la riosité était mon moteur et qu’apprendre permettait pensée. Je trouve par contre dommage que les branches d’avoir davantage de cartes en main pour faire de meil- soient très séparées et que l’école ne contribue pas da- leurs choix. vantage à tisser des liens entre les savoirs, alors que dans la vie un problème n’est pas seulement philosophique Parmi les disciplines d’études, certaines peuvent sem- ou historique. Même s’il y a des enseignants qui font bler moins «utiles» que d’autres. D’aucuns doutent par exception, je pense qu’une approche interdisciplinaire exemple de l’intérêt d’apprendre l’histoire ou la philo- des connaissances devrait être introduite dès l’école sophie. Que leur répondriez-vous ? obligatoire. Prune : Pour moi, ils ont tort, car l’histoire permet de Maurane: Je suis d’accord avec Eva. Les apprentis n’ont comprendre les problèmes politiques actuels, donc les pas moins d’armes que nous pour affronter la vie, mais enjeux pour notre société de demain. Quant à la philoso- elles sont simplement différentes des nôtres. A mon phie, elle nous apprend à penser tout court sur des ques- sens, dans tous les cursus de formation, une meilleure tions fondamentales, comme les valeurs, et nous aide à complémentarité entre les connaissances théoriques et devenir de meilleures per- les savoirs pratiques et techniques serait souhaitable. sonnes capables d’amélio- Prune: Ce serait en effet certainement judicieux de relier rer la société. davantage les savoirs, au moins en fin d’école obliga- Maurane : Comme toire, parce qu’à ce moment-là les élèves ont déjà une nombre d’événements maturité suffisante pour développer leur pensée cri- sont cycliques, connaître tique. Dans nos formations, un échange régulier entre le passé permet d’évi- l’univers des apprentis et des étudiants me semblerait ter certaines erreurs qui judicieux. ont mené à des guerres. Et grâce à la philoso- L’échec n’est-il pas trop souvent un obstacle aux ap- phie, on apprend à se prentissages scolaires ? poser des questions sur le Maurane : Hélas oui. Dans certains pays nordiques, les monde qui nous entoure élèves n’ont plus de notes, ce qui évite le stress des Maurane Résonances • Septembre 2019 6 Mensuel de l’Ecole valaisanne
DOSSIER apprentissages. Au col- curiosité sans susciter l’ennui des listes de vocabulaire à lège, certains échouent mémoriser. Et dans le système néo-zélandais, les écoles juste à cause de la secondaires fonctionnent très différemment des nôtres, pression, ce qui est en mêlant ce qui chez nous est le collège et l’apprentis- dommage. sage. Tous les jeunes sont à l’école et ont des apprentis- Prune : Et cela peut sages à la fois intellectuels et manuels, ce qui sollicite la même conduire à la curiosité différemment. Ici, l’école fonctionne trop avec phobie scolaire. Aux des cases et parce qu’elle a toujours été comme ça, on Etats-Unis, ils ont une peine à la faire évoluer. vision de l’échec vrai- Eva : Avant même de stimuler la curiosité, il me semble ment différente de la nécessaire de chercher sur quoi elle porte spontanément nôtre et à mon avis sur chez chaque élève. A partir d’un intérêt spécifique, on ce point ils ont raison. Prune peut la développer dans de multiples directions et créer Pour eux, échouer, c’est juste avoir essayé. En Suisse, des arbres de connaissance. nous avons un formidable système de formation avec Prune: Il y a aussi la créativité qui serait à favoriser, alors des passerelles, aussi nous devrions cesser d’avoir ce qu’elle est hélas trop dévalorisée dans nos écoles et rapport négatif associé à l’échec et au redoublement. notre société. Tous ceux qui travaillent dans les milieux Eva : Certains se démotivent parce qu’ils associent un artistiques devraient être davantage reconnus, car à une échec à l’apprentissage en général, alors que la difficulté époque qui survalorise internet, ils pourraient ajouter peut notamment venir de la manière dont la branche leur talent pour trouver des solutions aux problèmes est enseignée. Le savoir est une histoire de rencontres qui se posent. Pour les plus petits, il y aurait beaucoup et pas seulement avec les enseignants, car on apprend à faire, pour qu’ils puissent se sentir libres, car la liberté à l’école et en dehors de l’école. est également l’une des clés de la curiosité, de la créati- vité et de l’autonomie. Etant sensible à la cause écolo- Entre apprendre à l’école pour l’école et apprendre à gique, je déplore que beaucoup d’enfants n’aient aucun l’école pour la société, y a-t-il pour vous une différence? contact avec la nature. Eva : Quand j’étais enfant, j’avais parfois l’impression d’apprendre à l’école des choses qui ne me serviraient « Au cœur de leurs propos, on découvre à rien dans la vie. Avec la pluridisciplinarité dans les cours, cette idée reçue serait assurément moins fré- l’importance de la curiosité, quente, car les élèves percevraient les liens réels entre de la créativité, de l’interdisciplinarité les savoirs. Apprendre par l’expérience et avoir plus de et de la liberté. » débats ou d’illustrations visuelles, cela contribuerait à donner davantage de sens aux savoirs. Les pédagogies La cause écologique, c’est justement l’une des justifica- alternatives montrent qu’il y a des pistes intéressantes tions possibles avancées par quelques-uns pour ne plus pour apprendre autrement. apprendre, puisque nous allons vers le chaos. Comment Maurane : Au fil des années, on se rend mieux compte percevez-vous ce raisonnement ? des résonances entre ce que l’on apprend à l’école et la Prune : Il ne s’agit surtout pas de céder à ces messages citoyenneté. Aujourd’hui, en âge de voter, les liens me catastrophistes, mais juste d’arrêter de faire des erreurs paraissent évidents. ayant des conséquences graves pour notre planète. Nous Prune : En ce qui me concerne, je me suis occupée cet avons un rôle à jouer, car nous serons bientôt la géné- été de trois enfants de trois ans qui vivaient à la ferme, ration qui prendra les décisions politiques et nous pou- et j’ai été frappée par leur éveil au monde environnant. vons déjà avoir une influence. Il y a beaucoup de choses Ils savaient faire des choses dont j’aurais été incapable à apprendre ou à ré-apprendre et c’est un challenge avant sept ou huit ans. En voyant cela, je me suis dit presque excitant, à accueillir avec une certaine joie. Ce qu’on mettait les enfants beaucoup trop tôt à l’école. n’est pas parce qu’il y a des horreurs dans ce monde qu’il faut cesser d’apprendre. Au contraire. Si vous aviez la possibilité de modifier l’école pour Eva : Ne plus apprendre et ne plus sortir de chez soi, qu’elle donne davantage l’envie d’apprendre, que c’est la meilleure piste pour que le monde s’effondre à changeriez-vous ? coup sûr. Il faut aller au bout du raisonnement pour en Maurane : J’ai eu la chance de découvrir d’autres sys- mesurer la stupidité. tèmes scolaires, aussi je me dis qu’il y aurait des idées Maurane : L’optimisme ou le pessimisme est aussi une à importer. A Brigue, j’ai remarqué que les jeunes par- question d’éducation. Nous devons indéniablement ap- laient vraiment bien le français et ils m’ont expliqué prendre afin d’affronter les défis qui nous attendent. qu’ils commençaient l’apprentissage de la deuxième langue très tôt et sous forme de jeu, ce qui stimule la Propos recueillis par Nadia Revaz Résonances • Septembre 2019 Mensuel de l’Ecole valaisanne 7
Grappillage thématique u Pourquoi l’apprentissage? place? A cette paresse peut même s'ajouter l'irresponsabilité généralisée: pourquoi en- « Pourquoi devons-nous apprendre? seigner et apprendre si des machines peuvent L'existence même de la faculté d'appren- le faire? Enfin, cette ultime et redoutable for- tissage pose question. Ne vaudrait-il pas mulation: pourquoi apprendre moi-même si mieux que nos enfants sachent parler et mes enfants apprennent ou vont apprendre réfléchir dès le premier jour, telle Athéna avec des machines? On voit que notre ques- dont la légende dit qu'elle sortit toute tion se vide de son contenu et se dévalorise; armée et casquée du crâne de Zeus, en le devoir de transmission peut mourir mais poussant son cri de guerre? Pourquoi ne naissons-nous aussi... renaître.» pas précâblés, avec un logiciel préprogrammé et doté Charles Coutel in Pourquoi apprendre? (Pleins de toutes les connaissances nécessaires à notre survie? Feux, collection Lundis philo, 2001) Dans la lutte pour la vie que décrit Darwin, un animal qui naîtrait mature, avec plus de savoir que les autres, ne devrait-il pas finir par l'emporter? Pourquoi l'évolution u Question des finalités a-t-elle donc inventé l'apprentissage? des mathématiques Ma réponse est simple: le précâblage complet du cerveau «Pourquoi devrait-on apprendre les n'est ni possible ni souhaitable. Impossible, vraiment? mathématiques à l'école? Les mathé- Oui, car si notre ADN devait spécifier tous les détails de matiques ont-elles leur place dans nos connaissances, il n'aurait simplement pas la capacité les programmes parce qu'elles sont de stockage nécessaire.» nécessaires à la vie pratique ? Parce Stanislas Dehaene in Apprendre! – Les talents du cerveau, qu'elles sont indispensables aux autres le défi des machines (Odile Jacob, 2019) sciences? Parce qu'elles participent à la formation de l'esprit? Ces trois aspects sont certes présents dans la discipline. u Mais au fait, pourquoi apprendre? Mais en mettant l'accent sur l'un ou l'autre, non seule- «Ainsi, apprendre devient un enrichissement ment on privilégie un point de vue sur la discipline et son de l'être autant que de l'avoir. Et, tout à la rôle dans la société au sens large, mais on n'enseigne pas fois, ou indépendamment, suivant les indivi- non plus la même chose. De la même manière, lorsqu'on dus, un plaisir, une passion, une émotion, une s'interroge sur les finalités de l'enseignement des mathé- envie, une jubilation ou une aventure, ou une matiques, on pose également, de manière explicite ou reconnaissance.» implicite, la question des publics auxquels cet enseigne- André Giordan in Apprendre! (Belin, collec- ment s'adresse. Dans quelle mesure sont-elles présentes tion Alpha, 2016 – 1re édition en 1998) dans l'éducation scolaire des jeunes Français? Avec quelle ampleur? C'est toute la question des finalités des mathé- matiques et de leur enseignement qui est ainsi posée.» u Confusion actuelle autour Caroline Ehrhardt et Renaud d’Enfert in Mathématiques du terme apprendre et enseignement au fil de l’histoire (Le Square éditeur, «… La confusion actuelle régnant autour du terme ap- 2016) prendre pourrait-elle servir une opération d'occultation de la finalité même de l'idée de culture? Si se cultiver (prendre au sérieux la question "pourquoi apprendre?") u L’origine du goût de lire paraît inessentiel, alors la nécessité d'apprendre s'es- « Comment donner à mes élèves le tompe: «à quoi bon apprendre?» On peut même envi- goût de lire? Comment parvenir à en- sager des sociétés qui renoncent à apprendre en toute tretenir chez les uns et à insuffler chez bonne conscience ; cette paresse peut même prendre des les autres un désir de littérature qui se apparences modernistes et technologisées: pourquoi ap- développerait aussi en dehors et au- prendre si la machine (ou un expert) peut le faire à ma delà de l'école, désir qui les inciterait Résonances • Septembre 2019 8 Mensuel de l’Ecole valaisanne
DOSSIER à poursuivre leurs découvertes? Comment faire mesurer u Apprendre, à quoi bon? à ces adolescents que ce que l'on étudie en classe n'est «S'il n'y a plus que des bribes de savoir, qu'une infime partie de biens inépuisables, qui leur ap- des lambeaux d'œuvres, des épaves de partiennent et dont ils pourront s'emparer à leur guise théories, ornés de quelques ineffaçables quand le temps sera venu? citations, alors ce “reste” ne vaut rien. Je m'interroge sur mon propre désir de lire: qu'est-ce qui Non pas en raison de sa minceur, mais à me pousse à renouveler indéfiniment l'expérience de la cause de sa fossilisation. Ce vernis cultu- lecture, à arpenter des librairies et des bibliothèques, à rel, qu'il soit écaillé ou bien encore ruti- me tenir à l'affût de nouveautés littéraires? C'est tou- lant, n'est que le papier peint sur un mur jours la certitude qu'un plaisir pluriel se profile, d'ordre qui se lézarde. émotionnel, intellectuel, esthétique.» En revanche, s'il est encore source de plaisir et de pas- Bénédicte Shawky-Milcent in La lecture, ça ne sert à rien ! sion, de curiosité et de gourmandise, de préférences et de Usages de la littérature au lycée et partout ailleurs… dégoûts, s'il s'exprime à travers des lectures et des spec- (PUF, 2016) tacles, des conversations et des réflexions, des aventures et des rencontres, s'il entretient toujours vivaces la soif de la curiosité et le bonheur des émotions partagées, alors u Pourquoi apprendre? ce reste, qui vieillit dans notre souvenir et rajeunit à tra- A quoi sert de connaître la liste des pha- vers nos enfants, devient le plus beau cadeau du monde. raons ou de savoir que Ramsès II a vécu Et peu importe ce qu'on a gardé et ce qu'on a perdu. après Aménophis 1er? A quoi bon ap- Car la seule culture qui vaille est la culture vivante, et la prendre que le noyau d'un atome de seule éducation réussie est celle qui laisse des graines et phosphore renferme 15 protons? Sera- pas des bijoux. C'est à ce prix seulement que le bagage t-on plus heureux si l'on sait ce qu'est une scolaire est autre chose qu'un tombeau.» angiosperme? Ou que l'on nomme sans François de Closets in Le bonheur d’apprendre (éditions hésiter les planètes du Système solaire? du Seuil, 1996) Aujourd'hui, les neurosciences nous ap- prennent que nous sommes biologi- quement faits pour apprendre, qu'ap- u Les ressorts de la motivation prendre procure du plaisir (sous forme pour apprendre de dopamine), et que mieux comprendre le fonctionne- «C'est en fait la fonction éducative elle-même qui se re- ment du cerveau pourrait ouvrir la voie à de meilleures trouve fragilisée par les évolutions de la société tout en- façons de transmettre le savoir. tière. Le développement des médias et d'Internet, deve- Sébastien Bohler in Pourquoi apprendre (Cerveau & nus de nouveaux lieux d'apprentissage, remettent aussi Psycho, septembre-octobre 2010) en cause les modes de la transmission et les manières dont on apprend à l'école. Des enseignements peu adaptés aux envies des élèves, u C’est quoi apprendre? des parcours scolaires de plus en plus longs et une com- «Tu comprends : il faut que l’école redonne pétition plus rude, un avenir incertain, voilà les facteurs vie aux savoirs. La vie, c’est ce qui permet aux sociologiques de la crise de la motivation à l'école, qui savoirs de ne pas être des archives oubliées atteint aussi les publics étudiants des universités. ou des fossiles empoussiérés sur les rayons En définitive, l'école ne peut plus jouer sur des finalités d’une vieille armoire. C’est ce qui fait qu’ils partagées par tous et se retrouve confrontée à une véri- nous concernent, nous qui sommes vivants table crise de sens. et qui avons besoin, pour grandir, de nous nourrir de ce Il ne faudrait pas pour autant que des humains ont découvert et fait vivre avant nous. trop désespérer ! On pourrait Je crois que tous les enseignants peuvent et doivent même s'étonner de voir qu'il donner vie au savoir. Mais il faudrait mieux les former existe toujours de nombreux pour cela, concevoir les programmes autrement, autour élèves curieux pour qui étu- d’objectifs clairs, moins nombreux, mais sur lesquels ils dier est un plaisir, des étudiants puissent prendre le temps de raconter l’histoire de leur enthousiastes, investis dans des découverte, de faire faire des recherches documentaires projets ambitieux, ainsi d'ailleurs approfondies, des expériences et des enquêtes… Sans que des enseignants créatifs et oublier, pour autant, les cours et les exercices qui se trou- engagés.» veraient, alors, inscrits dans un ensemble passionnant.» Martine Fournier in La motiva- Philippe Meirieu in C’est quoi apprendre? – Entretiens tion, ça s’en va et ça revient… avec Emile (éditions de l’aube, 2015) (Sciences humaines, octobre 2011) Résonances • Septembre 2019 Mensuel de l’Ecole valaisanne 9
Pourquoi apprendre? Dominique Ottavi L’incertitude sur le climat ne peut qu’augmenter le doute sur le sens de l’apprendre. d’innovation pédagogique, de soutien et autres remédia- MOTS-CLÉS : SENS • REFONDER tions, qui ne parviennent que partiellement à répondre au problème posé, celui du sens. Les élèves et étudiants de tous niveaux la posent à leurs Or, la perte de sens se trouve inscrite dans les évolutions enseignants, cette question à laquelle ils ne savent pas récentes des valeurs de notre culture. Aujourd’hui la « so- toujours répondre : pourquoi apprendre ? Elle conteste ciété de la connaissance» qui se présente comme une mo- certains contenus de l’enseignement, et elle indique un dification majeure de l’économie, dans laquelle le savoir malaise plus général : que faisons-nous ici, que nous de- représente un investissement et une valeur d’échange, mande-t-on et pourquoi ? Les adultes qui en ont l’expé- met en avant l’apprentissage plutôt que l’enseignement1. rience le savent bien, les réponses telles que « cela sera L’individu « apprenant » se positionne dans la compéti- utile plus tard », « pour trouver du travail » ne sont pas tion du marché du travail et se forme pour y évoluer. Il convaincantes. Les plaidoyers pour défendre l’intérêt cherche et trouve dans une offre elle-même constituée intrinsèque des connaissances (la connaissance gratuite, en marché. Nous avons affaire à un renversement de source de gratifications intellectuelles ou de plaisir par priorités traditionnellement établies, au sens où, jusqu’ici elle-même) ne vont pas loin, tandis que l’attitude qui apprendre quelque chose signifiait s’approprier ce qui consiste à se réfugier derrière le programme n’est pas était proposé, en amont, comme un enseignement ou la glorieuse… On peut enfin invoquer la raison, le juge- transmission d’un savoir-faire. Aujourd’hui, « apprendre», ment indispensable au citoyen de la démocratie. Outre pensé comme une dynamique qui trouve sa source dans que cet argument paraît facilement abstrait, le pouvoir l’individu, et non dans la nécessité de transmettre un ac- citoyen apparaît lui aussi en crise… quis précédemment réalisé, « apprendre » au sens d’acti- vité, avant d’avoir le sens de «apprendre ceci ou cela» ou En bref, les justifications, toutes valables en elles-mêmes, «apprendre à», constitue une innovation dans l’usage du de la nécessité d’apprendre, paraissent usées et insuf- mot même. Cette transformation se présente volontiers fisantes pour contrer le sentiment d’une crise du sens sous le jour d’un progrès de l’émancipation des indivi- de l’apprendre. De même que les réponses en termes dus, à présent libérés du poids de l’autorité et du travail Résonances • Septembre 2019 10 Mensuel de l’Ecole valaisanne
DOSSIER imposé. Lorsque apprendre est considéré comme l’activité ment qui s’est imposé depuis la révolution industrielle et du sujet qui apprend, il devient l’auteur de son savoir, et une croissance qui apparaît de plus en plus comme une en quelque sorte l’auteur de lui-même. Ce changement fuite en avant a hypothéqué l’avenir. Cette situation ne du centre de gravité de l’acte d’apprendre remonte loin : peut qu’augmenter le doute sur le sens de l’apprendre, ne réalise-t-il pas alors le rêve de Pestalozzi, ce grand pé- ce qui s’est concrétisé par la grève pour le climat initiée dagogue disciple de Rousseau, qui disait que le but de par Greta Thunberg. Quoi que l’on pense de cette forme l’éducation était de faire une «œuvre de soi-même»? Ne de militance, une partie importante des jeunes généra- concrétise-t-il pas également l’idéal des méthodes actives, tions interpellent les générations en position d’agir, en par lesquelles, loin de recevoir d’en haut un savoir à ap- posant explicitement à nouveaux frais la question de la prendre, loin d’une écoute et d’une réceptivité passives, finalité de l’apprendre. S’il n’y a pas d’avenir, à quoi bon l’élève crée son savoir par sa curiosité et ses expérimen- étudier ? Nous a-t-on appris ce que nous devions savoir, tations? S’il n’est pas si sûr que l’idéal actuel du dévelop- et inversement, avons-nous transmis ce qui était impor- pement personnel se situe vraiment dans la continuité tant ? Même si l’on considère que l’imaginaire de la ca- des grands pédagogues, leurs idées lui servent en tout tastrophe est irrationnel, il est de plus en plus difficile cas de légitimation. d’affirmer que l’inquiétude est sans objet. Ces jeunes nous envoient aussi le message qu’ils en savent assez En effet, le but de ce processus s’est réduit à la construc- pour comprendre l’essentiel. tion de compétences utiles sur le marché du travail et la mise à jour de son employabilité, et finalement une « La perte de sens se trouve inscrite forme d’adaptation. Cette duplicité est un piège qui se referme sur la relation pédagogique et les enseignants dans les évolutions récentes des valeurs ou formateurs : cette relation tend à se réduire à un ac- de notre culture. » compagnement du cheminement de l’individu, au détri- ment des savoirs, de leur histoire, et même des métiers et Dans cette situation inédite, la question «pourquoi ap- de leurs identités professionnelles, tout ce qui permet à prendre » ne renvoie plus simplement à la crise de l’édu- l’individu de se situer plutôt que se construire ex nihilo. cation ou aux évolutions sociétales, et elle doit être posée différemment. Contredisant le sentiment de flottement L’apparente bienveillance de la conception dominante de éprouvé par les adultes confrontés aux difficultés de la l’apprentissage laisse le sujet bien seul, responsable de transmission, cette jeunesse qui entre en grève mani- son orientation et de ses choix, soutenu mais non guidé. feste une paradoxale réussite de l’éducation, puisqu’elle Or, si s’adapter et être employable sont des qualités hau- exprime par ce refus une autonomie du jugement, une tement souhaitables, elles ne peuvent se confondre avec capacité d’information, un engagement citoyen. L’enjeu la construction d’une identité subjective et la capacité de son interpellation pourrait être de refonder le sens de de se situer dans le monde, ce que recouvre la notion de l’apprendre en fonction de l’alternative dont nous héri- formation au sens de l’irremplaçable mot allemand de tons, entre une conception apocalyptique de la fin du Bildung. De ce point de vue, apprendre désigne à la fois monde et un renouvellement de la culture pour faire face l’appropriation du patrimoine d’idées et de culture des aux problèmes majeurs dont le vingt et unième siècle est générations précédentes, et le fait de les expérimenter chargé ; entre le désespoir qui entraîne le nihilisme ou le dans le présent, comme Goethe l’a exposé à l’orée du retrait de l’action, et la conscience, source de créativité. dix-neuvième siècle dans Les années d’apprentissage de Alors apprendre, qu’il s’agisse de connaissance scienti- Wilhelm Meister. fique, de distance philosophique, ou de compétences techniques et pratiques, est nécessaire aussi bien pour En ce sens, apprendre comporte toujours une part de interpréter et modifier l’expérience subjective, que pour manque et d’insatisfaction, et ressemble davantage à une intervenir dans le cours des événements, et reconnaître incessante recherche qu’à une miraculeuse adéquation les défis matériels et moraux qui, après s’être manifes- entre un individu réputé accompli et les besoins suppo- tés à bas bruit, sont désormais nettement perceptibles. sés de l’économie. Notes Une nouvelle raison de renoncer à une vision trop res- 1 C’est notamment la philosophie qui inspire le Processus de trictive et simplifiée de l’acte d’apprendre est récemment Bologne. apparue avec la crise environnementale, soudain omni- présente dans le débat public. L’accumulation des aver- tissements des scientifiques, aux premiers rangs desquels L'AUTEURE Dominique Ottavi les experts du GIEC, a fini par se cristalliser dans la société. Professeure de sciences de l'éducation Très récemment, les informations sur le risque environ- à l'université Paris Nanterre nemental planétaire créé par le modèle de développe- Résonances • Septembre 2019 Mensuel de l’Ecole valaisanne 11
La thématique en vidéos u Streetphilosophy sur Arte: Apprendre, ou «Je n’ai pas le niveau») sont vus avec le regard par- ticulier de la compagnie de clowns «Tape l’incruste», et mais pourquoi? complétés par des pistes pédagogiques. Pourquoi apprend-on et quel avenir pour l’éducation Ce site a reçu le «Grand Prix du Jury» au Forum des en- à l’heure des nouvelles technologies? Dans les rues de seignants innovants 2016. Berlin, des lycéens en grève pour le climat et un ex-dé- www.empechementsaapprendre.com linquant démontrent l’importance d’acquérir une édu- cation solide et une pensée critique, tandis qu’un détour par la robotique permet de s'interroger sur l’avenir de l’éducation. A l’ère de Wikipédia, les technologies ont transformé notre rapport à la connaissance et à la culture. Mais le savoir s’est-il démocratisé pour autant? Que devrait nous enseigner l’école, et comment notre culture influence-t- elle notre regard sur le monde? Cette émission d’Arte de 2019 dure 27 minutes. https://bit.ly/2NpFxVQ u A quoi ça sert d’apprendre?: une réponse en vidéo A quoi ça sert d’apprendre à l’école, se demandent cer- tains adolescents? Philippe Lacadée, psychiatre, psycha- nalyste et auteur de nombreux livres, apporte un début de réponse dans cette brève vidéo datant de 2017. https://youtu.be/xh39djSgSq8 u Un site et des vidéos sur les empêchements à apprendre Ce site est porté par une ambition, celle d’intégrer ce qui empêche d’apprendre dans le processus d’acquisition des savoirs. En effet, il est tout à fait aberrant de sépa- rer l’avancée dans les apprentissages des difficultés iné- vitables que chacun de nous y rencontre, en considérant ainsi tout ce qui pose problème comme a-normal. Ce qui amène malheureusement de nombreux enseignants, soit u A quoi sert la littérature? à ne pas vouloir considérer les résistances à apprendre comme matériau de travail, soit à les externaliser trop « La littérature nous transforme », explique Antoine vite vers des spécialistes. Compagnon, professeur au Collège de France, dans une Les différents empêchements à apprendre (dont «A quoi courte vidéo datant de 2013. bon?», «On me traite d’intello», «J’ai besoin de bouger» https://youtu.be/YZGYRlNnVyI Résonances • Septembre 2019 12 Mensuel de l’Ecole valaisanne
DOSSIER u Liste de savoirs pour le XXIe siècle Les sept savoirs nécessaires à l’éducation selon Edgar Morin sur UNESDOC, bibliothèque numérique. https://bit.ly/2YU7a0e u Retrouver l’envie d’apprendre Serge Boimare présente ses derniers ouvrages pour per- mettre à ceux qui ont peur d’apprendre de retrouver l’envie d’apprendre, notamment un protocole en trois temps (nourrissage culturel sous forme de lecture à haute voix par l’enseignant des textes fondateurs de notre lit- térature, compréhension du texte, puis débat entre les élèves), mis en place essentiellement avec des équipes à Genève. Vidéo de juin 2019. https://youtu.be/y0h9rxG7mo0 L E D O S S I E R E N C I TAT I O N S Apprendre tout au long de la vie «Lorsqu'après sa condamnation à mort on a demandé à Socrate s'il avait un dernier vœu, il aurait répondu: - Oui, j'aimerais apprendre à jouer de la flûte. - Mais enfin, à quoi ça peut vous servir, puisque vous allez mourir? - Justement, avant de mourir, j'aurais bien aimé savoir L E D O S S I E R E N C I TAT I O N S jouer quelques notes de flûte. Vivre ainsi. Pas "pour" quelque chose. Ainsi.» Pourquoi étudier? «Les raisons d'étudier ne sont pas homogènes. Il y a Nancy Huston in Démons quotidiens: journal à quatre d'abord l'anticipation des "bénéfices" sociaux attachés mains (Editions de l’Iconoclaste, 2011 aux diplômes. Ensuite, les étudiants peuvent étudier pour réaliser une "vocation". Enfin, les étudiants peuvent étudier pour participer de la vie sociale des étudiants. Chacune de ces raisons prend aujourd'hui diverses formes Prochain dossier et les étudiants doivent, à la fois, les construire et les Parution début octobre 2019 : articuler.» S’émerveiller pour apprendre François Dubet in Des raisons d'étudier (Agora débats/ (en lien avec la place du beau et de jeunesses, 6, 1996) l’étonnement à l’école) https://bit.ly/33Synio www.resonances-vs.ch Résonances • Septembre 2019 Mensuel de l’Ecole valaisanne 13
A quoi bon apprendre l'histoire à l'école? Charles Heimberg MOTS-CLÉS : SCIENCES SOCIALES • DROITS HUMAINS Cette question se pose pour plusieurs raisons. Par exemple parce que l’histoire et les sciences sociales tendent, malheureusement, à être marginalisées dans nos sociétés. Parce que leur apprentissage qui n’est, heu- reusement, pas évalué par les enquêtes comparatives in- ternationales n’est, malheureusement, pas non plus au cœur des préoccupations des autorités scolaires et poli- tiques. Parce que la connaissance de l’histoire n’a, mal- heureusement, pas empêché des sociétés humaines de commettre les pires crimes contre l’humanité, ni d’autres L’histoire constitue un instrument de mesure du change- sociétés, dans d’autres circonstances, de recommencer. ment à travers le temps. Ici l’exemple de l’imprimerie. C’est donc envers et contre tout qu’un projet éducatif complète l’examen de ce qui est advenu. En mettant de attentif au respect des droits humains vise à une (re) côté ce que nous savons aujourd’hui de la suite des événe- connaissance des crimes du passé et des manières pos- ments du passé, nous pouvons restituer l’espace d’initia- sibles de les empêcher avec l’espoir de contribuer à la tive, la marge de manœuvre dont disposaient les acteurs prévention de leur répétition. et actrices du passé. Ce qui est aussi une manière de ne pas nous enfermer dans un présent à l’avenir inéluctable, Toutefois, un projet éducatif émancipateur ne saurait se face auquel il n’y aurait plus rien à faire. focaliser seulement sur ces aspects sombres de l’histoire des sociétés humaines. Les raisons d’apprendre l’histoire Enfin, l’apprentissage de l’histoire vise à rendre le passé et à l’école relèvent encore d’autres objectifs de connais- le présent plus intelligibles, cherchant ainsi à développer sance et d’émancipation que je propose de résumer par une faculté de discernement qui est d’autant plus impor- trois mots : curiosité, incertitude, discernement. tante que nos sociétés sont fortement marquées par des fausses informations et des postures relativistes. Par sa L’étude de l’histoire aiguise la curiosité et permet la dé- méthode critique, qui l’oblige à documenter et établir couverte de la diversité du monde et de l’étrangeté du autant que possible la preuve de ses affirmations, l’his- passé. C’est une manière de percevoir des différences toire permet potentiellement de mieux comprendre le dans les sociétés humaines. L’histoire est une invitation monde d’hier et d'aujourd’hui en restant constamment à comparer des situations à travers le temps et l’espace attentive au caractère scientifique de ce qu’elle produit. pour mettre à la fois en évidence des ressemblances et des dissemblances, des continuités et des ruptures. Ainsi, Tout cela est dit en une page. Sans pouvoir expliquer avec tout ce qu’elle permet de découvrir, elle constitue un pourquoi une histoire strictement identitaire fondée instrument de mesure du changement à travers le temps. seulement sur des dates, des grands personnages et des récits mythiques n’a pas grand intérêt à l’école. Le travail d’histoire s’intéresse à des situations dans le passé toujours marquées par l’incertitude dans laquelle étaient plongés les hommes et les femmes de ce temps-là. L'AUTEUR Charles Heimberg Le déroulement de l’histoire présente une part de contin- Professeur de didactique de l’histoire et gence et de surprise, il n’est jamais le produit d’un pro- de la citoyenneté à l’Université de Genève cessus inéluctable. Ainsi, étudier l’histoire des possibles Résonances • Septembre 2019 14 Mensuel de l’Ecole valaisanne
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