AUTOUR DU TRAMWAY BERLIN, FRUCHTSTRASSE URBANISME - espazium
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
139 e année / 27 février 2013 Bulletin technique de la Suisse romande DOSSIER AUTOUR DU TRAMWAY Tramway à la française, le retour du tram à Lausanne, entretien avec Christian Bernard, Eugène à Bâle URBANISME BERLIN, FRUCHTSTRASSE
04 « Les Rochers dans le ciel » de Didier Marcel (© Mairie de Paris) 6 LA RENAISSANCE DU TRAMWAY, UN DÉSIR DE VILLE ? 10 UN TRAMWAY À LAUSANNE 15 « L’ŒUVRE D’ART DOIT ÊTRE MOTIVÉE PAR LE SITE » Entretien avec Christian Bernard, directeur de l’aménagement artistique du T3 à Paris 21 LA RUE RECONSTITUÉE 5 ÉDITORIAL 34 AGENDA 26 ICI EST AILLEURS 36 NOUVEAUX PRODUITS 28 PAGES SIA 38 DERNIÈRE IMAGE 32 CONCOURS Paraissent chez le même éditeur : TEC21 n° 10/2013 – 01.03.13 | Zollfreie Strasse Basel «Keine Strasse ist beliebt» | Über fremdes Terrain | Der Rutschhang Schlipf n° 9/2013 – 22.02.13 | Verdichten ist … Vierfach verdichten | Ein Quartier entdeckt sich ARCHI n° 1 – janvier 2013 / L’edificio e il suolo Testi di Berlanda, I & A Ruby Progetti di Baserga e Mozzetti + Ingegneri Pedrazzini Guidotti, Bonetti e Bonetti + Bernardoni, Coffari, S & R Gmür, Könz Molo SIA : Il 3 marzo è necessario sostenere la revisione della LPT
TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 5 ÉDITORIAL T R A M E T A RT, U N D U O Q U I A L A C OT E Perçu à sa création au milieu du 19e siècle comme l’archétype du moyen de transport en commun moderne, tombé en désuétude dès la Seconde Guerre à cause de ses équipements vieillissants, le tramway est revalorisé depuis les années 1990 en France. Après l’avoir jugé archaïque, les autorités publiques en exaltent aujourd’hui les vertus civiques et écologiques. Elles vantent son accès facilité depuis la rue et le pensent susceptible de désenclaver les zones périurbaines. Dans l’Hexagone, ce qui n’est pas le cas en Suisse, ces qualités sont d’autant plus manifestes que chaque nouveau tronçon de tramway est développé de façade à façade, ce qui permet de requalifier, sur son tracé, l’espace public dans son ensemble. Le renouveau du tram à Strasbourg en 1994, puis la mise en service d’autres lignes les années qui suivirent, a été accompagné d’une commande publique artistique. Le projet a fait école dans le pays. Chaque maire d’une grande ville souhaite depuis combi- ner ses nouvelles lignes de tram avec un projet d’art pérenne dans l’espace public. A tel point que le mariage tramway / commande publique est devenu une marque française, si ce n’est une manie. Après Strasbourg, les villes d’Orléans, Nice, Lyon, Montpellier, Mulhouse ou encore Bordeaux ont fait appel à des artistes pour ponctuer les tron- çons de leurs nouveaux tramways. La dernière inauguration d’un tel projet remonte à décembre, à Paris. Si le programme parisien, conçu par Christian Bernard, directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève (Mamco), est réussi, le mariage se révèle parfois forcé. On ne peut qu’encourager les autorités publiques à donner une place aux artistes dans la cité – la ville se fabrique aussi avec l’art. On peut néanmoins regretter que cer- taines commandes publiques aient été menées de manière maladroite ou trop hâtive. Cela aboutit à des projets dépourvus d’identité, d’homogénéité. Du reste, dans ces cas- là, on est souvent mal armé pour faire face au vieillissement des œuvres. La France a au moins le mérite de l’expérimentation. En Suisse romande, les pro- jets qui lient transports en commun et art public existent – Lausanne Jardins a pré- senté une trentaine de jardins éphémères le long du m2 en 2009, Deidi von Schaewen a exposé ses photographies monumentales près de la ligne du MOB en 2010. Mais il est question ici d’éphémère. L’art pérenne peine, lui, a se faire une place aux côtés des transports en commun. Le tram reliant Cornavin à Bernex a été inauguré il y a plus d’un an. Cinq œuvres devaient dès lors en ponctuer le parcours. Or, des questions de timing, de budget et de prolongement de tronçon font que ce projet d’art urbain est toujours en pourparlers. Pauline Rappaz
6 TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 LA RENAISSANCE DU TRAMWAY, UN DÉSIR DE VILLE ? Les nouvelles lignes de tramway fleurissent à travers toute l’Europe, en Suisse aussi. A Berne, Genève et Zurich, des extensions de réseaux ont été mises en service, et Lausanne s’apprête à accueillir à nouveau ce moyen de transport. Quels sont les atouts du tramway ? Permet-il de favoriser l’utilisation des transports publics ? Permet-il de rendre les centres urbains plus désirables pour les activités de loisirs et l’habitat ? Vincent Kaufmann D epuis les années 1980, plus d’une cinquantaine de nouveaux réseaux de tramway ont vu le jour à travers toute l’Europe. La tendance a d’abord été timide, fréquences de passages élevées toute la journée, le soir et le week-end, une douceur de roulement permettant des activités comme lire ou envoyer des sms, des chemi- puis a suivi un rythme nettement plus soutenu depuis les nements à pied généralement de qualité pour se rendre années 2000, au point qu’il n’est sans doute pas exagéré aux arrêts (du fait des efforts entrepris pour améliorer de parler de véritable mode. Le phénomène est né en la qualité de l’espace public), ainsi qu’une mémorisation France et c’est dans ce pays que le tramway s’est le plus facilitée du trajet des lignes, grâce aux rails (Kaufmann développé durant les deux dernières décennies, passant 2000). de trois réseaux en 1983 – à Lille, Marseille et Saint- En France, dans de nombreuses agglomérations ayant Etienne – à une exploitation de 24 réseaux en 2012. réintroduit le tramway, on note également un accrois- Pourquoi un tel engouement ? Le tramway sement du nombre d’habitants dans les villes-centres. « moderne », tel que reconstruit dans de nombreuses D’une part il apparaît que le tramway favorise les inves- agglomérations européennes, s’inscrit dans un double tissements immobiliers en ville grâce à la requalification mouvement, visant à favoriser l’utilisation au quotidien des espaces publics qui l’accompagne ; d’autre part il d’autres moyens de transports que l’automobile, mais contribue à rendre plus désirable le fait d’habiter en ville, aussi à requalifier les centres urbains en vue de les rendre car il permet de limiter la dépendance de l’automobile plus attrayants à fréquenter et à habiter. Dans la plupart (Gagnière 2012, Kaufmann 2011). des villes dans lesquelles il a été réintroduit, le tramway s’est ainsi accompagné d’importantes requalifications Les clés du succès urbanistiques dans les centres, et d’un partage de la voi- L’effet de l’introduction du tramway sur les usages rie favorable aux transports publics (Laisney 2011). est pourtant très variable. Les statistiques d’utilisation des transports publics mettent à jour des différences Plus d’usagers, plus d’habitants conséquentes suivant les agglomérations considérées. Des recherches sur l’introduction du tramway dans Ainsi, l’accroissement du nombre annuel d’usagers cinq des réseaux de transports en France montrent que le ans après la mise en service du tramway sur l’ensemble tram permet d’augmenter le nombre d’usagers des trans- du réseau varie entre +18 % et plus de 50 % (fig. 3). Ceci ports publics. Pour les voyageurs, les atouts du tram- démontre que les liens entre la hausse de fréquentation way sont en effet nombreux : une vitesse nettement plus des transports publics et l’introduction du tramway sont grande que les bus (généralement plus de 18 km/h), des loin d’être mécaniques.
TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 7 1 2 Une série de facteurs ayant trait aux relations entre l’offre et les dispositions de la population à l’utiliser expliquent ces différences (Gagnière 2012 ; Beaucire 2006). Le tram circule-t-il à une vitesse commerciale rapide (plus de 20 km/h, contre 14-16 km/h pour une vitesse faible) ? La fréquence des passages en journée est-elle élevée (3-5 min.) ou plutôt faible (8-10 min.) ? Existe-t-il un réseau de bus complémentaire qui offre de bonnes fréquences la journée, le soir et le weekend ou au contraire l’offre des bus ne couvre-t-elle pas l’espace- temps de l’agglomération ? Le voyageur peut-il bénéficier 3 d’une place assise la plupart du temps ou la saturation des lignes empêche-t-elle ce confort ? Les pôles d’échanges sont-ils de bonne qualité (correspondances quai à quai, absence de flux routiers sur les lieux de correspondance) et la fiabilité des services, en termes de respect des horaires et de suppressions, est-elle assurée ? Si les réponses à toutes ces questions sont positives, les usagers sont en mesure de déployer leurs activités quotidiennes et leur mode de vie autour de l’utilisation des transports collectifs, qui jouissent dans ce cas-là en général d’une excellente image. En revanche, lorsque l’offre reste perfectible, le tramway n’est que peu appro- prié par la population et l’image des transports publics reste mitigé (Kaufmann et al. 2010). 1 Le tramway de Bordeaux (Creative Commons) 2 Le nouveau tramway parisien à la porte d’Ivry En Suisse… et à Lausanne (Creative Commons) 3 L’influence du tramway sur la fréquentation globale Dans notre pays, les réseaux de tramways existants des transports collectifs en France (Documents fournis sont tous « historiques » et il s’agit d’un mode de trans- par l’auteur)
8 TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 port beaucoup plus banalisé qu’en France par exemple. Sa vitesse commerciale se rapproche de celle des bus (les distances inter-stations sur les réseaux de trams ne sont pas très différentes de celles des réseaux de bus), et il se distingue du bus surtout par sa plus grande capacité de transport et par les avantages de confort procurés par le rail. En Suisse, les tramways s’inscrivent dans des contextes urbains où la qualité de l’offre des transports publics urbains est largement unifiée et permet aux usa- gers de se rendre à peu près partout. Il en résulte une utilisation intensive, tout particulièrement à Bâle, Berne et Zurich, et ceci malgré des vitesses commerciales rela- tivement faibles (15-18 km/h). Du fait de la continuité de la présence du tram- way dans les villes suisses, ce dernier participe davan- tage qu’en France à l’identité urbaine, mais il n’a en revanche pas une image de mode de transport très 4 moderne, notion importante pour la valorisation des transports en commun (Kaufmann 2000). En Suisse, le tram est un ingrédient parmi d’autres dans un sys- tème de transports publics urbains comprenant aussi des réseaux de bus et de trains (régionaux et de plus en plus souvent RER). De ce fait, son effet spécifique sur les stratégies de localisation résidentielles est moins net que dans des agglomérations françaises (Pattaroni et al. 2010). Lausanne sera la première ville Suisse à réintroduire le tramway ex nihilo1 : il s’agira d’un tramway à voie nor- male et un soin particulier sera porté aux aménagements urbains. En clair, il s’agira à maints égards du premier tramway « à la française » de Suisse. Le suivi de ses effets sera donc particulièrement instructif. Affaire à suivre… 5 Vincent Kaufmann est professeur d’analyse des mobilités et secrétaire général de la Communauté d’études pour l’aménagement du territoire (CEAT) à l’EPFL. 1 Le dernier tramway historique y a cessé son activité en 1964 (n.d.l.r.). Bibliographie [1] Beaucire F. (2006), Transports collectifs urbains : quelle contribution au développement urbain durable et par quels moyens ?, Paris, Institut Veolia Environnement, 49 p. [2] Gagnière V. (2012), « Les effets du tramway sur la fréquentation du transport public. Un bilan des agglomérations françaises de province », Revue Géographique de l’Est [en ligne], vol. 52 / 1-2 [3] Kaufmann V. (2000), Mobilité quotidienne et dynamiques urbaines – la question du report modal, PPUR, Lausanne 4 Le tramway à Marseille (Creative Commons) [4] Kaufmann V. (2011), Re-thinking the City, EPFL Press/Routledge, Lausanne/ 5 A Bordeaux, les lignes de tramway mettent en œuvre, London sur une partie importante du réseau, une technique [5] Kaufmann V., Tabaka K., Louvet N. et Guidez J.-M. (2010), Et si les Français d’alimentation électrique par le sol. Ce système n’avaient plus seulement une voiture dans la tête ?, CERTU, Lyon d’alimentation nécessite un troisième rail situé à [6] Laisney F. (2011), Atlas du tramway dans les villes françaises, Editions mi-distance des deux autres. Cette solution aura Recherches, Paris permis de supprimer la ligne d’alimentation électrique [7] Pattaroni L., Thomas M.-P. et Kaufmann V. (2010), « Habitat urbain durable aérienne dans la partie historique de la ville. pour les familles », Cahier du LaSUR n° 17, EPFL, Lausanne (Creative Commons)
10 TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 1 UN TRAMWAY À LAUSANNE La nouvelle ligne de tramway lausannoise t1, qui relie dans un premier temps Renens-Gare au Flon et dont la mise en service est prévue en 2018, est l’une des mesures phares du projet d’agglomération Lausanne-Morges (PALM). Axe structurant, il doit accompagner, voire précéder, l’extension vers l’ouest du centre de Lausanne. Le tram devient ainsi, comme dans de nombreuses villes européennes, un véritable outil d’aménagement du territoire. Cedric van der Poel
TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 11 2 1 Future station « Galicien » du tram t1 (Image de synthèse Architram SA) 2 Carte des axes forts du futur « réseau-T » (Image TL) S i certains exemples récents peuvent laisser penser le contraire, la transformation des villes connaît son propre rythme, plus ou moins lent selon le contexte agglomérations2. La Suisse ne déroge pas à la règle. La poli- tique d’agglomération de la Confédération est issue d’un constat bien connu maintenant, celui de l’exode urbain, économique, social, politique et idéologique, fait de de la suburbanisation et des problèmes de transports et soubresauts, d’inerties, d’accélérations, d’abandons d’environnement. Mise sur pied en 2001, elle vise, dans et de redécouvertes. L’histoire du tramway, et plus ses grandes lignes, à soutenir l’attractivité économique des précisément celui de Lausanne, est un bon exemple de zones urbaines, à assurer aux habitants de ces dernières ce développement urbain par à coups. une qualité de vie élevée, à maintenir un réseau polycen- C’est à la fin du 19e siècle que naissent les tramways trique de villes et d’agglomérations et à limiter l’exten- lausannois. Le premier réseau, formé de six lignes, s’éten- sion territoriale des zones urbaines en favorisant le déve- dait sur une longueur de 7,2 km et couvrait la ceinture loppement de l’urbanisation à l’intérieur d’un périmètre historique de la ville, la ceinture « Pichard ». Il reliait aussi délimité. Pour concrétiser et mettre en œuvre cette poli- les quartiers extérieurs à la gare CFF ou à Saint-François. tique fédérale, les Cantons et les agglomérations ont pu Ce réseau connaît son apogée en 1933 avec 66,2 km des- déposer en 2007 des projets d’agglomérations de première servis. C’est à partir des années 1930 qu’il va être petit à génération sur le thème « transports et urbanisation ». 26 petit démantelé pour laisser la place aux trolleybus consi- projets ont satisfait aux critères d’appréciation et ont reçu dérés comme plus adaptés à la typologie lausannoise – ils des ressources financières provenant d’un fonds d’infras- permettent une vitesse plus soutenue sur les fortes pentes tructure fédéral. Le projet d’agglomération Lausanne- – et surtout compatibles avec l’essor important de l’auto- Morges première génération en fait partie. Tablant sur une mobile. C’est l’exposition nationale de 1964 et ses aména- croissance démographique de 70 000 habitants et 43 000 gements routiers qui enterre la dernière ligne reliant alors emplois d’ici à 2030, le PALM s’est donné quatre objec- Renens à la Rosiaz en passant par St-François. tifs qui, soit dit en passant, se retrouvent dans presque tous les projets d’agglomération première génération : Un tram d’agglomération le développement d’un milieu urbanisé plus compact, la Ironie de l’histoire, c’est sur un tronçon presque simi- concentration du bâti aux endroits bien desservis par des laire que le tramway va faire son grand retour dans la transports publics, la mixité fonctionnelle des affectations capitale vaudoise. Comme le soulignent plusieurs auteurs1, le renouveau des lignes de tramway en Europe est étroi- 1 Belinda Redondo, « Tramway et territoire : quel urbain en perspective ? », Revue tement lié à l’émergence de l’agglomération en tant Géographique de l’Est [en ligne], vol. 52 / 1-2, 2012 ; Jacques Stambouli, « Les territoires du tramway moderne : de la ligne à la ville durable », Développement qu’échelle urbaine ; il devient ainsi l’une des pièces maî- durable et territoires [en ligne], Dossier 4, 2005 tresses des grands projets urbains, « l’épine dorsale » des 2 Belinda Redondo, ibid.
12 TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 3 « LE PROJET ROMPT RADICALEMENT AVEC LE PASSÉ » Christophe Jemelin, responsable de projets aux Transports lausan- C. J. : C’est une technologie de plus, certes, mais dans la logique nois pour le développement et la planification de l’offre, explique le d’offrir le meilleur rapport coût / efficacité en fonction de la de- choix de réintroduire le tram à Lausanne, un demi-siècle après avoir mande actuelle et future. Le projet de prolongement de la ligne de dit « adieu aux trams » et notamment à la dernière ligne, qui reliait tram de Renens à Villars-Ste-Croix va être étudié cette année déjà, Renens à La Rosiaz. et à moyen, voire à long terme nous pouvons imaginer même un réseau à l’est et au nord de l’agglomération. Par ailleurs, l’écarte- ment des voies du tram est compatible avec le m1. TRACÉS : En 2018, 54 ans après le remplacement du dernier tram T : Tablez-vous sur une nette augmentation de fréquentation des par un trolleybus, Lausanne va à nouveau inaugurer une ligne de transports publics par rapport au trafic individuel motorisé ? C’est- tramway. Pourtant, vous insistez sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une à-dire sur une stagnation, voire une diminution du trafic motorisé renaissance ou d’un « retour » du tram à l’ancienne, mais d’un projet malgré l’augmentation de la population et des gens qui transitent véritablement nouveau1. en ville ? Christophe Jemelin : A l’époque, les tramways lausannois étaient C. J. : Le projet d’agglomération Lausanne-Morges prévoit une aug- en majorité à simple voie, et avec une faible capacité à cause de la mentation de l’utilisation des transports publics de 44 % à l’heure pente, on ne peut donc pas comparer le réseau lausannois ancien de pointe d’ici 2020. Les tendances actuelles sont déjà significa- avec ceux de Berne, Bâle ou Zurich qui ont été conservés. C’est pour- tives avec l’essor du m2, puisque la circulation automobile a baissé quoi le projet actuel rompt radicalement avec le passé : il s’agit d’une de 13 % au centre ville entre 2005 et 2010. ligne à double voie presque entièrement séparée physiquement des voitures, avec des rames à plancher bas de 40 m pouvant accueillir Propos recueillis par AHO jusqu’à 300 passagers et une vitesse de pointe de 65 km/h. T : Concrètement, on va construire une seule ligne de 4,6 km, contre un réseau de 66,2 km en 1933 ! Pourquoi avoir choisi de réintroduire 1 En décembre 2012, Christophe Jemelin a participé, avec Vincent Kaufmann ce moyen de transport à Lausanne si c’est uniquement pour une et Eugène, à une table ronde sur « La renaissance du tramway. Désir de ligne ? N’est-ce pas compliquer le réseau dans son ensemble, et ville ? », dans le cadre de la série de débats Urbanités organisée par la SIA pousser l’offre multimodale à son excès ? Vaud au Forum d’architectures de Lausanne, en collaboration avec TRACÉS. 3 En 1990, dans le cadre d’un article consacré à l’histoire des tramways à Lausanne, Ingénieurs et architectes suisses, l’ancêtre de TRACÉS, a publié ce dessin paru à l’origine dans la Gazette de Lausanne en janvier 1961. (« Où sont passés les tramways ? », IAS n° 17, 8 août 1990) 4 Vue du Flon et des Côtes de Montbenon avec la nouvelle rampe routière et un nouveau rond-point derrière le Palais de justice. Sous la route, le projet lauréat pour la Maison du livre et du patrimoine du bureau d’architectes Federico-Villat. (Document Federico-Villa Architecture) 5 Vue sur le Grand-Pont et Bel Air, carte postale d’époque (Photo DR) 6 Tramway à la place du Tunnel, en 1951 (Photo M. D. 4 Guyer)
5 6 et la valorisation des sites ayant une valeur architecturale, les commerçants du centre ville. Les contestations se culturelle et naturelle. concentrent également autour du nouveau tronçon rou- Pour y répondre, les autorités concernées ont notam- tier Vigie-Gonin, dont l’existence semble plus tenir de la ment misé sur les transports publics, projetant un réseau volonté de ménager le chou et la chèvre que de celle de – le « réseau-t » – basé sur des « axes forts »3 qui relieront réellement vouloir repenser la manière de se déplacer en les communes de l’est lausannois et celles de l’ouest en ville. La mise en place des axes forts voulus par les auto- passant par le centre-ville (fig. 2). Ce réseau se fera en plu- rités pose indiscutablement la question de la circulation sieurs étapes. La première comprend un tronçon du nou- automobile en ville. Cette problématique mérite plus veau tramway (t1) ainsi que cinq tronçons de ligne du bus qu’une simple mesure d’accompagnement. « à haut niveau de service »4 dans l’est et l’ouest de l’agglo- mération et en ville de Lausanne. Le premier tronçon du L’urbanisme du tramway tramway (t1) devra relier dès 2018 Renens-Gare à la Place Mais, au-delà des questions purement locales que peut de l’Europe, au Flon, desservant huit arrêts dans des quar- engendrer ce projet, il souligne l’importance prise par tiers qui connaîtront pour certains de profonds renouvel- les transports publics et notamment par le tramway dans lements (l’ancien site des abattoirs de Malley, par exemple) le renouvellement du territoire. Il n’est plus considéré et pour d’autres une forte densification. Le choix de cet comme un simple moyen de transport, mais il acquiert axe structurant n’est pas sans conséquences sur le reste du une plurifonctionnalité. Il devient l’outil incontournable réseau, notamment parce qu’il nécessite, selon les autori- des autorités dans leur projet de revalorisation des villes. tés, la piétonisation du haut de la rue de Genève, au Flon. Comme le souligne Belinda Redondo, les projets de tram- La crainte d’un report du trafic automobile sur le Grand- way prennent appui sur les différentes échelles urbaines. Pont, incompatible avec la mise en place de lignes de bus Il participe à la restauration des centres-villes et veut à haut niveau de service, a entraîné le choix de fermer ce redonner de la place au citadin. A l’échelle de l’agglomé- dernier à la voiture, sur un tronçon allant de Chauderon à la ration, il est le vecteur principal de la nouvelle morpho- place St-François. Enfin, afin d’éviter la surcharge de trafic logie urbaine qui voit s’étendre le centre des villes et se sur la petite ceinture lausannoise que provoqueraient les créer des polarités périphériques fortement desservies choix précédents, une nouvelle route reliant la rue de Vigie par les transports publics. à l’avenue Jules-Gonin, près de Montbenon, accompagne Sans nier les apports indéniables de ce mode de trans- cette grande refonte des transports publics lausannois. port sur la fabrique de la ville d’aujourd’hui, il est toute- Mise en consultation l’été dernier, cette première fois permis de questionner l’engouement des autorités partie du « réseau-t » ne fait pas l’unanimité. Si la réin- pour le tramway. Nombreux sont les exemples où il a ren- sertion du tramway en ville de Lausanne semble acquise, forcé les disparités spatiales en créant des quartiers bien la piétonisation d’une partie de la route de Genève et desservis et d’autres qui le sont moins. Il peut également du Grand-Pont est largement contestée, notamment par générer des phénomènes de muséification et de gen- trification quand son arrivée au centre-ville est accom- pagnée d’une piétonisation radicale. S’il est indéniable 3 Le PALM définit les « axes forts » comme « des lignes de transport public performantes qui bénéficient de voies réservées et de la priorité aux carrefours, que le tramway participe à l’élaboration d’une certaine leur assurant ainsi une régularité dans les cadences et une vitesse d’exploitation forme d’urbanisme, il ne peut et ne doit pas être consi- supérieure à celles d’aujourd’hui », réseau-T, n° 1, septembre 2010 déré comme un simple outil d’embellissement. Le tram- 4 Les bus à haut niveau de service sont des lignes exploitées comme des tramways, circulant majoritairement sur des voies réservées et bénéficiant de la priorité aux way doit faire parti d’un plan global de redéploiement carrefours. Ils ne s’arrêtent ainsi que pour prendre ou déposer des voyageurs. des transports en commun, c’est sa condition de réussite.
TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 15 L’ŒUVRE D’ART DOIT ÊTRE MOTIVÉE PAR LE SITE Longtemps banni des villes, le tramway a fait son grand retour dans Paris intra-muros, après 70 ans d’absence, avec l’inauguration en 2006 du tramway des Maréchaux sud, l’actuel T3. Son extension, du côté est de la ville, a quant à elle été mise en service en décembre dernier, trois ans après le début des travaux. Le parcours de ce prolongement, long de près de 15 km, est ponctué par autant d’installations artistiques pérennes, dont certaines requalifient entièrement leur site d’implantation. Christian Bernard, propos recueillis par Pauline Rappaz A près avoir chapeauté le volet artistique de l’extension du tram à Strasbourg en 2000, Christian Bernard, en sa qualité de directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève (Mamco), s’est vu confier la direction artistique de l’une des plus ambitieuses commandes publiques d’Europe dans le domaine de l’art. Rencontre. TRACÉS : L’extension du tram, longue de 14,5 km, comprend 26 stations et 15 œuvres. Comment en avez- vous choisi les sites d’implantation ? Christian Bernard : Je n’ai pas travaillé en fonction des stations, mais j’ai proposé un scénario global, une méthode. Avec le comité d’experts que j’ai constitué, nous avons enquêté sur l’ensemble du parcours pendant près d’une année. Nous avons demandé à prendre des cours sur l’histoire de Paris, notamment sur les HBM, ces immeubles en brique qui se trouvent là où se dressaient 1 les fortifications. Au fur et à mesure de ces apprentissages, nous nous sommes intéressés à des sites en particulier. Nous avons choisi la Porte Dorée et le parc de la Butte du Chapeau-Rouge, construit à l’entre-deux-guerres, pour leur histoire. C’est dans ce parc que Jean Jaurès a tenu en mai 1913 un grand discours pacifiste, un an avant d’être assassiné. L’œuvre de Bert Theis (fig. 1), qui est partie de l’idée du signe de la paix en imaginant deux bancs blancs, entre en résonance avec cet événement. Cette intervention est celle qui a le plus explicitement valeur de monument. Certaines œuvres qui ponctuent le parcours du T3 font justement appel au souvenir, d’autres sont fonc- 1 « 2 5 5 1 9 1 3 » de Bert Theis (Photo Marc Domage)
16 TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 tionnelles. Certaines se déploient dans l’horizontalité, Nous avons dû expliquer et vendre le projet à plus d’autres dans la verticalité. Certaines sont monumen- de 250 personnes – maires, architectes, paysagistes, la tales ou refondent totalement le site alors que d’autres RATP, la Mission Tramway, le Service transport Ile-de- sont très discrètes. On pourrait reprocher au projet un France –, soit l’ensemble des ingénieurs qui construisent manque d’homogénéité, d’identité ? le tram... La plupart du temps, les gens qui sont en charge Seule une partie des projets formulés ont été réalisés. de commandes publiques artistiques sont très mal per- Nous avons dû renoncer à certaines propositions, pour des çus car ils empêchent les ingénieurs de faire leur travail. raisons techniques ou financières. D’autres n’ont été réa- Les aménagements urbains sont des processus tellement lisées que partiellement, pour les mêmes raisons. Parfois, complexes que tout ce qui vient ajouter de la difficulté d’un site qui devait être repensé dans l’ensemble ne sub- sans avoir de légitimité d’usage est perçu comme quelque siste que le signal. Et puis, certaines installations répondent chose que les élus nous imposent. Dans le cas de l’exten- aussi à des demandes : la Régie autonome des transports sion du T3, nous avons eu la chance d’être partie inté- parisiens (RATP) nous a par exemple demandé de recon- grante du processus très tôt, sans avoir besoin de nous sidérer les stations de la Porte de la Villette et du Cours de faire notre place, de nous imposer. Personne ne songeait Vincennes. Autre exemple, la station de la Porte d’Auber- à nous remettre en cause – les sceptiques se disaient que villiers a été entièrement repensée, sur une demande de de toute façon nous n’y arriverions jamais. Pour que la la Ville. L’artiste Katinka Bock a réalisé une pièce monu- commande publique fonctionne, pour que le processus mentale exceptionnellement forte et belle (fig. 3). C’est une ne s’enraye pas, il faut mettre beaucoup d’atouts de son sculpture, mais avec tous les usages que cela suppose. Cette côté, mais cela nécessite aussi une certaine continuité intervention est une réussite exemplaire. politique. A Strasbourg, un dixième du projet n’est tou- jours pas réalisé... Le processus a été arrêté du jour au Comment mener à bien une commande publique lendemain à la suite d’élections municipales. Les élus d’une telle envergure, qui touche cinq arrondissements ont beaucoup de peine à prendre en charge l’héritage de de Paris et une dizaine de communes riveraines ? leurs prédécesseurs.
TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 17 3 2 Le parcours artistique du tramway parisien, avec les œuvres de Bert Theis (10), Katinka Bock (15) et Anita Molinero (13) (Illustration Oislaeger) 3 « La Grande Fontaine » de Katinka Bock 2 (© Mairie de Paris) En parlant d’héritage : en tant que directeur artistique La récente polémique sur la restauration des de l’extension du T3, comment avez-vous procédé en colonnes de Daniel Buren dans la cour du Palais Royal regard de ce qui avait déjà été fait sur le tronçon sud de relance la question de l’entretien de l’art dans l’espace la ligne, dont la direction artistique a été assurée par Ami public. Certaines œuvres de la seconde ligne du tram à Barak et qui est ponctuée par neuf œuvres ? Strasbourg connaissent aussi des problèmes de conserva- Nous avons procédé par analyse critique. Plusieurs tion. L’art qui se trouve dans l’espace urbain n’est-il pas pièces ne fonctionnent pas bien, souvent à cause des soumis à un régime d’abandon ? artistes eux-mêmes d’ailleurs – la pièce de Bertrand Je ne crois pas qu’on puisse décrire les choses dans ces Lavier par exemple est très réussie, mais trop fragile termes-là, même si je le comprends d’un point de vue techniquement. Nous avons essayé de retenir les leçons extérieur. Les acteurs du monde de l’art n’ont qu’une de ce qui avait été fait. Mais je ne critique pas mes pré- idée extrêmement faible de ce qu’est la réalité de l’es- décesseurs. A Paris comme à Strasbourg, je suis arrivé pace urbain : les réalités sociologiques, humaines, éco- second : les choses m’ont donc été facilitées, j’ai eu davan- nomiques échappent au plus grand nombre d’entre eux. tage de temps à ma disposition et j’ai pu apprendre grâce L’espace urbain est extrêmement violent, tout y subit à ce qui avait été fait avant. une obsolescence accélérée, pas seulement les œuvres. La question n’est donc pas celle de l’œuvre d’art, mais de En France, il existe une loi dite du « 1 % artistique » : 1 % la nature des matériaux. L’action publique en général est du budget injecté dans la construction de certains établisse- aujourd’hui politiquement beaucoup plus portée à finan- ments publics doit être destiné à l’art. Pour l’extension du cer de l’événement, du ponctuel, du réversible. Elle ne T3, quel pourcentage du budget a été réservé à l’art public ? sait pas gérer du durable facilement. La maintenance des Cette loi ne s’applique pas aux constructions de tram- œuvres dans l’espace public est un problème pour toutes ways. Le coût total de l’extension du T3 s’élève à 800 mil- les œuvres, pas seulement pour l’art contemporain. Les lions d’euros, et 11,5 millions ont été destinés à l’art, ce collectivités territoriales sont mal armées pour ce genre qui n’est pas si mal. de processus.
18 TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 4 « La Station » d’Anita Molinero (© Mairie de Paris) Le monument ou la sculpture sont des interventions mais plus durable. Et puis cela pacifie les flux parce privées dans l’espace public, est-ce légitime ? Comment qu’on les sépare : on élargit les trottoirs, on construit imposer des œuvres à des gens qui n’ont pas forcément des pistes cyclables, on rétrécit les voies routières, on envie d’aller vers l’art ? déploie la bande verte du tram. La rue garde la même L’espace urbain est privatisé par le commerce, la publi- dimension, mais paraît pourtant plus large, plus aérée. cité, les enseignes. Je ne dis pas que c’est un mal ou un Sur les Maréchaux sud, là où a été réalisé le premier bien, mais c’est un fait. L’œuvre d’art, par opposition à tronçon du tram, les magasins qui font l’angle ne mettent cet ensemble de signaux privés, est perçue comme une plus leur entrée dans la perpendiculaire mais sur le bou- privatisation excessive et illégitime de l’espace urbain, levard. Cela redonne de la vie à des zones qui s’étaient comme l’expression d’une subjectivité qui n’a pas lieu repliées sur les rues adjacentes. Je déplore que ce déve- d’être. C’est un paradoxe. Il existe un décalage et un pro- loppement de façade à façade ne se fasse pas aussi pour blème de conscience entre les différents acteurs. Tout le les nouveaux trams en Suisse. monde se sent propriétaire de l’espace public. L’art aux 20e et 21e siècles adopte souvent une pos- Comment résoudre le problème de cette multiplicité ture expérimentale, voire transgressive. L’art dans des publics ? L’espace urbain appartient à la fois à tout le l’espace public peut-il aussi jouer cette carte, c’est-à-dire monde et à personne. être moins précieux, moins beau, moins propre que l’art Il n’y a que des usagers, pas de publics – excepté les d’avant ? touristes qui sont effectivement là pour voir. Il faut pro- C’est une question intéressante mais je ne me la pose poser des objets qui soient acceptés pour eux-mêmes, pas dans ces termes. Si j’accepte la responsabilité de qui ne présupposent pas une connaissance de l’art, et conduire une opération de commande publique dans spécialement de l’art contemporain. Le but n’est pas de l’espace urbain, je ne me pose pas la question d’une créer un rapport d’autorité, de domination. Il faut évi- quelconque transgressivité. Poser de l’art dans l’espace ter de présenter des œuvres qui toisent le passant ou urbain, c’est de toute façon transgresser beaucoup de qui soient trop énigmatiques. Mettre des énigmes dans tabous qui sont plus ou moins fondés. Je ne crois pas par la rue, c’est de l’arrogance d’un milieu contre un autre, exemple qu’il faille mettre de l’art partout. Dans le cadre c’est de la lutte de classes à l’envers. Mais en même temps démocratique suffisamment acceptable qu’est le nôtre, je les artistes doivent jouer un rôle dans la cité, dans l’es- joue le jeu de la démocratie. Si on me fait une commande, pace urbain. Comment faire pour concilier cela avec une je ne vais pas aller à son encontre. J’accepte de prendre non-attente de l’usager ? L’œuvre présente dans l’espace cette responsabilité, de considérer démocratiquement urbain, en plus de ne pas présupposer l’acquis culturel, l’horizon de réception, je refuse d’être arrogant. doit autant que possible comporter une valeur d’usage et être motivée par le site, de manière pas forcément expli- Vous dites être contre le fait de mettre de l’art partout. cite. C’est le cadre théorique dans lequel je m’efforce de Or, en France, depuis le tramway de Strasbourg en 1994, me tenir lorsque je dois mettre en place un tel projet. chaque nouveau tram est accompagné d’un projet d’art public. Est-ce un tic ? Dans l’Hexagone, les nouveaux parcours de tram- C’est en tous les cas une marque de la culture fran- way sont implantés de façade à façade. Quels en sont çaise, on ne trouve pas cela ailleurs. Il y a des choses que les bénéfices ? je trouve réussies, d’autres moins. A Nice, ils s’en sont Ce type d’implantation permet de requalifier tout le par exemple bien tirés, le projet contribue à donner de sillon concerné, de redistribuer les flux, de changer les la plus-value au tramway. Parfois, cela ne suffit pas de matériaux, de refaire à neuf le souterrain. C’est coûteux faire un bon parcours de tram, mais il est aussi nécessaire
d’avoir des ponctuations. Non, il n’y a pas trop d’art dans l’espace public. La France était très en retard dans ce domaine. Elle a mis en place des projets avec un volon- tarisme parfois maladroit, avec des expériences parfois négatives, mais c’est inévitable. J’ai moi-même fait des commandes publiques dont je ne suis pas du tout fier, je manquais de recul et d’expérience. Sans se renier, les artistes doivent trouver le moyen de faire leur travail, mais dans le contexte spécifique de l’espace urbain. Cela suppose évidemment des discussions, la rue n’est pas la cour de récréation des artistes. Il faut trouver un cercle de réception qui est celui des gens vrais, c’est-à-dire des gens qui sont les usagers de cette partie-là de la ville. Il est de la responsabilité des pouvoirs publics de faire une place aux artistes dans la cité. Que cette place ne soit pas disproportionnée est souhaitable. Mais elle l’est peut-être dans le cas du Palais Royal, nous en parlions tout à l’heure. Je me suis battu pour l’œuvre de Buren à l’époque. Aujourd’hui, je me demande si c’est sensé de l’avoir réalisée, je suis plus sceptique. La réussite d’une œuvre dans l’espace public ? C’est quand on ne la voit plus, parce qu’elle fait tellement partie de l’ensemble. Qui regarde les statues sculptées sur le bas des immeubles ? J’aime quand l’œuvre implantée dans l’espace urbain fait partie de l’ordinaire. Une exposition autour du tramway à Genève Directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève (Mamco), Christian Bernard a souhaité documenter le processus d’extension du tramway T3 de Paris d’une manière distancée. Il a fait appel à quatre artistes de cultures diverses, qui ont posé pendant autant d’années un regard « exotique », c’est-à-dire non parisien, sur le chantier du tramway. Mohamed Bourouissa s’est intéressé, par le tru- chement de la photographie, aux figures qui allaient disparaître – des ouvriers et des familles vivant en marge du chantier. Chourouk Hriech a traduit le quotidien des travaux en réalisant au feutre des dessins en noir et blanc d’un onirisme touchant. Yvan Salomone et Lu Hao ont documenté le développement du tramway à l’aide de la peinture. La ligne claire des peintures sur soie de Lu Hao subjugue. L’artiste chinois a utilisé plus de 20 mètres de soie pour réaliser ses œuvres. Toutes les créations issues de cette observation longue de quatre ans sont visibles au Mamco dans le cadre d’une exposition-document sur l’extension du T3, montrée avant cela à Paris. L’exposition se veut didactique et présente aussi, à coup de vidéos, affiches, textes et pho- tographies, les 15 installations pérennes qui ponctuent le parcours du tramway, les projets éphémères, ceux qui n’ont pas été retenus et ceux qui n’ont pas été réalisés pour des raisons techniques ou financières. Retour du monde. Commandes publiques autour du tramway de Paris Musée d’art moderne et contemporain, Genève Jusqu’au 5 mai 2013, www.mamco.ch
TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 21 1 LA RUE RECONSTITUÉE En partant de photographies topographiques réalisées à Berlin-Est en 1952, les auteurs du projet Berlin, Fruchtstrasse am 27. März 1952, parviennent à dresser un portrait architectural, économique et social d’une rue allemande d’après- guerre. Arwed Messmer et Annett Göschner font bien plus que ressortir des documents oubliés. Leur lecture attentive de diverses archives, complétée par une recherche pluridisciplinaire, crée les conditions pour une nouvelle façon d’appréhender et de comprendre la ville, à partir de son évolution historique. Christophe Catsaros
22 TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 2 S i ces photographies à caractère informatif se présentent aujourd’hui dans un contexte différent de celui pour lequel elles ont été réalisées, le projet berlinois ne tombe pas pour autant dans la catégorie des détournements. Entre l’action du photographe mandaté en 1952 pour répertorier les bâtiments de la ville et le travail final du duo qui ressort de l’oubli les fiches cadastrales, il y a une continuité d’intentions. Il ne s’agit pas d’une redécouverte, comme ça a été le cas pour le travail photographique d’Arnold Odermatt, ce policier du canton de Nidwald dont les images techniques d’accidents de la route se sont retrouvées du jour au lendemain exposées dans des musées d’art contemporain. Le projet berlinois, lui, est certainement plus en phase avec le geste documentaire initial. Avec Berlin, Fruchtstrasse, nous aurions plutôt affaire à une recherche ressuscitée : une exploration qui reprend et complète un travail documentaire inachevé. La constitution de l’archive En plein effort de reconstruction, le service d’urba- nisme du Grand Berlin (déjà divisé, mais pas encore séparé par le mur) s’efforce de répertorier ce qui reste de la catastrophe qui aura anéanti plus des deux tiers du centre ville. Certes, Berlin est trop grande pour dispa- raître, mais l’ampleur de la destruction est telle que la ville n’a toujours pas retrouvé à ce jour sa population d’avant 1945. La Fruchtstrasse fait partie de ces excep- tions où la destruction aura été « modérée ». En effet, la plupart des bâtiments sont restés debout. Ce 27 mars 1952, Fritz Tiedmann pose donc son trépied sur le trot- toir. Les photos sont faites de telle sorte qu’elles puissent êtres regroupées par deux ou trois sur des fiches. Perdues dans une archive administrative de la RDA, elles vont refaire surface en 2006 quand un autre photographe, Arwed Messner, va les retravailler pour les exposer en 2008 à la Berlinische Galerie. Le traitement numérique des archives permet alors de reconstituer un panorama linéaire de 25 mètres de long. Les bâtiments sont alignés, 1-6 Extraits du panorama de la Fruchtstrasse
TRACÉS n° 04 / 27 février 2013 23 3 4 les perspectives redressées, mais l’illusion de continuité nazisme : les grands du Bauhaus reviennent timidement. n’est pas poussée jusqu’à effacer l’assistant avec sa mire A l’Est, on bâtit le socialisme réel à grands coups de de géomètre qui réapparaît tout au long du panorama, Plattenbau1, ponctué par quelques projets sur-médiati- comme un refrain passant en boucle sur un disque rayé. sés. La Fruchtstrasse croise perpendiculairement un de Le panorama ainsi recomposé est alors complété par ces grands chantiers : la Stalinallee. Œuvre de l’archi- un véritable travail d’archéologie du 20e siècle. Annett tecte Hermann Henselmann, la grande avenue faite sur Gröschner raconte de façon détaillée ce que Tiedmann mesure pour parader, est bordée d’immeubles d’habi- avait photographié. Car au-delà des bâtiments ce jour là, tation monumentaux, inspirés du néoclassicisme sta- c’est un véritable fragment de ville (et de vie) qui est saisi linien. Pour Aldo Rossi (et pas seulement), il s’agira de sur la pellicule. la dernière grande avenue européenne, ou alors du tout Contrairement à Eugène Atget, qui photographiait les premier grand projet postmoderne dans une ville vouée rues du vieux Paris à l’aube, quand elles étaient encore corps et âme à la modernité fonctionnelle. Théâtrale, vides, Tiedmann arrive à une heure où l’activité bat son la Stalinallee est un décor déterminé par un message plein. Les commerces sont ouverts et les livreurs sont à à faire passer. C’est donc à l’ombre de ce haut lieu de l’œuvre. Par ailleurs, l’étude de cette rue résidentielle ne l’architecture symbolique que se déploie la Fruchtstrasse. se limite pas à l’inventaire de ce qui peut être déchiffré sur Partiellement endommagée, elle matérialise le besoin ins- l’image. On y apprend qu’elle fut, avant la guerre, très ani- tantané de vivre. Face au chantier utopique de la ville à mée, avec plusieurs cafés, dont trois au moins fréquentés venir, elle incarne la ville au présent : celle des immeubles par des anarchistes. On monte aussi dans les étages, ou ce à moitié démolis, dont chaque parcelle à l’abri du froid qu’il en reste : Annett Gröschner a su retrouver des cour- et de la pluie sera investie par des habitants revenant de riers d’habitants se plaignant de l’état insalubre de leur l’exode de 1945. Celle des solutions d’urgence, avec la logement, des bordereaux de livraison de commerçants transformation des grands appartements bourgeois en ou encore des actes notariaux. Tout ce qui peut servir au autant de foyers qu’ils en contiennent de pièces (cela, non décryptage du panorama est mis à contribution. Le résul- par esprit de redistribution égalitaire, mais simplement tat est un portrait d’une grande richesse, comme s’il était pour répondre à la pénurie d’espaces abrités). Face aux possible, à partir d’une image, de retrouver l’intégralité chantiers des avenirs radieux, la Fruchtstrasse incarne la des instants vécus dans une rue il y a plus d’un demi-siècle. persistance de la ville effective. Sans nostalgie et sans non plus chercher à sur-esthétiser l’objet sur lequel ils se penchent, les auteurs du projet L’ancêtre de Street View dressent le portrait d’un fragment de ville qui se déploie Plus globalement, ce projet documentaire n’est pas en marge des grands chantiers de la reconstruction. sans rapport avec les nouvelles applications numériques apparues ces dix dernières années pour répertorier les La ville en chantier images des villes. Si le terme Street View n’apparaît dans En 1952, c’est une toute autre bataille qui se livre à aucun des textes du catalogue, cette application condi- Berlin : celle de la reconstruction. Le secteur soviétique tionne la lecture qu’on peut avoir aujourd’hui du pano- et le secteur allié s’affrontent par pelleteuses interpo- rama berlinois. Aux centaines de milliers de kilomètres sées pour savoir lequel de ces deux modèles permettra de mieux reconstruire la ville. A l’Ouest, on s’efforce 1 Panneaux préfabriqués en béton, très utilisés dans les constructions de rapatrier le savoir faire moderne qui avait fui le de logements sociaux en Europe de l’Est
Vous pouvez aussi lire