AUTOUR DU TRAMWAY BERLIN, FRUCHTSTRASSE URBANISME - espazium

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139 e année / 27 février 2013
                                    Bulletin technique de la Suisse romande

DOSSIER

AUTOUR
DU TRAMWAY
Tramway à la française,
le retour du tram à Lausanne,
entretien avec Christian Bernard,
Eugène à Bâle
URBANISME

BERLIN, FRUCHTSTRASSE
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04
« Les Rochers dans le ciel » de Didier Marcel (© Mairie de Paris)

6      LA RENAISSANCE DU TRAMWAY, UN DÉSIR
       DE VILLE ?

10 UN TRAMWAY À LAUSANNE

15 « L’ŒUVRE D’ART DOIT ÊTRE
       MOTIVÉE PAR LE SITE »
       Entretien avec Christian Bernard, directeur de l’aménagement
       artistique du T3 à Paris

21     LA RUE RECONSTITUÉE

5      ÉDITORIAL                               34       AGENDA
26     ICI EST AILLEURS                        36       NOUVEAUX PRODUITS
28     PAGES SIA                               38       DERNIÈRE IMAGE
32     CONCOURS

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                                               TEC21
                                               n° 10/2013 – 01.03.13 | Zollfreie Strasse Basel
                                               «Keine Strasse ist beliebt» | Über fremdes Terrain |
                                               Der Rutschhang Schlipf
                                               n° 9/2013 – 22.02.13 | Verdichten ist …
                                               Vierfach verdichten | Ein Quartier entdeckt sich
                                               ARCHI
                                               n° 1 – janvier 2013 / L’edificio e il suolo
                                               Testi di Berlanda, I & A Ruby
                                               Progetti di Baserga e Mozzetti + Ingegneri Pedrazzini
                                               Guidotti, Bonetti e Bonetti + Bernardoni, Coffari, S &
                                               R Gmür, Könz Molo
                                               SIA : Il 3 marzo è necessario sostenere la revisione
                                               della LPT
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TRACÉS n° 04 / 27 février 2013                              5

                        ÉDITORIAL
        T R A M E T A RT, U N D U O Q U I A L A C OT E

    Perçu à sa création au milieu du 19e siècle comme l’archétype du moyen de transport
en commun moderne, tombé en désuétude dès la Seconde Guerre à cause de ses
équipements vieillissants, le tramway est revalorisé depuis les années 1990 en France.
Après l’avoir jugé archaïque, les autorités publiques en exaltent aujourd’hui les vertus
civiques et écologiques. Elles vantent son accès facilité depuis la rue et le pensent
susceptible de désenclaver les zones périurbaines. Dans l’Hexagone, ce qui n’est pas le
cas en Suisse, ces qualités sont d’autant plus manifestes que chaque nouveau tronçon
de tramway est développé de façade à façade, ce qui permet de requalifier, sur son tracé,
l’espace public dans son ensemble.

   Le renouveau du tram à Strasbourg en 1994, puis la mise en service d’autres lignes
les années qui suivirent, a été accompagné d’une commande publique artistique. Le
projet a fait école dans le pays. Chaque maire d’une grande ville souhaite depuis combi-
ner ses nouvelles lignes de tram avec un projet d’art pérenne dans l’espace public. A tel
point que le mariage tramway / commande publique est devenu une marque française,
si ce n’est une manie. Après Strasbourg, les villes d’Orléans, Nice, Lyon, Montpellier,
Mulhouse ou encore Bordeaux ont fait appel à des artistes pour ponctuer les tron-
çons de leurs nouveaux tramways. La dernière inauguration d’un tel projet remonte
à décembre, à Paris.

   Si le programme parisien, conçu par Christian Bernard, directeur du Musée d’art
moderne et contemporain de Genève (Mamco), est réussi, le mariage se révèle parfois
forcé. On ne peut qu’encourager les autorités publiques à donner une place aux artistes
dans la cité – la ville se fabrique aussi avec l’art. On peut néanmoins regretter que cer-
taines commandes publiques aient été menées de manière maladroite ou trop hâtive.
Cela aboutit à des projets dépourvus d’identité, d’homogénéité. Du reste, dans ces cas-
là, on est souvent mal armé pour faire face au vieillissement des œuvres.

   La France a au moins le mérite de l’expérimentation. En Suisse romande, les pro-
jets qui lient transports en commun et art public existent – Lausanne Jardins a pré-
senté une trentaine de jardins éphémères le long du m2 en 2009, Deidi von Schaewen
a exposé ses photographies monumentales près de la ligne du MOB en 2010. Mais il
est question ici d’éphémère. L’art pérenne peine, lui, a se faire une place aux côtés des
transports en commun. Le tram reliant Cornavin à Bernex a été inauguré il y a plus
d’un an. Cinq œuvres devaient dès lors en ponctuer le parcours. Or, des questions de
timing, de budget et de prolongement de tronçon font que ce projet d’art urbain est
toujours en pourparlers.

   Pauline Rappaz
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6                                                              TRACÉS n° 04 / 27 février 2013

                  LA RENAISSANCE DU TRAMWAY,
                       UN DÉSIR DE VILLE ?
                                        Les nouvelles lignes de tramway fleurissent à
                                       travers toute l’Europe, en Suisse aussi. A Berne,
                                       Genève et Zurich, des extensions de réseaux ont
                                         été mises en service, et Lausanne s’apprête
                                        à accueillir à nouveau ce moyen de transport.
                                         Quels sont les atouts du tramway ? Permet-il
                                       de favoriser l’utilisation des transports publics ?
                                         Permet-il de rendre les centres urbains plus
                                            désirables pour les activités de loisirs
                                                           et l’habitat ?

                                                                 Vincent Kaufmann

D     epuis les années 1980, plus d’une cinquantaine
      de nouveaux réseaux de tramway ont vu le jour à
travers toute l’Europe. La tendance a d’abord été timide,
                                                                 fréquences de passages élevées toute la journée, le soir
                                                                 et le week-end, une douceur de roulement permettant
                                                                 des activités comme lire ou envoyer des sms, des chemi-
puis a suivi un rythme nettement plus soutenu depuis les         nements à pied généralement de qualité pour se rendre
années 2000, au point qu’il n’est sans doute pas exagéré         aux arrêts (du fait des efforts entrepris pour améliorer
de parler de véritable mode. Le phénomène est né en              la qualité de l’espace public), ainsi qu’une mémorisation
France et c’est dans ce pays que le tramway s’est le plus        facilitée du trajet des lignes, grâce aux rails (Kaufmann
développé durant les deux dernières décennies, passant           2000).
de trois réseaux en 1983 – à Lille, Marseille et Saint-             En France, dans de nombreuses agglomérations ayant
Etienne – à une exploitation de 24 réseaux en 2012.              réintroduit le tramway, on note également un accrois-
   Pourquoi un tel engouement ? Le tramway                       sement du nombre d’habitants dans les villes-centres.
« moderne », tel que reconstruit dans de nombreuses              D’une part il apparaît que le tramway favorise les inves-
agglomérations européennes, s’inscrit dans un double             tissements immobiliers en ville grâce à la requalification
mouvement, visant à favoriser l’utilisation au quotidien         des espaces publics qui l’accompagne ; d’autre part il
d’autres moyens de transports que l’automobile, mais             contribue à rendre plus désirable le fait d’habiter en ville,
aussi à requalifier les centres urbains en vue de les rendre     car il permet de limiter la dépendance de l’automobile
plus attrayants à fréquenter et à habiter. Dans la plupart       (Gagnière 2012, Kaufmann 2011).
des villes dans lesquelles il a été réintroduit, le tramway
s’est ainsi accompagné d’importantes requalifications            Les clés du succès
urbanistiques dans les centres, et d’un partage de la voi-          L’effet de l’introduction du tramway sur les usages
rie favorable aux transports publics (Laisney 2011).             est pourtant très variable. Les statistiques d’utilisation
                                                                 des transports publics mettent à jour des différences
Plus d’usagers, plus d’habitants                                 conséquentes suivant les agglomérations considérées.
   Des recherches sur l’introduction du tramway dans             Ainsi, l’accroissement du nombre annuel d’usagers cinq
des réseaux de transports en France montrent que le              ans après la mise en service du tramway sur l’ensemble
tram permet d’augmenter le nombre d’usagers des trans-           du réseau varie entre +18 % et plus de 50 % (fig. 3). Ceci
ports publics. Pour les voyageurs, les atouts du tram-           démontre que les liens entre la hausse de fréquentation
way sont en effet nombreux : une vitesse nettement plus          des transports publics et l’introduction du tramway sont
grande que les bus (généralement plus de 18 km/h), des           loin d’être mécaniques.
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TRACÉS n° 04 / 27 février 2013                                                         7

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   Une série de facteurs ayant trait aux relations entre
l’offre et les dispositions de la population à l’utiliser
expliquent ces différences (Gagnière 2012 ; Beaucire
2006). Le tram circule-t-il à une vitesse commerciale
rapide (plus de 20 km/h, contre 14-16 km/h pour une
vitesse faible) ? La fréquence des passages en journée
est-elle élevée (3-5 min.) ou plutôt faible (8-10 min.) ?
Existe-t-il un réseau de bus complémentaire qui offre de
bonnes fréquences la journée, le soir et le weekend ou
au contraire l’offre des bus ne couvre-t-elle pas l’espace-
temps de l’agglomération ? Le voyageur peut-il bénéficier                                                                            3
d’une place assise la plupart du temps ou la saturation des
lignes empêche-t-elle ce confort ? Les pôles d’échanges
sont-ils de bonne qualité (correspondances quai à quai,
absence de flux routiers sur les lieux de correspondance)
et la fiabilité des services, en termes de respect des
horaires et de suppressions, est-elle assurée ?
   Si les réponses à toutes ces questions sont positives,
les usagers sont en mesure de déployer leurs activités
quotidiennes et leur mode de vie autour de l’utilisation
des transports collectifs, qui jouissent dans ce cas-là en
général d’une excellente image. En revanche, lorsque
l’offre reste perfectible, le tramway n’est que peu appro-
prié par la population et l’image des transports publics
reste mitigé (Kaufmann et al. 2010).                                                           1 Le tramway de Bordeaux (Creative Commons)
                                                                                               2 Le nouveau tramway parisien à la porte d’Ivry
En Suisse… et à Lausanne                                                                         (Creative Commons)
                                                                                               3 L’influence du tramway sur la fréquentation globale
  Dans notre pays, les réseaux de tramways existants                                             des transports collectifs en France (Documents fournis
sont tous « historiques » et il s’agit d’un mode de trans-                                       par l’auteur)
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port beaucoup plus banalisé qu’en France par exemple.
Sa vitesse commerciale se rapproche de celle des bus (les
distances inter-stations sur les réseaux de trams ne sont
pas très différentes de celles des réseaux de bus), et il
se distingue du bus surtout par sa plus grande capacité
de transport et par les avantages de confort procurés
par le rail. En Suisse, les tramways s’inscrivent dans des
contextes urbains où la qualité de l’offre des transports
publics urbains est largement unifiée et permet aux usa-
gers de se rendre à peu près partout. Il en résulte une
utilisation intensive, tout particulièrement à Bâle, Berne
et Zurich, et ceci malgré des vitesses commerciales rela-
tivement faibles (15-18 km/h).
    Du fait de la continuité de la présence du tram-
way dans les villes suisses, ce dernier participe davan-
tage qu’en France à l’identité urbaine, mais il n’a en
revanche pas une image de mode de transport très                                                                                                                                4
moderne, notion importante pour la valorisation des
transports en commun (Kaufmann 2000). En Suisse,
le tram est un ingrédient parmi d’autres dans un sys-
tème de transports publics urbains comprenant aussi
des réseaux de bus et de trains (régionaux et de plus en
plus souvent RER). De ce fait, son effet spécifique sur
les stratégies de localisation résidentielles est moins net
que dans des agglomérations françaises (Pattaroni et
al. 2010).
    Lausanne sera la première ville Suisse à réintroduire
le tramway ex nihilo1 : il s’agira d’un tramway à voie nor-
male et un soin particulier sera porté aux aménagements
urbains. En clair, il s’agira à maints égards du premier
tramway « à la française » de Suisse. Le suivi de ses effets
sera donc particulièrement instructif. Affaire à suivre…
                                                                                                                                                                                5
Vincent Kaufmann est professeur d’analyse des mobilités
et secrétaire général de la Communauté d’études
pour l’aménagement du territoire (CEAT) à l’EPFL.

1 Le dernier tramway historique y a cessé son activité en 1964 (n.d.l.r.).

Bibliographie
[1] Beaucire F. (2006), Transports collectifs urbains : quelle contribution au
    développement urbain durable et par quels moyens ?, Paris, Institut Veolia
    Environnement, 49 p.
[2] Gagnière V. (2012), « Les effets du tramway sur la fréquentation du transport
    public. Un bilan des agglomérations françaises de province », Revue
    Géographique de l’Est [en ligne], vol. 52 / 1-2
[3] Kaufmann V. (2000), Mobilité quotidienne et dynamiques urbaines –
    la question du report modal, PPUR, Lausanne                                                                      4 Le tramway à Marseille (Creative Commons)
[4] Kaufmann V. (2011), Re-thinking the City, EPFL Press/Routledge, Lausanne/                                        5 A Bordeaux, les lignes de tramway mettent en œuvre,
    London                                                                                                             sur une partie importante du réseau, une technique
[5] Kaufmann V., Tabaka K., Louvet N. et Guidez J.-M. (2010), Et si les Français                                       d’alimentation électrique par le sol. Ce système
    n’avaient plus seulement une voiture dans la tête ?, CERTU, Lyon                                                   d’alimentation nécessite un troisième rail situé à
[6] Laisney F. (2011), Atlas du tramway dans les villes françaises, Editions                                           mi-distance des deux autres. Cette solution aura
    Recherches, Paris                                                                                                  permis de supprimer la ligne d’alimentation électrique
[7] Pattaroni L., Thomas M.-P. et Kaufmann V. (2010), « Habitat urbain durable                                         aérienne dans la partie historique de la ville.
    pour les familles », Cahier du LaSUR n° 17, EPFL, Lausanne                                                         (Creative Commons)
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10                      TRACÉS n° 04 / 27 février 2013

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     UN TRAMWAY À LAUSANNE
            La nouvelle ligne de tramway lausannoise t1,
           qui relie dans un premier temps Renens-Gare
           au Flon et dont la mise en service est prévue
          en 2018, est l’une des mesures phares du projet
             d’agglomération Lausanne-Morges (PALM).
             Axe structurant, il doit accompagner, voire
           précéder, l’extension vers l’ouest du centre de
           Lausanne. Le tram devient ainsi, comme dans
          de nombreuses villes européennes, un véritable
                 outil d’aménagement du territoire.

                          Cedric van der Poel
TRACÉS n° 04 / 27 février 2013                                                                                 11

                                                                                                                                                           2

                                                                                                                         1 Future station « Galicien » du tram t1 (Image de
                                                                                                                           synthèse Architram SA)
                                                                                                                         2 Carte des axes forts du futur « réseau-T » (Image TL)

S    i certains exemples récents peuvent laisser penser
     le contraire, la transformation des villes connaît
son propre rythme, plus ou moins lent selon le contexte
                                                                      agglomérations2. La Suisse ne déroge pas à la règle. La poli-
                                                                      tique d’agglomération de la Confédération est issue d’un
                                                                      constat bien connu maintenant, celui de l’exode urbain,
économique, social, politique et idéologique, fait de                 de la suburbanisation et des problèmes de transports et
soubresauts, d’inerties, d’accélérations, d’abandons                  d’environnement. Mise sur pied en 2001, elle vise, dans
et de redécouvertes. L’histoire du tramway, et plus                   ses grandes lignes, à soutenir l’attractivité économique des
précisément celui de Lausanne, est un bon exemple de                  zones urbaines, à assurer aux habitants de ces dernières
ce développement urbain par à coups.                                  une qualité de vie élevée, à maintenir un réseau polycen-
   C’est à la fin du 19e siècle que naissent les tramways             trique de villes et d’agglomérations et à limiter l’exten-
lausannois. Le premier réseau, formé de six lignes, s’éten-           sion territoriale des zones urbaines en favorisant le déve-
dait sur une longueur de 7,2 km et couvrait la ceinture               loppement de l’urbanisation à l’intérieur d’un périmètre
historique de la ville, la ceinture « Pichard ». Il reliait aussi     délimité. Pour concrétiser et mettre en œuvre cette poli-
les quartiers extérieurs à la gare CFF ou à Saint-François.           tique fédérale, les Cantons et les agglomérations ont pu
Ce réseau connaît son apogée en 1933 avec 66,2 km des-                déposer en 2007 des projets d’agglomérations de première
servis. C’est à partir des années 1930 qu’il va être petit à          génération sur le thème « transports et urbanisation ». 26
petit démantelé pour laisser la place aux trolleybus consi-           projets ont satisfait aux critères d’appréciation et ont reçu
dérés comme plus adaptés à la typologie lausannoise – ils             des ressources financières provenant d’un fonds d’infras-
permettent une vitesse plus soutenue sur les fortes pentes            tructure fédéral. Le projet d’agglomération Lausanne-
– et surtout compatibles avec l’essor important de l’auto-            Morges première génération en fait partie. Tablant sur une
mobile. C’est l’exposition nationale de 1964 et ses aména-            croissance démographique de 70 000 habitants et 43 000
gements routiers qui enterre la dernière ligne reliant alors          emplois d’ici à 2030, le PALM s’est donné quatre objec-
Renens à la Rosiaz en passant par St-François.                        tifs qui, soit dit en passant, se retrouvent dans presque
                                                                      tous les projets d’agglomération première génération :
Un tram d’agglomération                                               le développement d’un milieu urbanisé plus compact, la
   Ironie de l’histoire, c’est sur un tronçon presque simi-           concentration du bâti aux endroits bien desservis par des
laire que le tramway va faire son grand retour dans la                transports publics, la mixité fonctionnelle des affectations
capitale vaudoise. Comme le soulignent plusieurs auteurs1,
le renouveau des lignes de tramway en Europe est étroi-               1 Belinda Redondo, « Tramway et territoire : quel urbain en perspective ? », Revue
tement lié à l’émergence de l’agglomération en tant                     Géographique de l’Est [en ligne], vol. 52 / 1-2, 2012 ; Jacques Stambouli, « Les
                                                                        territoires du tramway moderne : de la ligne à la ville durable », Développement
qu’échelle urbaine ; il devient ainsi l’une des pièces maî-             durable et territoires [en ligne], Dossier 4, 2005
tresses des grands projets urbains, « l’épine dorsale » des           2 Belinda Redondo, ibid.
12                                                                              TRACÉS n° 04 / 27 février 2013

                                                                                               3

     « LE PROJET ROMPT RADICALEMENT AVEC LE PASSÉ »
     Christophe Jemelin, responsable de projets aux Transports lausan-            C. J. : C’est une technologie de plus, certes, mais dans la logique
     nois pour le développement et la planification de l’offre, explique le       d’offrir le meilleur rapport coût / efficacité en fonction de la de-
     choix de réintroduire le tram à Lausanne, un demi-siècle après avoir         mande actuelle et future. Le projet de prolongement de la ligne de
     dit « adieu aux trams » et notamment à la dernière ligne, qui reliait        tram de Renens à Villars-Ste-Croix va être étudié cette année déjà,
     Renens à La Rosiaz.                                                          et à moyen, voire à long terme nous pouvons imaginer même un
                                                                                  réseau à l’est et au nord de l’agglomération. Par ailleurs, l’écarte-
                                                                                  ment des voies du tram est compatible avec le m1.
     TRACÉS : En 2018, 54 ans après le remplacement du dernier tram
                                                                                  T : Tablez-vous sur une nette augmentation de fréquentation des
     par un trolleybus, Lausanne va à nouveau inaugurer une ligne de
                                                                                  transports publics par rapport au trafic individuel motorisé ? C’est-
     tramway. Pourtant, vous insistez sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une
                                                                                  à-dire sur une stagnation, voire une diminution du trafic motorisé
     renaissance ou d’un « retour » du tram à l’ancienne, mais d’un projet
                                                                                  malgré l’augmentation de la population et des gens qui transitent
     véritablement nouveau1.
                                                                                  en ville ?
     Christophe Jemelin : A l’époque, les tramways lausannois étaient
                                                                                  C. J. : Le projet d’agglomération Lausanne-Morges prévoit une aug-
     en majorité à simple voie, et avec une faible capacité à cause de la
                                                                                  mentation de l’utilisation des transports publics de 44 % à l’heure
     pente, on ne peut donc pas comparer le réseau lausannois ancien
                                                                                  de pointe d’ici 2020. Les tendances actuelles sont déjà significa-
     avec ceux de Berne, Bâle ou Zurich qui ont été conservés. C’est pour-
                                                                                  tives avec l’essor du m2, puisque la circulation automobile a baissé
     quoi le projet actuel rompt radicalement avec le passé : il s’agit d’une
                                                                                  de 13 % au centre ville entre 2005 et 2010.
     ligne à double voie presque entièrement séparée physiquement des
     voitures, avec des rames à plancher bas de 40 m pouvant accueillir                                                           Propos recueillis par AHO
     jusqu’à 300 passagers et une vitesse de pointe de 65 km/h.
     T : Concrètement, on va construire une seule ligne de 4,6 km, contre
     un réseau de 66,2 km en 1933 ! Pourquoi avoir choisi de réintroduire         1 En décembre 2012, Christophe Jemelin a participé, avec Vincent Kaufmann
     ce moyen de transport à Lausanne si c’est uniquement pour une                  et Eugène, à une table ronde sur « La renaissance du tramway. Désir de
     ligne ? N’est-ce pas compliquer le réseau dans son ensemble, et                ville ? », dans le cadre de la série de débats Urbanités organisée par la SIA
     pousser l’offre multimodale à son excès ?                                      Vaud au Forum d’architectures de Lausanne, en collaboration avec TRACÉS.

                                                                                                                                      3 En 1990, dans le cadre d’un article consacré à l’histoire
                                                                                                                                        des tramways à Lausanne, Ingénieurs et architectes
                                                                                                                                        suisses, l’ancêtre de TRACÉS, a publié ce dessin paru
                                                                                                                                        à l’origine dans la Gazette de Lausanne en janvier
                                                                                                                                        1961. (« Où sont passés les tramways ? », IAS n° 17,
                                                                                                                                        8 août 1990)
                                                                                                                                      4 Vue du Flon et des Côtes de Montbenon avec la
                                                                                                                                        nouvelle rampe routière et un nouveau rond-point
                                                                                                                                        derrière le Palais de justice. Sous la route, le projet
                                                                                                                                        lauréat pour la Maison du livre et du patrimoine
                                                                                                                                        du bureau d’architectes Federico-Villat. (Document
                                                                                                                                        Federico-Villa Architecture)
                                                                                                                                      5 Vue sur le Grand-Pont et Bel Air, carte postale
                                                                                                                                        d’époque (Photo DR)
                                                                                                                                      6 Tramway à la place du Tunnel, en 1951 (Photo M. D.
                                                                                                                 4                      Guyer)
5                                                                                   6

et la valorisation des sites ayant une valeur architecturale,                           les commerçants du centre ville. Les contestations se
culturelle et naturelle.                                                                concentrent également autour du nouveau tronçon rou-
    Pour y répondre, les autorités concernées ont notam-                                tier Vigie-Gonin, dont l’existence semble plus tenir de la
ment misé sur les transports publics, projetant un réseau                               volonté de ménager le chou et la chèvre que de celle de
– le « réseau-t » – basé sur des « axes forts »3 qui relieront                          réellement vouloir repenser la manière de se déplacer en
les communes de l’est lausannois et celles de l’ouest en                                ville. La mise en place des axes forts voulus par les auto-
passant par le centre-ville (fig. 2). Ce réseau se fera en plu-                         rités pose indiscutablement la question de la circulation
sieurs étapes. La première comprend un tronçon du nou-                                  automobile en ville. Cette problématique mérite plus
veau tramway (t1) ainsi que cinq tronçons de ligne du bus                               qu’une simple mesure d’accompagnement.
« à haut niveau de service »4 dans l’est et l’ouest de l’agglo-
mération et en ville de Lausanne. Le premier tronçon du                                 L’urbanisme du tramway
tramway (t1) devra relier dès 2018 Renens-Gare à la Place                                  Mais, au-delà des questions purement locales que peut
de l’Europe, au Flon, desservant huit arrêts dans des quar-                             engendrer ce projet, il souligne l’importance prise par
tiers qui connaîtront pour certains de profonds renouvel-                               les transports publics et notamment par le tramway dans
lements (l’ancien site des abattoirs de Malley, par exemple)                            le renouvellement du territoire. Il n’est plus considéré
et pour d’autres une forte densification. Le choix de cet                               comme un simple moyen de transport, mais il acquiert
axe structurant n’est pas sans conséquences sur le reste du                             une plurifonctionnalité. Il devient l’outil incontournable
réseau, notamment parce qu’il nécessite, selon les autori-                              des autorités dans leur projet de revalorisation des villes.
tés, la piétonisation du haut de la rue de Genève, au Flon.                             Comme le souligne Belinda Redondo, les projets de tram-
La crainte d’un report du trafic automobile sur le Grand-                               way prennent appui sur les différentes échelles urbaines.
Pont, incompatible avec la mise en place de lignes de bus                               Il participe à la restauration des centres-villes et veut
à haut niveau de service, a entraîné le choix de fermer ce                              redonner de la place au citadin. A l’échelle de l’agglomé-
dernier à la voiture, sur un tronçon allant de Chauderon à la                           ration, il est le vecteur principal de la nouvelle morpho-
place St-François. Enfin, afin d’éviter la surcharge de trafic                          logie urbaine qui voit s’étendre le centre des villes et se
sur la petite ceinture lausannoise que provoqueraient les                               créer des polarités périphériques fortement desservies
choix précédents, une nouvelle route reliant la rue de Vigie                            par les transports publics.
à l’avenue Jules-Gonin, près de Montbenon, accompagne                                      Sans nier les apports indéniables de ce mode de trans-
cette grande refonte des transports publics lausannois.                                 port sur la fabrique de la ville d’aujourd’hui, il est toute-
    Mise en consultation l’été dernier, cette première                                  fois permis de questionner l’engouement des autorités
partie du « réseau-t » ne fait pas l’unanimité. Si la réin-                             pour le tramway. Nombreux sont les exemples où il a ren-
sertion du tramway en ville de Lausanne semble acquise,                                 forcé les disparités spatiales en créant des quartiers bien
la piétonisation d’une partie de la route de Genève et                                  desservis et d’autres qui le sont moins. Il peut également
du Grand-Pont est largement contestée, notamment par                                    générer des phénomènes de muséification et de gen-
                                                                                        trification quand son arrivée au centre-ville est accom-
                                                                                        pagnée d’une piétonisation radicale. S’il est indéniable
3 Le PALM définit les « axes forts » comme « des lignes de transport public
  performantes qui bénéficient de voies réservées et de la priorité aux carrefours,     que le tramway participe à l’élaboration d’une certaine
  leur assurant ainsi une régularité dans les cadences et une vitesse d’exploitation    forme d’urbanisme, il ne peut et ne doit pas être consi-
  supérieure à celles d’aujourd’hui », réseau-T, n° 1, septembre 2010                   déré comme un simple outil d’embellissement. Le tram-
4 Les bus à haut niveau de service sont des lignes exploitées comme des tramways,
  circulant majoritairement sur des voies réservées et bénéficiant de la priorité aux   way doit faire parti d’un plan global de redéploiement
  carrefours. Ils ne s’arrêtent ainsi que pour prendre ou déposer des voyageurs.        des transports en commun, c’est sa condition de réussite.
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                      L’ŒUVRE D’ART
              DOIT ÊTRE MOTIVÉE PAR LE SITE
                                       Longtemps banni des villes, le tramway a fait son
                                       grand retour dans Paris intra-muros, après 70 ans
                                      d’absence, avec l’inauguration en 2006 du tramway
                                         des Maréchaux sud, l’actuel T3. Son extension,
                                        du côté est de la ville, a quant à elle été mise en
                                         service en décembre dernier, trois ans après le
                                      début des travaux. Le parcours de ce prolongement,
                                         long de près de 15 km, est ponctué par autant
                                      d’installations artistiques pérennes, dont certaines
                                       requalifient entièrement leur site d’implantation.

                                          Christian Bernard, propos recueillis par Pauline Rappaz

A     près avoir chapeauté le volet artistique de
      l’extension du tram à Strasbourg en 2000,
Christian Bernard, en sa qualité de directeur du Musée
d’art moderne et contemporain de Genève (Mamco),
s’est vu confier la direction artistique de l’une des plus
ambitieuses commandes publiques d’Europe dans le
domaine de l’art. Rencontre.

    TRACÉS : L’extension du tram, longue de 14,5 km,
comprend 26 stations et 15 œuvres. Comment en avez-
vous choisi les sites d’implantation ?
    Christian Bernard : Je n’ai pas travaillé en fonction
des stations, mais j’ai proposé un scénario global, une
méthode. Avec le comité d’experts que j’ai constitué,
nous avons enquêté sur l’ensemble du parcours pendant
près d’une année. Nous avons demandé à prendre des
cours sur l’histoire de Paris, notamment sur les HBM, ces
immeubles en brique qui se trouvent là où se dressaient                                                                                                     1
les fortifications. Au fur et à mesure de ces apprentissages,
nous nous sommes intéressés à des sites en particulier.
Nous avons choisi la Porte Dorée et le parc de la Butte
du Chapeau-Rouge, construit à l’entre-deux-guerres, pour
leur histoire. C’est dans ce parc que Jean Jaurès a tenu en
mai 1913 un grand discours pacifiste, un an avant d’être
assassiné. L’œuvre de Bert Theis (fig. 1), qui est partie de
l’idée du signe de la paix en imaginant deux bancs blancs,
entre en résonance avec cet événement. Cette intervention
est celle qui a le plus explicitement valeur de monument.

   Certaines œuvres qui ponctuent le parcours du T3
font justement appel au souvenir, d’autres sont fonc-                                            1   « 2 5 5 1 9 1 3 » de Bert Theis (Photo Marc Domage)
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tionnelles. Certaines se déploient dans l’horizontalité,                Nous avons dû expliquer et vendre le projet à plus
d’autres dans la verticalité. Certaines sont monumen-               de 250 personnes – maires, architectes, paysagistes, la
tales ou refondent totalement le site alors que d’autres            RATP, la Mission Tramway, le Service transport Ile-de-
sont très discrètes. On pourrait reprocher au projet un             France –, soit l’ensemble des ingénieurs qui construisent
manque d’homogénéité, d’identité ?                                  le tram... La plupart du temps, les gens qui sont en charge
    Seule une partie des projets formulés ont été réalisés.         de commandes publiques artistiques sont très mal per-
Nous avons dû renoncer à certaines propositions, pour des           çus car ils empêchent les ingénieurs de faire leur travail.
raisons techniques ou financières. D’autres n’ont été réa-          Les aménagements urbains sont des processus tellement
lisées que partiellement, pour les mêmes raisons. Parfois,          complexes que tout ce qui vient ajouter de la difficulté
d’un site qui devait être repensé dans l’ensemble ne sub-           sans avoir de légitimité d’usage est perçu comme quelque
siste que le signal. Et puis, certaines installations répondent     chose que les élus nous imposent. Dans le cas de l’exten-
aussi à des demandes : la Régie autonome des transports             sion du T3, nous avons eu la chance d’être partie inté-
parisiens (RATP) nous a par exemple demandé de recon-               grante du processus très tôt, sans avoir besoin de nous
sidérer les stations de la Porte de la Villette et du Cours de      faire notre place, de nous imposer. Personne ne songeait
Vincennes. Autre exemple, la station de la Porte d’Auber-           à nous remettre en cause – les sceptiques se disaient que
villiers a été entièrement repensée, sur une demande de             de toute façon nous n’y arriverions jamais. Pour que la
la Ville. L’artiste Katinka Bock a réalisé une pièce monu-          commande publique fonctionne, pour que le processus
mentale exceptionnellement forte et belle (fig. 3). C’est une       ne s’enraye pas, il faut mettre beaucoup d’atouts de son
sculpture, mais avec tous les usages que cela suppose. Cette        côté, mais cela nécessite aussi une certaine continuité
intervention est une réussite exemplaire.                           politique. A Strasbourg, un dixième du projet n’est tou-
                                                                    jours pas réalisé... Le processus a été arrêté du jour au
   Comment mener à bien une commande publique                       lendemain à la suite d’élections municipales. Les élus
d’une telle envergure, qui touche cinq arrondissements              ont beaucoup de peine à prendre en charge l’héritage de
de Paris et une dizaine de communes riveraines ?                    leurs prédécesseurs.
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                                                                                                          2   Le parcours artistique du tramway parisien, avec
                                                                                                              les œuvres de Bert Theis (10), Katinka Bock (15)
                                                                                                              et Anita Molinero (13) (Illustration Oislaeger)
                                                                                                          3   « La Grande Fontaine » de Katinka Bock
                                     2                                                                        (© Mairie de Paris)

    En parlant d’héritage : en tant que directeur artistique            La récente polémique sur la restauration des
de l’extension du T3, comment avez-vous procédé en                   colonnes de Daniel Buren dans la cour du Palais Royal
regard de ce qui avait déjà été fait sur le tronçon sud de           relance la question de l’entretien de l’art dans l’espace
la ligne, dont la direction artistique a été assurée par Ami         public. Certaines œuvres de la seconde ligne du tram à
Barak et qui est ponctuée par neuf œuvres ?                          Strasbourg connaissent aussi des problèmes de conserva-
    Nous avons procédé par analyse critique. Plusieurs               tion. L’art qui se trouve dans l’espace urbain n’est-il pas
pièces ne fonctionnent pas bien, souvent à cause des                 soumis à un régime d’abandon ?
artistes eux-mêmes d’ailleurs – la pièce de Bertrand                    Je ne crois pas qu’on puisse décrire les choses dans ces
Lavier par exemple est très réussie, mais trop fragile               termes-là, même si je le comprends d’un point de vue
techniquement. Nous avons essayé de retenir les leçons               extérieur. Les acteurs du monde de l’art n’ont qu’une
de ce qui avait été fait. Mais je ne critique pas mes pré-           idée extrêmement faible de ce qu’est la réalité de l’es-
décesseurs. A Paris comme à Strasbourg, je suis arrivé               pace urbain : les réalités sociologiques, humaines, éco-
second : les choses m’ont donc été facilitées, j’ai eu davan-        nomiques échappent au plus grand nombre d’entre eux.
tage de temps à ma disposition et j’ai pu apprendre grâce            L’espace urbain est extrêmement violent, tout y subit
à ce qui avait été fait avant.                                       une obsolescence accélérée, pas seulement les œuvres.
                                                                     La question n’est donc pas celle de l’œuvre d’art, mais de
   En France, il existe une loi dite du « 1 % artistique » : 1 %     la nature des matériaux. L’action publique en général est
du budget injecté dans la construction de certains établisse-        aujourd’hui politiquement beaucoup plus portée à finan-
ments publics doit être destiné à l’art. Pour l’extension du         cer de l’événement, du ponctuel, du réversible. Elle ne
T3, quel pourcentage du budget a été réservé à l’art public ?        sait pas gérer du durable facilement. La maintenance des
   Cette loi ne s’applique pas aux constructions de tram-            œuvres dans l’espace public est un problème pour toutes
ways. Le coût total de l’extension du T3 s’élève à 800 mil-          les œuvres, pas seulement pour l’art contemporain. Les
lions d’euros, et 11,5 millions ont été destinés à l’art, ce         collectivités territoriales sont mal armées pour ce genre
qui n’est pas si mal.                                                de processus.
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   Le monument ou la sculpture sont des interventions            mais plus durable. Et puis cela pacifie les flux parce
privées dans l’espace public, est-ce légitime ? Comment          qu’on les sépare : on élargit les trottoirs, on construit
imposer des œuvres à des gens qui n’ont pas forcément            des pistes cyclables, on rétrécit les voies routières, on
envie d’aller vers l’art ?                                       déploie la bande verte du tram. La rue garde la même
   L’espace urbain est privatisé par le commerce, la publi-      dimension, mais paraît pourtant plus large, plus aérée.
cité, les enseignes. Je ne dis pas que c’est un mal ou un        Sur les Maréchaux sud, là où a été réalisé le premier
bien, mais c’est un fait. L’œuvre d’art, par opposition à        tronçon du tram, les magasins qui font l’angle ne mettent
cet ensemble de signaux privés, est perçue comme une             plus leur entrée dans la perpendiculaire mais sur le bou-
privatisation excessive et illégitime de l’espace urbain,        levard. Cela redonne de la vie à des zones qui s’étaient
comme l’expression d’une subjectivité qui n’a pas lieu           repliées sur les rues adjacentes. Je déplore que ce déve-
d’être. C’est un paradoxe. Il existe un décalage et un pro-      loppement de façade à façade ne se fasse pas aussi pour
blème de conscience entre les différents acteurs. Tout le        les nouveaux trams en Suisse.
monde se sent propriétaire de l’espace public.
                                                                     L’art aux 20e et 21e siècles adopte souvent une pos-
   Comment résoudre le problème de cette multiplicité            ture expérimentale, voire transgressive. L’art dans
des publics ? L’espace urbain appartient à la fois à tout le     l’espace public peut-il aussi jouer cette carte, c’est-à-dire
monde et à personne.                                             être moins précieux, moins beau, moins propre que l’art
   Il n’y a que des usagers, pas de publics – excepté les        d’avant ?
touristes qui sont effectivement là pour voir. Il faut pro-          C’est une question intéressante mais je ne me la pose
poser des objets qui soient acceptés pour eux-mêmes,             pas dans ces termes. Si j’accepte la responsabilité de
qui ne présupposent pas une connaissance de l’art, et            conduire une opération de commande publique dans
spécialement de l’art contemporain. Le but n’est pas de          l’espace urbain, je ne me pose pas la question d’une
créer un rapport d’autorité, de domination. Il faut évi-         quelconque transgressivité. Poser de l’art dans l’espace
ter de présenter des œuvres qui toisent le passant ou            urbain, c’est de toute façon transgresser beaucoup de
qui soient trop énigmatiques. Mettre des énigmes dans            tabous qui sont plus ou moins fondés. Je ne crois pas par
la rue, c’est de l’arrogance d’un milieu contre un autre,        exemple qu’il faille mettre de l’art partout. Dans le cadre
c’est de la lutte de classes à l’envers. Mais en même temps      démocratique suffisamment acceptable qu’est le nôtre, je
les artistes doivent jouer un rôle dans la cité, dans l’es-      joue le jeu de la démocratie. Si on me fait une commande,
pace urbain. Comment faire pour concilier cela avec une          je ne vais pas aller à son encontre. J’accepte de prendre
non-attente de l’usager ? L’œuvre présente dans l’espace         cette responsabilité, de considérer démocratiquement
urbain, en plus de ne pas présupposer l’acquis culturel,         l’horizon de réception, je refuse d’être arrogant.
doit autant que possible comporter une valeur d’usage et
être motivée par le site, de manière pas forcément expli-           Vous dites être contre le fait de mettre de l’art partout.
cite. C’est le cadre théorique dans lequel je m’efforce de       Or, en France, depuis le tramway de Strasbourg en 1994,
me tenir lorsque je dois mettre en place un tel projet.          chaque nouveau tram est accompagné d’un projet d’art
                                                                 public. Est-ce un tic ?
    Dans l’Hexagone, les nouveaux parcours de tram-                 C’est en tous les cas une marque de la culture fran-
way sont implantés de façade à façade. Quels en sont             çaise, on ne trouve pas cela ailleurs. Il y a des choses que
les bénéfices ?                                                  je trouve réussies, d’autres moins. A Nice, ils s’en sont
    Ce type d’implantation permet de requalifier tout le         par exemple bien tirés, le projet contribue à donner de
sillon concerné, de redistribuer les flux, de changer les        la plus-value au tramway. Parfois, cela ne suffit pas de
matériaux, de refaire à neuf le souterrain. C’est coûteux        faire un bon parcours de tram, mais il est aussi nécessaire
d’avoir des ponctuations. Non, il n’y a pas trop d’art dans
l’espace public. La France était très en retard dans ce
domaine. Elle a mis en place des projets avec un volon-
tarisme parfois maladroit, avec des expériences parfois
négatives, mais c’est inévitable. J’ai moi-même fait des
commandes publiques dont je ne suis pas du tout fier,
je manquais de recul et d’expérience. Sans se renier, les
artistes doivent trouver le moyen de faire leur travail,
mais dans le contexte spécifique de l’espace urbain. Cela
suppose évidemment des discussions, la rue n’est pas la
cour de récréation des artistes. Il faut trouver un cercle
de réception qui est celui des gens vrais, c’est-à-dire des
gens qui sont les usagers de cette partie-là de la ville.
Il est de la responsabilité des pouvoirs publics de faire
une place aux artistes dans la cité. Que cette place ne
soit pas disproportionnée est souhaitable. Mais elle l’est
peut-être dans le cas du Palais Royal, nous en parlions
tout à l’heure. Je me suis battu pour l’œuvre de Buren à
l’époque. Aujourd’hui, je me demande si c’est sensé de
l’avoir réalisée, je suis plus sceptique. La réussite d’une
œuvre dans l’espace public ? C’est quand on ne la voit
plus, parce qu’elle fait tellement partie de l’ensemble. Qui
regarde les statues sculptées sur le bas des immeubles ?
J’aime quand l’œuvre implantée dans l’espace urbain fait
partie de l’ordinaire.

  Une exposition autour du tramway à Genève
  Directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève
  (Mamco), Christian Bernard a souhaité documenter le processus
  d’extension du tramway T3 de Paris d’une manière distancée. Il a fait
  appel à quatre artistes de cultures diverses, qui ont posé pendant
  autant d’années un regard « exotique », c’est-à-dire non parisien, sur le
  chantier du tramway. Mohamed Bourouissa s’est intéressé, par le tru-
  chement de la photographie, aux figures qui allaient disparaître – des
  ouvriers et des familles vivant en marge du chantier. Chourouk Hriech
  a traduit le quotidien des travaux en réalisant au feutre des dessins
  en noir et blanc d’un onirisme touchant. Yvan Salomone et Lu Hao
  ont documenté le développement du tramway à l’aide de la peinture.
  La ligne claire des peintures sur soie de Lu Hao subjugue. L’artiste
  chinois a utilisé plus de 20 mètres de soie pour réaliser ses œuvres.
  Toutes les créations issues de cette observation longue de quatre
  ans sont visibles au Mamco dans le cadre d’une exposition-document
  sur l’extension du T3, montrée avant cela à Paris. L’exposition se veut
  didactique et présente aussi, à coup de vidéos, affiches, textes et pho-
  tographies, les 15 installations pérennes qui ponctuent le parcours du
  tramway, les projets éphémères, ceux qui n’ont pas été retenus et ceux
  qui n’ont pas été réalisés pour des raisons techniques ou financières.

  Retour du monde. Commandes publiques autour du tramway de Paris
  Musée d’art moderne et contemporain, Genève
  Jusqu’au 5 mai 2013, www.mamco.ch
TRACÉS n° 04 / 27 février 2013            21

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LA RUE RECONSTITUÉE
    En partant de photographies topographiques
      réalisées à Berlin-Est en 1952, les auteurs
  du projet Berlin, Fruchtstrasse am 27. März 1952,
  parviennent à dresser un portrait architectural,
 économique et social d’une rue allemande d’après-
  guerre. Arwed Messmer et Annett Göschner font
   bien plus que ressortir des documents oubliés.
     Leur lecture attentive de diverses archives,
   complétée par une recherche pluridisciplinaire,
     crée les conditions pour une nouvelle façon
            d’appréhender et de comprendre
     la ville, à partir de son évolution historique.

                  Christophe Catsaros
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S    i ces photographies à caractère informatif se
     présentent aujourd’hui dans un contexte différent
de celui pour lequel elles ont été réalisées, le projet
berlinois ne tombe pas pour autant dans la catégorie
des détournements. Entre l’action du photographe
mandaté en 1952 pour répertorier les bâtiments de la
ville et le travail final du duo qui ressort de l’oubli les
fiches cadastrales, il y a une continuité d’intentions.
Il ne s’agit pas d’une redécouverte, comme ça a été le
cas pour le travail photographique d’Arnold Odermatt,
ce policier du canton de Nidwald dont les images
techniques d’accidents de la route se sont retrouvées
du jour au lendemain exposées dans des musées d’art
contemporain. Le projet berlinois, lui, est certainement
plus en phase avec le geste documentaire initial. Avec
Berlin, Fruchtstrasse, nous aurions plutôt affaire à une
recherche ressuscitée : une exploration qui reprend et
complète un travail documentaire inachevé.

La constitution de l’archive
   En plein effort de reconstruction, le service d’urba-
nisme du Grand Berlin (déjà divisé, mais pas encore
séparé par le mur) s’efforce de répertorier ce qui reste
de la catastrophe qui aura anéanti plus des deux tiers du
centre ville. Certes, Berlin est trop grande pour dispa-
raître, mais l’ampleur de la destruction est telle que la
ville n’a toujours pas retrouvé à ce jour sa population
d’avant 1945. La Fruchtstrasse fait partie de ces excep-
tions où la destruction aura été « modérée ». En effet, la
plupart des bâtiments sont restés debout. Ce 27 mars
1952, Fritz Tiedmann pose donc son trépied sur le trot-
toir. Les photos sont faites de telle sorte qu’elles puissent
êtres regroupées par deux ou trois sur des fiches. Perdues
dans une archive administrative de la RDA, elles vont
refaire surface en 2006 quand un autre photographe,
Arwed Messner, va les retravailler pour les exposer en
2008 à la Berlinische Galerie. Le traitement numérique
des archives permet alors de reconstituer un panorama
linéaire de 25 mètres de long. Les bâtiments sont alignés,                                       1-6 Extraits du panorama de la Fruchtstrasse
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les perspectives redressées, mais l’illusion de continuité         nazisme : les grands du Bauhaus reviennent timidement.
n’est pas poussée jusqu’à effacer l’assistant avec sa mire         A l’Est, on bâtit le socialisme réel à grands coups de
de géomètre qui réapparaît tout au long du panorama,               Plattenbau1, ponctué par quelques projets sur-médiati-
comme un refrain passant en boucle sur un disque rayé.             sés. La Fruchtstrasse croise perpendiculairement un de
Le panorama ainsi recomposé est alors complété par                 ces grands chantiers : la Stalinallee. Œuvre de l’archi-
un véritable travail d’archéologie du 20e siècle. Annett           tecte Hermann Henselmann, la grande avenue faite sur
Gröschner raconte de façon détaillée ce que Tiedmann               mesure pour parader, est bordée d’immeubles d’habi-
avait photographié. Car au-delà des bâtiments ce jour là,          tation monumentaux, inspirés du néoclassicisme sta-
c’est un véritable fragment de ville (et de vie) qui est saisi     linien. Pour Aldo Rossi (et pas seulement), il s’agira de
sur la pellicule.                                                  la dernière grande avenue européenne, ou alors du tout
    Contrairement à Eugène Atget, qui photographiait les           premier grand projet postmoderne dans une ville vouée
rues du vieux Paris à l’aube, quand elles étaient encore           corps et âme à la modernité fonctionnelle. Théâtrale,
vides, Tiedmann arrive à une heure où l’activité bat son           la Stalinallee est un décor déterminé par un message
plein. Les commerces sont ouverts et les livreurs sont à           à faire passer. C’est donc à l’ombre de ce haut lieu de
l’œuvre. Par ailleurs, l’étude de cette rue résidentielle ne       l’architecture symbolique que se déploie la Fruchtstrasse.
se limite pas à l’inventaire de ce qui peut être déchiffré sur     Partiellement endommagée, elle matérialise le besoin ins-
l’image. On y apprend qu’elle fut, avant la guerre, très ani-      tantané de vivre. Face au chantier utopique de la ville à
mée, avec plusieurs cafés, dont trois au moins fréquentés          venir, elle incarne la ville au présent : celle des immeubles
par des anarchistes. On monte aussi dans les étages, ou ce         à moitié démolis, dont chaque parcelle à l’abri du froid
qu’il en reste : Annett Gröschner a su retrouver des cour-         et de la pluie sera investie par des habitants revenant de
riers d’habitants se plaignant de l’état insalubre de leur         l’exode de 1945. Celle des solutions d’urgence, avec la
logement, des bordereaux de livraison de commerçants               transformation des grands appartements bourgeois en
ou encore des actes notariaux. Tout ce qui peut servir au          autant de foyers qu’ils en contiennent de pièces (cela, non
décryptage du panorama est mis à contribution. Le résul-           par esprit de redistribution égalitaire, mais simplement
tat est un portrait d’une grande richesse, comme s’il était        pour répondre à la pénurie d’espaces abrités). Face aux
possible, à partir d’une image, de retrouver l’intégralité         chantiers des avenirs radieux, la Fruchtstrasse incarne la
des instants vécus dans une rue il y a plus d’un demi-siècle.      persistance de la ville effective.
Sans nostalgie et sans non plus chercher à sur-esthétiser
l’objet sur lequel ils se penchent, les auteurs du projet          L’ancêtre de Street View
dressent le portrait d’un fragment de ville qui se déploie            Plus globalement, ce projet documentaire n’est pas
en marge des grands chantiers de la reconstruction.                sans rapport avec les nouvelles applications numériques
                                                                   apparues ces dix dernières années pour répertorier les
La ville en chantier                                               images des villes. Si le terme Street View n’apparaît dans
   En 1952, c’est une toute autre bataille qui se livre à          aucun des textes du catalogue, cette application condi-
Berlin : celle de la reconstruction. Le secteur soviétique         tionne la lecture qu’on peut avoir aujourd’hui du pano-
et le secteur allié s’affrontent par pelleteuses interpo-          rama berlinois. Aux centaines de milliers de kilomètres
sées pour savoir lequel de ces deux modèles permettra
de mieux reconstruire la ville. A l’Ouest, on s’efforce            1 Panneaux préfabriqués en béton, très utilisés dans les constructions
de rapatrier le savoir faire moderne qui avait fui le                de logements sociaux en Europe de l’Est
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