Des poisons qui en disent long Les fonctions de l'arsenal thérapeutique traditionnel du Viêtnam colonisé (1860-1954) - Érudit

 
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Frontières

Des poisons qui en disent long
Les fonctions de l’arsenal thérapeutique traditionnel du
Viêtnam colonisé (1860-1954)
Laurence Monnais

Volume 16, Number 1, Fall 2003                                                     Article abstract
Remède ou poison ?                                                                 The French colonization of nineteenth century Vietnam occurred at a moment
                                                                                   when the domination/exploitation of the country coincided with the triumph of
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1073756ar                                      biomedicine in European health policies and the growth of the Western
DOI: https://doi.org/10.7202/1073756ar                                             pharmaceutical industry. In this context, an analysis of the roles of traditional
                                                                                   sino-vietnamese medicine affords an excellent opportunity to examine the
                                                                                   meeting of two very different medical systems. Although at first denounced by
See table of contents
                                                                                   colonial authorities and French doctors as a deadly poison to be avoided at all
                                                                                   costs, over time, the continuing presence of sino-vietnamese medicine in
                                                                                   French-dominated Vietnam came to reveal variety of practices and realities
Publisher(s)                                                                       associated with a complex and ambiguous medicalization process, one very
                                                                                   difficult to control from above. The vestiges of this ambiguity remain visible in
Université du Québec à Montréal
                                                                                   multicultural Western societies and in Asian societies even today.

ISSN
1180-3479 (print)
1916-0976 (digital)

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Monnais, L. (2003). Des poisons qui en disent long : les fonctions de l’arsenal
thérapeutique traditionnel du Viêtnam colonisé (1860-1954). Frontières, 16(1),
12–19. https://doi.org/10.7202/1073756ar

Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2003                      Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
                                                                                  services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
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                                                                                  l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
                                                                                  Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
                                                                                  https://www.erudit.org/en/
A          R        T       I       C        L        E

 Résumé

                                                          Des poisons
 La colonisation du Viêtnam par la France
 intervient dans le cadre d’un synchro-
 nisme qui, au XIXe siècle, associe d’une
 part la domination-exploitation du pays

                                                       qui en disent long
 et, d’autre part, la confirmation de la
 prééminence de la biomédecine dans les
 politiques de santé européennes et l’essor
 de l’industrie pharmaceutique occiden-
 tale. L’analyse des fonctions des remèdes
 traditionnels sino-vietnamiens devient
 alors un formidable outil de compréhen-
 sion de la rencontre entre deux systèmes
                                                        Les fonctions de l’arsenal
 médicaux fort différents. De prime abord
 dénoncés par les autorités coloniales et
 les médecins français comme un poison
                                                       thérapeutique traditionnel
 mortel à proscrire par tous les moyens, ces
 remèdes ne sont pas pour autant disparus
 et ils s’avèrent le révélateur d’une variété
                                                          du Viêtnam colonisé
 de comportements et de réalités associés
 à un processus de médicalisation ambigu
 mais aussi difficile à imposer et dont
                                                              (1860-1954)1
 les vestiges sont encore visibles dans les
 sociétés occidentales pluriculturelles et
 dans les sociétés asiatiques d’aujourd’hui.                                                                     dénigrement de cet arsenal et de ses usages,
 Mots clés : médicament – remède                               Laurence Monnais, Ph.D.,                          un dénigrement assurément plus monoli-
                                                        professeure adjointe, Université de Montréal,
 traditionnel – colonisation – médicali-                                                                         thique dans les discours administratifs et
                                                   Département d’histoire – Centre d’études de l’Asie de l’Est
 sation – Viêtnam.                                                        (CETASE).                              médicaux que dans les pratiques. La colo-
                                                                                                                 nisation du Viêtnam par la France (1858-
 Abstract                                              Le médicament s’impose comme un                           1954) révèle en effet un synchronisme
 The French colonization of nineteenth             médiateur privilégié entre un malade et sa                    éloquent entre la mise sous tutelle, l’avène-
 century Vietnam occurred at a moment              maladie, un thérapeute et son malade mais                     ment de la médecine scientifique et le déve-
 when the domination / exploitation of the         aussi entre une société et ses dirigeants                     loppement de l’industrie pharmaceutique.
 country coincided with the triumph of
                                                   sanitaires. C’est d’ailleurs comme indicateur                 Le pays se trouve être par ailleurs le terreau
 biomedicine in European health policies
                                                   de la réception d’un processus de médica-                     d’une médecine traditionnelle fortement
 and the growth of the Western pharma-
 ceutical industry. In this context, an analysis   lisation que la consommation du médica-                       ancrée, reposant sur une thérapeutique à
 of the roles of traditional sino-vietnamese       ment s’érige en comportement de santé                         la fois savante et populaire ancestrale et
 medicine affords an excellent opportunity         parmi les plus difficiles à décoder mais aussi                valorisant l’automédication. Or, si de prime
 to examine the meeting of two very                parmi les plus délicats à surveiller, diriger                 abord les remèdes sino-vietnamiens sont
 different medical systems. Although at            et, de ce fait, parmi les plus dangereux, tout                présentés dans les discours coloniaux
 first denounced by colonial authorities           au moins aux yeux des autorités œuvrant                       comme un poison fatal à proscrire par tous
 and French doctors as a deadly poison to          pour la protection sanitaire d’une popula-                    les moyens, une lecture plus attentive des
 be avoided at all costs, over time, the           tion donnée. Lorsqu’il y a rencontre entre                    rapports sanitaires, de la presse médicale
 continuing presence of sino-vietnamese
                                                   plusieurs systèmes de santé et, surtout                       et populaire de l’époque ou encore de la
 medicine in French-dominated Vietnam
                                                   depuis l’avènement de la biomédecine au                       législation pharmaceutique appliquée à la
 came to reveal variety of practices and
 realities associated with a complex and           XIXe siècle, on observe une tension entre                     région sous domination révèle l’ambiva-
 ambiguous medicalization process, one             les intentions administratives et profession-                 lence du réquisitoire, autant les contrastes
 very difficult to control from above.             nelles et les pratiques profanes. Ces diffi-                  de ses motifs que de ses conséquences.
 The vestiges of this ambiguity remain             cultés se trouvent grossies et mettent
 visible in multicultural Western societies        assurément en relief l’impact de divergences                     DE LA COLONISATION ET DE SA
 and in Asian societies even today.                socioculturelles mais aussi d’autres formes                      TENTATIVE D’EMPOISONNEMENT :
 Key words: pharmaceuticals – traditional          d’obstacles à une entente : des réalités patho-                  QUELQUES REPÈRES
 drugs – colonialism – medicalization –            logiques, économiques, politiques aussi.                         On considère généralement la tentative
 Vietnam.                                              La teneur complexe de cette rencontre,                    d’empoisonnement de la garnison postée à
                                                   qui oscille entre confrontation et concilia-                  Hanoi le 27 juin 1908 comme un tournant
                                                   tion, sera présentée ici en proposant une                     majeur dans l’expansion d’un nationalisme
                                                   analyse historique de l’évolution du ou plu-                  vietnamien proactif et… dans sa répression
                                                   tôt des rôles dévolus aux médicaments sino-                   massive. Sous la houlette de Phan Boi Chau,
                                                   vietnamiens dans la politique de santé                        l’ordre colonial se serait en effet trouvé
                                                   proposée par la France à sa colonie asiatique.                cette année-là, pour la première fois, véri-
                                                   On peut offrir une traduction nuancée du                      tablement déstabilisé par une succession

FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003                                                     12
d’agressions anti-françaises. Les troubles        deux médecines se basent grosso modo sur            D’UN REMÈDE TOXIQUE
commencent en Annam, en mars, avec des            les mêmes règles et recettes thérapeutiques,        À UNE MÉDECINE PROSCRITE,
manifestations réclamant la réduction des         utilisant un grand nombre d’ingrédients             IL N’Y A QU’UN PAS…
impôts. À Hanoi, durant l’été, les choses         similaires3. Traditionnellement, les Viet-          Les nationalistes à l’origine de l’attentat
vont plus loin avec l’intoxication au datura      namiens considèrent d’ailleurs la théra-         de 1908 ont eu recours à une substance bien
stramonium de 200 soldats par des subal-          peutique comme étant leur spécialité             connue pour ses vertus toxiques et halluci-
ternes de la Garde indigène. Une action           médicale – Thuôc se traduit à la fois par        nogènes6 ; une substance que, apparem-
avortée : un des empoisonneurs se serait          « médecine » et « médicament » ; jusqu’à         ment, il était facile de se procurer dans les
confessé ; le prêtre dans la confidence aurait    récemment, être médecin signifiait généra-       officines locales. On peut aussi considérer
trahi son secret, ce qui aurait permis de soi-    lement être aussi pharmacien et d’abord un       à travers ce geste que l’empoisonnement
gner rapidement les malades. C’est ce qui         botaniste averti (Thompson, 1998 ; Trinh,        était une façon traditionnelle d’évincer l’en-
aurait entraîné les premières grandes vagues      1911). En fait, à l’époque précoloniale,         nemi : c’est tout au moins ce que l’adminis-
d’arrestations d’indépendantistes envoyés         aucune législation ni structure de formation     tration coloniale déclarera pour cautionner
par centaines au fameux bagne de Poulo            ne détermine les prérogatives de chacun –        sa volonté de légiférer dans le domaine
Condore. Quand ils ne furent pas exécutés.        une différence assurément notable avec la        pharmaceutique. Il est de toute façon aisé
Mais ce qu’on oublie souvent, c’est que cet       métropole où les deux professions sont           d’estimer que cet événement insolite,
attentat a été le vrai point de départ d’un       désormais très strictement codifiées et leurs    presque théâtral, a eu une influence signi-
contrôle du champ de la pratique médicale         champs de pratique précisément dissociés.        ficative sur la décision du gouvernement
et pharmaceutique indigène. Pour l’expli-         Quant au recours à ce thérapeute, médecin-       général, l’autorité administrative suprême
quer, revenons brièvement sur la colonisa-        pharmacien, pour poser un diagnostic, pré-       de la colonie, de s’immiscer dans un champ
tion vietnamienne et son histoire médicale.       coniser un traitement et proposer une            resté jusque-là l’apanage de la Cour impé-
    La colonisation du Viêtnam par la             ordonnance, il reste facultatif. Une réalité     riale vietnamienne : celui de la réglemen-
France date des années 18602. Parmi les           à considérer alors que les Vietnamiens ont       tation de la médecine et de la pharmacie
armes de pacification, mais surtout d’exploi-     toujours valorisé la thérapeutique et la phar-   sino-vietnamiennes, que l’agression de 1908
tation et de « civilisation » – doublet justi-    macologie par rapport aux autres branches        avait érigé en une arme d’atteinte au régime
ficateur de l’entreprise impérialiste – de la     de la médecine. L’extrême richesse de la         colonial et à ses représentants.
région, se trouve une médecine tout auréo-        biodiversité locale, végétale surtout, sans         Bien sûr, d’autres cas d’empoisonne-
lée de ses récents exploits scientifiques, en     en être la seule explication, permet de          ments ont encouragé l’ingérence. Rapportés
particulier en matière de santé publique et       comprendre cette mise en exergue. Sans           par les autorités douanières (rapports de
surtout de prévention vaccinale. Dès 1905         compter qu’elle explique aussi la force et       saisies de contrebande, produits falsifiés),
d’ailleurs, une politique de santé ambitieuse     l’ancienneté de la présence chinoise aux         judiciaires (procès pour empoisonnement
voit le jour en Indochine, largement calquée      commandes des circuits de production et          criminel) et médicales (observations en
sur le modèle métropolitain. L’Assistance         de distribution des produits issus de la         milieu hospitalier consignées dans la presse
médicale indigène (AMI) met d’emblée              pharmacopée locale4.                             médicale), ils sont, à défaut d’être nombreux,
l’accent sur la prévention collective : lutte         Il semble en tout cas évident que la ren-    éloquents dans leur contenu et leur impact.
contre les principales endémies et épidé-         contre entre ces deux systèmes médicaux,         En 1914, par exemple, le Dr Baujean rap-
mies, éducation hygiénique, médicalisation        l’un cherchant à s’imposer par tous les          porte une « intoxication par absorption de
de la grossesse. On se propose bien sûr par       moyens, système d’un dominateur étranger         drogues indigènes à base de mercure ».
ce biais de faire diminuer la mortalité et la     et coercitif, et l’autre fortement ancré dans    L’étude de cas est assez brève : description
morbidité pour accroître et renforcer une         la société dominée, ait eu des conséquences      du malade, établissement d’un diagnostic
main-d’œuvre dont on attend beaucoup. On          complexes. Et il ne faut assurément pas          d’eczéma du scrotum, soumission à un
omet toutefois fréquemment un autre aspect        oublier dans cette confrontation la place et     traitement antisyphilitique. Mais des symp-
de ce synchronisme original : cette mise          la signification que prend le médicament5        tômes inhabituels perdurent :
sous dépendance a lieu dans un contexte           alors que justement l’industrie pharmaceu-          […] stomatite, gastralgie, vomis-
d’essor rapide de l’industrie pharmaceu-          tique européenne cherche à se diffuser en           sements, diarrhée et coliques faisaient
tique occidentale. Si la biomédecine, imbue       s’appuyant sur les autorités coloniales et sur      penser à une intoxication, mais nous
d’elle-même, réclame rapidement l’exclusi-        la concrétisation de leurs intentions médi-         ne savions à quoi l’attribuer et nous
vité dans un environnement tropical qui           calisatrices. Pour autant, jusqu’à mainte-          écartions la possibilité d’une intoxica-
nécessite justement une politique de santé        nant, cette place et cette signification n’ont      tion par le mercure, le malade n’ayant
structurée et directive, l’Indochine devient      fait l’objet d’aucune analyse ou presque            reçu que 3 injections de 0 gr. 04
en effet un terrain d’expérimentation comme       (Monnais-Rousselot, 2002 ; Nguyen, 1995).           d’hermophényl, composé mercuriel
de distribution formidable pour l’industrie       Et s’il y a vide historiographique en la            bien connu pour son peu de toxicité et
du médicament. Quelle place peuvent alors         matière, il devient d’autant plus nécessaire        sa grande tolérance. Nous étions donc
espérer conserver les pratiques médicales         de le combler que les pratiques à risque en         assez perplexes sur le cas de ce malade
traditionnelles locales ?                         matière de consommation médicamen-                  lorsqu’on découvrit, sous son traversin,
    On sépare généralement la médecine tra-       teuse – pluralisme mais surtout automédi-           une petite boîte de médicaments
ditionnelle vietnamienne en deux branches :       cation et surconsommation, avec le cas très         annamites constitués, d’après l’analyse
Thuôc bac (ou médecine du Nord, héritière         médiatisé des antibiotiques qui toucherait          due à l’obligeance de M. le Pharmacien-
de la médecine chinoise) et Thuôc nam ou          nombre de pays en développement dont                major Pichaud, par du sulfate de cuivre
médecine du Sud, une médecine plus indi-          le Viêtnam (Craig, 2002 ; Halfvarsson et            et surtout de l’oxyde rouge de mercure.
gène, plus vietnamienne, plus populaire           Tomson, 2000 ; Wolffers, 1995) – et leurs           Pressé de questions, le malade nous
dans le sens où elle repose moins sur une         déterminants sont de plus en plus au cœur           avoua qu’il absorbait régulièrement ces
théorie livresque homogène que sur la             des recherches sociologiques et anthropo-           drogues, depuis plus de trois mois, bien
transmission orale de formules familiales.        logiques et des préoccupations sanitaires           avant par conséquent son entrée à
Quoi qu’il en soit, il faut retenir ici que ces   internationales.                                    l’hôpital […]

                                                                        13                                               FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
Et le patient meurt. L’auteur achève son        médicament à la place d’un autre, n’est
rapport sur cette note : « en présence d’un         pas sans être la cause d’accidents
ensemble symptômatique bizarre survenant            mortels. C’est ainsi qu’un pharmacien
chez les indigènes, il est donc bon d’avoir à       de Mytho a délivré inconsciemment de
l’esprit la possibilité d’une intoxication par      l’acéto-arsénite de cuivre pour du
des drogues de leur fabrication » (Baujean,         carbonate de cuivre et qu’un autre a
1914). Observant pour sa part cinq cas              vendu de l’ilicium religiosum pour de
de fièvre bilieuse hémoglobinurique, une            la badiane de Chine, occasionnant par
complication grave du paludisme, le Dr de           ces erreurs la mort de deux personnes
la Pouge rappelle en 1921 l’importance              […]7
de prendre quotidiennement sa dose de
quinine et surtout le danger mortel d’en             Ces pharmaciens sont également à l’ori-
associer la prise, ou de la remplacer, par       gine d’abus, fraudeurs, copieurs. Ainsi les
des remèdes indigènes : « X… milicien ton-       accuse-t-on souvent de non seulement
kinois […] présentait depuis plusieurs jours     vendre illicitement des produits occiden-
de la coloration des muqueuses. A pris un        taux mais aussi de les contrefaire ou de s’ap-
médicament annamite et est depuis la veille      provisionner auprès des pays voisins qui les
au soir dans le coma ». Le malade est assez      reproduisent comme le Japon ou la Chine,
agité ; on continue l’observation de la tem-     sans oublier des hauts lieux de commerce
pérature et des urines en prescrivant de la      international tels Singapour ou Hong Kong
quinine. « […] 11e jour. Le malade inter-        (Brook et Wakabayashi, 2000). Et leur
rogé déclare avoir déjà eu une atteinte          négligence n’aurait d’égale que leurs hon-
bénigne de bilieuse un mois auparavant,          teuses ambitions mercantiles, souvent illus-
qu’il avait eu les muqueuses colorées et         trées par leur implication dans le trafic de
avait uriné “ comme le vin ”, mais que ces       stupéfiants.
symptômes avaient rétrocédé à la suite               Il faut toutefois ajouter pour leur
d’une médication indigène ». Après le qua-       défense, précisent les autorités coloniales,
torzième jour, précise de la Pouge, il serait    qu’ils dépendent d’une médecine rétro-
entré en convalescence (de la Pouge, 1921).      grade. De fait, le glissement est fréquent :
    Les cas d’empoisonnement consignés           la mise en accusation du pharmacien
sont de nature assez variée et ils ne sont       devient celle de la médecine sino-vietna-
pas tous susceptibles d’engendrer la crainte     mienne. Inefficace ou toxique – on notera
d’un attentat anticolonial. Pour autant, ils     l’antinomie du grief –, taxée de « grossier
ont en commun de pointer du doigt plu-           empirisme », « charlatanisme » ou « médi-
sieurs réalités : le caractère toxique des       castrerie » arriérée, voire de sorcellerie,
remèdes locaux, qui conduiraient facile-         cette dernière constituerait finalement la
ment à la mort ; la trop grande liberté de       source de bon nombre des maux sanitaires
distribution de ces remèdes et une tendance      du pays. Bien sûr, le ou plutôt les regards
culturelle, presque naturelle, des malades       portés sur la médecine indigène vont évo-
indigènes à y avoir recours de leur propre       luer au fil de la période de domination, ne
chef au lieu de faire appel à la médecine        serait-ce que par familiarisation progres-
occidentale, une médecine pourtant par           sive avec certaines de ses applications, on
essence efficace, antidote.                      y reviendra. Pour autant, ce n’est que dans
    Si à travers les propos de ces médecins      l’entre-deux-guerres qu’on repérera une          encore que mieux connaître doit aider à
coloniaux on comprend que les choix thé-         volonté plus affichée, plus planifiée aussi,     mieux combattre le charlatanisme local et
rapeutiques du patient indigène ne peuvent       de reconnaître certains avantages à la thé-      à mieux éduquer pour occidentaliser les
être éclairés – on reviendra sur cette           rapeutique locale. Jusque-là, seule une poi-     malades indigènes (Sallet, 1931, préface)8.
conviction – révélant en particulier des pra-    gnée de médecins marginaux allait accepter       L’introduction en 1938 de cours de matière
tiques pluralistes fâcheuses (interactions       de s’intéresser ouvertement aux pratiques        médicale sino-vietnamienne à l’École de
néfastes, surdosage), l’administration accuse    médicales indigènes et d’en défendre les         médecine de Hanoi – formant des « biomé-
pour sa part moins le patient que le prépa-      vertus. Pourquoi ? Parce qu’une société          decins » indigènes depuis 1902 dans un
rateur / vendeur de remèdes locaux, un dro-      « non civilisée » ne peut tout simplement        objectif avoué de faire disparaître des pra-
guiste qui ferait preuve d’une incompétence      pas se targuer de posséder une médecine          tiques médicales « barbares » – s’inscrit
lourde de conséquences comme le fait             efficiente et sûre.                              dans cette ambition9, renvoyant encore et
remarquer le directeur local de la santé                                                          toujours à un plan de médicalisation syno-
de la Cochinchine en 1914 :                         MAIS IL FAUT LA PROTÉGER                      nyme de civilisation mais synonyme aussi
                                                    D’ELLE-MÊME CETTE SOCIÉTÉ                     de prévention maximum des risques sani-
   Il me semble dangereux […] de                    ARRIÉRÉE ! MISSION                            taires les plus saillants par la vaccination
   consacrer légalement pour les pharma-            CIVILISATRICE ET MÉDICALISATION               massive contre la variole, l’instauration
   ciens asiatiques le droit de vente et de         Au-delà d’une évolution vers plus             de cours d’hygiène dans les écoles ou… le
   manipulation des substances toxiques          d’indulgence à l’égard des pratiques théra-      contrôle du recours à un remède tradi-
   qu’ils ne connaissent qu’imparfai-            peutiques locales, ces dernières resteront       tionnel funeste.
   tement, n’ayant aucune instruction.           l’objet d’un réel mépris tout au long de la         Pour justifier cette dernière démarche,
   Ce défaut de connaissances qui se             période. Dans les années 1930, certains          on insiste sur une combinaison détonante,
   manifeste par la délivrance d’un              médecins et administrateurs expliquent           celle de l’ignorance et du danger : la méde-

FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003                                             14
déjà à l’époque investi dans l’élaboration
                                                                                                                              d’une industrie pharmaceutique moderne,
                                                                                                                              ses produits font l’objet d’interdiction à
                                                                                                                              l’entrée en Indochine. Pas seulement pour
                                                                                                                              des motifs de concurrence – bien qu’il ne
                                                                                                                              faille pas en minimiser le poids (Anonyme,
                                                                                                                              1901)12 – mais aussi parce que tout produit
                                                                                                                              asiatique est objet de suspicion, considéré
                                                                                                                              par son origine comme dangereux et / ou
                                                                                                                              inefficace (CAOM, GG, dossier 17162).
                                                                                                                                  En conséquence de cette vision convain-
                                                                                                                              cue, les tentatives de contrôle des princi-
                                                                                                                              pales phases du cycle du médicament
                                                                                                                              traditionnel (production, distribution,
                                                                                                                              consommation) s’imposent pléthoriques.
                                                                                                                              Insistons sur le terme tentatives ainsi que
                                                                                                                              sur ceux de restrictions rigoureuses : il y a
                                                                                                                              en effet là une distance incontestable entre
                                                                                                                              les intentions et les résultats obtenus en
                                                                                                                              la matière.

                                                                                                                                 UNE LÉGISLATION
                                                                                                                                 PHARMACEUTIQUE QUI TENTE
                                                                                                                                 UN CONTRÔLE FERME. EN VAIN…
                                                                                                                                  La surveillance des circuits d’importa-
                                                                                                                              tion et de distribution de médicaments via
                                                                                                                              les pharmacies européennes est précoce,
                                                                                                                              résultat d’une législation métropolitaine
                                                                                                                              récemment rigidifiée (Faure, 1996). On
                                                                                                                              traque surtout les spécialités qui, au-delà
                                                                                                                              des dangers sanitaires que leur consomma-
                                                                                                                              tion peut impliquer, sabotent la construc-
                                                                                                                              tion d’un lien exclusif entre l’industrie
                                                                                                                              pharmaceutique française et ses clients
                                                                                                                              indochinois potentiels (CAOM, GG, dossier
                                                                                                  André Clément, Kinégénèse

                                                                                                                              17156). Nombreuses sont également les
                                                                                                                              preuves anciennes de l’appel qui est régu-
                                                                                                                              lièrement fait par les services sanitaires aux
                                                                                                                              Douanes pour appliquer plusieurs règles
                                                                                                                              d’importation (forte taxation des produits
                                                                                                                              non métropolitains, interdiction d’importa-
                                                                                                                              tion de tout produit thérapeutique non con-
                                                                                                                              signé dans une pharmacopée occidentale)
cine sino-vietnamienne est une médecine           l’égard de ces substances addictives (Musto,                                et mieux surveiller la contrebande aux fron-
empirique, pratiquée par des charlatans           1998)11, il semble bien clair que stigma-                                   tières. Mais qu’en est-il alors de la codifica-
incultes et ingérée par des malades ignares.      tiser une opiomanie culturellement agréée                                   tion de la pharmacie sino-vietnamienne ?
Et mettre dans toutes ces mains ignorantes        apporte de l’eau au moulin du mépris pour                                   Si elle concerne deux domaines principaux,
des substances toxiques devient aisément          un peuple débile, valorisant l’excès et la                                  à savoir les conditions générales d’exercice
synonyme de mort. Ce rapport de cause à           dépravation jusqu’à en décéder (Levet et                                    pharmaceutique et la distribution des subs-
effet renvoie à la vision d’un colonisé infé-     Nghiêm, 1939).                                                              tances « vénéneuses », elle se distingue sur-
rieur qu’il faut civiliser et de pratiques que,       L’œuvre de civilisation française passe                                 tout par les difficultés récurrentes associées
pour ce faire, il faut transformer. Parmi ces     donc logiquement par une entreprise de                                      à son application.
pratiques, on retrouve celles qui touchent        médicalisation devant circonscrire toutes                                       La création d’une inspection des phar-
à sa santé, ses habitudes alimentaires, cor-      formes de pratiques à risque pour protéger                                  macies occidentales et sino-vietnamiennes
porelles, sexuelles ou justement de consom-       la population vietnamienne d’elle-même.                                     en octobre 1908 est loin d’être une coïnci-
mation médicamenteuse (Arnold, 1988).             Allant pour ce faire jusqu’à s’introduire                                   dence : « l’affaire des empoisonneurs » évo-
L’insistance qui est faite sur la tendance        dans des domaines qui ne sont pas du                                        quée en préambule date de quelques mois
qu’auraient les populations locales à dépen-      ressort de l’administration coloniale pour                                  seulement… Si ce lien est facilement
dre de certains psychotropes bien connus,         imposer des règles de santé publique très                                   démontrable, on a là également un point
dont l’opium, est une autre manifestation         strictes. Une entreprise qui représente,                                    d’ancrage à la volonté coloniale d’avancer
de cette vision stéréotypée et péjorative         reflète aussi, la conviction coloniale de la                                dans son contrôle de fraudes apparemment
de réalités socioculturelles différentes10. De    suprématie de la médecine occidentale en                                    courantes : vente de remèdes secrets, subs-
fait, alors que les premières décennies           termes d’efficacité mais aussi de sécurité et                               tances illicites, contrefaçons de produits
du XXe siècle voient se développer des ten-       qui de ce fait rejette tout ce qui ne s’en                                  occidentaux. Pour autant, l’exercice médical
tatives de réglementation internationale à        reconnaît pas. Ainsi, même si le Japon est                                  et pharmaceutique indigène reste encore à

                                                                       15                                                                            FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
l’époque libre de toute entrave ou presque13.       Ce texte de loi ne sera pas ratifié. Un          sous forme de préparations ou de
En fait une seule restriction à leur encontre    changement d’homme fort à la direction des          spécialités n’ayant aucun rapport avec
est régulièrement réitérée : les droguistes      services de santé ne peut être la seule raison      la pharmacie traditionnelle […] Libres
asiatiques n’ont pas le droit de faire com-      à invoquer, bien que le Dr Paul-Louis               de toute entrave légale, des commer-
merce des produits européens, une exclusion      Simond, fin connaisseur de l’Indochine, ne          çants, chinois pour la plupart […], se
qui doit surtout permettre aux pharmaciens       soit effectivement pas partisan de restric-         sont mis à fabriquer sur place, à une
français installés dans la colonie d’éviter de   tions sévères des pratiques locales. Parce          échelle véritablement industrielle, les
souffrir de la concurrence. Le texte de 1908     que « beaucoup de médicaments [consignés            spécialités qu’ils recevaient autrefois
apparaît alors étonnamment contraignant          dans les pharmacopées européennes] figu-            de l’étranger […] Ces spécialités –
et inapproprié, imposant un système uni-         rent actuellement dans la pharmacopée               dans lesquelles l’analyse révèle le plus
forme d’inspection annuelle de tous les          indigène » et parce que finalement les offi-        souvent l’ingérence de produits de la
lieux coloniaux et indigènes de fabrication      cines sino-vietnamiennes pourraient aider           pharmacopée française ou bien encore
et de vente de médicaments, inspection           à diffuser les bienfaits de quelques médi-          l’existence de poudres inertes dénuées
donnant lieu à « un contrôle de la qualité       caments européens d’usage courant. Il               de toute valeur thérapeutique, lorsque
des produits […] [une saisie des] drogues        explique en outre :                                 celles-ci ne font pas place à des
falsifiées, médicaments suspects ou non             Qu’il serait injuste et illogique de             drogues dangereusement actives – se
autorisés et [à un prélèvement] des échan-          limiter le commerce des pharmaciens              retrouvent dans toutes les provinces
tillons pour une analyse ultérieure […] »,          indigènes aux quelques drogues (la               […] (CAOM, GG, dossier 44461).
éventuellement à des poursuites pénales             plupart sans efficacité) énumérées à             En 1938, une seconde commission
(CAOM, GG, dossier 17165). Mais s’il est            l’article 7 […] et de priver une popula-      d’études confie à une sous-commission le
évident que ce texte est le résultat de l’ob-       tion d’environ 18 millions d’habitants        mandat d’étudier la réglementation des
servation d’abus – les comptes-rendus de            où il n’existe qu’une dizaine de phar-        toxiques (CAOM, SE, C49 c 2 (2)). Cette
procès de pharmaciens asiatiques jalonnent          maciens européens des médicaments             dernière déplore la non-application des
les archives judiciaires de l’Indochine de          et drogues d’un usage banal, dont la          textes en vigueur et le vide législatif dans
l’époque –, il s’agit d’abord de contrôler          manipulation et l’usage sont exempts          lequel l’exercice médicopharmaceutique
la vente de substances toxiques.                    de tout danger, qui figurent dans les         indigène tombe encore.
    Les premières tentatives de législation         pharmacopées européenne, américaine              De fait, si l’emploi en toute impunité de
sur les substances toxiques remonteraient           et japonaise (CAOM, GG, dossier               substances toxiques reste l’aspect de ce vide
à 184614 mais rares sont celles qui seront          17172).                                       le plus dénoncé, deux arrêtés en 1939 et
entérinées au XIXe siècle. Une fois de plus,
                                                     Simond propose d’ailleurs un nouveau         1943 qui s’imposent dans la continuité de
les événements de 1908 marquent une
                                                 texte en 1915 mais pour des raisons floues –     ces travaux proposent par extension de pré-
inflexion : un arrêté détermine en juillet la
                                                 il aurait réclamé la constitution d’un Codex     ciser les limites de l’exercice médical indi-
liste des substances vénéneuses interdites
                                                 de matière médicale sino-vietnamienne par        gène. La liste des substances que ne peuvent
au commerce et à la vente par les pharma-
                                                 des autorités locales compétentes en la          vendre les droguistes indochinois en dit
ciens et thérapeutes locaux. Mais ce texte
                                                 matière, Codex qui n’aurait jamais vu le         long sur cet objectif : on y retrouve aussi
propose une nomenclature métropolitaine
                                                 jour – ce dernier n’aboutira pas (CAOM,          bien le sulfure d’arsenic, l’aconit, la bella-
de poisons largement inadaptée aux réali-
                                                 Affaires politiques, carton 3242). En fait,      done, le cannabis, le datura que le carbo-
tés du marché vietnamien : il ne sera jamais
                                                 c’est une succession d’arrêtés sur le « com-     nate de sodium, l’oxyde de plomb, autant
appliqué. À la veille de la Première Guerre
                                                 merce des médicaments sino-annamites »           de substances qui entrent dans la composi-
mondiale, au moment d’une vraie réflexion
                                                 qui verront leur application retardée ou sus-    tion de nombreux remèdes traditionnels.
sur les modalités de correction de la poli-
                                                 pendue entre 1916 et 1938. À chaque fois,        Par ailleurs, et par différents biais, la méde-
tique sanitaire initiale (Monnais-Rousselot,
                                                 les difficultés d’application mais aussi les     cine sino-vietnamienne y est définie comme
1999), de nouvelles propositions se concré-
                                                 réactions populaires et des « profession-        devant être exclusivement « naturelle » et
tisent. Si la Commission d’inspection des
                                                 nels » de santé locaux entraînent apparem-       n’entrer sur rien « en conflit » avec les pra-
pharmacies a déjà apporté certains éclai-
                                                 ment un recul de l’administration coloniale.     tiques et la médecine occidentales.
rages pertinents et si l’inspecteur des
Services d’hygiène et de santé publique          Dans l’entre-deux-guerres, la peur du sou-          […] Article 2. Par pharmacopée
de l’Indochine de l’époque n’a pas hésité        lèvement est plus forte que la volonté d’ap-        traditionnelle sino-indochinoise ou
à solliciter l’avis d’administrateurs et         pliquer ce principe de santé publique qui           sino-annamite il faut entendre
de médecins œuvrant sur le terrain, la           veut limiter les risques d’empoisonnement           l’ensemble des produits, drogues
« Réglementation du commerce des phar-           médicamenteux.                                      minérales, végétales ou animales
macies et médicaments sino-annamites                 Ce n’est finalement qu’en 1933 que              utilisées soit sous la forme naturelle,
en Indochine » qui voit le jour en 1914          l’Inspection générale de l’Hygiène et de la         soit préparés ou transformés suivant
annonce clairement une circonscription           Santé publique nomme une commission                 les formes traditionnelles, destinés à la
draconienne du champ pharmaceutique in-          d’étude sur la pharmacopée sino-annamite,           thérapeutique humaine exercée suivant
digène (CAOM, GG, dossier 17172). Sur            préalable jugé indispensable à l’élaboration        les traditions sino-indochinoises à
modèle métropolitain à nouveau, l’insis-         d’une législation à la fois réaliste et ferme       l’exclusion : des médicaments ou
tance porte sur les conditions d’exercice –      pour enrayer une industrie parallèle qui            produits chimiques, synthétiques ou
nécessité d’autorisation pour pratiquer, obli-   prendrait de l’ampleur, aggravant des               dont la préparation exige une technique
gation d’être propriétaire de l’officine – et    risques sanitaires déjà grands :                    industrielle ; des eaux minérales ; des
les substances toxiques : consignation dans         Nombre de marchands de drogues                   vaccins et sérums, toxines ou virus ;
un registre ad hoc, vente sur prescription          détiennent et vendent soit dans leurs            des médicaments préparés sous les
exclusive d’un médecin, respect de la poso-         propres magasins, soit dans les mul-             formes suivantes : cachets, comprimés,
logie, pour une très courte liste de produits       tiples dépôts qu’ils installent un peu           tablettes, capsules, globules ou perles,
qui plus est.                                       partout, les produits les plus variés            solutions en ampoules ou flacons pour

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injections hypodermiques, crayons             partie de la pharmacie sino-vietnamienne :              D’ailleurs, il faut bien considérer que la
   médicamenteux, granulés, glycérés,            parce qu’elle n’a pas atteint un degré de           reconnaissance presque paradoxale, en tout
   suppositoires, vins de raisin, enfin les      civilisation suffisant pour les manipuler,          cas parallèle, de la « valeur » de certains
   pilules, dragées et ovules préparées          parce qu’aussi on estime que ces substances         aspects de la médecine traditionnelle sino-
   industriellement.                             auxquelles la pharmacopée occidentale,              vietnamienne dans les années 1920-1930,
                                                 elle, a recours ne peuvent pas faire partie         mouvement que l’on a déjà évoqué, est
   Article 3. Par thérapeutique sino-            d’une médecine dite phytothérapique.                essentiellement le résultat d’intérêts, voire
   indochinoise ou sino-annamite, il faut        Comme s’il y avait là une aberration théo-          de besoins coloniaux, essentiellement
   entendre la thérapeutique tradition-          rique – on retrouve d’ailleurs dans une cer-        pratiques et d’abord économiques. À la
   nelle utilisant la pharmacopée ci-dessus      taine mesure cette volonté de séparation            découverte de l’étonnante biodiversité viet-
   définie. Des moyens traditionnels             nette dans les sociétés occidentales d’au-          namienne, dont le potentiel pharmaceu-
   spéciaux, moxas, acupuncture,                 jourd’hui et l’idée que les thérapeutiques          tique s’impose au fil des années, s’adjoint
   ventouses, scarifications à l’exclusion       traditionnelles sont exclusivement à base de        une expérience quotidienne de ses limites
   de tout acte chirurgical […] et toute         plantes et nécessairement inoffensives –            par une médecine encore largement igno-
   manœuvre obstétricale, de tout acte           mêlée à une peur de la concurrence et,              rante des Tropiques. À cela s’ajoutent les
   médical utilisant les méthodes et             surtout, une volonté consciente de reléguer         problèmes d’application d’une politique de
   l’instrumentation de diagnostic et de         à un rôle subalterne la médecine locale et          santé coûteuse dont les difficultés récur-
   thérapeutique occidentale […]                 ses agents.                                         rentes d’approvisionnement en médicaments,
   (CAOM, GG, SE, dossier 213).                     Or, les années 1930-1940 sont aussi celles       la majorité étant importée directement de
                                                 des réclamations les plus virulentes des            la métropole. Il s’avère évident que cet inté-
   La mutilation des pratiques thérapeu-
                                                 médecins et pharmaciens sino-annamites              rêt à l’échelle de l’administration coloniale
tiques locales s’imposait là bel et bien, fai-
                                                 regroupés en associations pour défendre             de l’Indochine est aussi le fruit des besoins
sant de la médecine sino-vietnamienne une
                                                 leurs prérogatives contre une réglementation        d’une industrie pharmaceutique française
médecine de seconde zone reléguée à des
                                                 trop réductrice de leur champ d’activité,           concurrencée, constamment à la recherche
interventions mineures.
                                                                                                     de substances dont la production / extrac-
                                                                                                     tion / transformation ne soit pas trop oné-
                                                                                                     reuse – le souvenir de la raréfaction du
   ON TRAQUE SURTOUT LES SPÉCIALITÉS QUI, AU-DELÀ DES DANGERS                                        quinquina, monopole néerlandais jusqu’à
                                                                                                     la Première Guerre mondiale, est encore
                SANITAIRES QUE LEUR CONSOMMATION PEUT IMPLIQUER,                                     frais16.
                                                                                                         Il ne faudrait pas oublier non plus que
                          SABOTENT LA CONSTRUCTION D’UN LIEN EXCLUSIF                                la préséance donnée à l’époque à la
                                                                                                     prévention collective, à la fois dans un
                          ENTRE L’INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE FRANÇAISE                                 contexte métropolitain de dénigrement de
                                                                                                     la thérapeutique (Collin et al., 2002) et des
                                      ET SES CLIENTS INDOCHINOIS POTENTIELS.                         priorités sanitaires vietnamiennes, relègue
                                                                                                     au second plan l’organisation du recours au
                                                                                                     médicament dans la colonie, écartant par
                                                                                                     là même longtemps une vraie réflexion sur
                                                                                                     les pratiques de consommation médicamen-
   AMBIGUÏTÉS DU RÉQUISITOIRE                    insistant en particulier sur la réalité des         teuse locales et les façons les plus adéquates
   ET CONTINGENCES COLONIALES :                  besoins de la population en la matière, l’idée      de les réorienter. Et si dans le cadre colonial
   VERS UN PLURALISME                            que le refus de recours à la médecine occi-         le médicament pouvait devenir un produit
   THÉRAPEUTIQUE INÉVITABLE ?                    dentale est souvent moins un refus par con-         d’appel pour une médicalisation efficace, en
    Dans un contexte de guerre, puis de          viction que par obligation, que ce que              définitive, on allait se rendre compte assez
décolonisation, les textes de 1938 et 1943       dénoncent nombre de médecins comme                  tardivement de cette réalité. Ce n’est
ne seront pas plus appliqués que les précé-      une tendance à solliciter la médecine, le           qu’avec l’entre-deux-guerres là encore, le
dents. Mais leur contenu reste parlant,          médecin et l’hôpital coloniaux en « dernier         développement de l’industrie pharmaceu-
révélant un regain de volonté dans la limi-      recours » est fréquemment le résultat de            tique française et l’arrivée sur le sol vietna-
tation du recours de la médecine tradition-      problèmes d’accessibilité aux services pro-         mien de produits issus de cette industrie qui
nelle sino-vietnamienne à des substances         posés (Anonyme, 193815). De fait, excep-            s’avéraient particulièrement efficaces dans
dangereuses pour la santé publique – selon       tion faite du milieu hospitalier où les             la prévention et le traitement de certaines
une vision occidentale de ce que toxique         malades sont pris en charge gratuitement            maladies courantes – dérivés synthétiques
ou santé publique veut dire –, mais aussi        et donc où ils consomment gratuitement les          de la quinine contre le paludisme, sulfa-
de limiter le recours à cette médecine tout      médicaments qu’on leur prescrit, le Vietna-         mides contre certaines maladies vénériennes
court, entre autres en la confinant à des        mien a peu accès aux produits qu’il pour-           entre autres – que le « bon consommateur
pratiques étroitement circonscrites. Une         rait vouloir utiliser, à la fois pour des raisons   indigène », de médicaments occidentaux
définition assurément réductrice de ce           de disponibilité mais aussi de coût. Y ayant        sous-entendu, sera reconnu comme étant
qu’était alors la médecine traditionnelle        difficilement accès, il les connaît mal. Il n’a     sur la voie de la civilisation17. Peut-être
sino-vietnamienne et en complet désaccord        que rarement l’opportunité de les intégrer          a-t-on là un autre élément clé d’explication
avec son rôle sanitaire et social dans           à ses connaissances thérapeutiques. La per-         à l’histoire très chaotique et assurément
l’Indochine de l’époque.                         durance de la médecine traditionnelle sino-         ambiguë de la législation coloniale portant
    Ainsi l’administration coloniale estime-     vietnamienne n’est pas seulement une                sur l’exercice pharmaceutique et médical
t-elle qu’un certain nombre de substances        réalité durant la colonisation, elle est aussi      vietnamien.
ne peuvent être considérées comme faisant        une nécessité.

                                                                        17                                                  FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
Quoi qu’il en soit, dans ces conditions            Au Viêtnam, d’autres réalités marquent             FAURE, O. (1996). « Les officines pharma-
concomitantes, certains médecins français          les vices de forme d’un système pluraliste             ceutiques françaises : de la réalité au mythe,
                                                                                                          fin XIXe-début XXe siècle », Revue d’histoire
en viendront à réclamer un embryon                 officiel. La récupération de la médecine tra-
                                                                                                          moderne et contemporaine, vol. 43, p. 672-
d’industrie pharmaceutique locale, à avoir         ditionnelle vietnamienne révèle effecti-               685.
discrètement recours aux remèdes locaux            vement toute son ambivalence et ses limites
                                                                                                          HALFVARSSON, J. et G. TOMSON
qui ont fait la preuve populaire de leur effi-     dans le contexte de la privatisation de la
                                                                                                          (2002), « Knowing when but not how ! –
cacité (Seyberlich et Le, 1939), voire à cau-      santé depuis 1989. Alors qu’elles ont été              Mothers’ perceptions and use of antibiotics
tionner un vrai pluralisme thérapeutique en        intégrées dans le système sanitaire de la              in a rural area of Viet nam », Tropical
acceptant, par exemple, de superviser des          République communiste du Nord dès 1945,                Doctor, vol. 30, no 1, p. 6-10.
dépôts de médicaments « mixtes » dans              les pratiques traditionnelles sont au cœur             LEVET, J. et Xuan Tho NGHIÊM (1939).
nombre de villages vietnamiens, dépôts qui         d’une démarche qui doit « rapporter » sur              « À propos d’un cas d’empoisonnement par
auraient d’ailleurs connu un réel succès.          le plan social et d’abord économique, impo-            l’opium », Revue médicale française
Au-delà des problèmes d’approvision-               sant finalement une situation qui se profilait         d’Extrême-Orient, vol. 17, no 1, p. 71-72.
nement que l’on a évoqués, l’apprentissage         déjà dans le contexte de l’entre-deux-                 MONNAIS-ROUSSELOT, L. (2002). «Recours
du milieu vietnamien a en fait obligé cer-         guerres : des soins de santé à « deux vitesses »,      aux médicaments dans le Viêt nam sous
tains médecins à l’humilité, à reconnaître         avec une dissociation entre recours exclusif           domination française (1858-1939) : des effets
aussi que tous les médicaments occidentaux         à la médecine occidentale et à son arsenal             attendus et imprévus d’une médicalisation
                                                                                                          coloniale », 38e Colloque de la Société inter-
n’étaient pas efficaces sur leurs patients         thérapeutique du côté des riches et des                nationale d’histoire de la médecine,
indigènes, que certains même étaient dan-          centres urbains les plus importants, et                Istanbul (Turquie).
gereux, voire létaux – l’invasion de produits      recours à une automédication mixte, dans
                                                                                                          MONNAIS-ROUSSELOT, L. (1999). Méde-
expérimentaux sur le sol indochinois, dont         le cadre domestique très souvent, pour les             cine et colonisation. L’aventure indochinoise,
plusieurs antisyphilitiques justement, a           plus pauvres et les campagnes.                         Paris, CNRS Éditions.
participé à cette prise de conscience                  Dans ces deux situations à la fois très
                                                                                                          MUSTO, D. (1998). « International traffic
(Farinaud et al., 1937). Sans être encore          semblables et très éloignées l’une de l’autre,         in coca through the early 20th century », Drug
officialisé, le pluralisme thérapeutique           le médicament synonyme de mort nous ren-               & Alcohol Dependence, vol. 49, p. 145-56.
associant médicaments occidentaux et sino-         voie à une distinction fondamentale entre              NGUYEN, Van Ky (1995). La société viet-
vietnamiens était alors entériné, ce même          les intentions et les pratiques sanitaires dont        namienne face à la modernité. Le Tonkin
pluralisme que l’administration coloniale          les multiples dimensions, et en particulier            de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre
avait voulu éviter à tout prix.                    celle qui illustre la rencontre entre deux             mondiale, Paris, L’Harmattan.
    S’il s’avérait pertinent de revenir aux        systèmes médicaux, appellent à poursuivre              POUGE, de la, Dr (1921). « Observations
fondements historiques de la complexe ren-         l’investigation.                                       concernant les cas de fièvre bilieuse hémoglo-
contre entre biomédecine et médecines                                                                     binurique », Revue de médecine et d’hygiène
traditionnelles à travers l’évolution des             Bibliographie                                       tropicales, vol. 13, p. 82-89.
fonctions du « remède-poison » traditionnel           ANONYME, (1901). « La badiane du Tonkin »,          SALLET, A. (1931). L’Officine sino-annamite.
dans le contexte d’un pays asiatique et               La Quinzaine coloniale, vol. 10, p. 472-474.        La médecine annamite et la préparation des
colonisé pour mieux en établir les carac-                                                                 remèdes, Paris, Imprimerie Nationale.
                                                      ANONYME, (1938). « Plaidoirie en faveur
téristiques, il est tout aussi important de voir      de la médecine sino-annamite », La Tribune          SEYBERLICH, Dr et Thi Van LE (1939).
dans cette démarche un outil prioritaire de           indochinoise, 27 juillet.                           « Action véritablement merveilleuse d’un
traduction de certains des comportements –                                                                pansement annamite à base de plantes »,
                                                      ARNOLD, D. (1988). Imperial Medicine
                                                                                                          Revue médicale française d’Extrême-Orient,
politiques, médicaux, populaires – actuels            and Indigenous Societies, Manchester /              vol. 17, p. 1129-1130.
associés à la consommation risquée, avérée            New York, Manchester University Press.
ou non, de médicaments.                                                                                   THOMPSON, C.-M. (1998). Transfer and
                                                      BEAUJEAN, Dr (1914). « Un cas d’intoxi-
                                                                                                          Transmission : Materia Medica and the
    Dans les sociétés occidentales pluri-             cation par absorption de drogues indigènes
                                                                                                          Development of Vernacular Scripts in Viet-
ethniques d’aujourd’hui, la consommation              à base de mercure », Bulletin de la Société         nam, Ph. D. thesis, University of Washington.
médicamenteuse à risque reste en effet au             médicochirurgicale de l’Indochine, vol. 5,
                                                      p. 129-131.                                         TRINH, Le Quang. (1911). Croyances et
cœur des politiques de santé nationales et                                                                pratiques médicales sino-annamites, thèse
révèle une démarche sanitaire qui insiste             BROOK, T. et B.T. WAKABAYASHI
                                                                                                          de médecine, Faculté de médecine de
encore prioritairement sur la santé publique          (2000). Opium Regimes : China, Britain              Montpellier.
                                                      and Japan, 1839-1952, Berkeley / Los Angeles
et la prévention. Mais cette ligne de con-                                                                WOLFFERS, I. (1995). « The role of phar-
                                                      & London, University of California Press.
duite ne suffit pas à expliquer la suspicion                                                              maceuticals in the privatization process in
dont certaines pratiques sont l’objet. Ainsi,         COLLIN, J., O. FAURE et L. MONNAIS-
                                                                                                          Vietnam’s health-care system », Social
                                                      ROUSSELOT (2002). « Therapeutic plura-              Science & Medicine, vol. 41, no 9, p. 1325-
les dénonciations de Santé Canada concer-
                                                      lism and the nature of drug use in three            1332.
nant certains produits issus de la médecine           Francophone societies around the beginning
traditionnelle chinoise ressemblent-elles             of the Twentieth Century », 38e Colloque de
étrangement à cette mise au ban du                    la Société internationale d’histoire de la          Notes
« poison » sino-vietnamien que l’on a                 médecine, Istanbul (Turquie).                    1. Cet article s’inscrit dans une recherche sur
décrite, illustrant une discrimination qui est        CRAIG, D. (2002). Familiar Medicine.                « Le médicament occidental au Viêt nam :
le résultat d’une vision tronquée, voire              Everyday Health Knowledge and Practice              production, distribution, consommation,
péjorative des médecines naturelles et de             in Today’s Vietnam, Honolulu, University of         1860-1945 » financée dans le cadre du pro-
                                                      Hawaii Press.                                       gramme de subventions de recherche ordi-
leurs adeptes. Quant à l’évolution, chao-                                                                 naire du CRSH (2002-05).
tique, de la législation canadienne sur les           FARINAUD,        E.,    E.   BACCIALONE,
produits de santé naturels (PSN) depuis une           C. LATASTE et V.L. NGUYEN (1937).                2. Dans le cadre de la colonisation de l’Indo-
                                                      « Recherches préliminaires sur l’élimination        chine, unité administrative factice qui naît
décennie, elle révèle l’extrême variété                                                                   en 1887 après quarante ans de pacification.
                                                      de la quinacrine chez le malade paludéen »,
des difficultés de mise en œuvre de cette             Bulletin de la Société de pathologie exotique,      Cette unité comprend cinq pays : le Tonkin,
discrimination.                                       vol. 30, p. 791-799.                                au Nord, l’Annam au centre, la Cochinchine

FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003                                                 18
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