Des poisons qui en disent long Les fonctions de l'arsenal thérapeutique traditionnel du Viêtnam colonisé (1860-1954) - Érudit
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Document generated on 09/07/2022 5:29 a.m. Frontières Des poisons qui en disent long Les fonctions de l’arsenal thérapeutique traditionnel du Viêtnam colonisé (1860-1954) Laurence Monnais Volume 16, Number 1, Fall 2003 Article abstract Remède ou poison ? The French colonization of nineteenth century Vietnam occurred at a moment when the domination/exploitation of the country coincided with the triumph of URI: https://id.erudit.org/iderudit/1073756ar biomedicine in European health policies and the growth of the Western DOI: https://doi.org/10.7202/1073756ar pharmaceutical industry. In this context, an analysis of the roles of traditional sino-vietnamese medicine affords an excellent opportunity to examine the meeting of two very different medical systems. Although at first denounced by See table of contents colonial authorities and French doctors as a deadly poison to be avoided at all costs, over time, the continuing presence of sino-vietnamese medicine in French-dominated Vietnam came to reveal variety of practices and realities Publisher(s) associated with a complex and ambiguous medicalization process, one very difficult to control from above. The vestiges of this ambiguity remain visible in Université du Québec à Montréal multicultural Western societies and in Asian societies even today. ISSN 1180-3479 (print) 1916-0976 (digital) Explore this journal Cite this article Monnais, L. (2003). Des poisons qui en disent long : les fonctions de l’arsenal thérapeutique traditionnel du Viêtnam colonisé (1860-1954). Frontières, 16(1), 12–19. https://doi.org/10.7202/1073756ar Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2003 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/en/
A R T I C L E Résumé Des poisons La colonisation du Viêtnam par la France intervient dans le cadre d’un synchro- nisme qui, au XIXe siècle, associe d’une part la domination-exploitation du pays qui en disent long et, d’autre part, la confirmation de la prééminence de la biomédecine dans les politiques de santé européennes et l’essor de l’industrie pharmaceutique occiden- tale. L’analyse des fonctions des remèdes traditionnels sino-vietnamiens devient alors un formidable outil de compréhen- sion de la rencontre entre deux systèmes Les fonctions de l’arsenal médicaux fort différents. De prime abord dénoncés par les autorités coloniales et les médecins français comme un poison thérapeutique traditionnel mortel à proscrire par tous les moyens, ces remèdes ne sont pas pour autant disparus et ils s’avèrent le révélateur d’une variété du Viêtnam colonisé de comportements et de réalités associés à un processus de médicalisation ambigu mais aussi difficile à imposer et dont (1860-1954)1 les vestiges sont encore visibles dans les sociétés occidentales pluriculturelles et dans les sociétés asiatiques d’aujourd’hui. dénigrement de cet arsenal et de ses usages, Mots clés : médicament – remède Laurence Monnais, Ph.D., un dénigrement assurément plus monoli- professeure adjointe, Université de Montréal, traditionnel – colonisation – médicali- thique dans les discours administratifs et Département d’histoire – Centre d’études de l’Asie de l’Est sation – Viêtnam. (CETASE). médicaux que dans les pratiques. La colo- nisation du Viêtnam par la France (1858- Abstract Le médicament s’impose comme un 1954) révèle en effet un synchronisme The French colonization of nineteenth médiateur privilégié entre un malade et sa éloquent entre la mise sous tutelle, l’avène- century Vietnam occurred at a moment maladie, un thérapeute et son malade mais ment de la médecine scientifique et le déve- when the domination / exploitation of the aussi entre une société et ses dirigeants loppement de l’industrie pharmaceutique. country coincided with the triumph of sanitaires. C’est d’ailleurs comme indicateur Le pays se trouve être par ailleurs le terreau biomedicine in European health policies de la réception d’un processus de médica- d’une médecine traditionnelle fortement and the growth of the Western pharma- ceutical industry. In this context, an analysis lisation que la consommation du médica- ancrée, reposant sur une thérapeutique à of the roles of traditional sino-vietnamese ment s’érige en comportement de santé la fois savante et populaire ancestrale et medicine affords an excellent opportunity parmi les plus difficiles à décoder mais aussi valorisant l’automédication. Or, si de prime to examine the meeting of two very parmi les plus délicats à surveiller, diriger abord les remèdes sino-vietnamiens sont different medical systems. Although at et, de ce fait, parmi les plus dangereux, tout présentés dans les discours coloniaux first denounced by colonial authorities au moins aux yeux des autorités œuvrant comme un poison fatal à proscrire par tous and French doctors as a deadly poison to pour la protection sanitaire d’une popula- les moyens, une lecture plus attentive des be avoided at all costs, over time, the tion donnée. Lorsqu’il y a rencontre entre rapports sanitaires, de la presse médicale continuing presence of sino-vietnamese plusieurs systèmes de santé et, surtout et populaire de l’époque ou encore de la medicine in French-dominated Vietnam depuis l’avènement de la biomédecine au législation pharmaceutique appliquée à la came to reveal variety of practices and realities associated with a complex and XIXe siècle, on observe une tension entre région sous domination révèle l’ambiva- ambiguous medicalization process, one les intentions administratives et profession- lence du réquisitoire, autant les contrastes very difficult to control from above. nelles et les pratiques profanes. Ces diffi- de ses motifs que de ses conséquences. The vestiges of this ambiguity remain cultés se trouvent grossies et mettent visible in multicultural Western societies assurément en relief l’impact de divergences DE LA COLONISATION ET DE SA and in Asian societies even today. socioculturelles mais aussi d’autres formes TENTATIVE D’EMPOISONNEMENT : Key words: pharmaceuticals – traditional d’obstacles à une entente : des réalités patho- QUELQUES REPÈRES drugs – colonialism – medicalization – logiques, économiques, politiques aussi. On considère généralement la tentative Vietnam. La teneur complexe de cette rencontre, d’empoisonnement de la garnison postée à qui oscille entre confrontation et concilia- Hanoi le 27 juin 1908 comme un tournant tion, sera présentée ici en proposant une majeur dans l’expansion d’un nationalisme analyse historique de l’évolution du ou plu- vietnamien proactif et… dans sa répression tôt des rôles dévolus aux médicaments sino- massive. Sous la houlette de Phan Boi Chau, vietnamiens dans la politique de santé l’ordre colonial se serait en effet trouvé proposée par la France à sa colonie asiatique. cette année-là, pour la première fois, véri- On peut offrir une traduction nuancée du tablement déstabilisé par une succession FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003 12
d’agressions anti-françaises. Les troubles deux médecines se basent grosso modo sur D’UN REMÈDE TOXIQUE commencent en Annam, en mars, avec des les mêmes règles et recettes thérapeutiques, À UNE MÉDECINE PROSCRITE, manifestations réclamant la réduction des utilisant un grand nombre d’ingrédients IL N’Y A QU’UN PAS… impôts. À Hanoi, durant l’été, les choses similaires3. Traditionnellement, les Viet- Les nationalistes à l’origine de l’attentat vont plus loin avec l’intoxication au datura namiens considèrent d’ailleurs la théra- de 1908 ont eu recours à une substance bien stramonium de 200 soldats par des subal- peutique comme étant leur spécialité connue pour ses vertus toxiques et halluci- ternes de la Garde indigène. Une action médicale – Thuôc se traduit à la fois par nogènes6 ; une substance que, apparem- avortée : un des empoisonneurs se serait « médecine » et « médicament » ; jusqu’à ment, il était facile de se procurer dans les confessé ; le prêtre dans la confidence aurait récemment, être médecin signifiait généra- officines locales. On peut aussi considérer trahi son secret, ce qui aurait permis de soi- lement être aussi pharmacien et d’abord un à travers ce geste que l’empoisonnement gner rapidement les malades. C’est ce qui botaniste averti (Thompson, 1998 ; Trinh, était une façon traditionnelle d’évincer l’en- aurait entraîné les premières grandes vagues 1911). En fait, à l’époque précoloniale, nemi : c’est tout au moins ce que l’adminis- d’arrestations d’indépendantistes envoyés aucune législation ni structure de formation tration coloniale déclarera pour cautionner par centaines au fameux bagne de Poulo ne détermine les prérogatives de chacun – sa volonté de légiférer dans le domaine Condore. Quand ils ne furent pas exécutés. une différence assurément notable avec la pharmaceutique. Il est de toute façon aisé Mais ce qu’on oublie souvent, c’est que cet métropole où les deux professions sont d’estimer que cet événement insolite, attentat a été le vrai point de départ d’un désormais très strictement codifiées et leurs presque théâtral, a eu une influence signi- contrôle du champ de la pratique médicale champs de pratique précisément dissociés. ficative sur la décision du gouvernement et pharmaceutique indigène. Pour l’expli- Quant au recours à ce thérapeute, médecin- général, l’autorité administrative suprême quer, revenons brièvement sur la colonisa- pharmacien, pour poser un diagnostic, pré- de la colonie, de s’immiscer dans un champ tion vietnamienne et son histoire médicale. coniser un traitement et proposer une resté jusque-là l’apanage de la Cour impé- La colonisation du Viêtnam par la ordonnance, il reste facultatif. Une réalité riale vietnamienne : celui de la réglemen- France date des années 18602. Parmi les à considérer alors que les Vietnamiens ont tation de la médecine et de la pharmacie armes de pacification, mais surtout d’exploi- toujours valorisé la thérapeutique et la phar- sino-vietnamiennes, que l’agression de 1908 tation et de « civilisation » – doublet justi- macologie par rapport aux autres branches avait érigé en une arme d’atteinte au régime ficateur de l’entreprise impérialiste – de la de la médecine. L’extrême richesse de la colonial et à ses représentants. région, se trouve une médecine tout auréo- biodiversité locale, végétale surtout, sans Bien sûr, d’autres cas d’empoisonne- lée de ses récents exploits scientifiques, en en être la seule explication, permet de ments ont encouragé l’ingérence. Rapportés particulier en matière de santé publique et comprendre cette mise en exergue. Sans par les autorités douanières (rapports de surtout de prévention vaccinale. Dès 1905 compter qu’elle explique aussi la force et saisies de contrebande, produits falsifiés), d’ailleurs, une politique de santé ambitieuse l’ancienneté de la présence chinoise aux judiciaires (procès pour empoisonnement voit le jour en Indochine, largement calquée commandes des circuits de production et criminel) et médicales (observations en sur le modèle métropolitain. L’Assistance de distribution des produits issus de la milieu hospitalier consignées dans la presse médicale indigène (AMI) met d’emblée pharmacopée locale4. médicale), ils sont, à défaut d’être nombreux, l’accent sur la prévention collective : lutte Il semble en tout cas évident que la ren- éloquents dans leur contenu et leur impact. contre les principales endémies et épidé- contre entre ces deux systèmes médicaux, En 1914, par exemple, le Dr Baujean rap- mies, éducation hygiénique, médicalisation l’un cherchant à s’imposer par tous les porte une « intoxication par absorption de de la grossesse. On se propose bien sûr par moyens, système d’un dominateur étranger drogues indigènes à base de mercure ». ce biais de faire diminuer la mortalité et la et coercitif, et l’autre fortement ancré dans L’étude de cas est assez brève : description morbidité pour accroître et renforcer une la société dominée, ait eu des conséquences du malade, établissement d’un diagnostic main-d’œuvre dont on attend beaucoup. On complexes. Et il ne faut assurément pas d’eczéma du scrotum, soumission à un omet toutefois fréquemment un autre aspect oublier dans cette confrontation la place et traitement antisyphilitique. Mais des symp- de ce synchronisme original : cette mise la signification que prend le médicament5 tômes inhabituels perdurent : sous dépendance a lieu dans un contexte alors que justement l’industrie pharmaceu- […] stomatite, gastralgie, vomis- d’essor rapide de l’industrie pharmaceu- tique européenne cherche à se diffuser en sements, diarrhée et coliques faisaient tique occidentale. Si la biomédecine, imbue s’appuyant sur les autorités coloniales et sur penser à une intoxication, mais nous d’elle-même, réclame rapidement l’exclusi- la concrétisation de leurs intentions médi- ne savions à quoi l’attribuer et nous vité dans un environnement tropical qui calisatrices. Pour autant, jusqu’à mainte- écartions la possibilité d’une intoxica- nécessite justement une politique de santé nant, cette place et cette signification n’ont tion par le mercure, le malade n’ayant structurée et directive, l’Indochine devient fait l’objet d’aucune analyse ou presque reçu que 3 injections de 0 gr. 04 en effet un terrain d’expérimentation comme (Monnais-Rousselot, 2002 ; Nguyen, 1995). d’hermophényl, composé mercuriel de distribution formidable pour l’industrie Et s’il y a vide historiographique en la bien connu pour son peu de toxicité et du médicament. Quelle place peuvent alors matière, il devient d’autant plus nécessaire sa grande tolérance. Nous étions donc espérer conserver les pratiques médicales de le combler que les pratiques à risque en assez perplexes sur le cas de ce malade traditionnelles locales ? matière de consommation médicamen- lorsqu’on découvrit, sous son traversin, On sépare généralement la médecine tra- teuse – pluralisme mais surtout automédi- une petite boîte de médicaments ditionnelle vietnamienne en deux branches : cation et surconsommation, avec le cas très annamites constitués, d’après l’analyse Thuôc bac (ou médecine du Nord, héritière médiatisé des antibiotiques qui toucherait due à l’obligeance de M. le Pharmacien- de la médecine chinoise) et Thuôc nam ou nombre de pays en développement dont major Pichaud, par du sulfate de cuivre médecine du Sud, une médecine plus indi- le Viêtnam (Craig, 2002 ; Halfvarsson et et surtout de l’oxyde rouge de mercure. gène, plus vietnamienne, plus populaire Tomson, 2000 ; Wolffers, 1995) – et leurs Pressé de questions, le malade nous dans le sens où elle repose moins sur une déterminants sont de plus en plus au cœur avoua qu’il absorbait régulièrement ces théorie livresque homogène que sur la des recherches sociologiques et anthropo- drogues, depuis plus de trois mois, bien transmission orale de formules familiales. logiques et des préoccupations sanitaires avant par conséquent son entrée à Quoi qu’il en soit, il faut retenir ici que ces internationales. l’hôpital […] 13 FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
Et le patient meurt. L’auteur achève son médicament à la place d’un autre, n’est rapport sur cette note : « en présence d’un pas sans être la cause d’accidents ensemble symptômatique bizarre survenant mortels. C’est ainsi qu’un pharmacien chez les indigènes, il est donc bon d’avoir à de Mytho a délivré inconsciemment de l’esprit la possibilité d’une intoxication par l’acéto-arsénite de cuivre pour du des drogues de leur fabrication » (Baujean, carbonate de cuivre et qu’un autre a 1914). Observant pour sa part cinq cas vendu de l’ilicium religiosum pour de de fièvre bilieuse hémoglobinurique, une la badiane de Chine, occasionnant par complication grave du paludisme, le Dr de ces erreurs la mort de deux personnes la Pouge rappelle en 1921 l’importance […]7 de prendre quotidiennement sa dose de quinine et surtout le danger mortel d’en Ces pharmaciens sont également à l’ori- associer la prise, ou de la remplacer, par gine d’abus, fraudeurs, copieurs. Ainsi les des remèdes indigènes : « X… milicien ton- accuse-t-on souvent de non seulement kinois […] présentait depuis plusieurs jours vendre illicitement des produits occiden- de la coloration des muqueuses. A pris un taux mais aussi de les contrefaire ou de s’ap- médicament annamite et est depuis la veille provisionner auprès des pays voisins qui les au soir dans le coma ». Le malade est assez reproduisent comme le Japon ou la Chine, agité ; on continue l’observation de la tem- sans oublier des hauts lieux de commerce pérature et des urines en prescrivant de la international tels Singapour ou Hong Kong quinine. « […] 11e jour. Le malade inter- (Brook et Wakabayashi, 2000). Et leur rogé déclare avoir déjà eu une atteinte négligence n’aurait d’égale que leurs hon- bénigne de bilieuse un mois auparavant, teuses ambitions mercantiles, souvent illus- qu’il avait eu les muqueuses colorées et trées par leur implication dans le trafic de avait uriné “ comme le vin ”, mais que ces stupéfiants. symptômes avaient rétrocédé à la suite Il faut toutefois ajouter pour leur d’une médication indigène ». Après le qua- défense, précisent les autorités coloniales, torzième jour, précise de la Pouge, il serait qu’ils dépendent d’une médecine rétro- entré en convalescence (de la Pouge, 1921). grade. De fait, le glissement est fréquent : Les cas d’empoisonnement consignés la mise en accusation du pharmacien sont de nature assez variée et ils ne sont devient celle de la médecine sino-vietna- pas tous susceptibles d’engendrer la crainte mienne. Inefficace ou toxique – on notera d’un attentat anticolonial. Pour autant, ils l’antinomie du grief –, taxée de « grossier ont en commun de pointer du doigt plu- empirisme », « charlatanisme » ou « médi- sieurs réalités : le caractère toxique des castrerie » arriérée, voire de sorcellerie, remèdes locaux, qui conduiraient facile- cette dernière constituerait finalement la ment à la mort ; la trop grande liberté de source de bon nombre des maux sanitaires distribution de ces remèdes et une tendance du pays. Bien sûr, le ou plutôt les regards culturelle, presque naturelle, des malades portés sur la médecine indigène vont évo- indigènes à y avoir recours de leur propre luer au fil de la période de domination, ne chef au lieu de faire appel à la médecine serait-ce que par familiarisation progres- occidentale, une médecine pourtant par sive avec certaines de ses applications, on essence efficace, antidote. y reviendra. Pour autant, ce n’est que dans Si à travers les propos de ces médecins l’entre-deux-guerres qu’on repérera une encore que mieux connaître doit aider à coloniaux on comprend que les choix thé- volonté plus affichée, plus planifiée aussi, mieux combattre le charlatanisme local et rapeutiques du patient indigène ne peuvent de reconnaître certains avantages à la thé- à mieux éduquer pour occidentaliser les être éclairés – on reviendra sur cette rapeutique locale. Jusque-là, seule une poi- malades indigènes (Sallet, 1931, préface)8. conviction – révélant en particulier des pra- gnée de médecins marginaux allait accepter L’introduction en 1938 de cours de matière tiques pluralistes fâcheuses (interactions de s’intéresser ouvertement aux pratiques médicale sino-vietnamienne à l’École de néfastes, surdosage), l’administration accuse médicales indigènes et d’en défendre les médecine de Hanoi – formant des « biomé- pour sa part moins le patient que le prépa- vertus. Pourquoi ? Parce qu’une société decins » indigènes depuis 1902 dans un rateur / vendeur de remèdes locaux, un dro- « non civilisée » ne peut tout simplement objectif avoué de faire disparaître des pra- guiste qui ferait preuve d’une incompétence pas se targuer de posséder une médecine tiques médicales « barbares » – s’inscrit lourde de conséquences comme le fait efficiente et sûre. dans cette ambition9, renvoyant encore et remarquer le directeur local de la santé toujours à un plan de médicalisation syno- de la Cochinchine en 1914 : MAIS IL FAUT LA PROTÉGER nyme de civilisation mais synonyme aussi D’ELLE-MÊME CETTE SOCIÉTÉ de prévention maximum des risques sani- Il me semble dangereux […] de ARRIÉRÉE ! MISSION taires les plus saillants par la vaccination consacrer légalement pour les pharma- CIVILISATRICE ET MÉDICALISATION massive contre la variole, l’instauration ciens asiatiques le droit de vente et de Au-delà d’une évolution vers plus de cours d’hygiène dans les écoles ou… le manipulation des substances toxiques d’indulgence à l’égard des pratiques théra- contrôle du recours à un remède tradi- qu’ils ne connaissent qu’imparfai- peutiques locales, ces dernières resteront tionnel funeste. tement, n’ayant aucune instruction. l’objet d’un réel mépris tout au long de la Pour justifier cette dernière démarche, Ce défaut de connaissances qui se période. Dans les années 1930, certains on insiste sur une combinaison détonante, manifeste par la délivrance d’un médecins et administrateurs expliquent celle de l’ignorance et du danger : la méde- FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003 14
déjà à l’époque investi dans l’élaboration d’une industrie pharmaceutique moderne, ses produits font l’objet d’interdiction à l’entrée en Indochine. Pas seulement pour des motifs de concurrence – bien qu’il ne faille pas en minimiser le poids (Anonyme, 1901)12 – mais aussi parce que tout produit asiatique est objet de suspicion, considéré par son origine comme dangereux et / ou inefficace (CAOM, GG, dossier 17162). En conséquence de cette vision convain- cue, les tentatives de contrôle des princi- pales phases du cycle du médicament traditionnel (production, distribution, consommation) s’imposent pléthoriques. Insistons sur le terme tentatives ainsi que sur ceux de restrictions rigoureuses : il y a en effet là une distance incontestable entre les intentions et les résultats obtenus en la matière. UNE LÉGISLATION PHARMACEUTIQUE QUI TENTE UN CONTRÔLE FERME. EN VAIN… La surveillance des circuits d’importa- tion et de distribution de médicaments via les pharmacies européennes est précoce, résultat d’une législation métropolitaine récemment rigidifiée (Faure, 1996). On traque surtout les spécialités qui, au-delà des dangers sanitaires que leur consomma- tion peut impliquer, sabotent la construc- tion d’un lien exclusif entre l’industrie pharmaceutique française et ses clients indochinois potentiels (CAOM, GG, dossier André Clément, Kinégénèse 17156). Nombreuses sont également les preuves anciennes de l’appel qui est régu- lièrement fait par les services sanitaires aux Douanes pour appliquer plusieurs règles d’importation (forte taxation des produits non métropolitains, interdiction d’importa- tion de tout produit thérapeutique non con- signé dans une pharmacopée occidentale) cine sino-vietnamienne est une médecine l’égard de ces substances addictives (Musto, et mieux surveiller la contrebande aux fron- empirique, pratiquée par des charlatans 1998)11, il semble bien clair que stigma- tières. Mais qu’en est-il alors de la codifica- incultes et ingérée par des malades ignares. tiser une opiomanie culturellement agréée tion de la pharmacie sino-vietnamienne ? Et mettre dans toutes ces mains ignorantes apporte de l’eau au moulin du mépris pour Si elle concerne deux domaines principaux, des substances toxiques devient aisément un peuple débile, valorisant l’excès et la à savoir les conditions générales d’exercice synonyme de mort. Ce rapport de cause à dépravation jusqu’à en décéder (Levet et pharmaceutique et la distribution des subs- effet renvoie à la vision d’un colonisé infé- Nghiêm, 1939). tances « vénéneuses », elle se distingue sur- rieur qu’il faut civiliser et de pratiques que, L’œuvre de civilisation française passe tout par les difficultés récurrentes associées pour ce faire, il faut transformer. Parmi ces donc logiquement par une entreprise de à son application. pratiques, on retrouve celles qui touchent médicalisation devant circonscrire toutes La création d’une inspection des phar- à sa santé, ses habitudes alimentaires, cor- formes de pratiques à risque pour protéger macies occidentales et sino-vietnamiennes porelles, sexuelles ou justement de consom- la population vietnamienne d’elle-même. en octobre 1908 est loin d’être une coïnci- mation médicamenteuse (Arnold, 1988). Allant pour ce faire jusqu’à s’introduire dence : « l’affaire des empoisonneurs » évo- L’insistance qui est faite sur la tendance dans des domaines qui ne sont pas du quée en préambule date de quelques mois qu’auraient les populations locales à dépen- ressort de l’administration coloniale pour seulement… Si ce lien est facilement dre de certains psychotropes bien connus, imposer des règles de santé publique très démontrable, on a là également un point dont l’opium, est une autre manifestation strictes. Une entreprise qui représente, d’ancrage à la volonté coloniale d’avancer de cette vision stéréotypée et péjorative reflète aussi, la conviction coloniale de la dans son contrôle de fraudes apparemment de réalités socioculturelles différentes10. De suprématie de la médecine occidentale en courantes : vente de remèdes secrets, subs- fait, alors que les premières décennies termes d’efficacité mais aussi de sécurité et tances illicites, contrefaçons de produits du XXe siècle voient se développer des ten- qui de ce fait rejette tout ce qui ne s’en occidentaux. Pour autant, l’exercice médical tatives de réglementation internationale à reconnaît pas. Ainsi, même si le Japon est et pharmaceutique indigène reste encore à 15 FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
l’époque libre de toute entrave ou presque13. Ce texte de loi ne sera pas ratifié. Un sous forme de préparations ou de En fait une seule restriction à leur encontre changement d’homme fort à la direction des spécialités n’ayant aucun rapport avec est régulièrement réitérée : les droguistes services de santé ne peut être la seule raison la pharmacie traditionnelle […] Libres asiatiques n’ont pas le droit de faire com- à invoquer, bien que le Dr Paul-Louis de toute entrave légale, des commer- merce des produits européens, une exclusion Simond, fin connaisseur de l’Indochine, ne çants, chinois pour la plupart […], se qui doit surtout permettre aux pharmaciens soit effectivement pas partisan de restric- sont mis à fabriquer sur place, à une français installés dans la colonie d’éviter de tions sévères des pratiques locales. Parce échelle véritablement industrielle, les souffrir de la concurrence. Le texte de 1908 que « beaucoup de médicaments [consignés spécialités qu’ils recevaient autrefois apparaît alors étonnamment contraignant dans les pharmacopées européennes] figu- de l’étranger […] Ces spécialités – et inapproprié, imposant un système uni- rent actuellement dans la pharmacopée dans lesquelles l’analyse révèle le plus forme d’inspection annuelle de tous les indigène » et parce que finalement les offi- souvent l’ingérence de produits de la lieux coloniaux et indigènes de fabrication cines sino-vietnamiennes pourraient aider pharmacopée française ou bien encore et de vente de médicaments, inspection à diffuser les bienfaits de quelques médi- l’existence de poudres inertes dénuées donnant lieu à « un contrôle de la qualité caments européens d’usage courant. Il de toute valeur thérapeutique, lorsque des produits […] [une saisie des] drogues explique en outre : celles-ci ne font pas place à des falsifiées, médicaments suspects ou non Qu’il serait injuste et illogique de drogues dangereusement actives – se autorisés et [à un prélèvement] des échan- limiter le commerce des pharmaciens retrouvent dans toutes les provinces tillons pour une analyse ultérieure […] », indigènes aux quelques drogues (la […] (CAOM, GG, dossier 44461). éventuellement à des poursuites pénales plupart sans efficacité) énumérées à En 1938, une seconde commission (CAOM, GG, dossier 17165). Mais s’il est l’article 7 […] et de priver une popula- d’études confie à une sous-commission le évident que ce texte est le résultat de l’ob- tion d’environ 18 millions d’habitants mandat d’étudier la réglementation des servation d’abus – les comptes-rendus de où il n’existe qu’une dizaine de phar- toxiques (CAOM, SE, C49 c 2 (2)). Cette procès de pharmaciens asiatiques jalonnent maciens européens des médicaments dernière déplore la non-application des les archives judiciaires de l’Indochine de et drogues d’un usage banal, dont la textes en vigueur et le vide législatif dans l’époque –, il s’agit d’abord de contrôler manipulation et l’usage sont exempts lequel l’exercice médicopharmaceutique la vente de substances toxiques. de tout danger, qui figurent dans les indigène tombe encore. Les premières tentatives de législation pharmacopées européenne, américaine De fait, si l’emploi en toute impunité de sur les substances toxiques remonteraient et japonaise (CAOM, GG, dossier substances toxiques reste l’aspect de ce vide à 184614 mais rares sont celles qui seront 17172). le plus dénoncé, deux arrêtés en 1939 et entérinées au XIXe siècle. Une fois de plus, Simond propose d’ailleurs un nouveau 1943 qui s’imposent dans la continuité de les événements de 1908 marquent une texte en 1915 mais pour des raisons floues – ces travaux proposent par extension de pré- inflexion : un arrêté détermine en juillet la il aurait réclamé la constitution d’un Codex ciser les limites de l’exercice médical indi- liste des substances vénéneuses interdites de matière médicale sino-vietnamienne par gène. La liste des substances que ne peuvent au commerce et à la vente par les pharma- des autorités locales compétentes en la vendre les droguistes indochinois en dit ciens et thérapeutes locaux. Mais ce texte matière, Codex qui n’aurait jamais vu le long sur cet objectif : on y retrouve aussi propose une nomenclature métropolitaine jour – ce dernier n’aboutira pas (CAOM, bien le sulfure d’arsenic, l’aconit, la bella- de poisons largement inadaptée aux réali- Affaires politiques, carton 3242). En fait, done, le cannabis, le datura que le carbo- tés du marché vietnamien : il ne sera jamais c’est une succession d’arrêtés sur le « com- nate de sodium, l’oxyde de plomb, autant appliqué. À la veille de la Première Guerre merce des médicaments sino-annamites » de substances qui entrent dans la composi- mondiale, au moment d’une vraie réflexion qui verront leur application retardée ou sus- tion de nombreux remèdes traditionnels. sur les modalités de correction de la poli- pendue entre 1916 et 1938. À chaque fois, Par ailleurs, et par différents biais, la méde- tique sanitaire initiale (Monnais-Rousselot, les difficultés d’application mais aussi les cine sino-vietnamienne y est définie comme 1999), de nouvelles propositions se concré- réactions populaires et des « profession- devant être exclusivement « naturelle » et tisent. Si la Commission d’inspection des nels » de santé locaux entraînent apparem- n’entrer sur rien « en conflit » avec les pra- pharmacies a déjà apporté certains éclai- ment un recul de l’administration coloniale. tiques et la médecine occidentales. rages pertinents et si l’inspecteur des Services d’hygiène et de santé publique Dans l’entre-deux-guerres, la peur du sou- […] Article 2. Par pharmacopée de l’Indochine de l’époque n’a pas hésité lèvement est plus forte que la volonté d’ap- traditionnelle sino-indochinoise ou à solliciter l’avis d’administrateurs et pliquer ce principe de santé publique qui sino-annamite il faut entendre de médecins œuvrant sur le terrain, la veut limiter les risques d’empoisonnement l’ensemble des produits, drogues « Réglementation du commerce des phar- médicamenteux. minérales, végétales ou animales macies et médicaments sino-annamites Ce n’est finalement qu’en 1933 que utilisées soit sous la forme naturelle, en Indochine » qui voit le jour en 1914 l’Inspection générale de l’Hygiène et de la soit préparés ou transformés suivant annonce clairement une circonscription Santé publique nomme une commission les formes traditionnelles, destinés à la draconienne du champ pharmaceutique in- d’étude sur la pharmacopée sino-annamite, thérapeutique humaine exercée suivant digène (CAOM, GG, dossier 17172). Sur préalable jugé indispensable à l’élaboration les traditions sino-indochinoises à modèle métropolitain à nouveau, l’insis- d’une législation à la fois réaliste et ferme l’exclusion : des médicaments ou tance porte sur les conditions d’exercice – pour enrayer une industrie parallèle qui produits chimiques, synthétiques ou nécessité d’autorisation pour pratiquer, obli- prendrait de l’ampleur, aggravant des dont la préparation exige une technique gation d’être propriétaire de l’officine – et risques sanitaires déjà grands : industrielle ; des eaux minérales ; des les substances toxiques : consignation dans Nombre de marchands de drogues vaccins et sérums, toxines ou virus ; un registre ad hoc, vente sur prescription détiennent et vendent soit dans leurs des médicaments préparés sous les exclusive d’un médecin, respect de la poso- propres magasins, soit dans les mul- formes suivantes : cachets, comprimés, logie, pour une très courte liste de produits tiples dépôts qu’ils installent un peu tablettes, capsules, globules ou perles, qui plus est. partout, les produits les plus variés solutions en ampoules ou flacons pour FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003 16
injections hypodermiques, crayons partie de la pharmacie sino-vietnamienne : D’ailleurs, il faut bien considérer que la médicamenteux, granulés, glycérés, parce qu’elle n’a pas atteint un degré de reconnaissance presque paradoxale, en tout suppositoires, vins de raisin, enfin les civilisation suffisant pour les manipuler, cas parallèle, de la « valeur » de certains pilules, dragées et ovules préparées parce qu’aussi on estime que ces substances aspects de la médecine traditionnelle sino- industriellement. auxquelles la pharmacopée occidentale, vietnamienne dans les années 1920-1930, elle, a recours ne peuvent pas faire partie mouvement que l’on a déjà évoqué, est Article 3. Par thérapeutique sino- d’une médecine dite phytothérapique. essentiellement le résultat d’intérêts, voire indochinoise ou sino-annamite, il faut Comme s’il y avait là une aberration théo- de besoins coloniaux, essentiellement entendre la thérapeutique tradition- rique – on retrouve d’ailleurs dans une cer- pratiques et d’abord économiques. À la nelle utilisant la pharmacopée ci-dessus taine mesure cette volonté de séparation découverte de l’étonnante biodiversité viet- définie. Des moyens traditionnels nette dans les sociétés occidentales d’au- namienne, dont le potentiel pharmaceu- spéciaux, moxas, acupuncture, jourd’hui et l’idée que les thérapeutiques tique s’impose au fil des années, s’adjoint ventouses, scarifications à l’exclusion traditionnelles sont exclusivement à base de une expérience quotidienne de ses limites de tout acte chirurgical […] et toute plantes et nécessairement inoffensives – par une médecine encore largement igno- manœuvre obstétricale, de tout acte mêlée à une peur de la concurrence et, rante des Tropiques. À cela s’ajoutent les médical utilisant les méthodes et surtout, une volonté consciente de reléguer problèmes d’application d’une politique de l’instrumentation de diagnostic et de à un rôle subalterne la médecine locale et santé coûteuse dont les difficultés récur- thérapeutique occidentale […] ses agents. rentes d’approvisionnement en médicaments, (CAOM, GG, SE, dossier 213). Or, les années 1930-1940 sont aussi celles la majorité étant importée directement de des réclamations les plus virulentes des la métropole. Il s’avère évident que cet inté- La mutilation des pratiques thérapeu- médecins et pharmaciens sino-annamites rêt à l’échelle de l’administration coloniale tiques locales s’imposait là bel et bien, fai- regroupés en associations pour défendre de l’Indochine est aussi le fruit des besoins sant de la médecine sino-vietnamienne une leurs prérogatives contre une réglementation d’une industrie pharmaceutique française médecine de seconde zone reléguée à des trop réductrice de leur champ d’activité, concurrencée, constamment à la recherche interventions mineures. de substances dont la production / extrac- tion / transformation ne soit pas trop oné- reuse – le souvenir de la raréfaction du ON TRAQUE SURTOUT LES SPÉCIALITÉS QUI, AU-DELÀ DES DANGERS quinquina, monopole néerlandais jusqu’à la Première Guerre mondiale, est encore SANITAIRES QUE LEUR CONSOMMATION PEUT IMPLIQUER, frais16. Il ne faudrait pas oublier non plus que SABOTENT LA CONSTRUCTION D’UN LIEN EXCLUSIF la préséance donnée à l’époque à la prévention collective, à la fois dans un ENTRE L’INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE FRANÇAISE contexte métropolitain de dénigrement de la thérapeutique (Collin et al., 2002) et des ET SES CLIENTS INDOCHINOIS POTENTIELS. priorités sanitaires vietnamiennes, relègue au second plan l’organisation du recours au médicament dans la colonie, écartant par là même longtemps une vraie réflexion sur les pratiques de consommation médicamen- AMBIGUÏTÉS DU RÉQUISITOIRE insistant en particulier sur la réalité des teuse locales et les façons les plus adéquates ET CONTINGENCES COLONIALES : besoins de la population en la matière, l’idée de les réorienter. Et si dans le cadre colonial VERS UN PLURALISME que le refus de recours à la médecine occi- le médicament pouvait devenir un produit THÉRAPEUTIQUE INÉVITABLE ? dentale est souvent moins un refus par con- d’appel pour une médicalisation efficace, en Dans un contexte de guerre, puis de viction que par obligation, que ce que définitive, on allait se rendre compte assez décolonisation, les textes de 1938 et 1943 dénoncent nombre de médecins comme tardivement de cette réalité. Ce n’est ne seront pas plus appliqués que les précé- une tendance à solliciter la médecine, le qu’avec l’entre-deux-guerres là encore, le dents. Mais leur contenu reste parlant, médecin et l’hôpital coloniaux en « dernier développement de l’industrie pharmaceu- révélant un regain de volonté dans la limi- recours » est fréquemment le résultat de tique française et l’arrivée sur le sol vietna- tation du recours de la médecine tradition- problèmes d’accessibilité aux services pro- mien de produits issus de cette industrie qui nelle sino-vietnamienne à des substances posés (Anonyme, 193815). De fait, excep- s’avéraient particulièrement efficaces dans dangereuses pour la santé publique – selon tion faite du milieu hospitalier où les la prévention et le traitement de certaines une vision occidentale de ce que toxique malades sont pris en charge gratuitement maladies courantes – dérivés synthétiques ou santé publique veut dire –, mais aussi et donc où ils consomment gratuitement les de la quinine contre le paludisme, sulfa- de limiter le recours à cette médecine tout médicaments qu’on leur prescrit, le Vietna- mides contre certaines maladies vénériennes court, entre autres en la confinant à des mien a peu accès aux produits qu’il pour- entre autres – que le « bon consommateur pratiques étroitement circonscrites. Une rait vouloir utiliser, à la fois pour des raisons indigène », de médicaments occidentaux définition assurément réductrice de ce de disponibilité mais aussi de coût. Y ayant sous-entendu, sera reconnu comme étant qu’était alors la médecine traditionnelle difficilement accès, il les connaît mal. Il n’a sur la voie de la civilisation17. Peut-être sino-vietnamienne et en complet désaccord que rarement l’opportunité de les intégrer a-t-on là un autre élément clé d’explication avec son rôle sanitaire et social dans à ses connaissances thérapeutiques. La per- à l’histoire très chaotique et assurément l’Indochine de l’époque. durance de la médecine traditionnelle sino- ambiguë de la législation coloniale portant Ainsi l’administration coloniale estime- vietnamienne n’est pas seulement une sur l’exercice pharmaceutique et médical t-elle qu’un certain nombre de substances réalité durant la colonisation, elle est aussi vietnamien. ne peuvent être considérées comme faisant une nécessité. 17 FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003
Quoi qu’il en soit, dans ces conditions Au Viêtnam, d’autres réalités marquent FAURE, O. (1996). « Les officines pharma- concomitantes, certains médecins français les vices de forme d’un système pluraliste ceutiques françaises : de la réalité au mythe, fin XIXe-début XXe siècle », Revue d’histoire en viendront à réclamer un embryon officiel. La récupération de la médecine tra- moderne et contemporaine, vol. 43, p. 672- d’industrie pharmaceutique locale, à avoir ditionnelle vietnamienne révèle effecti- 685. discrètement recours aux remèdes locaux vement toute son ambivalence et ses limites HALFVARSSON, J. et G. TOMSON qui ont fait la preuve populaire de leur effi- dans le contexte de la privatisation de la (2002), « Knowing when but not how ! – cacité (Seyberlich et Le, 1939), voire à cau- santé depuis 1989. Alors qu’elles ont été Mothers’ perceptions and use of antibiotics tionner un vrai pluralisme thérapeutique en intégrées dans le système sanitaire de la in a rural area of Viet nam », Tropical acceptant, par exemple, de superviser des République communiste du Nord dès 1945, Doctor, vol. 30, no 1, p. 6-10. dépôts de médicaments « mixtes » dans les pratiques traditionnelles sont au cœur LEVET, J. et Xuan Tho NGHIÊM (1939). nombre de villages vietnamiens, dépôts qui d’une démarche qui doit « rapporter » sur « À propos d’un cas d’empoisonnement par auraient d’ailleurs connu un réel succès. le plan social et d’abord économique, impo- l’opium », Revue médicale française Au-delà des problèmes d’approvision- sant finalement une situation qui se profilait d’Extrême-Orient, vol. 17, no 1, p. 71-72. nement que l’on a évoqués, l’apprentissage déjà dans le contexte de l’entre-deux- MONNAIS-ROUSSELOT, L. (2002). «Recours du milieu vietnamien a en fait obligé cer- guerres : des soins de santé à « deux vitesses », aux médicaments dans le Viêt nam sous tains médecins à l’humilité, à reconnaître avec une dissociation entre recours exclusif domination française (1858-1939) : des effets aussi que tous les médicaments occidentaux à la médecine occidentale et à son arsenal attendus et imprévus d’une médicalisation coloniale », 38e Colloque de la Société inter- n’étaient pas efficaces sur leurs patients thérapeutique du côté des riches et des nationale d’histoire de la médecine, indigènes, que certains même étaient dan- centres urbains les plus importants, et Istanbul (Turquie). gereux, voire létaux – l’invasion de produits recours à une automédication mixte, dans MONNAIS-ROUSSELOT, L. (1999). Méde- expérimentaux sur le sol indochinois, dont le cadre domestique très souvent, pour les cine et colonisation. L’aventure indochinoise, plusieurs antisyphilitiques justement, a plus pauvres et les campagnes. Paris, CNRS Éditions. participé à cette prise de conscience Dans ces deux situations à la fois très MUSTO, D. (1998). « International traffic (Farinaud et al., 1937). Sans être encore semblables et très éloignées l’une de l’autre, in coca through the early 20th century », Drug officialisé, le pluralisme thérapeutique le médicament synonyme de mort nous ren- & Alcohol Dependence, vol. 49, p. 145-56. associant médicaments occidentaux et sino- voie à une distinction fondamentale entre NGUYEN, Van Ky (1995). La société viet- vietnamiens était alors entériné, ce même les intentions et les pratiques sanitaires dont namienne face à la modernité. Le Tonkin pluralisme que l’administration coloniale les multiples dimensions, et en particulier de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre avait voulu éviter à tout prix. celle qui illustre la rencontre entre deux mondiale, Paris, L’Harmattan. S’il s’avérait pertinent de revenir aux systèmes médicaux, appellent à poursuivre POUGE, de la, Dr (1921). « Observations fondements historiques de la complexe ren- l’investigation. concernant les cas de fièvre bilieuse hémoglo- contre entre biomédecine et médecines binurique », Revue de médecine et d’hygiène traditionnelles à travers l’évolution des Bibliographie tropicales, vol. 13, p. 82-89. fonctions du « remède-poison » traditionnel ANONYME, (1901). « La badiane du Tonkin », SALLET, A. (1931). L’Officine sino-annamite. dans le contexte d’un pays asiatique et La Quinzaine coloniale, vol. 10, p. 472-474. La médecine annamite et la préparation des colonisé pour mieux en établir les carac- remèdes, Paris, Imprimerie Nationale. ANONYME, (1938). « Plaidoirie en faveur téristiques, il est tout aussi important de voir de la médecine sino-annamite », La Tribune SEYBERLICH, Dr et Thi Van LE (1939). dans cette démarche un outil prioritaire de indochinoise, 27 juillet. « Action véritablement merveilleuse d’un traduction de certains des comportements – pansement annamite à base de plantes », ARNOLD, D. (1988). Imperial Medicine Revue médicale française d’Extrême-Orient, politiques, médicaux, populaires – actuels and Indigenous Societies, Manchester / vol. 17, p. 1129-1130. associés à la consommation risquée, avérée New York, Manchester University Press. ou non, de médicaments. THOMPSON, C.-M. (1998). Transfer and BEAUJEAN, Dr (1914). « Un cas d’intoxi- Transmission : Materia Medica and the Dans les sociétés occidentales pluri- cation par absorption de drogues indigènes Development of Vernacular Scripts in Viet- ethniques d’aujourd’hui, la consommation à base de mercure », Bulletin de la Société nam, Ph. D. thesis, University of Washington. médicamenteuse à risque reste en effet au médicochirurgicale de l’Indochine, vol. 5, p. 129-131. TRINH, Le Quang. (1911). Croyances et cœur des politiques de santé nationales et pratiques médicales sino-annamites, thèse révèle une démarche sanitaire qui insiste BROOK, T. et B.T. WAKABAYASHI de médecine, Faculté de médecine de encore prioritairement sur la santé publique (2000). Opium Regimes : China, Britain Montpellier. and Japan, 1839-1952, Berkeley / Los Angeles et la prévention. Mais cette ligne de con- WOLFFERS, I. (1995). « The role of phar- & London, University of California Press. duite ne suffit pas à expliquer la suspicion maceuticals in the privatization process in dont certaines pratiques sont l’objet. Ainsi, COLLIN, J., O. FAURE et L. MONNAIS- Vietnam’s health-care system », Social ROUSSELOT (2002). « Therapeutic plura- Science & Medicine, vol. 41, no 9, p. 1325- les dénonciations de Santé Canada concer- lism and the nature of drug use in three 1332. nant certains produits issus de la médecine Francophone societies around the beginning traditionnelle chinoise ressemblent-elles of the Twentieth Century », 38e Colloque de étrangement à cette mise au ban du la Société internationale d’histoire de la Notes « poison » sino-vietnamien que l’on a médecine, Istanbul (Turquie). 1. Cet article s’inscrit dans une recherche sur décrite, illustrant une discrimination qui est CRAIG, D. (2002). Familiar Medicine. « Le médicament occidental au Viêt nam : le résultat d’une vision tronquée, voire Everyday Health Knowledge and Practice production, distribution, consommation, péjorative des médecines naturelles et de in Today’s Vietnam, Honolulu, University of 1860-1945 » financée dans le cadre du pro- Hawaii Press. gramme de subventions de recherche ordi- leurs adeptes. Quant à l’évolution, chao- naire du CRSH (2002-05). tique, de la législation canadienne sur les FARINAUD, E., E. BACCIALONE, produits de santé naturels (PSN) depuis une C. LATASTE et V.L. NGUYEN (1937). 2. Dans le cadre de la colonisation de l’Indo- « Recherches préliminaires sur l’élimination chine, unité administrative factice qui naît décennie, elle révèle l’extrême variété en 1887 après quarante ans de pacification. de la quinacrine chez le malade paludéen », des difficultés de mise en œuvre de cette Bulletin de la Société de pathologie exotique, Cette unité comprend cinq pays : le Tonkin, discrimination. vol. 30, p. 791-799. au Nord, l’Annam au centre, la Cochinchine FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2003 18
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