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Fonctions de l’écriture emblématique chez Rabelais François Rigolot, Sandra Sider L'Esprit Créateur, Volume 28, Number 2, Summer 1988, pp. 36-47 (Article) Published by Johns Hopkins University Press DOI: https://doi.org/10.1353/esp.1988.0004 For additional information about this article https://muse.jhu.edu/article/526560/summary [ This content has been declared free to read by the pubisher during the COVID-19 pandemic. ]
Fonctions de l’écriture emblématique chez Rabelais François Rigolot & Sandra Sider ES RAPPORTS entre la science des emblèmes, telle q u ’elle L apparaît dans les recueils qui lui sont consacrés au seizième siècle, et les structures emblématiques de la poésie, du théâtre, et de la prose narrative de la même époque ont récemment fait l’objet de savantes études qui ont bien m ontré l’influence déterm inante de la repré sentation picturale sur la composition des textes littéraires à la Renais sance.' En outre, on a pu m ontrer q u ’il existait des références précises au mode de lecture emblématique dans des œuvres comme celle de Rabelais, où l’emblème ne servait pas nécessairement de point de départ.2 On sait que, pour que les emblèmes fonctionnent avec efficacité, il faut que se créent des rapports dynamiques entre les mots et l’image, et q u ’il existe un éloignement suffisant entre l’objet et le sens pour que la communication se fasse moins au niveau de la dénotation q u ’à celui de la connotation (Daly 8, Russell 85). En littérature, la question qui se pose est évidemment la suivante: comment cette tension dynamique peut-elle se réaliser quand il n ’y a pas d ’images et que seuls apparaissent des mots- emblèmes dans une structure narrative? Sans doute peut-on appeler “ em blém atiques” des épisodes réalistes ou non-réalistes dont l’interprétation est essentielle à la compréhension “ connotative” d ’une œ uvre.3 Mais de telles définitions rencontrent des difficultés soit parce q u ’elles sont trop lâches et tendent à s’appliquer à des situations par trop hétérogènes, soit parce que le concept même de “ tension dynam ique” reste trop souvent le produit de projections sym boliques sans commune mesure avec l’horizon d ’attente propre à l’œuvre considérée. Ainsi il semble q u ’une étude plus approfondie des modes em blématiques de composition chez Rabelais puisse entraîner une com préhension beaucoup plus juste de la nature même du symbolisme dans la littérature des seizième et dix-septième siècles. Nous nous proposons ici d ’interpréter la sémiotique rabelaisienne à partir d ’un éclaircissement des méthodes de lecture que nous révèle la science emblématique. Nous tiendrons compte non seulement des signes et de leur significa tion au plan de la diégèse (c’est-à-dire de l’histoire qui nous est racontée) 36 S u m m e r 1988
RlGOLOT & SlDER mais aussi au niveau de la narration (la façon dont l’histoire nous est narrée). Le rapport entre le narrateur et les signes q u ’il présente aux lecteurs peut se décrire aussi en termes emblématiques dans le mesure où celui-ci s’abstient souvent d ’interpréter ses signes. La distance qui sépare les lec teurs du narrateur oblige ainsi ceux-ci à chercher une compréhension “ connotative” du sens implicitement encodé dans le texte. Les deux m odes de lecture4—Il semble que chez Rabelais l’écriture em blématique apparaisse sous deux modes distincts: le mode allégorique, qui renvoie à des vérités morales, et le mode hiéroglyphique, qui donne accès à des vérités mystiques. Le mode allégorique s’apparente au niveau tropologique de l’exégèse médiévale et lui em prunte son type de fonc tionnem ent. Le mode hiéroglyphique, qui appartient au niveau de l’exégèse typologique, fonctionne, au contraire, selon un modèle p ar ticulier à la Renaissance. Ce n ’est pas que Rabelais se serve de véritables hiéroglyphes. T oute fois, de temps à temps, ses symboles fonctionnent de façon heuristique, selon le mode de lecture que ses contem porains imposaient aux hiéro glyphes. Le sérieux de Rabelais au sujet de l’efficace épistémologique de ces symboles apparaît clairement au chapitre 9 de Gargantua lorsque le narrateur fait mention des Hieroglyphica d ’H orapollon et du Songe de Poliphile (Hypnerotomachia) de Francesco C olonna pour la première fois: Bien aultrem ent faisoient en temps jadis les saiges de Egypte, quant ilz escripvoient par lettres q u ’ilz appelloient hiéroglyphiques, lesquelles nul n ’entendoit qui n ’entendist et un chascun entendoit qui entendist la vertu, propriété et nature des choses par icelles figurées; desquelles O rus Apollon a en Grec com posé deux livres, et Polyphile au Songe d ‘A m ours en a davantaige exposé.5 D ’autres références aux “ secrets de la sagesse égyptienne” at aux sym boles hiéroglyphiques se trouvent soigneusement insérées çà et là dans le texte des cinq livres. L’am our divin, considéré à travers le prisme néoplatonicien, bénéficie d ’une mise au point savante grâce à l ’érudition humaniste. L ’allégorisme de Rabelais procure généralement un supplément d ’inform ation qui a pour effet de propulser le “ sens propre” de l’histoire au niveau moral. L ’usage q u ’il fait des hiéroglyphes est différent: dans des épisodes choisis, ce type de symbole agit comme un révélateur thém atique, invitant le lecteur à rechercher une “ signifiance” plus profonde du texte. V o l . XX V III, N o . 2 37
L ’E s p r it C réateur Dans son Champfleury (1529) G eoffroy Tory éclaire ces deux modes de façon pittoresque. Afin d ’expliquer que l’ “ Y” pythagoricien sym bolise le choix moral d ’Hercule, Tory donne à ses lecteurs deux illustra tions différentes. Dans la première (fig. 1) aux deux bras de l’arbre en forme d ’ “ Y” sont suspendus des symboles de supplice (glaive, fouet, verges, carcan, bûcher) et de récompense (guirlande, palmes, sceptre, couronne). Et la branche du supplice est plus forte que celle de la récom pense. Tory invite ses lecteurs à contem pler le bel ornement (“ beau festin” ) q u ’il a façonné. Cette illustration joue, pour aussi dire, le rôle d ’hiéroglyphe—c’est-à- dire de signe sacré faisant entrer le contem plateur dans une vision mystique. De la même façon Rabelais, disciple de Tory, invite le lecteur à 38 S u m m e r 1988
RiGOLOT & SlDER Fig. 2. G eoffroy Tory, Champfleury dépasser la surface de l’histoire pour accéder à un état d ’âme con tem platif. Au contraire, la seconde illustration de Tory dépeint deux person nages qui grimpent sur les branches opposées de l’arbre qui se ramifie en “ Y” (fig. 2). Le personnage de gauche m onte, en s’aidant d ’une rampe, des marches ménagées dans l’écorce de l’arbre. En revanche, le per sonnage de droite fait l’ascension de la branche inégale et rugueuse avec difficulté. Il est attaqué par des bêtes sauvages qui symbolisent les péchés capitaux. Or quand ils atteignent la cime de chaque branche, les per sonnages subissent un sort différent: celui de gauche est précipité dans un brasier ardent tandis que celui de droite reçoit en récompense une couronne et un trône. Tory se rapporte à cette seconde illustration comme à une figure moralisée à la manière antique. On a là l’exemple d ’un mode de lecture allégorique. V o l . XX V III, N o. 2 39
L ’E s p r it C réateur Chez Rabelais, on pourrait voir la transposition de ce mode allé gorique dans les trophées q u ’érigent Pantagruel et Panurge à la fin de la guerre contre les Dipsodes (P , chap. 27). Dans le registre héroïque, le géant glorieux s’écrie: “ Il n ’est um bre que d ’estandartz, il n ’est fumée que de chevaulx et clycquetys que de harnoys” (351). Dans le registre gastronom ique, Epistémon ajoute: “ Il n ’est um bre que de cuisine, fumée que de pastez et clicquetys que de tasses” (352). Finalement, dans le registre érotique, Panurge renchérit: “ Il n ’est um bre que de courtines, fumée que de tetins et clicquetys que de couillons” (352). Toutes ces variations paradigm atiques m ontrent bien à la fois les possibilités et les limites de cette rhétorique de la substitution. Le mode du discours allé gorique rabelaisien participe à la fécondité de la copia verborum, avec toute l’am biguïté qui caractérise la production d ’un texte “ cor- nucopien” .6 L e texte em blématique—L ’exemple le plus typique du mode hiéro glyphique chez Rabelais se trouve probablem ent dans l’épisode consacré au médaillon qui orne le chapeau de Gargantua: P our son image avoit, en une platine d ’or pesant soixante et huyt m arcs, une figure d ’esmail com pétent, en laquelle estoit pourtraict un corps hum ain ayant deux testes, l’une virée vers l’aultre, quatre bras, quatre piedz et deux culz, telz que dict Platon in Sym posio avoir esté l’hum aine nature à son commencement mystic, et autour estoit escript en lettres Ioniques: ATAIIH OT ZH TEI TA EATTH E. (G, 8). Replacée dans le contexte du chapitre où elle est insérée, l’image de l’Androgyne fonctionne simplement comme une devise (impresa) qui sert à dénoter les traits de la personnalité de G argantua. Mais dans le contexte de la totalité de l’œuvre, cette image hiéroglyphique reprend et magnifie l’idéal d ’unité spirituelle qui se trouve sous-jacente à la diégèse du texte.7 C ’est sans doute à cette qualité emblématique que Rabelais fait allu sion lorsque Alcofribas parle de “ symboles Pythagoricques” dans le Prologue de Gargantua: “ Bien aultre goust trouverez et doctrine plus absconce, laquelle vous revelera de très haultz sacremens et mysteres horrificques, tan t en ce que concerne nostre religion que aussi Vestât politicq et vie œ conom icque” (G, P rol., 8). Le mode hiéroglyphique semble réservé au savoir mystique (“ nostre religion” ), alors que le mode allégorique s’applique plutôt à des considérations plus pratiques, à “ Pestât politicq” et à la “ vie œconom ique” . Dans les épisodes les plus riches ou les mieux orchestrés de l’œuvre, 40 S u m m e r 1988
RiGOLOT & SlDER l’image emblématique fonctionne simultanément selon les deux modes envisagés. Ainsi au Quart Livre, la rencontre avec la baleine (le “ physétère” ), pendant que la flotte pantagrueline navigue en form ation d ’ “ Y” pythagoricien, connote le choix moral nécessité par les hasards de l’existence.8 “ Toutes les naufz [...] se m irent en ordre et figure telle q u ’est le Y gregois, letre de Pythagoras; [...] estoit ladicte Thalamege en equippage de vertueusement com batre” (QL, 33, pp. 137-38). De même, la m ort du m onstre rétablit l’harmonie cosmique, les flèches form ant un triangle équilatéral et divisant la baleine en une structure tripartite parfaite: “ E t estoit chose moult plaisante à veoir” (QL, 34, p. 142). Dans l’épisode de la baleine, où les personnages sont à même de prendre leurs responsabilités, Panurge choisit la couardise: “ Il nous avallera tous [...] Fuyons!” (QL, p. 138). Rabelais signale la présence d ’un récit allégorique tout en utilisant le comique pour en désamorcer le ton m oralisant. Le choix dont parle Panurge, par exemple (“ Je m ’en voys cacher là bas” , p. 139), n ’est guère approprié à une situation exis tentielle qui exige le courage et l’action. Cependant, il retourne le juge ment du lecteur à son avantage en déclarant que, s’il lui faut m ourir, il préfère être noyé dans un tonneau de vin. A tous moments, même dans les passages en apparence les plus “ sérieux” , Rabelais emploie des procédés de distanciation pour remettre en question le sens des épisodes emblématiques. P ar là il rappelle aux lec teurs (souvent par l’entremise des personnages) que le texte travaille à différents niveaux sémantiques, susceptibles de diverses interprétations. Parfois la mise à distance se fait en donnant pour fonctions aux épisodes emblématiques de parodier la thém atique néo-platonicienne dom inante. Justice, vérité, et harmonie se trouvent comme prises à contre-courant. Regardons, par exemple, l’épisode où Pantagruel rend visite à Messere Gaster (QL, 57-62). Le m otif du choix m oral, tel q u ’il apparaît dans l’épisode de la baleine, se trouve ici repris dans le thème du chemin ardu qui conduit à la vertu. C ’est l’adage: per angusta ad augusta. Dans un premier temps, Pantagruel, puisant dans un patrim oine didactique immémorial, fait l’éloge du royaume vertueux de Gaster. Mais rapide ment sa louange devient ironique alors que le royaume du ventre s’avère de plus en plus repoussant. On observe une tension croissante entre la tradition morale du “ Rocher de la Vertu” et l’inquiétante Figure du Désir que représente Gaster et q u ’aucun topos moral ne peut entièrement effacer.9 Aussi les postulations antithétiques de la Vertu et du Désir finissent VOL. XX V III, N o. 2 41
L ’E s p r it C réateur par com m uniquer l’effroi. Créé sans oreilles, G aster ne parle que par signes, mais tout le monde les comprend et les met en pratique. C ’est la prise au pied de la lettre du proverbe: “ Ventre affam é n ’a point d ’oreilles” . M anduce, hideuse effigie ressemblant à celles que l’on faisait défiler pendant le carnaval, apparaît comme un reflet de l’image allégorique du m onstre (p. 215). La symbolique charnelle de Gaster s’affirm e finalement comme l’inverse de la caritas qui caractérisait l’Androgyne (G, 8). Dans de tels épisodes, l’intensité allégorique des emblèmes se trouve m imétiquement renforcée par le jeu de leur co-présence. Le même type d ’intensification s’observe dans de nombreuses autres scènes allégoriques des Tiers, Quart, et Cinquième Livres. Grippeminault (CL, 11-15) représente un des rares personnages du texte de Rabelais que l’on trouve aussi dans la tradition des emblèmes. Il possède une tête de lion, de chien, et de loup, et cette superposition définit, d ’après Valeriano, le parfait modèle de l’hiéroglyphe.10 Je ne le vous saurois mieux com parer q u ’à Chimere, à Sphinx, à Cerberus, ou bien au simulacre d ’Oziris, ainsi que le figuroient les Egyptiens, par trois testes ensemble jqinctes: sçavoir est d ’un lyon rugiant, d ’un chien flattant et d ’un loup beslant, entortillées d ’un dragon soy m ordent la queue et des rayons scintillans à l’entour. (CL, 11, p. 319) Francesco C olonna avait utilisé cet emblème dans le Songe de Poliphile (Hypnerotomachia); et cette même figure symbolisait le Temps dans les Saturnales de M acrobe (I, 20). L ’inversion que fait Grippem inault de la justice et de la vérité s’éclairera et s’intensifiera au Temple de la Dive Bouteille, épisode em blém atique final de l’œuvre de Rabelais (CL, 33-47).“ Avant d ’approcher du temple, les Pantagruélistes reçoivent l’ordre de se façonner des chapeaux de lierre et de bourrer leurs souliers de feuilles de vigne (pp. 418-19). Ce costume comique a aussi une portée mystique car la “ Pontife Bacbuc” jugera de leurs intentions selon les signes q u ’ils présenteront. Festonnés de lierre, symbole de la sagesse contemplative (CL, 34), Panurge et ses companions entrent donc dans le temple dont ils adm irent “ l’emblemature adm irable” (p. 428). Or, avant de se lancer dans un passage descriptif très élaboré (CL, 38), l’auteur s’ingénie à rappeler à ses lecteurs que l’image emblématique peut être crédible tout en trom pant ceux qui se laissent prendre à son charme: “ Depuis, jetay mes yeux à contempler la voulte du temple avec les parois, lesquels estoient tous incoustez de m arbre et porphire, à ouvrage mosayque, avec 42 S u m m e r 1988
RlGOLOT & SlDER une mirificque emblemature [...] en elegance incroyable...” (p. 430). En traversant le temple, le narrateur décrit—mais sans guère l’inter préter—cette rem arquable m osaïque qui représente le Triom phe de Bacchus sur les Indiens. Frappés de stupeur, les visiteurs “ considèrent en ecstase” (CL, 41, p. 439) la “ fontaine fantastique” de l’ultime savoir, ce qui récapitule le thème de la recherche de la vérité. La fureur divine, obtenue par le vin, élève les initiés au-dessus de la science empirique et les fait accéder à cette sagesse sacrée—c’est-à-dire au type même de con naissance que l’on croit inspirée par les hiéroglyphes. Les hiéroglyphes com m e sym boles chrétiens12—On sait que les sym boles hiéroglyphiques étaient censés donner également accès à des vérités religieuses au sens chrétien du terme. Au début du seizième siècle, on vénérait l’œuvre du sage antique H orapollon, comme un réservoir de valeurs morales qui livraient un aperçu de la sagesse divine.13 Editeurs, traducteurs, et com m entateurs avaient donné un regain de crédit aux Hiéroglyphes d ’Horapollon en tant que symboles (“ sacrem ents” ) des vérités chrétiennes. Les aquarelles que peignit Dürer pour le m anuscrit d ’Horapollon sont célèbres. Ce manuscrit latin, écrit par Willibald Pirckheimer, devait être présenté à l’empereur en 1514. Il est rem arquable que Dürer ait fondé le symbolisme de l’arc triom phal de Maximilien sur le texte d ’H orapollon. Il faut se souvenir aussi de ce que le même artiste illustra le “ livre d ’heures” de l’empereur de symboles hiéroglyphiques, malgré un contexte très chrétien.14 Pendant les vingt premières années du seizième siècle, deux traduc tions d ’H orapollon en latin parurent à quelques mois près—l’une de Bernardino T rebatio,15 l’autre de Filippo Fasianini.16 Trebatio avait été l’étudiant de Beroaldo et était entré plus tard dans la coterie de Von H utten à Augsbourg. Il avait des sympathies pour Rome et avait servi comme diplom ate des Etats pontificaux. Fasianini, instruit en philo sophie à Bologne, devint professeur d ’université. Les hiéroglyphes firent l’objet de conférences de sa part. Sa traduction des Hiéroglyphes fut publiée avec son traité sur l’écriture sacrée, texte im portant qui touche au pouvoir des hiéroglyphes en tant que symboles religieux.17 Le respect q u ’éprouvait Fasianini pour les hiéroglyphes est réitéré dans la dédicace q u ’il adressa à Lorenzo Campeggi, nommé lui-même Cardinal à la requête de l’empereur Maximilien. Dans cette dédicace, Fa sianini célèbre l’élévation de Campeggi à la pourpre cardinalice en V o l . X X V III, N o . 2 43
L ’E s p r it C réateur espérant que les “ livres sacrés des Egyptiens” pourront être utiles à F “ homme très saint” q u ’est le nouveau cardinal. Alors que Fasianini publiait sa traduction d ’H orapollon, Celio Cal- cagnini envoyait à son neveu une lettre qui proposait un résumé de tous les symboles trouvés dans les Hiéroglyphes. 18 Calcagnini, diplomate pon tifical et archéologue, était chanoine de la cathédrale de Ferrare et pro fesseur de grec et de latin à l’université de cette ville. Pendant les années 1520 il entra en lutte contre Luther. Ses œuvres, publiées posthumement, renferment plusieurs traités concernant des sujets moraux, rhétoriques, et archéologiques. Dans ses œuvres figure un traité im portant intitulé “ De Rebus Aegyptiacis” .19 Ce texte, tiré pour la plus grande partie de Plutarque, de Pline, et des commentaires néo-platoniciens, s’occupe des fables et des symboles égyptiens. Calcagnini évoque la façon dont on peut utiliser ces signes pour déchiffrer une philosophie occulte. Il explique comment les symboles sont utilisés pour voiler la vérité des mystères de la théologie. En se référant aux symboles définis par H orapollon, Calcagnini affirm e que les mystères égyptieris—et les symboles concernant ces rites religieux—sont les modèles sur lequels les Grecs et les Romains ont fondé leurs propres mystères. D ’ailleurs, Calcagnini généralise en rem arquant que les vérités religieuses de chaque culture ne peuvent s’exprimer que par des symboles comme dans le cas des hiéroglyphes d ’Egypte. Les Hieroglyphica de G. P. Valeriano, publiés en 1556, constituent probablem ent le “ com pendium ” de symboles le plus populaire de toute la Renaissance. Ce livre abonde en références de toutes sortes: à la Bible, à la Cabale, et aux auteurs anciens, y compris Horapollon. Il se peut que Rabelais ait suivi les conférences de Valeriano sur les hiéroglyphes pendant son séjour à Rome alors q u ’il vivait dans l’entourage du C ar dinal Du Bellay. Dans la dédicace des Hieroglyphica à Côme de Médicis, Valeriano expliquait que le langage de Dieu Lui-même est hiéro glyphique; et il faisait référence dans son texte à la dimension chrétienne de ces symboles sacrés. A la fin de l’œuvre présumée authentique de Rabelais, on trouve une systématisation du symbolisme mystique qui se trouvait évoqué çà et là dans les livres précédents. Au Cinquième Livre, l’harmonie de la création céleste se reflète dans les images allégoriques de l’univers, symbolisé par les pierres précieuses des sept planètes accompagnées de leurs sept divinités païennes (CL, 42, pp. 441-43). Tout ceci exige que la bouteille soit trouvée dans une chapelle circulaire dont le diam ètre égale la 44 S u m m e r 1988
RlGOLOT & SlDER hauteur: “ Et n ’est à passer sous silence que l’ouvrage d ’icelle chapelle ronde estoit en telle symmetrie compassé que le diametre du project estoit la hauteur de la voûte” (p. 450). On a reconnu un type spécial de sphère harm onique—l’hiéroglyphe hermétique de D ieu.20 Déjà au Tiers Livre, Rabelais avait parlé de “ ceste infinie et intellectuale sphaere, le centre de laquelle est un chascun lieu de l’univers, la circunference poinct” ; et il avait ajouté: “ c’est Dieu scelon la doctrine de Hermes Trismegistus” (TL, 13, p. 453).21 Au Temple de la Dive Bouteille, on peut donc observer le fonctionnement simultané des deux modes emblématiques fondam entaux de l’écriture humaniste. La description des murs de la chapelle les rend illusoires. Leur surface est tellement réfléchissante que les rayons du soleil qui s’y réflètent paraissent provenir de la chapelle elle-même: “ Par la solide speculance [des pierres], sans fenestre n ’autre ouverture, estoit receuë lumiere du soleil [...], tant facilement et en telle abondance que la lumiere sembloit dedans naistre, non de hors venir” (pp. 449-50). S’appuyant sur un passage de VHistoire Naturelle de Pline (XXXVI, 46), Rabelais nous fait com prendre que le soleil qui remplit la chapelle se manifeste de partout, alors que les murs de la circonférence sont invisi bles comme les miroirs d ’une “ galerie des glaces” . Devant un hiéro glyphe aussi puissant, on est invité à se laisser gagner par l’esprit de contem plation. Conclusion—La plupart des passages les plus significatifs chez Rabelais font appel aux facultés interprétatives de ses lecteurs. Comme le dit son présentateur dans le Prologue du Tiers Livre, les lecteurs sont invités à apprécier la valeur de monstrueuses et ridicules créations, qui fonctionnent emblématiquement pour laisser entendre d ’autres réalités. Le type d ’allégorie que crée Rabelais ne comprend pas le mode iconique qui se trouve dans l’allégorie médiévale. A sa place il utilise les révélations du savoir humaniste: ce sont ses “ symboles pythagoricques” {G, p. 8). Certes, chez Rabelais, le rapport entre les symboles et le monde divin q u ’ils évoquent est d ’autant plus complexe q u ’il s’exhibe dans une œuvre essentiellement comique où le sérieux est toujours soumis au jeu d ’un langage en excès sur ce q u ’il signifie.22 Dans le mode allégorique les images emblématiques incitent le lecteur à tisser entre les symboles des rapports thématiques qui permettent d ’accéder à l’invisible réalité qui leur donne leur efficacité. Ce dernier processus établit une tension dialectique qui définit le sens artistique de V o l . XX V III, N o . 2 45
L ’E s p r it C réateur l’allégorie.23 Rabelais se préoccupe de questions morales (quid agas et quid credas) parce qu’il demeure d ’accord avec Erasme sur la nouvelle éthique qui doit résulter de la force culturelle des bonae litterae. Dans le mode hiéroglyphique, Rabelais se préoccupe plutôt de la façon d ’accéder à la pleine connaissance des choses (quom odo cog- nosceré). La Vérité ultime se trouve située en dehors du temps, dans la sagesse des mystères divins transmis par les images hiéroglyphiques.24 L ’emblématique de Rabelais est donc sym ptomatique de sa vue double et paradoxale de la réalité. Une ambivalence s’instaure entre les objets concrets du monde réel et les images emblématiques qui servent à les relayer dans le monde de la fiction. Cette ambivalence, décrite en termes de pluralisme culturel par Bakhtine, correspond aussi à un pluralism e sémiotique fondam ental du texte rabelaisien. Le mode allégorique se propose de mener à l’harmonie sociale dans un nouvel “ estât politicq” et une nouvelle “ vie œconom ique” , et le mode hiéro glyphique entend révéler des “ mystères” que les lecteurs sont invités à contempler en “ im agination” dans le silence du texte.25 Princeton University/N ew York City N otes 1. Peter M. Daly, E m blem Theory, R ecent German C ontributions to the Characteriza tion o f the Em blem Genre (Liechtenstein: K raus-Thom son O rganization, 1979), et Literature in the Light o f the Em blem (T oronto: Univ. o f T oronto Press, 1979); Daniel Russell, “ Emblematic Structures in Sixteenth-Century French P o e try ,” Jahr buch f ü r Internationale Germanistik, XIV (1982), 55-100. 2. Voir, e.g., F. Rigolot, “ Sémiotique de la sentence et du proverbe chez R abelais,” E tudes rabelaisiennes, XIV (1977), 277-86. 3. Voir l ’étude sur Simplicissimus de John H eckm an et ce q u ’en dit P . Daly, Literature, 179. 4. Cf. S. Sider, Em blem atic Im agery in Rabelais (thèse de P h .D ., 1977, inédite). 5. Gargantua, chap. 9, p. 42. Nos références se rapportent aux deux tomes de l’édition Pierre Jo u rd a des Œ uvres Com plètes de Rabelais (Paris: G arnier, 1962). Le tome I com prend Gargantua (G), Pantagruel (P) et le Tiers Livre (TL); le tome II com prend les Quart (QL) et Cinquième Livres (CL). Les num éros du chapitre et de la page seront donnés en chiffre arabe dans le texte. 6. Cf. l’ouvrage de Terence Cave, The Cornucopian Text. Problem s o f Writing in the French Renaissance (Oxford: C larendon Press, 1979). 7. Voir à ce sujet Jerom e Schwartz, “ Scatology and Eschatology in G argantua’s A ndrogyne Device,” E tudes rabelaisiennes, XIV (1977), 265-75. 8. Cf. G. M allary Masters, “ Panurge at the Crossroads: A M ythopoetic Study o f the Pythagorean Y in Rabelais’s Satirical Rom ance (Q L /33-34)” , R om ance Notes, XV (1974), 134-54. 9. Voir à ce sujet l’excellent article de Terence Cave, “ Reading Rabelais: Variations on the Rock o f V irtue” , Literary Theory/Renaissance Texts, ed. P. Parker and D. Quint (Baltimore: Johns Hopkins Press, 1986), 78-95. 10. Voir une brillante étude de la figure du triceps: Erwin Panofsky, “ T itian’s Allegory o f Prudence: A Postscript,” M eaning in the Visual A rts (G arden City: Doubleday & 46 S u m m e r 1988
RiGOLOT & SlDER Com pany, Inc., 1955), surtout ses traductions des Hiéroglyphica de Valeriano, 160-61. 11. Nous tenons compte ici du Cinquièm e Livre m algré la polém ique qui entoure le problèm e de l’authenticité de ce livre. Une analyse plus approfondie m ontrerait que plusieurs sections de l’ouvrage, généralement considérées comme adventices ou ornem entales, appaissent en réalité en harm onie avec les autres livres, si on les lit dans un contexte emblématique. 12. Cf. la comm unication de S. Sider au congrès de la Society for Textual Scholarship à New Y ork, en avril 1985. 13. S. Sider, “ H orapollo,” Calalogus Translationum et C om m entariorum (W ashington: Catholic University of America Press, 1986), VI, 15-29. 14. Voir à ce sujet W alter L. Strauss, The B ook o f H ours o f the E m peror M aximilian the First . . . P rinted in 1513 (New York: Abaris Books, 1974). 15. Publiée à Augsbourg en 1515. Une autre édition devait paraître à Bâle en 1518. 16. Publiée à Bologne en 1517. 17. Voir la traduction donnée par Denis L.D rysdall, “ Filippo Fasianini and his ‘E xplana tion o f Sacred W riting’ (Text and T ranslation),” Journal o f M edieval and Renais sance Studies, X III, 1 (1983), 127-55. 18. La lettre de Calcagnini fut écrite vers 1517; il y utilisait les éditions de Trebatius et de Fasianini. Cette lettre a été éditée par Karl Giehlow, “ H ieroglyphenkunde des Hum anism us in der Allegorie der Renaissance,” Jahrbuch der Kunsthistorischen Sam m lungen des Allerhöchsten Kaiserhauses (Vienna, 1915), 163-69. 19. Publié dans ses Opera (Bâle: 1544), 229-52. 20. Cusanus dans son De docta ignorantia et Francesco Giorgio dans son Harmonia m undi décrivent Dieu comme une sphère infinie; voir aussi O tto Brendel, “ Symbolik der Kugel,” M itteilungen des Deutschen archaeologischen Instituts, LI (1936), 1-95. 21. Voir à ce sujet F. Rigolot, “ Enigme et prophétie: les langages de l’hermétique chez R abelais,” Œ uvres et Critiques, X I, 1 (1986), 37-47. 22. Sur ce type de complexité littéraire, voir Jam es A. C oulter, The Literary Microcosm: Theories o f Interpretation o f the Later N eoplatonists (Leiden: E. J. Brill, 1976), 50. 23. W alter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels (Berlin: Ernst Rowohlt, 1927), 164. 24. Sur les symboles hiéroglyphiques comme “ langage hors du tem ps” , voir Claude- Françoise Brunon, “ Signe, Figure, Langage: Les Hiéroglyphica d ’H orapollon” , L ’Em blèm e à la Renaissance (Paris: Société d ’Edition d ’Enseignement Supérieur, 1980), 29-47. 25. A propos de l’interprétation des “ avantages conceptuels” du pluralism e linguistique de Rabelais, voir Richard M. Berrong, Rabelais and Bakhtine (Lincoln and London, 1986), 123. VOL. XX V III, NO. 2 47
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