Fonctions de l'écriture emblématique chez Rabelais - Project ...

La page est créée Yannis Fleury
 
CONTINUER À LIRE
Fonctions de l’écriture emblématique chez Rabelais
   François Rigolot, Sandra Sider

   L'Esprit Créateur, Volume 28, Number 2, Summer 1988, pp. 36-47 (Article)

   Published by Johns Hopkins University Press
   DOI: https://doi.org/10.1353/esp.1988.0004

       For additional information about this article
       https://muse.jhu.edu/article/526560/summary

[ This content has been declared free to read by the pubisher during the COVID-19 pandemic. ]
Fonctions de l’écriture emblématique
                      chez Rabelais

                     François Rigolot & Sandra Sider

         ES RAPPORTS entre la science des emblèmes, telle q u ’elle

L        apparaît dans les recueils qui lui sont consacrés au seizième siècle,
         et les structures emblématiques de la poésie, du théâtre, et de la
prose narrative de la même époque ont récemment fait l’objet de
savantes études qui ont bien m ontré l’influence déterm inante de la repré­
sentation picturale sur la composition des textes littéraires à la Renais­
sance.' En outre, on a pu m ontrer q u ’il existait des références précises au
mode de lecture emblématique dans des œuvres comme celle de Rabelais,
où l’emblème ne servait pas nécessairement de point de départ.2
     On sait que, pour que les emblèmes fonctionnent avec efficacité, il
faut que se créent des rapports dynamiques entre les mots et l’image, et
q u ’il existe un éloignement suffisant entre l’objet et le sens pour que la
communication se fasse moins au niveau de la dénotation q u ’à celui de la
connotation (Daly 8, Russell 85). En littérature, la question qui se pose
est évidemment la suivante: comment cette tension dynamique peut-elle
se réaliser quand il n ’y a pas d ’images et que seuls apparaissent des mots-
emblèmes dans une structure narrative?
     Sans doute peut-on appeler “ em blém atiques” des épisodes réalistes
ou non-réalistes dont l’interprétation est essentielle à la compréhension
“ connotative” d ’une œ uvre.3 Mais de telles définitions rencontrent des
difficultés soit parce q u ’elles sont trop lâches et tendent à s’appliquer à
des situations par trop hétérogènes, soit parce que le concept même de
“ tension dynam ique” reste trop souvent le produit de projections sym­
boliques sans commune mesure avec l’horizon d ’attente propre à l’œuvre
considérée.
     Ainsi il semble q u ’une étude plus approfondie des modes em­
blématiques de composition chez Rabelais puisse entraîner une com­
préhension beaucoup plus juste de la nature même du symbolisme dans
la littérature des seizième et dix-septième siècles. Nous nous proposons
ici d ’interpréter la sémiotique rabelaisienne à partir d ’un éclaircissement
des méthodes de lecture que nous révèle la science emblématique.
     Nous tiendrons compte non seulement des signes et de leur significa­
tion au plan de la diégèse (c’est-à-dire de l’histoire qui nous est racontée)

36                                                             S u m m e r 1988
RlGOLOT & SlDER

mais aussi au niveau de la narration (la façon dont l’histoire nous est
narrée).
    Le rapport entre le narrateur et les signes q u ’il présente aux lecteurs
peut se décrire aussi en termes emblématiques dans le mesure où celui-ci
s’abstient souvent d ’interpréter ses signes. La distance qui sépare les lec­
teurs du narrateur oblige ainsi ceux-ci à chercher une compréhension
“ connotative” du sens implicitement encodé dans le texte.
    Les deux m odes de lecture4—Il semble que chez Rabelais l’écriture
em blématique apparaisse sous deux modes distincts: le mode allégorique,
qui renvoie à des vérités morales, et le mode hiéroglyphique, qui donne
accès à des vérités mystiques. Le mode allégorique s’apparente au niveau
tropologique de l’exégèse médiévale et lui em prunte son type de fonc­
tionnem ent. Le mode hiéroglyphique, qui appartient au niveau de
l’exégèse typologique, fonctionne, au contraire, selon un modèle p ar­
ticulier à la Renaissance.
    Ce n ’est pas que Rabelais se serve de véritables hiéroglyphes. T oute­
fois, de temps à temps, ses symboles fonctionnent de façon heuristique,
selon le mode de lecture que ses contem porains imposaient aux hiéro­
glyphes. Le sérieux de Rabelais au sujet de l’efficace épistémologique de
ces symboles apparaît clairement au chapitre 9 de Gargantua lorsque le
narrateur fait mention des Hieroglyphica d ’H orapollon et du Songe de
Poliphile (Hypnerotomachia) de Francesco C olonna pour la première
fois:

Bien aultrem ent faisoient en temps jadis les saiges de Egypte, quant ilz escripvoient par
lettres q u ’ilz appelloient hiéroglyphiques, lesquelles nul n ’entendoit qui n ’entendist et un
chascun entendoit qui entendist la vertu, propriété et nature des choses par icelles figurées;
desquelles O rus Apollon a en Grec com posé deux livres, et Polyphile au Songe d ‘A m ours
en a davantaige exposé.5

D ’autres références aux “ secrets de la sagesse égyptienne” at aux sym­
boles hiéroglyphiques se trouvent soigneusement insérées çà et là dans le
texte des cinq livres.
    L’am our divin, considéré à travers le prisme néoplatonicien, bénéficie
d ’une mise au point savante grâce à l ’érudition humaniste. L ’allégorisme
de Rabelais procure généralement un supplément d ’inform ation qui a
pour effet de propulser le “ sens propre” de l’histoire au niveau moral.
L ’usage q u ’il fait des hiéroglyphes est différent: dans des épisodes
choisis, ce type de symbole agit comme un révélateur thém atique,
invitant le lecteur à rechercher une “ signifiance” plus profonde du texte.

V o l . XX V III, N o . 2                                                                    37
L ’E   s p r it   C   réateur

    Dans son Champfleury (1529) G eoffroy Tory éclaire ces deux modes
de façon pittoresque. Afin d ’expliquer que l’ “ Y” pythagoricien sym­
bolise le choix moral d ’Hercule, Tory donne à ses lecteurs deux illustra­
tions différentes. Dans la première (fig. 1) aux deux bras de l’arbre en
forme d ’ “ Y” sont suspendus des symboles de supplice (glaive, fouet,
verges, carcan, bûcher) et de récompense (guirlande, palmes, sceptre,
couronne). Et la branche du supplice est plus forte que celle de la récom­
pense. Tory invite ses lecteurs à contem pler le bel ornement (“ beau
festin” ) q u ’il a façonné.
    Cette illustration joue, pour aussi dire, le rôle d ’hiéroglyphe—c’est-à-
dire de signe sacré faisant entrer le contem plateur dans une vision
mystique. De la même façon Rabelais, disciple de Tory, invite le lecteur à

38                                                            S u m m e r 1988
RiGOLOT & SlDER

                    Fig. 2. G eoffroy Tory, Champfleury

dépasser la surface de l’histoire pour accéder à un état d ’âme con­
tem platif.
    Au contraire, la seconde illustration de Tory dépeint deux person­
nages qui grimpent sur les branches opposées de l’arbre qui se ramifie en
“ Y” (fig. 2). Le personnage de gauche m onte, en s’aidant d ’une rampe,
des marches ménagées dans l’écorce de l’arbre. En revanche, le per­
sonnage de droite fait l’ascension de la branche inégale et rugueuse avec
difficulté. Il est attaqué par des bêtes sauvages qui symbolisent les péchés
capitaux. Or quand ils atteignent la cime de chaque branche, les per­
sonnages subissent un sort différent: celui de gauche est précipité dans un
brasier ardent tandis que celui de droite reçoit en récompense une
couronne et un trône. Tory se rapporte à cette seconde illustration
comme à une figure moralisée à la manière antique. On a là l’exemple
d ’un mode de lecture allégorique.

V o l . XX V III, N o. 2                                                 39
L ’E   s p r it   C   réateur

    Chez Rabelais, on pourrait voir la transposition de ce mode allé­
gorique dans les trophées q u ’érigent Pantagruel et Panurge à la fin de la
guerre contre les Dipsodes (P , chap. 27). Dans le registre héroïque, le
géant glorieux s’écrie: “ Il n ’est um bre que d ’estandartz, il n ’est fumée
que de chevaulx et clycquetys que de harnoys” (351). Dans le registre
gastronom ique, Epistémon ajoute: “ Il n ’est um bre que de cuisine, fumée
que de pastez et clicquetys que de tasses” (352). Finalement, dans le
registre érotique, Panurge renchérit: “ Il n ’est um bre que de courtines,
fumée que de tetins et clicquetys que de couillons” (352). Toutes ces
variations paradigm atiques m ontrent bien à la fois les possibilités et les
limites de cette rhétorique de la substitution. Le mode du discours allé­
gorique rabelaisien participe à la fécondité de la copia verborum, avec
toute l’am biguïté qui caractérise la production d ’un texte “ cor-
nucopien” .6

   L e texte em blématique—L ’exemple le plus typique du mode hiéro­
glyphique chez Rabelais se trouve probablem ent dans l’épisode consacré
au médaillon qui orne le chapeau de Gargantua:

P our son image avoit, en une platine d ’or pesant soixante et huyt m arcs, une figure d ’esmail
com pétent, en laquelle estoit pourtraict un corps hum ain ayant deux testes, l’une virée vers
l’aultre, quatre bras, quatre piedz et deux culz, telz que dict Platon in Sym posio avoir esté
l’hum aine nature à son commencement mystic, et autour estoit escript en lettres Ioniques:
ATAIIH OT ZH TEI TA EATTH E. (G, 8).

Replacée dans le contexte du chapitre où elle est insérée, l’image de
l’Androgyne fonctionne simplement comme une devise (impresa) qui sert
à dénoter les traits de la personnalité de G argantua. Mais dans le contexte
de la totalité de l’œuvre, cette image hiéroglyphique reprend et magnifie
l’idéal d ’unité spirituelle qui se trouve sous-jacente à la diégèse du texte.7
    C ’est sans doute à cette qualité emblématique que Rabelais fait allu­
sion lorsque Alcofribas parle de “ symboles Pythagoricques” dans le
Prologue de Gargantua: “ Bien aultre goust trouverez et doctrine plus
absconce, laquelle vous revelera de très haultz sacremens et mysteres
horrificques, tan t en ce que concerne nostre religion que aussi Vestât
politicq et vie œ conom icque” (G, P rol., 8). Le mode hiéroglyphique
semble réservé au savoir mystique (“ nostre religion” ), alors que le mode
allégorique s’applique plutôt à des considérations plus pratiques, à
“ Pestât politicq” et à la “ vie œconom ique” .
    Dans les épisodes les plus riches ou les mieux orchestrés de l’œuvre,

40                                                                            S u m m e r 1988
RiGOLOT & SlDER

l’image emblématique fonctionne simultanément selon les deux modes
envisagés. Ainsi au Quart Livre, la rencontre avec la baleine (le
“ physétère” ), pendant que la flotte pantagrueline navigue en form ation
d ’ “ Y” pythagoricien, connote le choix moral nécessité par les hasards de
l’existence.8 “ Toutes les naufz [...] se m irent en ordre et figure telle
q u ’est le Y gregois, letre de Pythagoras; [...] estoit ladicte Thalamege en
equippage de vertueusement com batre” (QL, 33, pp. 137-38). De même,
la m ort du m onstre rétablit l’harmonie cosmique, les flèches form ant un
triangle équilatéral et divisant la baleine en une structure tripartite
parfaite: “ E t estoit chose moult plaisante à veoir” (QL, 34, p. 142).
     Dans l’épisode de la baleine, où les personnages sont à même de
prendre leurs responsabilités, Panurge choisit la couardise: “ Il nous
avallera tous [...] Fuyons!” (QL, p. 138). Rabelais signale la présence
d ’un récit allégorique tout en utilisant le comique pour en désamorcer le
ton m oralisant. Le choix dont parle Panurge, par exemple (“ Je m ’en
voys cacher là bas” , p. 139), n ’est guère approprié à une situation exis­
tentielle qui exige le courage et l’action. Cependant, il retourne le juge­
ment du lecteur à son avantage en déclarant que, s’il lui faut m ourir, il
préfère être noyé dans un tonneau de vin.
     A tous moments, même dans les passages en apparence les plus
“ sérieux” , Rabelais emploie des procédés de distanciation pour remettre
en question le sens des épisodes emblématiques. P ar là il rappelle aux lec­
teurs (souvent par l’entremise des personnages) que le texte travaille à
différents niveaux sémantiques, susceptibles de diverses interprétations.
Parfois la mise à distance se fait en donnant pour fonctions aux épisodes
emblématiques de parodier la thém atique néo-platonicienne dom inante.
Justice, vérité, et harmonie se trouvent comme prises à contre-courant.
      Regardons, par exemple, l’épisode où Pantagruel rend visite à
Messere Gaster (QL, 57-62). Le m otif du choix m oral, tel q u ’il apparaît
dans l’épisode de la baleine, se trouve ici repris dans le thème du chemin
ardu qui conduit à la vertu. C ’est l’adage: per angusta ad augusta. Dans
un premier temps, Pantagruel, puisant dans un patrim oine didactique
immémorial, fait l’éloge du royaume vertueux de Gaster. Mais rapide­
ment sa louange devient ironique alors que le royaume du ventre s’avère
de plus en plus repoussant. On observe une tension croissante entre la
tradition morale du “ Rocher de la Vertu” et l’inquiétante Figure du
Désir que représente Gaster et q u ’aucun topos moral ne peut entièrement
effacer.9
      Aussi les postulations antithétiques de la Vertu et du Désir finissent

VOL. XX V III, N o. 2                                                     41
L ’E   s p r it   C   réateur

par com m uniquer l’effroi. Créé sans oreilles, G aster ne parle que par
signes, mais tout le monde les comprend et les met en pratique. C ’est la
prise au pied de la lettre du proverbe: “ Ventre affam é n ’a point
d ’oreilles” . M anduce, hideuse effigie ressemblant à celles que l’on faisait
défiler pendant le carnaval, apparaît comme un reflet de l’image
allégorique du m onstre (p. 215). La symbolique charnelle de Gaster
s’affirm e finalement comme l’inverse de la caritas qui caractérisait
l’Androgyne (G, 8).
     Dans de tels épisodes, l’intensité allégorique des emblèmes se trouve
m imétiquement renforcée par le jeu de leur co-présence. Le même type
d ’intensification s’observe dans de nombreuses autres scènes allégoriques
des Tiers, Quart, et Cinquième Livres.
     Grippeminault (CL, 11-15) représente un des rares personnages du
texte de Rabelais que l’on trouve aussi dans la tradition des emblèmes. Il
possède une tête de lion, de chien, et de loup, et cette superposition
définit, d ’après Valeriano, le parfait modèle de l’hiéroglyphe.10

Je ne le vous saurois mieux com parer q u ’à Chimere, à Sphinx, à Cerberus, ou bien au
simulacre d ’Oziris, ainsi que le figuroient les Egyptiens, par trois testes ensemble jqinctes:
sçavoir est d ’un lyon rugiant, d ’un chien flattant et d ’un loup beslant, entortillées d ’un
dragon soy m ordent la queue et des rayons scintillans à l’entour. (CL, 11, p. 319)

Francesco C olonna avait utilisé cet emblème dans le Songe de Poliphile
(Hypnerotomachia); et cette même figure symbolisait le Temps dans les
Saturnales de M acrobe (I, 20).
    L ’inversion que fait Grippem inault de la justice et de la vérité
s’éclairera et s’intensifiera au Temple de la Dive Bouteille, épisode
em blém atique final de l’œuvre de Rabelais (CL, 33-47).“ Avant
d ’approcher du temple, les Pantagruélistes reçoivent l’ordre de se
façonner des chapeaux de lierre et de bourrer leurs souliers de feuilles de
vigne (pp. 418-19). Ce costume comique a aussi une portée mystique car
la “ Pontife Bacbuc” jugera de leurs intentions selon les signes q u ’ils
présenteront. Festonnés de lierre, symbole de la sagesse contemplative
(CL, 34), Panurge et ses companions entrent donc dans le temple dont ils
adm irent “ l’emblemature adm irable” (p. 428). Or, avant de se lancer
dans un passage descriptif très élaboré (CL, 38), l’auteur s’ingénie à
rappeler à ses lecteurs que l’image emblématique peut être crédible tout
en trom pant ceux qui se laissent prendre à son charme: “ Depuis, jetay
mes yeux à contempler la voulte du temple avec les parois, lesquels
estoient tous incoustez de m arbre et porphire, à ouvrage mosayque, avec

42                                                                           S u m m e r 1988
RlGOLOT & SlDER

une mirificque emblemature [...] en elegance incroyable...” (p. 430).
    En traversant le temple, le narrateur décrit—mais sans guère l’inter­
préter—cette rem arquable m osaïque qui représente le Triom phe de
Bacchus sur les Indiens. Frappés de stupeur, les visiteurs “ considèrent en
ecstase” (CL, 41, p. 439) la “ fontaine fantastique” de l’ultime savoir, ce
qui récapitule le thème de la recherche de la vérité. La fureur divine,
obtenue par le vin, élève les initiés au-dessus de la science empirique et les
fait accéder à cette sagesse sacrée—c’est-à-dire au type même de con­
naissance que l’on croit inspirée par les hiéroglyphes.

    Les hiéroglyphes com m e sym boles chrétiens12—On sait que les sym­
boles hiéroglyphiques étaient censés donner également accès à des vérités
religieuses au sens chrétien du terme. Au début du seizième siècle, on
vénérait l’œuvre du sage antique H orapollon, comme un réservoir de
valeurs morales qui livraient un aperçu de la sagesse divine.13 Editeurs,
traducteurs, et com m entateurs avaient donné un regain de crédit aux
Hiéroglyphes d ’Horapollon en tant que symboles (“ sacrem ents” ) des
vérités chrétiennes.
    Les aquarelles que peignit Dürer pour le m anuscrit d ’Horapollon
sont célèbres. Ce manuscrit latin, écrit par Willibald Pirckheimer, devait
être présenté à l’empereur en 1514. Il est rem arquable que Dürer ait
fondé le symbolisme de l’arc triom phal de Maximilien sur le texte
d ’H orapollon. Il faut se souvenir aussi de ce que le même artiste illustra
le “ livre d ’heures” de l’empereur de symboles hiéroglyphiques, malgré
un contexte très chrétien.14
    Pendant les vingt premières années du seizième siècle, deux traduc­
tions d ’H orapollon en latin parurent à quelques mois près—l’une de
Bernardino T rebatio,15 l’autre de Filippo Fasianini.16 Trebatio avait été
l’étudiant de Beroaldo et était entré plus tard dans la coterie de Von
H utten à Augsbourg. Il avait des sympathies pour Rome et avait servi
comme diplom ate des Etats pontificaux. Fasianini, instruit en philo­
sophie à Bologne, devint professeur d ’université. Les hiéroglyphes firent
l’objet de conférences de sa part. Sa traduction des Hiéroglyphes fut
publiée avec son traité sur l’écriture sacrée, texte im portant qui touche au
pouvoir des hiéroglyphes en tant que symboles religieux.17
     Le respect q u ’éprouvait Fasianini pour les hiéroglyphes est réitéré
dans la dédicace q u ’il adressa à Lorenzo Campeggi, nommé lui-même
Cardinal à la requête de l’empereur Maximilien. Dans cette dédicace, Fa­
sianini célèbre l’élévation de Campeggi à la pourpre cardinalice en

V o l . X X V III, N o . 2                                                  43
L ’E   s p r it   C   réateur

espérant que les “ livres sacrés des Egyptiens” pourront être utiles à
F “ homme très saint” q u ’est le nouveau cardinal.
    Alors que Fasianini publiait sa traduction d ’H orapollon, Celio Cal-
cagnini envoyait à son neveu une lettre qui proposait un résumé de tous
les symboles trouvés dans les Hiéroglyphes. 18 Calcagnini, diplomate pon­
tifical et archéologue, était chanoine de la cathédrale de Ferrare et pro­
fesseur de grec et de latin à l’université de cette ville. Pendant les années
1520 il entra en lutte contre Luther. Ses œuvres, publiées posthumement,
renferment plusieurs traités concernant des sujets moraux, rhétoriques,
et archéologiques.
     Dans ses œuvres figure un traité im portant intitulé “ De Rebus
Aegyptiacis” .19 Ce texte, tiré pour la plus grande partie de Plutarque, de
Pline, et des commentaires néo-platoniciens, s’occupe des fables et des
symboles égyptiens. Calcagnini évoque la façon dont on peut utiliser ces
signes pour déchiffrer une philosophie occulte. Il explique comment les
symboles sont utilisés pour voiler la vérité des mystères de la théologie.
     En se référant aux symboles définis par H orapollon, Calcagnini
affirm e que les mystères égyptieris—et les symboles concernant ces rites
religieux—sont les modèles sur lequels les Grecs et les Romains ont fondé
leurs propres mystères. D ’ailleurs, Calcagnini généralise en rem arquant
que les vérités religieuses de chaque culture ne peuvent s’exprimer que
par des symboles comme dans le cas des hiéroglyphes d ’Egypte.
     Les Hieroglyphica de G. P. Valeriano, publiés en 1556, constituent
probablem ent le “ com pendium ” de symboles le plus populaire de toute
la Renaissance. Ce livre abonde en références de toutes sortes: à la Bible,
à la Cabale, et aux auteurs anciens, y compris Horapollon. Il se peut que
Rabelais ait suivi les conférences de Valeriano sur les hiéroglyphes
pendant son séjour à Rome alors q u ’il vivait dans l’entourage du C ar­
dinal Du Bellay. Dans la dédicace des Hieroglyphica à Côme de Médicis,
Valeriano expliquait que le langage de Dieu Lui-même est hiéro­
glyphique; et il faisait référence dans son texte à la dimension chrétienne
de ces symboles sacrés.
     A la fin de l’œuvre présumée authentique de Rabelais, on trouve une
systématisation du symbolisme mystique qui se trouvait évoqué çà et là
dans les livres précédents. Au Cinquième Livre, l’harmonie de la création
céleste se reflète dans les images allégoriques de l’univers, symbolisé par
les pierres précieuses des sept planètes accompagnées de leurs sept
divinités païennes (CL, 42, pp. 441-43). Tout ceci exige que la bouteille
soit trouvée dans une chapelle circulaire dont le diam ètre égale la

44                                                            S u m m e r 1988
RlGOLOT & SlDER

hauteur: “ Et n ’est à passer sous silence que l’ouvrage d ’icelle chapelle
ronde estoit en telle symmetrie compassé que le diametre du project estoit
la hauteur de la voûte” (p. 450).
    On a reconnu un type spécial de sphère harm onique—l’hiéroglyphe
hermétique de D ieu.20 Déjà au Tiers Livre, Rabelais avait parlé de “ ceste
infinie et intellectuale sphaere, le centre de laquelle est un chascun lieu de
l’univers, la circunference poinct” ; et il avait ajouté: “ c’est Dieu scelon
la doctrine de Hermes Trismegistus” (TL, 13, p. 453).21 Au Temple de la
Dive Bouteille, on peut donc observer le fonctionnement simultané des
deux modes emblématiques fondam entaux de l’écriture humaniste.
    La description des murs de la chapelle les rend illusoires. Leur surface
est tellement réfléchissante que les rayons du soleil qui s’y réflètent
paraissent provenir de la chapelle elle-même: “ Par la solide speculance
[des pierres], sans fenestre n ’autre ouverture, estoit receuë lumiere du
soleil [...], tant facilement et en telle abondance que la lumiere sembloit
dedans naistre, non de hors venir” (pp. 449-50).
    S’appuyant sur un passage de VHistoire Naturelle de Pline (XXXVI,
46), Rabelais nous fait com prendre que le soleil qui remplit la chapelle se
manifeste de partout, alors que les murs de la circonférence sont invisi­
bles comme les miroirs d ’une “ galerie des glaces” . Devant un hiéro­
glyphe aussi puissant, on est invité à se laisser gagner par l’esprit de
contem plation.

    Conclusion—La plupart des passages les plus significatifs chez
Rabelais font appel aux facultés interprétatives de ses lecteurs. Comme le
dit son présentateur dans le Prologue du Tiers Livre, les lecteurs sont
invités à apprécier la valeur de monstrueuses et ridicules créations, qui
fonctionnent emblématiquement pour laisser entendre d ’autres réalités.
    Le type d ’allégorie que crée Rabelais ne comprend pas le mode
iconique qui se trouve dans l’allégorie médiévale. A sa place il utilise les
révélations du savoir humaniste: ce sont ses “ symboles pythagoricques”
{G, p. 8). Certes, chez Rabelais, le rapport entre les symboles et le monde
divin q u ’ils évoquent est d ’autant plus complexe q u ’il s’exhibe dans une
œuvre essentiellement comique où le sérieux est toujours soumis au jeu
d ’un langage en excès sur ce q u ’il signifie.22
    Dans le mode allégorique les images emblématiques incitent le lecteur
à tisser entre les symboles des rapports thématiques qui permettent
d ’accéder à l’invisible réalité qui leur donne leur efficacité. Ce dernier
processus établit une tension dialectique qui définit le sens artistique de

V o l . XX V III, N o . 2                                                  45
L ’E   s p r it   C   réateur

l’allégorie.23 Rabelais se préoccupe de questions morales (quid agas et
quid credas) parce qu’il demeure d ’accord avec Erasme sur la nouvelle
éthique qui doit résulter de la force culturelle des bonae litterae.
     Dans le mode hiéroglyphique, Rabelais se préoccupe plutôt de la
façon d ’accéder à la pleine connaissance des choses (quom odo cog-
nosceré). La Vérité ultime se trouve située en dehors du temps, dans la
sagesse des mystères divins transmis par les images hiéroglyphiques.24
     L ’emblématique de Rabelais est donc sym ptomatique de sa vue
double et paradoxale de la réalité. Une ambivalence s’instaure entre les
objets concrets du monde réel et les images emblématiques qui servent à
les relayer dans le monde de la fiction. Cette ambivalence, décrite en
termes de pluralisme culturel par Bakhtine, correspond aussi à un
pluralism e sémiotique fondam ental du texte rabelaisien. Le mode
allégorique se propose de mener à l’harmonie sociale dans un nouvel
“ estât politicq” et une nouvelle “ vie œconom ique” , et le mode hiéro­
glyphique entend révéler des “ mystères” que les lecteurs sont invités à
contempler en “ im agination” dans le silence du texte.25

Princeton University/N ew York City

                                                N otes

 1.    Peter M. Daly, E m blem Theory, R ecent German C ontributions to the Characteriza­
       tion o f the Em blem Genre (Liechtenstein: K raus-Thom son O rganization, 1979), et
       Literature in the Light o f the Em blem (T oronto: Univ. o f T oronto Press, 1979);
       Daniel Russell, “ Emblematic Structures in Sixteenth-Century French P o e try ,” Jahr­
       buch f ü r Internationale Germanistik, XIV (1982), 55-100.
 2.    Voir, e.g., F. Rigolot, “ Sémiotique de la sentence et du proverbe chez R abelais,”
      E tudes rabelaisiennes, XIV (1977), 277-86.
 3.     Voir l ’étude sur Simplicissimus de John H eckm an et ce q u ’en dit P . Daly, Literature,
       179.
 4.   Cf. S. Sider, Em blem atic Im agery in Rabelais (thèse de P h .D ., 1977, inédite).
 5.    Gargantua, chap. 9, p. 42. Nos références se rapportent aux deux tomes de l’édition
       Pierre Jo u rd a des Œ uvres Com plètes de Rabelais (Paris: G arnier, 1962). Le tome I
      com prend Gargantua (G), Pantagruel (P) et le Tiers Livre (TL); le tome II com prend
       les Quart (QL) et Cinquième Livres (CL). Les num éros du chapitre et de la page seront
      donnés en chiffre arabe dans le texte.
 6.   Cf. l’ouvrage de Terence Cave, The Cornucopian Text. Problem s o f Writing in the
      French Renaissance (Oxford: C larendon Press, 1979).
 7.    Voir à ce sujet Jerom e Schwartz, “ Scatology and Eschatology in G argantua’s
      A ndrogyne Device,” E tudes rabelaisiennes, XIV (1977), 265-75.
 8.   Cf. G. M allary Masters, “ Panurge at the Crossroads: A M ythopoetic Study o f the
       Pythagorean Y in Rabelais’s Satirical Rom ance (Q L /33-34)” , R om ance Notes, XV
      (1974), 134-54.
 9.   Voir à ce sujet l’excellent article de Terence Cave, “ Reading Rabelais: Variations on
      the Rock o f V irtue” , Literary Theory/Renaissance Texts, ed. P. Parker and D. Quint
      (Baltimore: Johns Hopkins Press, 1986), 78-95.
10.   Voir une brillante étude de la figure du triceps: Erwin Panofsky, “ T itian’s Allegory o f
      Prudence: A Postscript,” M eaning in the Visual A rts (G arden City: Doubleday &

46                                                                             S u m m e r 1988
RiGOLOT & SlDER

      Com pany, Inc., 1955), surtout ses traductions des Hiéroglyphica de Valeriano,
      160-61.
11.   Nous tenons compte ici du Cinquièm e Livre m algré la polém ique qui entoure le
      problèm e de l’authenticité de ce livre. Une analyse plus approfondie m ontrerait que
      plusieurs sections de l’ouvrage, généralement considérées comme adventices ou
      ornem entales, appaissent en réalité en harm onie avec les autres livres, si on les lit dans
      un contexte emblématique.
12.   Cf. la comm unication de S. Sider au congrès de la Society for Textual Scholarship à
      New Y ork, en avril 1985.
13.   S. Sider, “ H orapollo,” Calalogus Translationum et C om m entariorum (W ashington:
      Catholic University of America Press, 1986), VI, 15-29.
14.   Voir à ce sujet W alter L. Strauss, The B ook o f H ours o f the E m peror M aximilian the
      First . . . P rinted in 1513 (New York: Abaris Books, 1974).
15.   Publiée à Augsbourg en 1515. Une autre édition devait paraître à Bâle en 1518.
16.   Publiée à Bologne en 1517.
17.   Voir la traduction donnée par Denis L.D rysdall, “ Filippo Fasianini and his ‘E xplana­
      tion o f Sacred W riting’ (Text and T ranslation),” Journal o f M edieval and Renais­
      sance Studies, X III, 1 (1983), 127-55.
18.   La lettre de Calcagnini fut écrite vers 1517; il y utilisait les éditions de Trebatius et de
      Fasianini. Cette lettre a été éditée par Karl Giehlow, “ H ieroglyphenkunde des
      Hum anism us in der Allegorie der Renaissance,” Jahrbuch der Kunsthistorischen
      Sam m lungen des Allerhöchsten Kaiserhauses (Vienna, 1915), 163-69.
19.   Publié dans ses Opera (Bâle: 1544), 229-52.
20.   Cusanus dans son De docta ignorantia et Francesco Giorgio dans son Harmonia
      m undi décrivent Dieu comme une sphère infinie; voir aussi O tto Brendel, “ Symbolik
      der Kugel,” M itteilungen des Deutschen archaeologischen Instituts, LI (1936), 1-95.
21.   Voir à ce sujet F. Rigolot, “ Enigme et prophétie: les langages de l’hermétique chez
      R abelais,” Œ uvres et Critiques, X I, 1 (1986), 37-47.
22.   Sur ce type de complexité littéraire, voir Jam es A. C oulter, The Literary Microcosm:
      Theories o f Interpretation o f the Later N eoplatonists (Leiden: E. J. Brill, 1976), 50.
23.   W alter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels (Berlin: Ernst Rowohlt,
      1927), 164.
24.   Sur les symboles hiéroglyphiques comme “ langage hors du tem ps” , voir Claude-
      Françoise Brunon, “ Signe, Figure, Langage: Les Hiéroglyphica d ’H orapollon” ,
      L ’Em blèm e à la Renaissance (Paris: Société d ’Edition d ’Enseignement Supérieur,
      1980), 29-47.
25.   A propos de l’interprétation des “ avantages conceptuels” du pluralism e linguistique
      de Rabelais, voir Richard M. Berrong, Rabelais and Bakhtine (Lincoln and London,
      1986), 123.

VOL. XX V III, NO. 2                                                                           47
Vous pouvez aussi lire