Intelligence artificielle - Promesses et menaces - Unesco
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Courrier LE D E L’ U N E S CO juillet-septembre 2018 Intelligence artificielle Promesses et menaces 2UJDQLVDWLRQ GHV1DWLRQV8QLHV SRXUO¶pGXFDWLRQ ODVFLHQFHHWODFXOWXUH
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Courrier LE D E L’ U N E S C O Pour une de éthique la recherche en intelligence artificielle à l’échelle mondiale Ces dernières années les progrès ont été De quoi est capable l'IA au stade actuel de Un robot obéit à un ensemble de routines spectaculaires en matière d’intelligence son évolution ? Jusqu'où va son autonomie ? qui permettent son interaction avec artificielle (IA) et donnent lieu à des Qu’en est-il de la décision humaine ? nous autres humains mais, pour autant, inventions qu'on n'aurait pas pensées en‑dehors du cadre bien précis au sein Plus qu’une quatrième révolution industrielle, possibles. Ordinateurs et robots sont duquel il est censé interagir, il ne peut pas l’IA est en train de provoquer une révolution capables d'apprendre à améliorer leur travail nouer de véritable relation sociale. culturelle. Elle est indéniablement appelée à et même de prendre des décisions – ce qui transformer notre futur, mais nous ne savons Il n’empêche que, d’ores et déjà, certaines se fait bien entendu par le truchement d'un pas encore de quelle façon. C'est pourquoi des applications de l’IA sont contestables : algorithme et sans conscience individuelle. elle fascine et effraie. collecte de données qui empiètent sur la vie Mais, tout de même, on ne peut manquer privée, algorithmes de reconnaissance faciale de se poser des questions. Est-ce qu'une Le Courrier a mené l'enquête et présente supposés identifier des comportements machine peut penser ? au lecteur ce qu'il faut retenir de ce hostiles ou imprégnés de préjugés nouvel objet de recherche qui se situe à la raciaux, drones militaires et armes létales frontière de l'informatique, de l'ingénierie autonomes... Les problèmes éthiques que l’IA Œuvre numérique de l’artiste Evgenija et de la philosophie. Au passage, il remet soulève et ne manquera pas de poser demain Demnievska, représentant Janus, dieu quelques pendules à l'heure. Car, soyons – avec une gravité accrue – sont nombreux. romain pourvu de deux visages, l'un clairs, en l'état actuel des choses l'IA ne regardant le passé, l’autre, l’avenir. Il préside pense pas. Et nous sommes très loin de Tandis que la recherche avance à toute à toute transition d'un état à un autre. pouvoir télécharger toutes les composantes allure, pour ce qui est des aspects d’un être humain dans un ordinateur ! techniques de l’IA, elle piétine, quand il s’agit de ses aspects éthiques. Certes, de nombreux chercheurs s’en inquiètent et certains pays ont entamé une réflexion sérieuse sur la question, mais aucun cadre légal n'existe à ce jour pour orienter la recherche future à l’échelle mondiale. « Il est de notre responsabilité de mener un débat universel et éclairé, afin d’entrer dans cette nouvelle ère les yeux grands ouverts, sans sacrifier les valeurs qui sont les nôtres, et permettre d’aboutir à un socle commun de principes éthiques », déclare dans ce numéro du Courrier la Directrice générale de l’UNESCO, Audrey Azoulay (voir pp. 36-39). Un instrument normatif international est indispensable au développement responsable de l’IA : une tâche à laquelle l'UNESCO est en train de s'atteler et que ce numéro du Courrier s’efforce de soutenir, en proposant des pistes de réflexion. © Evgenija Demnievska (evgenijademnievska.com) Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018 |3
Sommaire GRAND ANGLE 7 Intelligence artificielle : entre mythe et réalité Jean-Gabriel Ganascia 10 La main qui voit Chen Xiaorong 11 Des robots et des hommes Vanessa Evers 14 Le chef Giuseppe annonce une nouvelle ère culinaire Beatriz Juez 15 Miguel Benasayag : La pensée n’est pas dans le cerveau ! Propos recueillis par R. Meyran 18 Yoshua Bengio : Contrer la monopolisation de la recherche Propos recueillis par J. Šopova 20 Moustapha Cissé : Démocratiser l’IA en Afrique Propos recueillis par K. Markelova 22 Yang Qiang : La quatrième révolution 25 Propos recueillis par W. Chao La menace des robots tueurs Vasily Sychev 6-41 29 À notre service, et non à nos dépens Tee Wee Ang et Dafna Feinholz 31 Marc-Antoine Dilhac : Quels risques éthiques ? Propos recueillis par R. Meyran 42-49 32 Karl Schroeder : ZOOM Et si ce n’était que pour le meilleur ? Propos recueillis par How much can you carry ? M.C. Pinault Desmoulins ou Le poids de la vie Floriane de Lassée et 34 Apprendre à vivre à l'ère de l'IA Sibylle d’Orgeval Leslie Loble 36 Audrey Azoulay : tirer le meilleur parti de l’IA Propos recueillis par J. Šopova 40 Glossaire de l'intelligence artificielle 4 | Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018
50-55 IDÉES Danser l’innommable ou la question de l’influence de la mémoire de l’esclavage sur la création artistique contemporaine Alain Foix 56-59 60-66 NOTRE INVITÉ Malek Bensmaïl : Filmer le réel Propos recueillis par J. Šopova ACTUALITÉS 61 L’archipel de Colomb : les habitants se mobilisent 62 L’homme et la nature réconciliés Luc Jacquet 64 Des secrets de Tiwanaku dévoilés par un drone Lucía Iglesias Kuntz SPÉCIAL 70 ANS 67-70 Le seul journal que Nelson Mandela lisait à Robben Island Annar Cassam Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018 |5
Promesses et menaces Grand angle Reconnaissance faciale, selon l’artiste américain Tony Oursler. © Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Lehmann Maupin, New York et Hong Kong 6 | Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018
Grand angle Intelligence artificielle : entre mythe et réalité Jean-Gabriel Ganascia Cette idée, qui renvoie à des mythes et Plus précisément, cette discipline scientifique des légendes anciennes, comme celle du reposait sur la conjecture selon laquelle Les machines risquent-elles Golem, a récemment été réactivée par des toutes les fonctions cognitives, en particulier de devenir plus intelligentes personnalités du monde contemporain l’apprentissage, le raisonnement, le calcul, que les hommes ? Non, répond comme le physicien britannique Stephen la perception, la mémorisation, voire même Jean‑Gabriel Ganascia : il s'agit Hawking (1942-2018), l’entrepreneur la découverte scientifique ou la créativité américain Elon Musk, le futuriste américain artistique, peuvent être décrites, avec là d'un mythe inspiré par Ray Kurzweil ou encore par les tenants de une précision telle qu’il serait possible la science-fiction. Il rappelle ce que l’on appelle aujourd’hui l’« IA forte » de programmer un ordinateur pour les les grandes étapes de ce ou l’« IA générale ». Nous ne ferons toutefois reproduire. Depuis plus de soixante ans que pas plus état, ici, de cette acception seconde, l’IA existe, rien n’a permis ni de démentir, ni de domaine de recherche, les car elle atteste uniquement d’un imaginaire démontrer irréfutablement cette conjecture prouesses techniques actuelles foisonnant, inspiré plus par la science-fiction qui demeure à la fois ouverte et féconde. et les questions éthiques qui que par une réalité scientifique tangible requièrent des réponses de plus confirmée par des expérimentations et des observations empiriques. Une histoire en plus urgentes. en dents de scie Pour John McCarthy et Marvin Minsky, L’intelligence artificielle (IA) est une comme pour les autres promoteurs de Au cours de sa courte existence, l’IA a connu discipline scientifique qui a vu officiellement l’école d’été du Dartmouth College, l’IA de nombreuses évolutions. On peut les le jour en 1956, au Dartmouth College, à visait initialement à la simulation, par des résumer en six étapes. Hanovre, aux États-Unis, lors d’une école machines, de chacune des différentes facultés de l’intelligence, qu’il s’agisse de Le temps des prophètes d’été organisée par quatre chercheurs américains : John McCarthy, Marvin Minsky, l’intelligence humaine, animale, végétale, Tout d’abord, dans l’euphorie des origines Nathaniel Rochester et Claude Shannon. sociale ou phylogénétique. et des premiers succès, les chercheurs Depuis, le terme « intelligence artificielle », s’étaient laissé aller à des déclarations un qui à l’origine avait sans doute été inventé peu inconsidérées qu’on leur a beaucoup pour frapper les esprits, a fait fortune, Ce bébé robot, baptisé CB2, a été reprochées par la suite. puisqu’il est devenu très populaire au point construit par Minoru Asada (Japon) pour qu’aujourd’hui plus personne ne l’ignore, comprendre le processus d’apprentissage que cette composante de l’informatique des machines. Ici, CB2 apprend à ramper. a pris de plus en plus d’ampleur au fil du temps et que les technologies qui en sont issues ont grandement contribué à changer le monde pendant les soixante dernières années. Cependant, le succès du terme « intelligence artificielle » repose parfois sur un malentendu lorsqu’il désigne une entité artificielle douée d’intelligence et qui, de ce fait, rivaliserait avec les êtres humains. © Max Aguilera-Hellweg / INSTITUTE Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018 |7
Grand angle Cela donna naissance à des applications industrielles (identification d’empreintes digitales, reconnaissance de la parole, etc.), où des techniques issues de l’IA, de C’est ainsi qu’en 1958, l’Américain Herbert L’IA sémantique l’informatique, de la vie artificielle et d’autres Simon, qui deviendrait par la suite prix Les travaux ne s’interrompirent pas pour disciplines se côtoyaient pour donner des Nobel d’économie, avait déclaré que d’ici à autant, mais on axa les recherches dans systèmes hybrides. dix ans les machines seraient championnes de nouvelles directions. On s’intéressa à la du monde aux échecs, si elles n’étaient pas De l’IA aux interfaces psychologie de la mémoire, aux mécanismes exclues des compétitions internationales. homme‑machine de compréhension, que l’on chercha à Les années sombres simuler sur un ordinateur, et au rôle de À partir de la fin des années 1990, on la connaissance dans le raisonnement. coupla l’IA à la robotique et aux interfaces Au milieu des années 1960, les progrès C’est ce qui donna naissance aux homme-machine, de façon à produire tardaient à se faire sentir. Un enfant de techniques de représentation sémantique des agents intelligents qui suggèrent la dix ans avait battu un ordinateur au jeu des connaissances, qui se développèrent présence d’affects et d’émotions. Cela d’échecs en 1965 ; un rapport commandé considérablement dans le milieu des années donna naissance, entre autres, au calcul des par le Sénat américain faisait état, en 1966, 1970, et conduisit aussi à développer émotions (affective computing), qui évalue des limitations intrinsèques de la traduction des systèmes dits experts, parce qu’ils les réactions d’un sujet ressentant des automatique. L’IA eut alors mauvaise presse recouraient au savoir d’hommes de métiers émotions et les reproduit sur une machine, pendant une dizaine d’années. pour reproduire leurs raisonnements. et surtout au perfectionnement des agents Ces derniers suscitèrent d’énormes conversationnels (chatbots). espoirs au début des années 1980 avec de multiples applications, par exemple pour Renaissance de l’IA le diagnostic médical. Depuis 2010, la puissance des machines Le premier calculateur numérique Néo-Connexionnisme et permet d’exploiter des données de électronique programmable connu, masse (big data) avec des techniques apprentissage machine l'ENIAC (Electronic Numerical Integrator d’apprentissage profond (deep learning), and Computer), inauguré en 1946, avait Le perfectionnement des techniques qui se fondent sur le recours à des réseaux un volume de 30 m3 et pesait 30 tonnes. conduisit à l’élaboration d’algorithmes de neurones formels. Des applications très Mis au point à l'université de Pennsylvanie d’apprentissage machine (machine learning), fructueuses dans de nombreux domaines (États‑Unis), il a été utilisé jusqu’en 1955, qui permirent aux ordinateurs d’accumuler (reconnaissance de la parole, des images, d'abord pour des calculs balistiques de des connaissances et de se reprogrammer compréhension du langage naturel, voiture l’armée américaine et ensuite pour la automatiquement à partir de leurs autonome, etc.) conduisent à parler d’une résolution de problèmes de physique propres expériences. renaissance de l’IA. nucléaire et de météorologie. Photo: Domaine public / Photo de l’armée des États-Unis 8 | Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018
Grand angle Quels risques éthiques ? Avec l’IA, non seulement, la plupart des dimensions de l’intelligence – sauf peut- être l’humour – font l’objet d’analyses et de reconstructions rationnelles avec des ordinateurs, mais de plus les machines outrepassent nos facultés cognitives dans la plupart des domaines, ce qui fait craindre à certains des risques éthiques. Ces risques sont de trois ordres : la raréfaction du travail, qui serait exécuté par des machines à la © BBP/EPFL 2015 place des hommes ; les conséquences pour l’autonomie de l’individu, en particulier pour sa liberté et sa sécurité ; le dépassement de l’humanité qui disparaîtrait au profit de machines plus « intelligentes ». Simulation d’activité dans un microcircuit de neurones virtuels de rat (2015), Or, un examen de détail montre que le par l’équipe du Blue Brain Project travail ne disparaît pas, bien au contraire, Applications (BBP), un pan du Human Brain Project mais qu’il se transforme et fait appel à européen (HBP). Selon les scientifiques, de nouvelles compétences. De même, Beaucoup de réalisations mettant à il s’agit d’une étape vers la simulation du l’autonomie de l’individu et sa liberté profit des techniques d’IA dépassent les fonctionnement d’un cerveau humain. ne sont pas inéluctablement remises en facultés humaines : une machine a vaincu, cause par le développement de l’IA, à au jeu d’échecs, le champion du monde condition toutefois de demeurer vigilants en titre en 1997 et, plus récemment, en Par ailleurs, les scientifiques utilisent ces face aux intrusions de la technologie dans 2016, d’autres l’ont emporté sur l’un des techniques pour déterminer la fonction de la vie privée. meilleurs joueurs au monde au jeu de certaines macromolécules biologiques, en go et sur d’excellents joueurs de poker ; particulier de protéines et de génomes, à Enfin, contrairement à ce que certains des ordinateurs démontrent ou aident à partir de la séquence de leurs constituants prétendent, les machines ne constituent démontrer des théorèmes mathématiques ; – acides aminées pour les protéines, bases aucunement un risque existentiel pour on construit automatiquement des pour les génomes. Plus généralement, l’humanité, car leur autonomie n’est que connaissances à partir de masses immenses toutes les sciences subissent une rupture d’ordre technique, en cela qu’elle ne de données dont le volume se compte épistémologique majeure avec les correspond qu’à des chaînes de causalités en téraoctets (1012 octets), voire en expérimentations dites in silico, parce matérielles qui vont de la prise d’information pétaoctets (1015 octets), avec les techniques qu’elles s’effectuent à partir de données à la décision ; en revanche, les machines n’ont d’apprentissage machine. massives, grâce à des processeurs puissants pas d’autonomie morale, car, même s’il arrive dont le cœur est fait de silicium, et qu’elles qu’elles nous déroutent et nous fourvoient Grâce à ces dernières, des automates dans le temps de l’action, elles n’ont pas s’opposent en cela aux expérimentations reconnaissent la parole articulée et la de volonté propre et restent asservies aux in vivo, sur le vivant, et, surtout, in vitro, transcrivent, comme les secrétaires objectifs que nous leur avons fixés. c’est-à-dire dans des éprouvettes de verre. dactylographes d’antan, et d’autres identifient avec précision des visages ou des Ces applications de l’IA affectent presque empreintes digitales parmi des dizaines de tous les domaines d’activités, en particulier Professeur d’informatique à Sorbonne millions et comprennent des textes écrits dans les secteurs de l’industrie, de la banque, Université, Jean-Gabriel Ganascia (France) en langage naturel. Toujours grâce à ces des assurances, de la santé, de la défense : en est également chercheur au LIP6, EurAI techniques d’apprentissage machine, des effet, de nombreuses tâches routinières sont fellow, membre de l’Institut Universitaire de voitures se conduisent seules ; des machines désormais susceptibles d’être automatisées, France et président du comité d’éthique du diagnostiquent mieux que des médecins ce qui transforme bien des métiers et CNRS. Ses activités de recherche portent dermatologues des mélanomes à partir de éventuellement en supprime certains. actuellement sur l’apprentissage machine, photographies de grains de beauté prises sur la fusion symbolique de données, l’éthique la peau avec des téléphones portables ; des computationnelle, l’éthique des ordinateurs robots font la guerre à la place des hommes et les humanités numériques. (voir p. 25-28) ; et des chaînes de fabrication dans les usines s’automatisent toujours plus. Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018 |9
Grand angle La main qui voit Chen Xiaorong Conçue par des ingénieurs biomédicaux de l'université de Newcastle (Royaume‑Uni), cette main bionique intuitive, capable de « voir » les objets et de les saisir avec précision et fluidité, va changer la vie des personnes handicapées des membres supérieurs. Jusqu’à présent, il fallait que la personne Ses recherches sont aujourd’hui motivées Cette main bionique est capable d’attraper équipée voie l’objet, stimule physiquement par l’espoir de pouvoir restaurer les aisément et rapidement n’importe quel objet, les muscles de son bras et insuffle un fonctions des personnes atteintes de grâce à une caméra qui le photographie et mouvement à la prothèse. Dans la nouvelle déficience sensorimotrice. en évalue la forme et la dimension. version, une minuscule caméra (d’un coût Le schéma électromécanique et le © Newcastle University, UK inférieur à 1,50 dollar), fixée sur la main programme informatique de la nouvelle bionique, photographie l’objet, en évalue main bionique, tous deux disponibles en la forme et la dimension et déclenche une ligne, pourront être installés, ou si nécessaire Lorsque Doug McIntosh, un amputé prenant série de mouvements fluides pour l’attraper, adaptés, sur différents types de prothèses de part à l’essai clinique, est parvenu, pour la tout cela en l’espace de quelques secondes. membres supérieurs. première fois depuis vingt ans, à s’emparer Il suffit à l’individu d’un coup d’œil dans la d’un objet rapidement, précisément et sans « Nous fabriquons le système de commande bonne direction. La main sélectionne alors, effort, la joie a illuminé son visage. Pour de l’appareil et du logiciel, mais pas celui grâce à l’intelligence artificielle, l’un des le concepteur de la main bionique dont il de la main artificielle », indique Kianoush quatre modes de préhension – saisir une était équipé, il n’y avait pas de plus grande Nazarpour, qui précise que le matériel tasse, tenir une télécommande, prendre récompense. informatique nécessaire ne coûte qu’un un objet entre le pouce et deux doigts, ou dollar. Au-delà de l’intérêt évident « C’était le signe que j’avais vu juste », rayonne en pinçant le pouce et l’index. L’appareil qu’elle présente pour les handicapés, le docteur Kianoush Nazarpour, ingénieur en est dix fois plus rapide que les membres cette main bionique, couplée à un robot biomédecine à l’Institut de neurosciences de bioniques existants. intelligent, pourrait intéresser l’industrie et l’Université de Newcastle, au Royaume-Uni. « La sensibilité a toujours été l’un des les entreprises. Sa main bionique vient de décrocher un prix principaux obstacles en matière de prothèses. de l’innovation à la Netexplo 2018. On compte au Royaume-Uni environ Leur utilisation exigeait de la pratique, de 600 nouveaux amputés des membres Cette nouvelle génération de membres la concentration et du temps », explique supérieurs chaque année, et aux États-Unis artificiels permet aux appareillés de Kianoush Nazarpour. « Les prothèses ont ce chiffre monte à 500 000. « Notre projet est saisir un objet sans l’aide du cerveau, très peu évolué depuis un siècle : le design de coopérer avec de nombreux fabricants de automatiquement et sans y penser. Et cela, s’est amélioré, les matériaux sont plus légers prothèses et nous avons besoin de construire exactement comme avec une vraie main... et plus solides, mais le fonctionnement reste des réseaux », note Kianoush Nazarpour. le même. Ce dispositif est bien plus flexible « J’espère que cela pourra aider des milliers de puisque la main est capable de saisir des objets personnes à travers le monde ». inconnus : une avancée cruciale », ajoute‑t‑il. Kianoush Nazarpour, qui se consacre depuis 1999 à l’amélioration des prothèses, a grandi en Iran où il rêvait d’être docteur en médecine. 10 | Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018
Grand angle Des robots et des hommes © Pascal Meunier / Cosmos Les résidents de la maison de retraite Tsukui, dans la ville de Kawasaki au Vanessa Evers Japon, font un peu de gymnastique avec Nous vivons à une époque où des robots leur coach Pepper (2015). font le ménage, transportent des personnes, Pour qu'un agent artificiel désamorcent des bombes, construisent endosse un véritable rôle social des prothèses, secondent des chirurgiens, Nos emplois auront radicalement changé : fabriquent des produits, nous divertissent, certains auront disparu et d’autres seront et établisse une relation sensée nous enseignent et nous surprennent. De créés, comme par exemple dans le domaine avec un être humain, il devrait même que la connectivité actuelle des du développement d’applications destinées être doté d’un profil à la fois smartphones et des médias sociaux dépasse aux plateformes robotiques pour nos psychologique, culturel, social notre imagination d’antan, on s’attend foyers. L’éducation, elle aussi, devra changer à ce que les futurs robots soient dotés radicalement (voir p. 34-35). Nos sens et nos et émotionnel. Les méthodes de capacités physiques, et l’intelligence cerveaux pourraient être artificiellement actuelles d’apprentissage des artificielle (IA) d’aptitudes cognitives, augmentés, et notre capacité de réfléchir machines ne permettent pas totalement impensables aujourd’hui, aux perspectives offertes sera probablement un tel développement. Les robots leur permettant de résoudre de graves améliorée par l’analyse automatisée de problèmes comme le vieillissement de la grandes quantités de données : tout cela de demain seront nos humbles société, les menaces écologiques et les exigera un autre traitement de l’information assistants, sans plus. conflits mondiaux. dans les écoles. À quoi ressembleront nos journées dans Mais qu’en sera-t-il de nos rapports humains ? un avenir prochain ? Nous vivrons sans Comment évoluera la façon dont nous nous doute plus longtemps, puisque des organes rencontrons, vivons ensemble, élevons nos synthétiques viendront remplacer les enfants ? Et dans quelle mesure la fusion parties défaillantes de notre corps, que les entre robots et hommes aura-t-elle lieu ? interventions médicales nanométriques Nous sommes nombreux à nous demander si cibleront les maladies et les gènes et que l’IA pourra un jour devenir brillante et experte les véhicules autonomes limiteront les en communication humaine, au point que accidents de la circulation. plus rien ne permettrait de distinguer l’être humain de son jumeau artificiel. Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018 | 11
Grand angle S’il devenait possible de communiquer naturellement avec un agent artificiel, de se sentir épaulé au point de s’en remettre à lui et de nouer une relation sensée et durable, subsisterait-il une distinction entre nos relations interhumaines et nos relations avec la technologie ? Et quand nos corps et nos esprits auront été augmentés par l’IA et la robotique, quel sera le sens de l’humain ? Astuces Du point de vue de l’ingénierie, on est encore bien loin de telles avancées. Il nous faudra d’abord surmonter plusieurs obstacles sérieux. Le premier est lié au fait que la plupart des robots et ordinateurs sont reliés à des sources d’énergie : cela complique l’intégration d’éléments robotiques dans les tissus organiques humains. Un second écueil est la complexité de la communication humaine. S’il est envisageable qu’un robot puisse converser en langage naturel © Pascal Meunier / Cosmos ponctuellement et dans une situation spécifique, c’est autre chose que de l’imaginer engager une communication à la fois verbale et non verbale au fil des conversations et des contextes. Si, par exemple, vous appeliez un agent artificiel responsable des objets trouvés dans un aéroport, un échange satisfaisant serait possible : l’objet de l’appel est circonscrit, l’interaction structurée et les objectifs de l’appelant limités. Par contre, Or, pour nouer avec lui une relation sensée, Lorsqu’on entre l’une de ces séquences pour instaurer une relation plus poussée capable de s’intensifier et d’évoluer avec vidéos dans un ordinateur, celle-ci se voit avec un robot animal de compagnie, le le temps dans le contexte varié de la vie attribuer une mention indiquant si la modèle à produire est bien plus complexe. quotidienne, comme le font entre eux les personne filmée est ou non à son aise – cet Le robot doit avoir des objectifs internes, humains, il faut doter le robot d’une vie étiquetage peut être réalisé par des experts de grandes capacités de mémoire pouvant intérieure riche. en psychologie ou en culture locale. relier chaque expérience aux divers Cet apprentissage permet ensuite à contextes, personnes, objets et animaux rencontrés, et il doit pouvoir développer de Comment les machines l’ordinateur de « raisonner » à partir de telles capacités dans le temps. apprennent-elles ? ces vidéos étiquetées, et d’identifier les principaux traits associés au sentiment Un certain nombre d’« astuces » permettent La difficulté, pour créer cette vie intérieure de bien-être : posture corporelle, timbre à un robot de paraître plus intelligent artificielle, tient au mode d’apprentissage de voix, rougeur de la peau. Lorsque la et capable qu’il ne l’est réellement : des machines. machine a identifié les traits associés au par exemple en y introduisant des bien-être, l’algorithme ainsi créé, capable L’apprentissage machine est basé sur comportements aléatoires, qui rendent le de les détecter sur une vidéo, peut être l’exemple. On nourrit l’ordinateur d’exemples robot animal de compagnie intéressant plus entraîné et perfectionné lorsqu’on lui fournit du phénomène qu’on souhaite qu’il longtemps. À cela s’ajoute que nous autres d’autres séries de séquences. L’algorithme comprenne, comme, par exemple, le bien- humains avons une tendance à interpréter devient finalement robuste et un ordinateur être chez l’être humain. Pour enseigner à la le comportement d’un robot comme celui équipé d’une caméra peut, avec précision, machine à reconnaître cet état de bien-être, d’un humain, tout comme nous le faisons distinguer une personne en situation de on lui fournit des données personnelles avec les animaux, du reste. bien-être d’une autre qui ne l’est pas. Bien connexes : images, vidéos, enregistrements sûr, l’ordinateur n’est pas fiable à 100 % et de paroles, pulsations cardiaques, messages commettra nécessairement des erreurs postés sur les médias sociaux, et autres d’appréciation. types d’échantillons. 12 | Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018
Grand angle Il est possible de créer un agent convaincant On voit l'IA accomplir d’incroyables exploits, comme l’Alexa d’Amazon ou le Siri d’Apple, lire tout l’Internet, gagner au jeu de go, à qui on peut s’adresser en langage naturel diriger une usine entièrement automatisée. et avec qui on peut avoir une interaction Mais, tout comme le physicien britannique sensée dans le cadre précis de son utilisation : Stephen Hawking (1942-2018) se sentait régler l’alarme d’un réveil, dresser une liste, encore à mille lieues de comprendre commander un produit, baisser le chauffage. l’univers, nous sommes à mille lieues de comprendre l’intelligence humaine. Néanmoins, dès qu’on sort de ce contexte, la communication tourne court. Le robot trouvera des réponses acceptables à un Ce n’est pas pour demain large éventail de questions, mais sera incapable de poursuivre une conversation Les capacités exceptionnelles des robots et d’une heure sur un sujet complexe. Deux des systèmes artificiellement intelligents parents, par exemple, peuvent entamer pourront faciliter et améliorer nos prises de longues discussions pour décider de de décision, notre compréhension des l’attitude à adopter face à un enfant qui n’est situations et nos façons d’agir. Les robots pas attentif à l’école. Cette conversation sera pourront alléger le travail ou automatiser extrêmement riche, les parents y apportant les tâches. Une fois les obstacles surmontés, non seulement leur compréhension la robotique sera peut-être physiquement de leur enfant, mais aussi tout ce qui intégrée au corps humain. Nous nouerons constitue leur personnalité : émotions, aussi avec des agents artificiels des psychologie, histoire personnelle, contexte relations comparables à celles que nous socioéconomique, bagage culturel, bagage entretenons entre nous : nous pourrons ainsi génétique, habitudes de comportement et communiquer avec eux en langage naturel, compréhension du monde. observer leurs comportements, comprendre leurs intentions. Mais aucune relation Si nous voulons qu’un agent artificiel sensée comparable à celle des humains, endosse un rôle social aussi vaste et avec ses conversations et ses rituels, son établisse une relation sensée avec un être approfondissement et son évolution au fil humain, nous devons le doter d’un profil du temps dans le cadre foisonnant de la vie Les robots, une main-d’œuvre nouvelle synthétique, construit à la fois du point quotidienne, n’est possible si l’on ne dote génération, remédient à la pénurie de de vue psychologique, culturel, social et pas l’IA d’une vie intérieure conséquente. personnel soignant dans les hôpitaux au émotionnel. Nous devons aussi le rendre Japon. Riba, inventé par Toshiharu Mukai, capable d’apprendre avec le temps à Tant que nous saurons seulement en est capable de porter des patients de 80 kilos. « ressentir » et à réagir aux situations à partir reproduire ou surpasser certaines fonctions, de cette construction synthétique interne. et non créer cette globalité de l’intelligence humaine placée dans le riche contexte du Maintenant que nous savons comment Cela exige une approche fondamentalement quotidien, on a peu de chances d’assister apprend une machine, qu’est-ce qui différente de l’apprentissage machine que à la pleine intégration des hommes et des s’oppose à ce qu’on crée une vie intérieure l’on connaît actuellement. Il s’agirait de bâtir machines. convaincante permettant à un agent un système artificiellement intelligent qui se artificiel de s’intégrer harmonieusement développerait à peu près comme un cerveau dans la société humaine ? humain, en étant capable d’intérioriser la Spécialisée dans le développement des richesse des expériences humaines et d’avoir solutions robotiques, Vanessa Evers Vers un profil un raisonnement sur elles. La manière dont les gens communiquent entre eux et en (Pays-Bas) est professeur titulaire en informatique au sein du groupe Human synthétique complexe viennent à comprendre le monde qui les Media Interaction de l’université de Twente entoure est un processus extraordinairement et directrice scientifique du DesignLab. Elle Pour qu’un agent artificiel soit capable compliqué à synthétiser. Les modèles d’IA a publié près de 200 publications revues de nouer une relation réellement durable disponibles ou envisagés s’inspirent du par les pairs et est rédactrice en chef à avec une personne, il faut qu’il soit doté cerveau humain ou d’une partie de son l’International Journal of Social Robotics et d’une personnalité et de comportements fonctionnement, mais ne constituent pas un rédactrice associée au Journal of Human- convaincants, qu’il comprenne la personne, modèle plausible de cerveau humain. Robot Interaction. la situation dans laquelle tous deux se trouvent et l’histoire de leur communication. Il doit surtout être capable de poursuivre celle-ci sur des sujets divers et dans des situations variées. Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018 | 13
Grand angle Le chef Giuseppe annonce une nouvelle ère culinaire Giuseppe ne cesse de surprendre par ses mélanges d’ingrédients, auxquels nul être humain n’aurait pensé. « Pour la mayonnaise, nous utilisons le lupin, qui, mélangé à certains © Cristhian Guzmán / Paula Magazine composants du pois chiche, donne une émulsion très proche de celle de l’œuf. Nous avons utilisé des champignons pour rehausser la sensation de sucré dans un chocolat et des graines d’alpiste pour modifier la densité de certains laits », révèle le cofondateur. NotCo veut révolutionner l’industrie alimentaire en lançant sur le marché des Karim Pichara, Matías Muchnick aliments sains et goûteux obtenus à partir et Pablo Zamora, fondateurs de Il a été baptisé en l’honneur de Giuseppe de plantes, d’un prix abordable et dont la The Not Company. Arcimboldo (1527-1593), le peintre italien production ne nuise pas à l’environnement. dont les portraits à base de fleurs, de Pour l’instant, il n’est présent que sur le fruits, de plantes et d’animaux ont fait la marché chilien, mais NotCo espère bientôt renommée. « Ses tableaux nous disent qu’on s’étendre à l’Argentine, au Brésil et à peut tout résoudre avec de l’intelligence, du la Colombie. Beatriz Juez talent et beaucoup de fruits et de légumes », explique Pablo Zamora, biochimiste, docteur Mayonnaise végétale Giuseppe peut changer en biotechnologie et cofondateur, avec Au Chili, l’entreprise commercialise déjà fondamentalement nos habitudes Matías Muchnick et Karim Pichara, de NotCo. « NotMayo », un assaisonnement végétalien alimentaires. Ce grand chef La passion de notre Giuseppe n’est pas la proche de la mayonnaise, sans OGM, ni lactose, cuisinier futuriste n’est autre peinture, mais la cuisine. Pour trouver la ni gluten, ni œufs, ni soja. Tout dans l’aspect bonne recette, ce chef intelligent fouille une et le goût rappelle la célèbre sauce, sauf que, qu’un algorithme ! Il a été créé base de données de plantes et d’aliments comme le dit l’étiquette, elle est « préparée à par l’entreprise chilienne The Not et détecte les plantes qui doivent être partir d’ingrédients végétaux, et rien d’autre ». Company (NotCo), une start-up combinées et les proportions nécessaires D’autres produits seront lancés bientôt : yaourt, fondée à Santiago du Chili en pour produire le goût et la texture désirés. lait, fromage, chocolat et céréales. 2015 par trois jeunes Chiliens. « Il trouve des liens insolites entre des plantes Pablo Zamora assure que 85 % de leurs Grâce à l’intelligence artificielle, qu’il a préalablement caractérisées au niveau clients ne sont ni véganes ni végétariens, et moléculaire, nutritionnel, sensoriel et physico- qu’ils achètent ses produits parce qu’ils les ils produisent des substituts chimique », explique Pablo Zamora, qui apprécient et qu’ils savent qu’ils sont bons alimentaires à partir d’ingrédients était présent au Forum 2018 de Netexplo, pour la santé et pour l’environnement. Chez végétaux, reconstituant avec observatoire indépendant qui étudie les NotCo, on est persuadé que c’est le début tendances du numérique et leur impact sur d’une nouvelle ère culinaire. Leur devise : précision non seulement le goût la société et les entreprises. Le Forum était « Changeons sans changer ! », autrement dit, mais aussi la couleur, la texture organisé en février au Siège de l’UNESCO mangeons mieux et autrement, sans nous et les nutriments des aliments à Paris (France). rendre compte que c’est différent. d’origine animale. Tout cela fait de Mais Giuseppe n’est pas seul aux L’industrie alimentaire doit elle aussi Giuseppe l’un de dix lauréats de fourneaux. Il est soutenu par une équipe de modifier ses modes de production, estime Netexplo Innovation 2018. scientifiques et de chefs cuisiniers chargés le biochimiste, qui rappelle que, selon de perfectionner la recette. « Il fait parfois l’Organisation des Nations Unies pour des erreurs », reconnaît le biochimiste. l’alimentation et l’agriculture (FAO), il faut « Il est capable de nous fabriquer un lait 1 500 litres d’eau pour produire un kilo de blé parfait… mais rose ! L’équipe informe alors et dix fois plus pour produire un kilo de viande. Giuseppe du problème et celui-ci recalcule Il en est convaincu : appliquée aux aliments, l’algorithme de la recette du lait, qui retrouve l’intelligence artificielle nous permettra de sa couleur habituelle ». contribuer au développement durable. 14 | Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018
Grand angle La pensée n’est pas dans le cerveau ! Miguel Benasayag répond aux questions de Régis Meyran Dans l’expression « intelligence artificielle » (IA), le mot « intelligence » n'est qu'une métaphore. Car, si sa capacité calculatoire dépasse celle de l’homme, l’IA est incapable © Jordi Isern (www.jordiisern.net) de donner une signification à ses propres calculs. Pour le philosophe et psychanalyste argentin Miguel Benasayag, réduire toute la complexité du vivant à un code informatique est illusoire, tout Œuvre de la série Constellations (2014) de comme l’idée qu’une machine peut l’artiste espagnol Jordi Isern. se substituer à l'homme est absurde. Qu’est-ce qui distingue l’intelligence Deux ordinateurs du programme Google Mais peut-on avoir une relation amoureuse humaine de l’artificielle ? Brain seraient parvenus à communiquer avec un robot ? Non, car l’amour et l’amitié entre eux dans une « langue » qu’ils auraient ne se réduisent pas à un ensemble de L’intelligence vivante n’est pas une machine eux-mêmes créée et qui serait indéchiffrable transmissions neuronales dans le cerveau. à calculer. C’est un processus qui articule pour l’homme... Qu’en pensez-vous ? l’affectivité, la corporéité, l’erreur. Elle suppose L’amour et l’amitié existent au-delà de la présence du désir et d’une conscience Cela n’a tout simplement aucun sens. En l’individu, au-delà même de l’interaction chez l’être humain de sa propre histoire sur réalité, à chaque fois qu’on lance ces deux entre deux personnes. Quand je parle, je le long terme. L’intelligence humaine n’est machines, elles répètent systématiquement participe à quelque chose que nous avons pas pensable en dehors de tous les autres la même séquence d’échange d’informations. en commun, la langue. Il en va de même processus cérébraux et corporels. Et cela n’a rien d’une langue, cela ne pour l’amour, l’amitié et la pensée : ce sont communique pas. C’est une mauvaise des processus symboliques auxquels les Contrairement à l’homme, ou à l’animal, métaphore, comme celle consistant à dire humains participent. Personne ne pense qui pense à l’aide d’un cerveau situé que la serrure « reconnaît » la clé. en soi. Un cerveau donne son énergie pour dans un corps, lui-même inscrit dans un participer à la pensée. environnement, la machine produit des calculs Dans le même ordre d’idées, certaines et des prédictions sans être capable de leur personnes disent qu’elles sont « amies » avec À ceux qui croient que la machine peut donner une signification. La question de savoir un robot. Il existe même des applications penser, nous devons répondre : ce serait si une machine peut se substituer à l’homme, pour smartphone qui sont supposées vous étonnant qu’une machine pense, puisque est en réalité absurde. C’est le vivant qui crée permettre de « dialoguer » avec un robot. même le cerveau ne pense pas ! du sens, pas le calcul. Nombre de chercheurs Voyez le film Her, de Spike Jonze (2013) : en IA sont convaincus que la différence entre après une série de questions posées à un intelligence vivante et intelligence artificielle homme, qui permettent de cartographier est quantitative, alors qu’elle est qualitative. son cerveau, une machine fabrique une voix et des réponses qui déclenchent un sentiment amoureux chez cet homme. Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018 | 15
Grand angle Selon vous, le fait de réduire le vivant à un code constitue le défaut principal de l’IA. En effet, certains spécialistes de l’IA sont tellement éblouis par leurs prouesses techniques, un peu comme des petits garçons fascinés par leur jeu de construction, qu’ils perdent la vue d’ensemble. Ils tombent dans le piège du réductionnisme. Le mathématicien américain et père de la cybernétique Norbert Wiener écrivait en 1950, dans The Human Use of Human Beings (Cybernétique et société), qu’on pourra un jour « télégraphier un homme ». Quatre décennies plus tard, l’idée transhumaniste du mind uploading est élaborée sur le même fantasme, selon lequel le monde réel tout entier peut être réduit à des unités d’information transmissibles d’un hardware à un autre. L’idée que le vivant peut être modélisé en unités d’information se retrouve aussi chez le biologiste français Pierre-Henri Gouyon, par exemple, avec qui j’ai publié un livre d’entretiens, Fabriquer le vivant ? (2012). Il voit dans l’acide désoxyribonucléique © Laurent Philippe / Divergence (ADN) le support d’un code qu’on peut déplacer sur d’autres supports. Mais quand on estime que le vivant peut être modélisé en unités d’information, on oublie que la somme d’unités d’information n’est pas la chose vivante, et on ne s’inquiète pas de faire des recherches sur le non-modélisable. La prise en compte du non-modélisable ne renvoie pas à l’idée de Dieu, ni à Pour le philosophe grec, la vraie vie n’était J’y vois l’émergence d’une nouvelle forme l’obscurantisme, quoi qu’en pensent certains. pas dans le monde physique, elle était dans de conservatisme, alors même que c’est moi Les principes d’imprédictibilité et d’incertitude les idées. Pour les transhumanistes, vingt- qui passe pour un bioconservateur, car je sont présents dans toutes les sciences exactes. quatre siècles plus tard, la vraie vie n’est pas m’oppose à la philosophie transhumaniste. C’est pourquoi l’aspiration à la connaissance dans le corps, elle est dans les algorithmes. Mais lorsque mes adversaires me traitent totale des transhumanistes s’inscrit dans un Le corps n’est pour eux qu’un simulacre : il de réactionnaire, ils utilisent le même type discours technolâtre, parfaitement irrationnel. faut en extraire un ensemble d’informations d’arguments que les hommes politiques Si elle connaît un grand succès, c’est qu’elle est utiles, et se débarrasser de ses défauts qui prétendent moderniser ou réformer, capable d’étancher la soif de métaphysique naturels. C’est ainsi qu’ils entendent pendant qu’ils détruisent les droits sociaux de nos contemporains. Les transhumanistes atteindre l’immortalité. d’un pays et qu’ils taxent de conservateurs rêvent d’une vie dans laquelle ils auraient ceux qui veulent conserver leurs droits ! chassé toute incertitude. Or, dans le quotidien, J’ai eu l’occasion, lors de colloques comme dans la recherche, il faut bien se scientifiques, de rencontrer plusieurs L’hybridation entre l’homme et la machine coltiner les incertitudes, l’aléatoire… membres de l’Université de la Singularité est déjà une réalité. [à orientation transhumaniste] qui C’est aussi un idéal transhumaniste. Selon la théorie transhumaniste, nous serons portaient un médaillon autour du cou, un jour capables d’atteindre l’immortalité Tout reste à faire pour comprendre le pour signifier qu’en cas de décès, leur tête grâce à l’IA. vivant et l’hybridation, car le monde sera cryogénisée. de la technique biologique ignore Dans le bouleversement postmoderne aujourd’hui encore presque tout de la vie, actuel, où la relation entre les choses n’est qui ne se réduit pas aux seuls processus plus pensée, où le réductionnisme et physicochimiques modélisables. Cela l’individualisme dominent, la promesse dit, le vivant est déjà hybridé avec la transhumaniste prend la place de machine et il le sera certainement encore la caverne de Platon. davantage avec les produits issus des nouvelles technologies. 16 | Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018
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