L'économie est-elle une science ?
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Hist.-Géo Géopolitique L’économie Analyse économique est-elle une science ? Alain Maître Agrégé de sciences sociales, Professeur en classes préparatoires, lycée Dominique Villars (Gap) L ’économie ? Cette “science tance des chercheurs qui sont avant sciences. Nous aborderons ensuite sans entrailles” comme tout des hommes. Il n’est jamais les critiques qui remettent en cause l’écrivait Flaubert. On ima- agréable d’apprendre après trente la prétention de l’économie au sta- gine mal un physicien consacrer du ans de recherche que l’on s’est four- tut de science. Nous verrons que plu- temps pour démontrer le caractère voyé sur une piste sans issue ou peu sieurs sont très pertinentes mais que scientifique de sa discipline. Cela féconde. Le fait que la science pro- souvent elles pourraient s’adresser va sans dire. Mais l’économie ne gresse grâce aux erreurs des uns qui aussi bien aux sciences “exactes” bénéficie pas du même effet d’auto- ont permis le succès des autres ne qu’à la science économique. Pour- rité. N’est-elle pas une science hu- consolera pas toujours les premiers. quoi l’économistes devrait-il s’ex- maine, sociale, molle, alors que la Ceci est inhérent à toutes les scien- cuser de ne pouvoir enfermer son physique fait partie des sciences ces qui de ce point de vue sont tou- champ d’étude dans un laboratoire exactes, expérimentales, dures ? Si tes très humaines. Mais il est vrai pour bricoler des expériences alors l’on se reporte un an en arrière pour que les sciences de la nature offrent que son collègue astrophysicien est lire les prévisions du cours du baril moins de possibilités que les scien- confronté au même problème et doit de pétrole, du taux de change du ces sociales pour soutenir durable- se résoudre lui aussi à l’observation dollar en euro ou du taux de crois- ment des théories fausses. Afin en champ réel ? Enfin, face au ré- sance de l’économie française, on d’éclaircir un peu le débat sur la quisitoire contre le caractère scien- comprend que les économistes scientificité de l’économie, nous re- tifique de l’économie, la meilleure soient l’objet de sarcasmes à l’ins- viendrons tout d’abord sur la for- défense n’est-elle pas d’évoquer les tar des météorologues ou des astro- mation de la science économique découvertes récentes peu connues logues. Bien sûr on peut se rassu- dont la naissance est contemporaine du grand public parce que peu spec- rer en admettant avec Popper que des révolutions politique et indus- taculaires et difficilement compré- l’économie est capable de formu- trielle de la fin du XVIIIe siècle et hensibles pour un non économiste ler des propositions réfutables et du début du XIXe. Nous montrerons et qui pourtant ont considérablement donc scientifiques. Mais on doit ad- que cela n’est pas un hasard et qu’à fait progresser la connaissance en mettre avec Lakatos que la réfuta- cette période charnière il y a eu une macro et en microéconomie, notre tion est difficile, lente, aussi bien demande forte pour une explication dernière partie rendra justice au nou- pour des raisons liées à la rigueur des phénomènes sociaux qui soit veau paradigme de la macroécono- et à la longueur des protocoles et aussi solide que l’explication des mie et à la fécondité de la “Nouvelle des publications, que par la résis- phénomènes naturels par d’autres microéconomie”. rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr A Numéro 41 • Octobre 2006 a
De plus la propriété privée est effi- idéale, en cela ils suivent un projet Comment cace puisque chacun se soucie da- utopique et non scientifique. l’économie vantage de ce qui lui appartient en propre plutôt que de ce qui appar- Franchissons deux millénaires pour nous retrouver à la Renaissance en est devenue tient à tout le monde. L’égalitarisme Europe. Cette période qui débute à de Platon est dangereux car il abou- Florence au XIVe siècle est mar- une science ■ tira à l’appauvrissement de tous quée par la redécouverte et surtout alors que la sécurité intérieure et la critique des auteurs anciens qui extérieure exige des citoyens suffi- jusqu’alors étaient sanctuarisés. La longue maturation samment riches pour payer des im- Cette insolence vis à vis des véri- de la pensée économique pôts qui permettront à l’État de le- tés sacrées encourage un état d’es- ver une armée et une police. Mais prit critique qui est l’un des fonde- L ’économie comme organisa- tion de la production, des Aristote rejoint Platon pour consi- ments de l’esprit scientifique. La échanges, de l’impôt existe dérer que l’enrichissement illimité doctrine mercantiliste mettra-t-elle depuis que les hommes se sont sé- est un vice, le vrai but étant le bon- à profit ces circonstances favora- dentarisés il y a environ 10 000 ans. heur humain et il condamne le com- bles pour établir les prémisses Nul besoin d’un corps de connais- merce et les activités financières d’une science de l’économie ? Pas sances théoriques pour subvenir ainsi que le travail qui détourne vraiment. Il n’existe d’ailleurs pas aux besoins des premières cités- l’homme de l’activité de la pensée. une théorie mercantiliste mais des État de Sumer, des bords de la Mé- Ceci permet à Aristote de justifier auteurs mercantilistes qui ne sont diterranée ou de l’Indus. Il faudra l’esclavage puisque la solution est pas des intellectuels professionnels attendre Platon (427-347) et Aris- de confier le travail à des sous-hom- mais des acteurs de l’économie, tote (384-322) pour entamer les mes incapables de faire autre chose Antoine de Montchrestien créa une premières réflexions systématiques que travailler. La nature veut que fabrique d’ustensiles et d’outils, sur l’organisation économique de la ces sous-hommes soient esclaves Jean Bodin était juriste, Nicolas cité avec des analyses certes diffé- des individus mieux doués et qu’ils Oresme était évêque de Lisieux, rentes mais qui se rejoignent par la prennent en charge le travail de la d’autres furent marchands ou mi- méfiance qu’elles affichent vis à vis production des biens. nistres. Ils sont confrontés à des de l’enrichissement. La doctrine Comme on le voit, Platon et Aris- problèmes concrets et cherchent économique de Platon consiste à tote malgré leurs oppositions par- des réponses précises, pratiques, rechercher les conditions de la Cité tagent deux idées à propos de l’éco- opérationnelles. La pensée mercan- idéale. Le but est d’établir l’amitié nomie : tiliste est donc souvent contradic- entre tous les citoyens de la Cité, il toire et confuse, c’est plutôt un état faut alors chercher quelle organi- • Ils se méfient de l’enrichissement d’esprit qu’une approche scientifi- sation économique et sociale est la matériel et ne voient pas dans que des problèmes. Il s’agit d’abord plus appropriée pour y parvenir. Ce l’amélioration du confort matériel de s’affranchir des idées médiéva- moyen pour Platon, c’est le com- de la population un progrès du les en séparant le politique du reli- munisme. L’État garantira l’attribu- genre humain. C’est aussi ce que gieux, les affaires et la morale, tion à tous de propriétés égales et remarquait Alain Peyrefitte 1 en l’économie et la justice. C’était une instaurera une fiscalité qui sans écrivant que le miracle Grec tour- étape indispensable pour accéder cesse tende à rétablir l’égalité éco- nera court. Platon et Aristote font à quelques siècles plus tard à la dé- nomique. Les dispositions législa- la fois preuve de mépris, voire d’ex- marche scientifique, mais on est tives régiront toute la vie économi- clusion politique vis à vis des ac- encore avec les mercantilistes aux que, du nombre de citoyens et d’en- teurs économiques, des producteurs pieds des marches de la connais- fants, au culte et à l’ordonnance des de richesses, mais ils pratiquent sance en matière économique. funérailles. L’activité commerciale aussi une néophobie caractérisée. La première théorie dont l’ambition est considérée comme un danger Dans ces conditions, les germes est véritablement scientifique est le car elle risque de souiller l’âme de d’une révolution industrielle ne tableau économique des physiocra- l’individu. On voit qu’il y a de nom- pouvaient éclore. tes. François Quesnay (1694-1774), breuses analogies entre le commu- • Ils pratiquent une approche mo- médecin de Louis XV, considère nisme du XXe siècle et le commu- raliste, normative de l’économie. Ils que l’économie est un système de nisme platonicien. Aristote de son n’étudient pas l’économie qui leur flux de monnaie et de biens, à côté est beaucoup plus libéral, si est contemporaine, mais la Cité l’image du corps humain où le sang l’on ose cet anachronisme. Il com- bat le communisme de Platon et considère que le plaisir de possé- (1) Alain Peyrefitte, Du miracle en économie leçons au Collège de France, édition Odile Jacob, octobre 1998. der des biens est tout à fait légitime. rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr A Numéro 41 • Octobre 2006 a
circule. Son tableau est un modèle Le tournant des révolutions défenseurs du protectionnisme qui simplifié des échanges entre trois décida Frédéric Bastiat à entrer classes : les producteurs, les pro- La constitution de l’économie dans l’arène, la controverse sur le priétaires et les artisans. Comme comme science est fille des révo- système monétaire mettant aux pri- toute théorie scientifique, cette syn- lutions politique et industrielle de ses les tenants de la banking school thèse est une abstraction de la réa- la fin du XVIIIe siècle. L’avènement à ceux de la currency school. Qui lité qui en retient l’essence et per- de démocraties libérales dans le do- peut nier que ces discussions met de l’expliquer. Bien sûr la con- maine politique avec les révolu- n’aient pas le même caractère ception des physiocrates apparaît tions française et américaine et scientifique que les discussions bien naïve aujourd’hui aux écono- l’apparition d’un phénomène in- passionnées entre Lamarck et Cu- mistes. Mais comme l’écrivait Léon connu jusqu’alors, la croissance vier à propos de la querelle trans- Walras : “les physiocrates furent économique, vont confronter les formisme/catastrophisme en biolo- les premiers à développer une éco- gouvernements à des problèmes gie ou que la théorie de la sélection nomie politique pure et au milieu nouveaux liés au changement so- naturelle de Charles Darwin con- de leurs erreurs apparaissent des cial dont les solutions nécessitent cernant l’origine des espèces5 ? vues d’une profondeur et d’une jus- d’abord un diagnostic correct des Darwin et Wallace avouant au pas- tesse extraordinaires” 2. Adam phénomènes économiques à sage les mêmes sources d’inspira- Smith (1723-1790) va suivre la voie l’oeuvre. Il existe donc désormais tion, notamment les thèses de Mal- ouverte par Quesnay. Dans Recher- une demande sociale et politique thus sur les populations humaines. ches sur la nature et les causes de pour découvrir les lois de l’écono- Car si les lois de populations de la richesse des nations (1776), mie à l’image des sciences exactes Malthus furent disqualifiées pour Smith recherche la nature et les qui découvrent les lois de la nature. les populations humaines, elles fu- causes de la richesse de l’Angle- Mais y a-t-il des lois en économie rent extrêmement fécondes dans le terre car bien que n’étant pas en- comme en astronomie ou en ther- monde animal. En effet si l’animal core conscient de la révolution in- modynamique ? Nous répondrons ne survit que dans un environne- dustrielle qui commence, il observe à cette question un peu plus loin. ment naturellement favorable, la supériorité du niveau de vie de Pour l’heure, nos économistes clas- l’homme a le pouvoir, par la cul- ses compatriotes par rapport à ce- siques n’en doutent pas. Il existe ture (et l’agriculture !), de modifier lui des habitants des autres nations. pour Smith un ordre naturel et il et d’adapter son environnement à L’explication se trouve dans la di- suffit de découvrir les lois qui le ses besoins. C’est ce qu’il a fait, vision du travail qu’il illustre à régissent. Pour Jean-Baptiste Say démentant ainsi les noires prédic- l’aide du fameux exemple de la (1767-1832) “l’économie politique tions du pasteur Malthus. manufacture d’épingles et dans les est une science, c’est à dire qu’elle forces du marché qu’il appelle main expose les lois générales et les Mais ces économistes classiques ne invisible. “ce n’est pas de la bien- éclaircit par des exemples dont convainquent pas tout le monde. La veillance du boucher, du marchand chaque lecteur peut constater la contestation socialiste puis de bière ou du boulanger, que nous réalité” 4. Cette unanimité ne doit marxiste va s’ériger en alternative attendons notre dîner, mais bien du pas cacher les nombreux débats et à la science “bourgeoise” qui n’est soin qu’ils apportent à leurs inté- désaccords entre économistes de ce qu’idéologie au service de la classe rêts” 3. Un peu plus loin, Smith pré- début de l’ère industrielle. Le dé- dominante. Karl Marx (1818-1883) cise que la division du travail sera bat sur la loi de Say mettant aux écrit en 1867 dans la préface à la d’autant plus grande que le marché prises Ricardo et Say contre Mal- première édition du Capital6 : “Il sera vaste. Ces vues pertinentes sur thus et Sismondi, le débat sur la loi s’agit de dévoiler les lois naturel- l’efficacité de l’économie de mar- de population de Malthus, la con- les de la production capitaliste”. ché suffisent-elles à faire d’Adam troverse sur l’état stationnaire et les Marx a donc lui aussi la prétention Smith un fondateur de la science limites de la croissance, le débat de mener une analyse économique économique ? Au sens moderne, entre partisans du libre échange et scientifique puisqu’il recherche des certainement pas. Mais le principe de l’économie de marché est déjà parfaitement présent dans l’oeuvre (2) Tableau économique des physiocrates, Calmann-Lévy, 1969, préface de Smith et s’il n’a jamais tracé de de Michel Luftalla, page 10. courbes d’offre et de demande ni (3) Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, résolu le paradoxe de l’eau et des idées/gallimard, 1976, page 48. diamants, on remarque qu’aujour- (4) Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, Calmann-Lévy, 1972, page 10. d’hui les manuels de microécono- (5) Pascal Picq, Les origines de l’homme, Points Seuil, 2005. mie ne manquent jamais la réfé- rence à la main invisible et à la (6) Karl Marx, Le capital, éditions sociales, 1977, Introduction de Paul Boccara. manufacture d’épingles. rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr A Numéro 41 • Octobre 2006 a
lois économiques, mais celles-ci boîte à outils de base de l’apprenti fonction du taux de profit du capi- sont historiquement datées et géo- économiste. Nos étudiants de pre- tal. L’entreprise privée et la concur- graphiquement situées au sein des mier cycle qui abordent la micro- rence étaient supposées étendre le pays capitalistes. Les lois marxis- économie savent-ils que l’essentiel marché et favoriser ainsi la division tes de baisse tendancielle du taux de ce qu’ils apprennent a été posé du travail. Après 1870, le problème de profit ou de concentration crois- par Alfred Marshall (1842-1924) économique fut conçu comme la sante du capital ne s’exercent qu’au dans ses Principes publiés en recherche des conditions auxquel- sein du mode de production capi- 1890 ? Cette réaction commença les des facteurs de production don- taliste, alors que pour les classiques dans le dernier tiers du XIXe siè- nés peuvent être affectés de façon et leurs héritiers néoclassiques du cle, ce fut la révolution margi- optimale à des usages alternatifs. Il XXe siècle, les lois de l’économie naliste. est intéressant de relire les défini- sont universelles. Le marxisme est- tions de l’économie proposées par il mort aujourd’hui ? En tant La révolution marginaliste Smith et par Robbins, on comprend qu’outil scientifique pour l’écono- pose les bases de la tout de suite le changement de pro- miste certainement, mais a-t-il vécu science économique blématique : un jour au delà de la secte ? En re- vanche, son influence au sein des moderne • En 1776 Adam Smith définit l’économie politique comme “la mouvements sociaux a bénéficié de Au début des années 1870, trois science qui étudie la production, la ce qu’il a donné une apparence sa- auteurs découvrent simultanément distribution et la consommation des vante et par suite une légitimité à mais indépendamment le concept richesses”. Cette vision est égale- un schéma explicatif éternel, la d’utilité marginale. Le paradoxe de ment celle de Say qui en 1803 cons- théorie du complot7. Selon cette l’eau et des diamants fut enfin ré- truira son Traité d’économie poli- théorie, tous les maux que l’on solu. Si l’eau très utile est pourtant tique en trois parties : 1 - De la pro- pourrait observer dans les sociétés bien moins chère que les diamants duction des richesses, 2 - De la dis- seraient dus à un complot des puis- peu utiles, c’est parce que ce n’est tribution des richesses, 3 - De la sants, lesquels dissimuleraient leurs pas l’utilité totale qui fait la valeur consommation des richesses. desseins égoïstes sous de nobles des choses mais l’utilité marginale, intentions. Mais il serait injuste de c’est à dire l’utilité procurée par la • En 1935, Lionel Robbins propose réduire le marxisme à sa vulgate et dernière unité consommée. Plus on une définition qui est toujours ac- à son instrumentalisation pour la consomme, moins la satisfaction à ceptée aujourd’hui : “L’analyse lutte des classes. En tant qu’analyse consommer est grande. Ainsi, tant économique étudie la façon dont les économique, si la théorie de la plus- que l’eau est abondante elle sera individus ou la société emploient value n’a plus aujourd’hui d’inté- presque gratuite car nous sommes les ressources rares à des usages rêt que du point de vue de l’histoire désaltérés mais si elle vient à man- alternatifs, en vue de satisfaire de la pensée économique, les argu- quer, sa rareté fera augmenter son leurs besoins”. ments marxistes ont souffert de ne utilité marginale et donc son prix. pas partager avec la science domi- L’économie néoclassique cherchera Les diamants étant très rares, bien alors à montrer à quelles conditions nante le même paradigme, le même que leur utilité totale soit faible, vocabulaire. Il est vrai que le la concurrence parfaite réalise l’al- leur utilité marginale et donc leur location optimale des ressources. marxisme accepta cette posture en prix sont très élevés. Le principe de tant que praxis, c’est-à-dire comme Entre 1870 et 1914 la théorie éco- l’utilité marginale va bien sûr au nomique fut presque exclusivement une théorie dont le but est la révo- delà de ce petit jeu intellectuel. Il lution sociale et non la modélisa- une analyse microéconomique sta- va permettre de modifier la problé- tique fondée sur la règle de l’égali- tion économétrique. Malgré ce han- matique de la recherche en écono- dicap, le marxisme fut un formida- sation à la marge. mie. Auparavant le problème éco- ble aiguillon pour faire progresser nomique à résoudre était conçu Revenons sur ce phénomène cu- la science économique. Face à ce comme l’opposition entre la terre, rieux de découverte multiple de redoutable adversaire les économis- dont la quantité est fixée, et le tra- l’utilité marginale par trois auteurs, tes libéraux réagirent – inconsciem- vail dont les quantités peuvent aug- Jevons à Manchester, Menger à ment parfois car tous ne connais- menter, le capital étant ramené à ce Vienne, Walras à Lausanne. Ils tra- saient pas Le Capital – de la dernier sous la forme d’un stock de vaillaient dans des climats intellec- meilleure façon possible, c’est-à- biens intermédiaires. Les écono- tuels différents, dans des langues dire en ne laissant pas le champ li- mistes étudiaient le taux de crois- différentes. Il est difficile d’imagi- bre au socialisme scientifique et en sance de la production comme ner à notre époque baignée par édifiant un véritable socle de con- naissances posant les bases de la (7) Raymond Boudon, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéra- théorie néoclassique standard qui lisme, Odile Jacob, février 2004. constituent encore aujourd’hui la rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr A Numéro 41 • Octobre 2006 a
Google où quelques mots clefs grâce au courant de la synthèse des Y a-t-il des lois en économie? mettent à notre disposition tous les années cinquante et soixante s’ap- travaux scientifiques récents sur un puyant sur le modèle IS-LM et la La loi de Gresham, la loi de l’offre thème, que Jevons, pourtant grand relation de Philipps. Les turbulen- et de la demande, la loi d’airain des bibliophile en matière économique, ces économiques des années 70 in- salaires, la loi d’Okun sont certai- mourut en 1882 sans réaliser qu’un fligèrent une grande leçon d’humi- nement des lois empiriques plus certain Menger avait écrit un livre lité aux économistes, de moins en fragiles et plus éphémères que les d’économie très proche de son moins distingués, dont les modèles lois de la physique ou de la biolo- Theory of political economy. Après parvenaient mal à rendre compte de gie. Ce qui semble rassembler tous avoir passé en revue plusieurs hy- la stagflation, des retournements de les économistes passés et présents, pothèses sans les retenir (le hasard, la conjoncture ou des changes flot- c’est la certitude que les choses sont le mythe, les institutions universi- tants. Une génération de jeunes complexes et qu’il faut rechercher taires, la déliquescence de l’école économistes dans le dernier tiers du les interactions cachées que négli- classique, la réaction face au XXe siècle, va faire le lien entre les gera souvent le praticien de l’éco- marxisme), Mark Blaug8 aboutit à connaissances micro et macroéco- nomie. Le chef d’entreprise, le syn- une explication qui conforte le sta- nomiques, ce fameux passage du dicaliste, le dirigeant politique, tut scientifique de l’économie en Nord-Ouest supposé consolider la l’épargnant, connaissent l’écono- reprenant à Robert Merton sa théo- cohérence et l’unité de la science. mie mais ignorent la science éco- rie des découvertes multiples. A Ce consensus n’a pas pour autant nomique. Cette observation n’est partir du moment où l’exercice de fait disparaître les débats qui res- pas une critique. Comme le faisait la science devient une profession, tent nombreux entre Nouveaux remarquer Samuelson, le joueur de dit Merton, toutes les découvertes classiques et Nouveaux keynésiens tennis professionnel maîtrise par- scientifiques sont en principe mul- ce qui est plutôt un signe de bonne faitement son art sans connaître les tiples. Et Blaug conclu que la santé pour la fécondité de la recher- rudiments de physique qui lui per- science parvenue à maturité se ca- che scientifique. mettraient d’analyser en détail les ractérise par un progrès cumulatif forces en présence lors de son ser- Mais ce bref historique de la cons- vice, mouvements musculaires, continu de telle sorte que les pas titution de l’économie comme dis- force du vent, élasticités du cordage en avant sont sinon inévitables, au cipline scientifique ne suffit pas à de la raquette et de la balle, pres- moins hautement probables. Ajou- rendre compte des véritables diffi- sion atmosphérique etc... S’il devait tons que cette “révolution margi- cultés qui lui sont spécifiques. C’est se concentrer sur ces paramètres, on naliste”, comme la révolution in- à quelques unes de ces questions peut parier qu’il jouerait très mal dustrielle, fut méconnue par ceux que nous allons répondre à présent. et on connaît peu de neurologues qui la vécurent. Nous sommes en présence d’une révolution dont ou de spécialistes de mécanique l’existence ne fut généralement newtonienne ayant franchi le pre- connue qu’une génération après. Le Trois obstacles mier tour de Rolland Garros ! dernier quart du XIXe siècle fut L’économiste ne peut se satisfaire l’une de ces phases révolutionnai- à surmonter ■ de cette connaissance de terrain du res dans l’histoire de l’économie bon sens et du flair qui suffisent au praticien. La construction de mo- L où, selon la terminologie de Tho- a science économique, mas Kuhn, les économistes adop- comme ses consoeurs les dèles simplifiant l’économie est tèrent un nouveau “paradigme” autres sciences sociales, indispensable pour dégager des lois pour guider leurs travaux. Nous dis- part avec plusieurs handicaps par dans la complexité de la vie sociale. cuterons dans notre dernière partie rapport aux sciences de la nature. Le manque de réalisme des hypo- la pertinence de ce concept pour la Nous les évoquerons à partir de thèses est alors un mal nécessaire macroéconomie notamment. trois questions : car fonder des théories sur des hy- pothèses absolument réalistes re- Bien sûr, de nombreuses branches • Y a-t-il des lois en économie ? viendrait à tracer une carte à et écoles proposèrent des vues di- l’échelle 1 sur 1 comme l’a fait re- • Peut-on mettre les actions humai- vergentes, le courant néoclassique marquer Milton Friedman9. On peut nes en équations ? fut gravement fragilisé par l’offen- se demander alors si plutôt que la sive keynésienne entre les deux • Y a-t-il un parasitage du discours recherche des lois cachées de l’éco- guerres avant de digérer son apport économique par les idéologies ? nomie, l’économiste ne s’intéresse- rait pas plutôt à la recherche des (8) Mark Blaug, La pensée économique, Economica, 1981, page 354. ressorts de l’action humaine et lors- que les manuels de premier cycle (9) Milton Friedman, The methodology of positive economics, 1953. expliquent la façon dont raisonnent rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr A Numéro 41 • Octobre 2006 a
les économistes ils mettent l’accent sont-ils régis par les lois de la dy- ceci ne répond pas à la question de sur la réaction aux incitations et sur namique chaotique ? Gilbert Abra- la légitimité de l’utilisation des les arbitrages, plus complexes que ham-Frois12 reconnaît que prouver mathématiques en économie. On ceux décrits par les reportages dif- l’existence du chaos est une tâche peut défendre l’idée que les mathé- fusés à la télévision. Stiglitz 10 insurmontable car le test de l’hy- matiques sont avant tout un langage donne l’exemple d’un débat au pothèse pose de multiples problè- très supérieur au latin, au français Congrès américain durant l’été 90 mes. On a certes pu mettre en évi- ou à l’anglais pour formuler des sur l’obligation de sièges pour les dence des dynamiques chaotiques questions, préciser des hypothèses enfants de moins de deux ans. Cela en astronomie, en géologie, en chi- limitant le domaine de validité des sauverait en cas de catastrophe aé- mie parce que dans ces disciplines résultats, dérouler logiquement les rienne un enfant tous les dix ans. on peut travailler sur des milliers, conséquences des prémisses. Le Mais le coût des billets augmente- voir des millions d’observations, débat entre Say et Malthus à pro- rait de 20%, beaucoup de familles mais ceci est exclu en économie. pos de la loi des débouchés qui a préféreraient alors voyager en voi- Ou bien, plus simplement, l’écono- pendant plusieurs mois occupé ture provoquant sur la même pé- mie ne fait-elle pas apparaître de l’énergie épistolaire des deux éco- riode de dix ans un accroissement dynamique de ce type ? Gilbert nomistes aurait pu être clos plus des accidents faisant 9 morts, 52 Abraham-Frois considère cepen- rapidement s’il avait été formulé blessés graves et 2 300 blessés lé- dant que cette piste de recherche algébriquement et si l’on avait dis- gers. Exiger une plus grande sécu- mérite d’être poursuivie car les cerné la nuance entre égalité et rité dans les avions provoquerait de autres explications des fluctuations identité. Et si le lecteur de ces li- façon presque certaine un nombre économiques (Juglar, Kitchin, gnes s’est déjà plongé dans La théo- de morts plus important sur les rou- Kondratiev, oscillateur de Samuel- rie générale de Keynes il se sera tes ! De cet exemple, nous tirons son, théorie des cycles réels...) sont certainement rendu compte qu’il est l’enseignement que l’économiste toutes très décevantes. difficile de ne pas s’y noyer. Le n’est pas ce naïf éloigné des réali- style, la présentation et les concepts tés du terrain, mais quelqu’un qui Peut-on mettre sont exposés de façon très confuse cherche les incidences générales – l’homme en équations ? ce qui est étonnant de la part d‘un sinon les lois – d’évènements par- auteur habitué à expliquer au grand ticuliers aidant ainsi à la décision. L’idée de réduire les phénomènes public ses vues sur la situation éco- Doit-on renoncer à l’idée qu’il sociaux en équations mathémati- nomique. En revanche, la transcrip- existe des lois en économie ? Nous ques était profondément troublante tion mathématique par Hicks, con- ne trancherons pas ici cette ques- pour les lecteurs de Jevons et de nue sous le nom de modèle IS-LM, tion mais essayons de la poser clai- Walras à la fin du XIXe siècle. Cer- aura fait le bonheur de générations rement : la science consiste-t-elle à tes les ingénieurs français comme d’enseignants et d’étudiants par sa retrouver les lois ou formules ca- Augustin Cournot (1801-1877) simplicité, sa clarté, sa pédagogie chées qui expliquent tout l’Uni- avaient déjà démontré que dans un et aura sans doute participé au suc- vers ? L’avenir est-il contenu dans régime de concurrence, le prix du cès des idées de Lord Keynes après le passé ? Faut-il choisir entre ha- marché doit être égal au coût mar- la guerre. Mais si les mathémati- sard et nécessité ? Si l’ordre naît du ginal de chaque vendeur, et Jules ques sont instrumentalisées pour chaos, peut-on faire la science du Dupuit dès 1844 découvrit la dis- sélectionner des étudiants, pour im- chaos ? Ilya Prigogine11, prix No- tinction entre utilité totale et utilité pressionner un jury de thèse ou bel de chimie en 1977, pose la ques- marginale alors qu’il cherchait à pour faire aussi sérieux que les phy- tion : pourquoi peut-on prévoir le mesurer l’intérêt social des biens siciens cela tourne au mieux au ri- passage d’une comète des siècles collectifs comme les routes, les ca- dicule et plus souvent à une dérive à l’avance et sommes nous incapa- naux et les ponts. Ces solutions scientiste qui obscurcit le débat bles de prévoir la date du prochain trouvées par des ingénieurs à des scientifique au lieu de l’éclairer. krach boursier ? Pour Prigogine, le problèmes économiques ne sont- Lorsqu’une théorie est formulée de Krach boursier d’octobre 1987 re- elles d’ailleurs pas une présomption façon littéraire et que ses faibles- levait d’un “effet papillon” – c’est forte pour défendre le caractère ses deviennent évidentes, l’auteur à dire d’une dynamique chaotique scientifique de l’économie ? Mais peut toujours s’en sortir par un “ce imprévisible – et les spécialistes fi- nanciers qui prétendirent l’avoir (10) Joseph Stiglitz, Principes d’économie moderne, De Boeck, 2000, page prévu ont simplement eu de la 279. chance. Mais attention, dynamique (11) Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle Alliance, 1979. chaotique ne veut pas dire hasard. (12) Gilbert Abraham-Frois, Dynamique économique, Précis Dalloz 9e édi- Le hasard relève de la stochastique. tion, Novembre 2001, page 557. Les phénomènes économiques rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr A Numéro 41 • Octobre 2006 a
n’est pas ce que j’ai voulu dire” ou auteurs payeront leur gloire éphé- davantage par politesse que par autre “vous m’avez mal compris”. mère d’un déshonneur définitif. respect qu’on les écoutera car Si la théorie est formulée dans un Un rare exemple de longévité comme le faisait plaisamment re- langage mathématique, ce type d’une escroquerie scientifique fut marquer Ronald Reagan, trois éco- d’échappatoire disparaît, ce qui fait celui, en URSS, de la théorie bio- nomistes sont capables de donner gagner du temps au débat. Les ma- logique de Lyssenko15 qui s’im- quatre avis différents ! Plus grave- thématiques sont donc un excellent posa de 1935 à 1964 comme doc- ment, la science économique souf- outil pour l’économiste, mais seu- trine officielle. Les authentiques fre d’un mal qui est une certaine lement un outil. Comme disait Ro- biologistes furent déportés et fu- tolérance à pouvoir raconter n’im- bert Lucas (prix Nobel d’économie sillés. En économie, le filet de sé- porte quoi sans aucune sanction, en 1995)13, “il est important que curité pour éviter l’emprise des c’est ce que Raymond Boudon16 a certains économistes soient compé- opinions ou des préjugés du cher- nommé l’anything goes. Le socio- tents en histoire, d’autres en socio- cheur sur sa recherche est la dis- logue l’évoque pour les sciences logie, d’autres en mathématiques... tinction entre approches positive sociales en général. Cette idéolo- mais il n’est pas nécessaire, ni et normative. La première est sup- gie est d’autant mieux assise même possible que chacun soit bon posée étudier ce qui est, sans por- qu’elle est désormais benoîtement en tout. Chacun de nous n’est ja- ter de jugement de valeur ni pres- baptisée “pluralisme” et placée mais qu’un timide invité au festin crire d’ordonnance. La seconde sous le parapluie accueillant de la de la culture mondiale”. Ceci de- sort du champ de la science puis- tolérance intellectuelle et de la li- vrait être médité par les économis- qu’elle fait appel aux convictions tote. Pour beaucoup, l’économie tes tentés de s’engager dans l’ac- du citoyen. Comme chacun a sa serait un domaine où toute théorie tion politique, leur bagage scienti- propre définition de la Cité idéale, relèverait de l’opinion et échappe- fique ne fait pas d’eux des êtres om- on sort du domaine du vrai et du rait au couperet de la validation/ niscients et la lucidité devrait les faux et la question restera sans ré- réfutation. Comme tous les goûts inciter davantage à la modestie. ponse ou avec une multitude de ré- sont dans la nature, toutes les vé- ponses ce qui revient au même. rités pourraient coexister faisant Le parasitage Lorsque Marx écrit qu’il est plus de l’économie dans le meilleur cas des idéologies important de changer le monde que un plaisant lieu de débats et de ra- Hayek14 remarque que “les idéo- de le comprendre, il prend position tiocination et au pire une opération logies sont devenues aussi antipa- pour une démarche normative. d’embrigadement idéologique. thiques aux peuples qu’elles l’ont L’économie n’est scientifique que C’est le “syndrome de la luciole” toujours été aux aspirants dicta- lorsqu’elle emprunte l’approche qui, on le sait, brille mais n’éclaire teurs, notamment à Napoléon 1er positive. Les résultats seront alors pas ! On est loin du souci de dé- et à Karl Marx, les deux hommes présentés aux décideurs qui tran- busquer l’erreur cher à Popper. qui ont donné à ce mot son sens cheront sur les mesures à prendre. Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo péjoratif moderne”. Dont acte ! Ainsi le rôle de l’économiste chercheurs à Paris-I ont été récem- Les sciences exactes paraissent comme homme de science est ment victimes de cette idéologie. mieux protégées que les sciences d’éclairer le débat sans y partici- Rappelons les grandes lignes de la sociales du parasitage idéologique. per directement. Parfois, certains, controverse17 : Thomas Coutrot et Il s’y produit bien de temps à autre frustrés par ce rôle ingrat, sont ten- Michel Husson, membres du con- des supercheries, elles peuvent tés d’en sortir pour utiliser leurs seil scientifique d’ATTAC repro- tromper quelque temps la commu- compétences dans le débat politi- chent à Cahuc et Carcillo d’être nauté scientifique, mais elles se- que. Ils exposent alors à l’opinion des “économistes libéraux qui se ront éventées à bref délai et leurs leurs professions de foi, mais c’est drapent du prestige de leurs titres et de l’aura de la science”. Le plus surprenant c’est que l’étude sur l’impact des nouveaux contrats (13) Snowdon, Vane, Wynarczyk, La pensée économique moderne, CNE et CPE menée par les deux Ediscience international 1997, page 242. universitaires de Paris-I concluait (14) F. A. Hayek, Droit législation et liberté, tome 1 Règles et ordres, collec- plutôt à des effets très décevants tion Libre échange PUF, Mai 1992, page 68. sur le marché du travail, 70 000 (15) Sur l’affaire Lyssenko on peut se reporter à deux ouvrages : L’idéolo- emplois nets créés et un demi point gie de R. Boudon, Fayard 1987 pages 190 et suivantes et La connais- sance inutile de J-F. Revel, Grasset 1988, chapitre 3. de chômage en moins au prix (16) R. Boudon, Les sciences sociales françaises : does anything go ? Com- d’une légère dégradation du bien mentaire Numéro 110/été 2005, page 351. être des demandeurs d’emplois. (17) Le Monde mardi 11 avril 2006 supplément économie page VI. Ces conclusions auraient du ravir Coutrot et Husson qui sont à l’évi- rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr A Numéro 41 • Octobre 2006 a
dence, et c’est leur droit le plus La leçon d’humilité l’état de crise économique la situa- strict, opposés à ces nouveaux con- tion normale. La loi de baisse trats. Mais pourquoi ces invecti- des années 70 tendancielle du taux de profit repre- ves, polémiques et procès d’inten- L’économisme triomphant des an- nait son travail de sape fragilisant le tion au lieu d’un débat scientifi- nées de forte croissance et de plein capitalisme, qui ne souffrait pas de que rigoureux mais respectueux ? emploi, quand les économistes dis- simples turbulences mais bien d’une On peut dans le cadre de l’appro- tingués étaient écoutés et respectés, crise du MPC. Malheureusement, che positive discuter le protocole ne résista pas à la double crise des les économistes marxistes – mais scientifique utilisé pour la simu- années 70 : crise de l’économie et pouvaient-ils faire autrement ? – lation, proposer d’autres hypothè- crise de l’analyse macroéconomi- ouvrirent une voie de recherche bap- ses qui donneront des résultats que. Les certitudes du courant do- tisée théorie de la régulation, avec sans doute un peu différents et gar- minant, dit de la synthèse, forma- Robert Boyer, Michel Aglietta et der sa liberté d’opinion sur le fait lisé par le modèle IS-LM, s’effritè- d’autres, pour tenter de comprendre qu’il faille ou non développer ce rent, et les courants hétérodoxes : la crise du rapport salarial fordiste type de nouveaux contrats. monétariste, marxiste, autrichien, et son remplacement par un nouveau prirent leur revanche avec des suc- mode de régulation. Cette tentative Un autre reproche souvent fait à la cès variables cependant. eut un succès mitigé dans la com- science économique est de ne pou- munauté scientifique si l’on mesure voir réaliser des expériences. Or, • Les monétaristes Friedman et l’influence d’un programme de re- l’une des remarquables avancées de Phelps à la fin des années 60 cherche à l’aune des citations dont ces dernières décennies est juste- avaient osé l’hypothèse audacieuse il bénéficie dans les grandes revues ment le développement de l’écono- selon laquelle un surcroît d’infla- internationales et les manuels uni- mie expérimentale – que nous évo- tion ne réduit que temporairement versitaires. On peut avancer une ex- querons dans notre troisième par- le taux de chômage qui revient tou- plication : un souci des théoriciens tie – menée de concert avec des psy- jours à son niveau naturel18. Après de la régulation fut de sortir de chologues et utilisant de nombreu- avoir essuyé quelques sarcasmes et l’économisme pour intégrer les as- ses données sur l’attitude des indi- être considérés comme d’incura- pects juridique, historique, politique, vidus face au risque par exemple. bles provocateurs, les faits donnè- social, culturel, institutionnel. Ce Ces travaux ont valu à ses promo- rent raison à Friedman et Phelps souci louable en soi évite difficile- teurs Daniel Kahneman et Vernon puisque la relation inflation-chô- ment le piège du modèle à l’échelle Smith la consécration d’un prix mage devint positive, fissurant le 1. A force de vouloir, par souci de Nobel en 2002 c’est pourquoi nous modèle de la synthèse qui reposait réalisme, mieux rendre compte de n’avons pas développé cette criti- sur la croyance en une relation in- la complexité de la réalité, on s’y que sur l’impossibilité de faire des verse entre ces deux variables. On perd, et on aboutit à des propositions expériences en économie, moins sait que dans le domaine scientifi- impossibles à réfuter, sortant ainsi pertinente aujourd’hui qu’il y a que les faits l’emportent sur la théo- du cadre scientifique. Les historiens trente ans. rie. Dix ans plus tard, les politiques trouveront certainement des choses de contrôle de l’inflation se géné- intéressantes dans les publications ralisèrent avec succès. des régulationistes à l’instar de F. Où en est la • Les marxistes eurent une réussite Braudel qui utilisait beaucoup le science moins éclatante. Bien sûr la crise réconcilia temporairement la réalité concept de cycle long pourtant aban- donné depuis longtemps par les éco- économique du mode de production capitaliste (MPC) avec la prophétie marxiste. nomistes. Force est de reconnaître qu’à cause de sa richesse même, aujourd’hui ? ■ J. Attali expliquait doctement que la cette problématique a du mal à pro- période de prospérité des années duire des résultats théoriques perfor- d’après guerre était un accident et mants. A près avoir surmonté la crise des années soixante-dix qui fut une crise de la science économique autant qu’une crise (18) Niveau naturel de chômage ne signifiant pas que l’on s’en accommode, économique, et qui infligea à la pro- mais que la politique monétaire ne peut plus rien faire pour le réduire fession une salutaire leçon d’humi- davantage. On pourrait disserter aussi sur le parasitage créé par la lité, on assiste à un consensus en rhétorique dans le débat scientifique et on remarque que les passions macroéconomie et une foisonnante s’évanouissent lorsqu’on parle de chômage d’équilibre plutôt que na- fécondité de la recherche en micro- turel, et qu’il est plus prudent de parler de permis d’émission que de marché des droits à polluer, ou de souplesse plutôt que de flexibilité ! économie. rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr A Numéro 41 • Octobre 2006 a
• Enfin, les autrichiens et en parti- approches et ce débat intellectuel valorisation scientifique à des éco- culier Hayek, contradicteur mal- favorise une meilleure compréhen- nomistes de sensibilités très diffé- heureux de Keynes dans les années sion. Les deux courants dominants rentes. A moyen et long terme, ses 30 devinrent à la mode ! Le vien- de la macroéconomie aujourd’hui potentialités sont très supérieures nois obtint même le prix Nobel sont la Nouvelle École Classique à celles des hétérodoxies qui préci- d’économie en 1973. Mais le suc- (NEC) et la Nouvelle École Key- sément n’arrivent pas à se consti- cès de Hayek tint davantage à l’ef- nésienne (NEK). La NEC cherche tuer en paradigme, faute de créer fondrement du système keynésien à adapter la théorie macroéconomi- les conditions d’une accumulation qu’aux idées économiques du vien- que à la microéconomie, la seconde scientifique indiscutable. Le nau- nois. Pas plus que la théorie de la cherche à adapter la théorie micro- frage de l’économie marxiste et la régulation, la macroéconomie autri- économique à la macroéconomie. ghettoïsation de l’école de la régu- chienne ne fait partie aujourd’hui Toujours cette recherche du pas- lation illustrent cet échec à s’inté- du programme des premiers cycles sage du Nord-Ouest ! Ces tentati- grer dans le mainstream economics. universitaires. Les triangles de ves de réconciliation dominent la Toutefois, il faut reconnaître que la Hayek sont présentés en histoire de macroéconomie depuis trente ans. thèse de Kuhn n’est pas totalement la pensée économique et pas en Est-ce suffisant pour aboutir à un convaincante en ce qui concerne cours de macroéconomie. Les no- consensus ? Un paradigme est-il en l’économie où la victoire complète tions d’incertitude, de temps histo- vue en macroéconomie ? est rare. Alors qu’en astronomie il rique, de non neutralité de la mon- serait surprenant qu’on en revienne Dans La structure des révolutions naie, la réticence à utiliser l’outil au géocentrisme ou à l’héliocen- scientifiques parue en 1962, le phy- mathématique et la méfiance des trisme, et qu’en biologie, les tenta- sicien Thomas Kuhn définit le con- autrichiens vis à vis d’une dérive tives des créationnistes pour dis- cept de paradigme comme un sys- scientiste sont des obstacles à la qualifier Darwin n’ont aucun suc- tème de pratiques naturalisées qui modélisation. Aujourd’hui, ce n’est cès dans la communauté scientifi- surdétermine le travail habituel du pas le Hayek de Prix et production que, il est déjà arrivé en économie scientifique. Un scientifique ne tra- qui est lu, mais celui de La route que des théories totalement disqua- vaille pas avec un paradigme, il vit de la servitude (1944) et de Droit lifiées à une époque, ressuscitent. dedans. Un paradigme est consti- législation et libertés (1965). Le C’est une note d’espoir pour les tué entre autre par trois éléments Hayek philosophe résiste mieux à courants marginalisés aujourd’hui. principaux19 : l’épreuve du temps que le Hayek économiste. • Une vision synthétique a priori Des pistes très fécondes qui permet le tri des objets de l’in- en microéconomie Vers un consensus vestigation scientifique afin de sé- en macroéconomie lectionner (et donc d’exclure). La plupart des économistes s’accor- dent pour considérer que la En parcourant l’immense littérature • Une boîte à outils conceptuelle microéconomie fait l’objet d’un de ces dernières décennies, on a supposée acquise. large consensus. Les cours de plutôt l’impression qu’il n’y a pas • Un système d’évaluation des tra- microéconomie et les manuels dif- de consensus entre les économis- vaux par les pairs. fèrent très peu d’un enseignant ou tes sur le “véritable” modèle repré- d’un auteur à l’autre, ce qui est sentatif de l’économie. Il existe en Les économistes du courant domi- moins le cas en macroéconomie. effet d’importants désaccords sur le nant remplissent ces trois condi- Cela signifie-t-il qu’en microéco- rôle et la pratique de la politique tions. Ils raisonnent tous comme nomie la messe est dite et qu’il n’y macroéconomique. Cependant, on des économistes (premier point), a plus rien de nouveau sous le so- est loin de l’affrontement de l’après utilisent le couple modélisation for- leil ? Pas du tout. Au contraire, ce guerre entre keynésiens et monéta- melle/tests économétriques (second qu’il y a de plus remarquable c’est ristes. Le consensus ne concerne point), et publient dans les mêmes la fécondité de la microéconomie malheureusement pas les conclu- revues, les plus prestigieuses (troi- standard à produire des découver- sions et prescriptions sur les politi- sième point). Ainsi, NEC et NEK tes sans se dénaturer. Toute inno- ques conjoncturelles. Mais un dia- constituent indiscutablement un vation renforce l’intérêt sur la per- logue existe entre les différentes paradigme qui offre un cadre de tinence de l’analyse microécono- mique qui, il faut le reconnaître, était un peu le parent pauvre à l’époque de la macroéconomie (19) Jean-Yves Carro, Dictionnaire des sciences économiques, article Para- triomphante du courant de la syn- digme, page 660, sous la direction de Claude Jessua et alii, PUF 2001. thèse, jusqu’en 1970. On parle même aujourd’hui d’une Nouvelle rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr A Numéro 41 • Octobre 2006 a
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