L'information religieuse, un service à la société ? Le rôle des bibliothèques en France / Is Religious Information a Service to Society? The Role ...

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L'information religieuse, un service à la société ? Le rôle des bibliothèques en France / Is Religious Information a Service to Society? The Role ...
L'information religieuse, un service à la société ? Le
   rôle des bibliothèques en France / Is Religious
   Information a Service to Society? The Role of Libraries in
   France

   Fabienne Henryot

   Canadian Journal of Information and Library Science, Volume 43, Number
   2, October / Octobre 2020, pp. 110-126 (Article)

   Published by University of Toronto Press

        For additional information about this article
        https://muse.jhu.edu/article/772362

[ Access provided at 7 Feb 2022 14:58 GMT with no institutional affiliation ]
L’information                                 Is Religious Information
religieuse, un service à                      a Service to Society?
la société ? Le rôle des                      The Role of Libraries in
bibliothèques en                              France
France

Fabienne Henryot
École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques
fabienne.henryot@enssib.fr

Résumé : Cet article analyse les 246 questions et leurs réponses portant sur la reli­
gion ou le fait religieux soumises au Guichet du savoir de la Bibliothèque municipale
de Lyon pour les années 2012-2019. L’auteure présente des profils types d’usager de
ce service de référence (les « scolaires », les « flâneurs » et les « maniaques ») et une
analyse des sujets traités. Elle s’interroge également sur le rôle du bibliothécaire dans
les services de référence et de celui de la bibliothèque comme source d’information
religieuse dans la société française.
Mots-clés : bibliothèques, religions, services aux publics, éditorialisation, Lyon
(France), information religieuse, services de référence

Abstract: This article analyzes 246 questions and their answers on the topic of reli­
gion submitted to the Knowledge Desk of the Lyon Municipal Library for the years
2012–2019. The author presents typical user profiles for those who use this refer­
ence service (“scholars,” “wanderers,” and “maniacs”) and an analysis of the subjects
covered. She also questions the role of the librarian in reference services and that of
the library as a source of religious information in French society.
Keywords: libraries, religions, public services, editorialization, Lyon (France), reli­
gious information, reference services

     Voilà quarante ans que clergé, enseignants et intellectuels déplorent en
France, et plus généralement dans l’occident sécularisé, l’inculture religieuse des
citoyens (Zorn 1988). Les théories d’Olivier Roy sur la « sainte ignorance » ont
montré comment s’était progressivement dénoué le lien ancien entre religion et
culture, favorisant la montée des radicalismes et les difficultés croissantes qu’é­
prouvent les communautés religieuses à débattre ou à s’observer (Roy 2008). La
« fausse information » s’introduit aussi dans le champ religieux (Douglas 2018).
Beaucoup de stéréotypes, de définitions fausses et de croyances non fondées cir­
culent à propos des religions, y compris celle à laquelle adhère celui qui les pro­
fesse. Elles sont désignées comme les coupables, entre autres, de la violence
commise au nom de la religion (Barras, Dermange et Nicolet 2016).

© 2020 The Canadian Journal of Information and Library Science
La Revue canadienne des sciences de l’information et de bibliothéconomie 43, no. 2 2019
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     De nombreux remèdes à cette ignorance ont été proposés. En France, l’intro­
duction d’enseignements consacrés au fait religieux à l’école, qui fait toujours
débat, devait prendre le problème à la racine, dès l’enfance et l’adolescence (Deb­
ray et Lang 2015 ; Carpentier 2004 ; Estivalèzes 2009, 2015), sous le regard vigi­
lant des pouvoirs publics. Les médias ont porté leur attention à la présence
d’experts de la religion parmi leurs collaborateurs (Riutort 2002), tandis que les
journalistes spécialisés dans le champ religieux se structuraient en association1.
Les bibliothèques se sont aussi emparées du problème, au nom de leur mission de
formation du citoyen et de leur légitimité à traiter l’information. Pourtant, en
France, cette compétence était loin d’être acquise, tant l’écart est grand entre le
domaine des croyances, des rites et des comportements religieux d’une part, et les
domaines d’expertise des bibliothèques. Celles-ci sont rarement spécialisées dans
le champ religieux, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, du fait d’une lecture
étroite de la laïcité dans les bibliothèques de lecture publique, qui empêcherait les
bibliothécaires de traiter le sujet sans contrevenir au principe de neutralité du ser­
vice public (Huchet 2016). Ensuite, parce que l’enseignement de la théologie et
des sciences des religions n’a pas lieu dans les universités de l’État, mais seulement
dans quelques structures confessionnelles, catholiques et protestantes2 (Henryot
2019a). Restent les bibliothèques religieuses, chrétiennes, musulmanes ou juives,
mais elles sont relativement étanches aux autres religions, malgré l’effort d’ouver­
ture que beaucoup de ces structures revendiquent (Henryot 2018). Ces réalités
institutionnelles et confessionnelles n’imposent pas d’emblée la bibliothèque
comme un lieu d’information dans le domaine religieux.
     Le pari est d’autant plus difficile à relever que la bibliothèque est concur­
rencée depuis bientôt trente ans par l’abondance de sources d’information qui
ont le mérite de la disponibilité et de l’immédiateté. La bibliothèque a vu sa
fonction mise en cause par l’avènement d’Internet, notamment en matière de
prescription savante et culturelle. Ce fait n’est pas propre au religieux. Les don­
nées concernant les lecteurs, en milieu académique comme dans les bibliothè­
ques de lecture publique, convergent dans le sens d’une baisse des emprunts et
de la consommation documentaire, même si la fréquentation, elle, se porte
bien (Evans 2012).
     Dans ce contexte, il paraît pertinent de penser l’information religieuse
comme une réponse à un besoin des citoyens, qu’ils l’expriment comme tel ou
qu’il soit pointé du doigt par les pouvoirs publics et éducatifs. Les bibliothèques,
depuis quelques années, se sont approprié la notion de « service » afin de renou­
veler le lien entre le public et l’institution d’une part, et le public et l’information
d’autre part. Le service concourt ainsi à l’image de la bibliothèque et à son effica­
cité dans le système démocratique. On cherchera donc à comprendre comment
se recoupent ce mode relationnel fondé sur la mise à disposition d’expertise et la
demande croissante en information religieuse de la part de la population et en
conséquence, quel positionnement les bibliothèques revendiquent dans le do­
maine de l’information religieuse. Pour ce faire, observera à la loupe un service
d’information, le Guichet du savoir de la Bibliothèque municipale de Lyon, et le
flux de questions et de réponses à sujet religieux qu’il favorise.
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Le Guichet du savoir: naissance et développement d’un service
Les services de référence peuvent être considérés comme le point d’aboutisse­
ment actuel d’un modèle de services permettant de recréer le lien entre deman­
deurs d’information et ceux qui la thésaurisent (Accart 2008 ; Buckland 2008 ;
Nguyen 2010 ; Smith et Wong 2016). Nés en Amérique du Nord au milieu des
années 1980 dans les bibliothèques académiques et médicales, ils ont connu un
vaste succès outre-Atlantique jusqu’au début des années 2000. En 2001, plus de
200 bibliothèques américaines mettaient à disposition de leurs usagers un service
de chat pour des questions/réponses. Les services type « ask a librarian » existent
en Grande-Bretagne depuis 1997. En France, la Bibliothèque Publique d’infor­
mation a mis en place en 1997 le service RADIS (Réponse A DIStance). Les bib­
liothèques publiques espagnoles ont mis sur pied en 2000 un service de
questions/réponses mobilisant 148 bibliothécaires dans 34 bibliothèques publi­
ques. La même année, la Deutsche Internet Bibliothek est apparue, portée par
70 bibliothèques publiques allemandes. Ces deux guichets sont aujourd’hui
fermés. En 2006, la Bibliothèque publique d’information (BPI) a lancé le service
Bibliosés@me, devenu Eurekoi en 2015, qui associe 500 bibliothécaires issus de
48 institutions de France et de Belgique francophone pour répondre, en 72
heures, à n’importe quelle question3. Les réponses, publiées, peuvent être con­
sultées par n’importe qui, et constituent donc un important gisement de savoir.
Ces services de référence constituent la suite logique de la consultation à distance
des catalogues et entretiennent en même temps une forte demande sociale
autour de l’accès aux contenus. Le bibliothécaire n’est plus seulement un média­
teur entre lecteurs et collections, mais entre usagers et contenus et ce double glis­
sement accompagne bien l’essor de la notion de service, en prenant en compte
l’instantanéité, l’impatience des usagers, l’interactivité.
      C’est dans ce contexte qu’est né, le 29 mars 2004, le Guichet du Savoir4,
porté par la Bibliothèque municipale de Lyon (BmL). Il répond à une exigence
exprimée par le plan de mandat de la bibliothèque adopté en 2002, qui impli­
quait la recherche de nouveaux publics. Il repose sur cinq principes fondateurs
qui restent appliqués à ce jour : (1) la non-discrimination du public et de ses
questions, grâce à une inscription anonyme ; (2) la fourniture d’une réponse pré­
cise et argumentée ; (3) la garantie d’un délai maximal de réponse ; (4) la publi­
cation de l’ensemble des questions et réponses afin de pérenniser le travail des
bibliothécaires et de faire profiter toute la communauté du web du savoir ainsi
construit ; enfin, (5) la mobilisation de l’ensemble des bibliothécaires de l’équi­
pement lyonnais, mobilisation rendue possible par la départementalisation de la
bibliothèque en grands ensembles thématiques dans lesquels les agents ont ac­
quis une certaine expertise. La métropolisation de l’espace lyonnais depuis le 1er
janvier 2015, élargissant le réseau des bibliothèques à 40 équipements (Le Torrec
2017), n’a pas eu d’effet sur l’organisation opérationnelle du Guichet. La partici­
pation des agents des médiathèques nouvellement entrées dans le réseau métro­
politain serait du reste un geste politique sans impact bibliothéconomique.
      À la fin de la première année, le Guichet avait répondu à 4 800 questions et
les réponses avaient fait l’objet de 452 000 lectures ; en mars 2005, il recevait
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environ 20 questions par jour, signe de son succès. Au 11 novembre 2019, le
Guichet a répondu à 72 412 questions, soit 362 questions par mois depuis son
ouverture. Ce chiffre donne la mesure des flux d’informations qui circulent et
qui intéressent aussi bien la culture au sens traditionnel du terme que le dévelop­
pement personnel, l’hygiène domestique ou la création d’entreprise.
     Concrètement, une interface permet de « poser toute question d’ordre docu­
mentaire ou relative à un renseignement ou une information ». Une équipe de
bibliothécaires apporte en 72 heures maximum « des réponses précises ou des
pistes de recherche vraiment opérationnelles ». Ce service exclut en principe les
travaux scolaires et universitaires, les consultations médicales et juridiques, les
questions de naturalisation et les questions des professionnels des bibliothèques,
le service étant réservé au grand public. Un même usager ne peut poser plus de
trois questions par semaine. Il ne peut y avoir qu’une question par message. La
réponse produite peut donner lieu à une nouvelle question ou à un commen­
taire. Le guichet est à la disposition de tous les internautes, lyonnais ou non, in­
scrits à la BmL ou non. Il impose seulement de créer gratuitement un compte à
partir d’une adresse électronique valide.
     Un tel dispositif transforme en profondeur le modèle même de bibliothè­
que, à deux titres au moins. La bibliothèque traditionnelle entend proposer une
offre grâce à la présélection et l’acquisition de documents, leur mise en valeur et
en ordre, leur structuration dans un catalogue. Avec les « services de référence »,
la proposition de service est fondée sur la demande, même si celle-ci exclut des
pans entiers du savoir. En second lieu, ce Guichet, comme ses homologues,
ne met plus au cœur des logiques documentaires l’autonomie du lecteur, ce
qui constitue une rupture profonde avec l’idée que les bibliothécaires se font
des usagers, auxquels ils entendent inculquer, en principe, des compétences
informationnelles.
     Quand le Guichet du Savoir est mis en place, le contexte n’était pourtant
pas favorable à ce type de proposition. Au début des années 2000, les services de
référence nord-américains connaissaient une crise profonde, sans doute du fait
de l’arrivée des moteurs de recherche dans les habitudes des individus. En même
temps, les premières plateformes collaboratives connaissaient un franc succès, en
particulier celles dans lesquelles s’exprimait une certaine autorité modérant les
contenus (Soret 2007). La réussite du projet lyonnais, comme celui d’Eurekoi à
une plus grande échelle, tient sans doute à la prise en compte de cette confiance
dans l’expertise d’un gestionnaire d’information. De cette manière, la bibliothè­
que a développé un service, au sens d’une relation d’adéquation entre des indivi­
dus ou des groupes qui expriment un besoin d’une part et les propositions info­
communicationnelles que la bibliothèque peut leur faire d’autre part. Proposi­
tion d’information, d’abord, puisque la raison d’être des bibliothèques tient dans
ses contenus documentaires ; proposition de communication, ensuite, tant le ser­
vice n’existe que par la promotion que la bibliothèque en fait et par la visibilité
qu’elle lui construit (Lépine et Peyrelong 2012). Ce service s’entend aussi au
sens éthique, en ce qu’il rétablit un équilibre entre la surabondance de biens —
ou de savoirs — de l’un et la pauvreté ou ignorance de l’autre. Les bibliothèques
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entendent être un lieu de circulation des savoirs et de facilitation des apprentis­
sages, et non pas seulement de capitalisation documentaire. Ce service situe aussi
la bibliothèque dans une économie de l’information, en ce qu’elle fournit une
donnée construite avec l’usager, et destinée à être consommée dans le temps
même de sa production, à l’inverse de la vision traditionnelle de ces équipements
en conservatoires statiques de savoirs livresques. Le Guichet est, enfin, un « ser­
vice public », émanation d’une instance municipale qui dispense à travers lui in­
formations et procédures administratives dans une logique d’égalité de
traitement de tous les individus (Mosher 1982).
      Le Guichet du savoir emprunte donc à l’ensemble de ce concept polysémi­
que du service. Il ne s’agit plus de fournir des documents, mais de produire une
information : des contenus éditorialisés, producteurs de sens au moment précis
où ce sens est réclamé, et non pas des contenus tout court (Franqueville 2012).
Cette éditorialisation à trois effets. Elle refait du bibliothécaire un prescripteur ;
elle induit le développement de contenus hybrides, autant que possible dématér­
ialisés et accessibles de manière démultipliée, en mobilisant un grand nombre
d’acteurs interagissant entre eux. Enfin, l’éditorialisation permet de tenir à dis­
tance l’inquiétude de savoir à quoi peuvent bien servir des bibliothèques au
temps d’Internet (Ross et Sennyey 2008). Peu importe, finalement, que la bib­
liothèque soit ou non peuplée de lecteurs : l’échange se passe ailleurs, sur le web,
et à un autre niveau, dans la mise à disposition d’une information critique et im­
médiatement mobilisable. La bibliothèque est donc passée, selon les mots de
Bertrand Calenge, du modèle de « production-distribution », dans lequel la col­
lection est le principe premier de l’institution, au modèle de la politique de « ser­
vuction » : procurer à chaque individu l’information qu’il désire au moment où
elle lui est nécessaire (Calenge 2015).

La place de l’information religieuse
La littérature professionnelle consacrée à ces services, importante dans le monde
anglo-saxon et français au début des années 2000, devient presque inexistante
par la suite. Dans le cas de l’information religieuse, ces services méritent pourtant
d’être réinterrogés, du fait même du statut particulier de cette information. En
premier lieu, il existe une demande constante de compréhension des religions et
des équilibres ou déséquilibres qu’elles engendrent dans le monde. Les bibliothé­
caires français avaient même soupçonné, en 2015-2016, que l’actualité violente
avait renforcé cette demande et s’étaient positionnés par anticipation dans ce be­
soin d’information (Bats 2016). Avec quelques années de distance, ils n’en sont
plus aussi sûrs, mais cela ne met pas en cause l’existence de cette curiosité pour
le religieux. Ensuite, les religions sont perçues comme un mode d’explication de
tout notre système civilisationnel (géopolitique, valeurs morales, art et culture,
us et coutumes. . .), ce qui impose aux curieux de s’interroger, à un moment ou
un autre, sur les religions, les dogmes, les rites, les spiritualités. Enfin, parce que
l’information religieuse a, au-delà des débats sur sa nature exacte, un statut parti­
culier. On lui demande de documenter deux réalités disjointes, la « religion »,
c’est-à-dire une relation engageante à une transcendance d’une part, et le « fait
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religieux » comme donnée sociale et anthropologique d’autre part. Les bibliothè­
ques connaissent bien cette difficulté de tenir en équilibre sur cette ligne de crête
et de ne rien savoir, finalement, des usages que les lecteurs font de l’offre docu­
mentaire. En la matière, la bibliothèque se trouve dans la position ambiguë de
proposer « des collections publiques pour des usages privés » (Lahary 2016). Le
détour par le Guichet du Savoir montre bien la diversité des attentes des usagers
à l’égard des bibliothèques, attentes qui vont des preuves de l’existence de Dieu à
l’explication d’un symbole observé dans un édifice religieux, en passant par la
mise en perspective de l’actualité, peut-être en défiance à l’égard des médias
(Merlant et Châtel 2009).
     Pour comprendre comment les usagers positionnent la bibliothèque dans
l’ensemble de l’information religieuse et comment la bibliothèque s’empare de
cette information pour construire une relation harmonieuse avec les usagers,
nous avons interrogé le Guichet du savoir sur le critère « religion », engendrant
1381 résultats (10 août 2019), la plupart non pertinents puisqu’il suffit que le
mot « religion » figure dans la réponse pour que la question apparaisse dans les
résultats. Cette première difficulté, que nous avons retrouvée aussi dans le service
Eurekoi, montre le caractère peu structuré de cette ressource. « Le Guichet est
aujourd’hui un long continuum de textes hétérogènes, sans classement autre que
chronologique ou alphabétique, mais constitue une forme de collection qui se
développe en parallèle de celle de la bibliothèque, bien qu’elle en soit en partie
extraite : les sources à partir desquelles sont élaborées les réponses sont pour l’es­
sentiel celles de la bibliothèque » (Calenge et Di Pietro 2005, 42). En l’absence
d’indexation, il n’est pas possible d’identifier toutes les réponses sur un sujet
donné, qu’il s’agisse de religion, de gastronomie ou d’horticulture. À vrai dire, la
première version du Guichet était structurée par un système de tags, lui-même
fondé sur la classification Dewey ; mais la lourdeur de cette classification impli­
quait un important temps de traitement non pas des réponses (délivrées dans le
délai promis), mais de l’attribution des tags a posteriori, ce qui engendrait un tab­
leau trompeur des thématiques traitées. Ce système a donc été supprimé. Il est
question de le rétablir, sous une forme simplifiée, à partir des tags de la publica­
tion L’Influx, webzine de la BmL traitant des sujets d’actualité5. Cette contrainte
fait partie du cahier des charges de la refonte du Guichet, prévue en 20206.
     Nous avons trié manuellement ces réponses sur les sept dernières années
(septembre 2012-août 2019), soit sur une période qui représente un tiers de l’ex­
istence du Guichet et qui englobe les événements tragiques liés au terrorisme is­
lamique sur le sol français, lesquels ont provoqué un véritable traumatisme
collectif (Truc 2016). Nous avons exclu les questions purement historiques ou
culturelles, motivées par d’autres raisons que la connaissance des religions stricto
sensu. Sur ces sept années, 246 questions portent sur la religion ou le fait reli­
gieux. Trois à quatre fois par mois (3,4 questions en moyenne), un usager s’a­
dresse donc au Guichet pour obtenir une réponse à une question de nature
religieuse. C’est assez peu finalement et cette donnée relativise l’inquiétude que
l’on prête aux contemporains à ce sujet. À moins qu’ils ne se tournent vers d’au­
tres structures que la bibliothèque pour répondre à leurs interrogations. Le
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nombre annuel de questions portant sur la religion est parfaitement stable, s’éle­
vant à 35 en moyenne et variant peu autour de cette valeur (voir Figure 1).
L’augmentation constatée entre septembre 2015 et août 2016 est trop faible
pour être imputable aux attentats de novembre 2015. Ces questions semblent
donc assez déconnectées de l’actualité et, du reste, peu de demandeurs y font réf­
érence. Lena7, le 15 janvier 2015, soit huit jours après les attentats qui ont
frappé la rédaction de Charlie-Hebdo, écrit au Guichet : « Avec les événements
malheureux de ces derniers jours une question, d’ordre philosophique et cultu­
rel, me vient à l’esprit : le prophète est-il représentable dans nos sociétés laï­
ques ? ». Ce genre de référence à l’actualité a trouvé un certain écho, puisque la
page a été visitée 2 176 fois (au 14 novembre 2019), mais elle reste rare. D’ail­
leurs, il est intéressant de souligner que la plupart des usagers posant ces ques­
tions n’y voient pas obligatoirement un lien avec la religion : comme Léna, qui
qualifie sa démarche de « philosophique et culturel[le] », d’autres s’inscrivent
dans un questionnement politique ou historique, le « religieux » étant peut-être
jugé par ces usagers comme un qualificatif trop restrictif, limité à un système de
croyances et de gestes rituels. Parmi les pages les plus visitées (au 5 septembre
2019), la première question de nature religieuse arrive en 7e position seulement ;
elle concerne les fondements religieux des amishs et des mormons et totalise 58
000 vues. C’est dire que le religieux n’est qu’un sujet parmi d’autres dans les flux
du Guichet.
     Qui sont les usagers du Guichet ? La Bibliothèque municipale de Lyon pro­
cède à des enquêtes périodiques pour connaître leur sociologie et leurs motiva­
tions. Deux jeux de réponses, pour 2005 (Desgranges 2005) et 20168,
permettent de dresser le portrait type d’un usager et son évolution à dix années
de distance.

Figure 1 : quantification chronologique des questions en rapport avec la religion posées au Gui­
chet du Savoir entre le 1er septembre 2012 et le 31 août 2019
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      En 2005, les demandeurs étaient à parts égales des hommes et des femmes,
alors que les femmes étaient davantage représentées parmi les inscrits de la Bib­
liothèque municipale de Lyon. Enfants et adolescents étaient peu nombreux
(4 %), de même que les étudiants (15 %) et les retraités (11 %), alors que les ac­
tifs étaient de grands consommateurs de ce service (71 %). L’usager type était
donc un actif, homme ou femme, de préférence un cadre, un employé ou un en­
seignant, ayant fait au moins 3 années d’études, familier des bibliothèques
(79 % les fréquentaient régulièrement) sans forcément détenir une carte de lec­
teur. Il était Lyonnais le plus souvent, mais plus d’un tiers des inscrits vivaient
dans une autre région, signe d’un bon rayonnement du service et d’une véritable
déterritorialisation de la bibliothèque. En 2016, la situation n’a guère changé.
L’usager type est toujours indifféremment un homme ou une femme, ayant fait
au moins 3 ans d’études, appartenant aux catégories socioprofessionnelles supér­
ieures ou intermédiaires (67,4 % des répondants), âgé de 45 ans ou plus (56 %
des répondants), habitant Lyon ou le département du Rhône, inscrit dans une
bibliothèque, mais pas forcément celle de Lyon. La part des retraités n’a cessé de
progresser, jusqu’à atteindre 34 % en 2016, tandis que la part des étudiants et
des élèves décroît. Un usager sur dix ne réside pas en France.
      Ces chiffres appellent quelques remarques. D’abord, avec 34 % de per­
sonnes non inscrites en bibliothèque, mais utilisant les services du Guichet,
celui-ci a atteint en partie son objectif initial, celui de toucher les publics non
fréquentant. Ensuite, le rayonnement du Guichet hors de son territoire adminis­
tratif est en progrès constant. En revanche, le profil des usagers tend à s’homo­
généiser en direction de cadres intermédiaires et supérieurs et de retraités
cultivés, usagers actifs d’Internet (27 % d’entre eux ont connu le Guichet par un
moteur de recherche) associant naturellement à la bibliothèque toute une série
de services informationnels.
      Les indices rédactionnels montrent que les usagers sont des familiers des
forums et des listes de discussion. Les formules de politesse sont réduites au min­
imum et le Guichet est personnalisé dans des formules comme « Cher Guichet »,
lesquelles montrent le degré de virtualisation de la communication dans ces
échanges dématérialisés, où chacun, usager et bibliothécaire, se cache derrière un
nom d’emprunt. L’orthographe et la syntaxe sont extrêmement approximatives9.
L’usage d’émoticônes ou la ponctuation anarchique, abusant des points d’excla­
mation et d’interrogation, indiquent un public familier de la communication
express, instantanée et spontanée. Les façons de parler sont très oralisées, à l’in­
star des codes langagiers en vigueur parmi les usagers des forums (Rosier 2006).
      Les 246 questions ont été posées par 171 pseudonymes différents, qui cach­
ent vraisemblablement 171 individus différents. Certains sont des usagers te­
naces du Guichet. Ludovicus, ainsi, a posé 429 questions depuis le 12 juin
2005. Tout y passe : pourquoi y a-t-il des lundis fériés après certaines fêtes reli­
gieuses, comment se forment les tsunamis, où commence l’Europe du Nord, de-
puis quand les hommes portent-ils des cravates. . . La religion y est anecdotique
et souvent interrogée de manière latérale, voire décalée. Il demande ainsi, le 6
février 2019, s’il existerait un registre des espèces animales montées dans l’Arche
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de Noé, s’étonnant de trouver si peu d’allusions aux chats et plus généralement
aux félins dans le Nouveau Testament. En revanche, Superpapé, auteur de 30
questions, fait un usage plus mesuré du Guichet, et toujours pour des motifs reli­
gieux. Il s’intéresse visiblement à la religion chrétienne durant l’Antiquité tardive
et le Moyen Âge.
      Les demandeurs peuvent être classés en trois catégories selon l’usage qu’ils
font du Guichet. Il y a, d’abord, les « scolaires ». Un tiers des demandes émanent
de personnes qui se présentent comme effectuant un travail scolaire ou universi­
taire, ce qui situe leur tranche d’âge dans les 11-25 ans. Par exemple, le 12 dé­
cembre 2015, cette question est publiée : « Nous sommes élèves de première ES
et L et donc nous travaillons sur notre TPE [Travail personnel de l’élève]. Notre
problématique est “Est-il possible de considérer l’existence de Dieu, ceci en
accord avec les croyances scientifiques ?” ». En principe, le Guichet n’est pas
censé traiter ce genre de demande, mais les bibliothécaires ont pris le parti de le
faire quand même. Elles sont assorties de conseils méthodologiques sur la re­
cherche d’information, la problématisation et la construction d’un plan. Cet élé­
ment est intéressant : le bibliothécaire conserve finalement sa posture de
formateur, même si ce n’est pas la philosophie d’un service de référence. L’afflux
de questions émanant d’étudiants et de lycéens a d’ailleurs conduit la Bibliothè­
que municipale de Lyon à s’interroger sur son offre documentaire consacrée à la
pédagogie. Les collections de livres, leurs usages, leur emplacement dans le libre
accès ont été reconsidérés, déplacés au département Jeunesse et mieux mis en va­
leur (Calenge 2015, 48). Cette première catégorie d’usagers montre aussi que l’é­
cole ne fuit pas les questions religieuses, mais que la documentation scolaire ne
suffit pas toujours à les traiter correctement. Effets de la polygamie sur la psycho­
logie féminine, histoire des « ennemis du christianisme », tabou de l’argent dans
les religions. . . L’école ne craint pas d’aborder de front des sujets complexes.
Ainsi, le 1er décembre 2014, un adolescent publie ce message : « Avec mon
groupe d’ECJS [Éducation civique, juridique et sociale], nous avons le sujet sui­
vant : L’islam est-il soluble dans la démocratie ?. Pourriez-vous nous conseiller
des ouvrages traitant de l’islam, de la démocratie, des liens entre démocratie et
religion. . . ? » Or, ces adolescents ne sont pas des usagers réguliers du Guichet,
au moins comme demandeurs, puisque sous le pseudonyme utilisé pour ce mes­
sage, on ne trouve qu’une demande. Il reste possible qu’ils l’utilisent pour lire
des réponses pertinentes à leurs travaux.
      Il existe, ensuite, les « flâneurs », qui représentent un peu plus de la moitié
des demandeurs. Ceux-là ont une lubie subite ou une question très personnelle.
Leur curiosité s’allume à la faveur d’une discussion entre amis, d’une observation
faite dans l’espace public ou d’une visite touristique. Les mois de juillet et août
apparaissent d’ailleurs particulièrement propices à ces questions. Un usager se de­
mande, le 7 août 2017 : « En pleine excursion dans une charmante cathédrale
Française, une question s’est imposée à moi : Flatuler dans la maison du
Seigneur est-il un péché ? ». C’est après avoir visionné le film Wadjda de Haifaa
Al Mansour que Mari14 se tourne vers le Guichet, le 23 février 2013 : « Pour­
quoi et quand s’est on mis à psalmodier le coran ? ». Le service lyonnais s’impose
L’information religieuse, un service à la société ?     119

donc comme un réflexe de première ou seconde intention pour celui qui n’a pas
la réponse à sa question et n’a pas les moyens (littératie, temps, discernement cri­
tique) de la trouver par lui-même. Des parents, grands-parents ou des enseig­
nants suggèrent parfois aux enfants de s’adresser au guichet, ce que corroborent
les études statistiques sur les usagers qui mettent justement en évidence les per­
sonnes de plus de 60 ans et les cadres supérieurs et intermédiaires. C’est ainsi
qu’Arthur, huit ans, demande le 4 février 2015 : « Pourquoi des gens croient
que Dieu existe ? », peut-être en réaction à la mobilisation collective provoquée
par les attentats du mois de janvier. D’autres s’interrogent sur des procédures
personnelles (« comment peut-on se faire débaptiser ? », 17 janvier 2019) ou
confient des difficultés d’information à usage « domestique ». Ainsi, le 7 mars
2017, Redkyra s’adresse au Guichet pour la première et unique fois : « Voilà, on
vient de récupérer deux rates, et nous cherchons des noms de divinités rates. On
a trouvé que la monture de Ganesh se nomme Muchika et est un rat. Mais nous
n’avons pas réussi à trouver de deuxième nom de dieu ou déesse rat qui semble
féminin. (Mushika étant un mal [sic] mais le nom a une consonance féminine.) ».
Rose78400, le 26 février 2014, s’adresse au Guichet pour obtenir une représen­
tation graphique du « gardien du feu », signe astrologique tibétain qu’elle sou­
haite se faire tatouer. Une série d’images sont aussitôt postées pour satisfaire sa
demande. Minipingue02, le 26 septembre 2013, demande : « Est-ce que la main
de Fatma est un signe religieux comme le pense la plupart des gens ? Future en­
seignante, puis-je la porter pendant mon service ? » La bibliothèque est identifiée
par ces demandeurs comme un interlocuteur dépassionné, neutre et objectif. Un
usager observe ainsi, le 18 septembre 2016 en suite à une question sur les origi­
nes religieuses de l’occident : « car en ce moment les politiques se servent de
l’histoire et desservent notre mémoire me semble-t-il ». Même les catholiques
semblent estimer le Guichet plus efficace et plus nuancé que les interlocuteurs
religieux qu’ils n’auraient par ailleurs aucune peine à solliciter. Une adolescente
demande ainsi, le 4 décembre 2012 : « Voilà, je suis servante de messe, ancienne­
ment, enfant de chœur, et je voudrais savoir jusqu’à quel âge j’ai le droit d’exer­
cer ce service. Quelqu’un m’a parlé de faire une formation (de quel genre ?
Mystère !) à l’âge de 16 ans pour pouvoir continuer, mais la personne ne m’a pas
dit jusqu’à quel âge, et de plus, cette source n’est pas sure. Le prêtre de ma par­
oisse doit se renseigner au diocèse, mais la réponse risque de mettre du temps à
arriver ! ». Ces exemples illustrent finalement des usages pressentis de la docu­
mentation religieuse en bibliothèque : trouver des réponses à des besoins, des
questions théologiques, juridiques ou spirituelles individuelles, bien plus que se
documenter sur la religion comme fait de société.
      Il existe, enfin, les « maniaques », tourmentés par un sujet de prédilection
qu’ils confient pour expertise à la bibliothèque, en espérant qu’elle abondera
dans le sens de leur quête. Un certain Raphaël, le 3 octobre 2018, confie : « Bon-
jour, Voici une question passionnante, et complexe qui m’occupe l’esprit pen­
dant de longues heures. Les origines de la chrétienté, de la Bible et des histoires
raconter de la Bible. Ou d’où viens notre tout puissant Dieux ? » Il poursuit avec
une synthèse alambiquée sur ses lectures concernant les syncrétismes et la
120      CJILS / RCSIB 43, no. 2 2019 / published October / Octobre 2020

divinisation des empereurs romains, et conclut : « Au + je lis, au + je me pose
des questions. Et je suis prêt à parier que d’autres mieux instruits que moi ce
sont poser d’autant + de questions ». Le ou la bibliothécaire qui lui répond, avec
courtoisie et précision, remet à leur juste place ses théories : « Vous avez raison,
de nombreux auteurs se sont penchés sur la naissance et les débuts du christia­
nisme. C’est pourquoi nous pouvons vous dire que votre théorie, si intéressante
et originale soit-elle, est bien mise à mal par la chronologie ». S’ensuit un long
développement sur l’essor du christianisme et le concept de syncrétisme. Harpo
revendique aussi de s’intéresser aux religions. Il ou elle écrit, le 15 mars 2017 :
« Ma question, une fois de plus, aura trait à un point de religion dont les con­
tours me semblent toujours encore assez flous ». Sa question porte sur le droit
d’asile dans les édifices catholiques, mais il ou elle fait allusion à ses précédentes
questions sur les sacrifices des juifs ou le paradis musulman.

Entre usagers et bibliothécaires : un modèle paradoxal de bibliothèque
On vient de voir la diversité des questions posées. Pour mieux l’appréhender,
nous avons procédé à une double indexation, du sujet de la question et de la reli­
gion qu’elle interroge. Si cette seconde indexation ne pose guère de difficultés
(voir Tableau 1), la première est plus délicate. Nous avons pris le parti de classer
ces questions selon les indices de la Classification décimale universelle (CDU),
ce qui permet d’éprouver aussi la cohérence de notre sélection.
     Cette répartition indique que, dans l’esprit des demandeurs, la religion
forme le plus souvent un concept global qui transcende les différences entre les
grands monothéismes et déborde sur des spiritualités alternatives et marginales
anciennes ou contemporaines. Le christianisme, identifié à la fois comme un
marqueur culturel occidental et comme un ensemble de croyances à questionner,
suscite la majorité des questions (38 %), tandis que l’islam et le judaïsme, pour­
tant impliqués dans les polémiques politiques et sociales actuelles, sont relative­
ment peu interrogés. L’exotisme, du côté des religions orientales, que d’autres
données disent séduisantes aux yeux des Français (Lenoir 2014), ou des religions
autochtones, ne ressort pas des questions à la mesure de l’intérêt qu’il suscite

         Tableau 1. Religions concernées par les questions

         Question concernant. . .                               Occurrences

         Plusieurs religions                                        52
         Le christianisme                                           93
         L’islam                                                    29
         Le judaïsme                                                11
         Les religions orientales                                   18
         Les religions anciennes                                     7
         Les religions autochtones                                  12
         Les sectes                                                  6
         L’ésotérisme (dont la franc-maçonnerie)                     9
         L’athéisme                                                  2
         La laïcité                                                  6
L’information religieuse, un service à la société ?      121

dans la société. Ces données sont complexes à interpréter : sont-elles le signe
d’un repli sur une religion à laquelle on n’adhère pas forcément, mais qui est
imaginée comme matricielle ou le signe d’une redécouverte, en dehors des
croyances et de toute pratique, d’une religion devenue étrangère à beaucoup de
Français ? Les situations polémiques, relatives aux dérives sectaires et à la franc­
maçonnerie et tous les fantasmes qu’elle suscite, ne génèrent pas non plus beau-
coup de questions.
     Les sujets abordés s’avèrent irréductibles à une classification figée, tant ils
débordent sur des questions juridiques, historiques, sociales et philosophiques. Il
a fallu convoquer 28 indices de la CDU pour les ventiler thématiquement, ce
qui est assez inefficace pour modéliser les centres d’intérêt des usagers. Ceci dit,
la moitié (120) des questions tient dans cinq thèmes : les rites et coutumes (43),
la religion comme fait de société (25), les textes sacrés (32), les fondements théo­
logiques (18) et les institutions (12). Les questions portent plus souvent sur la
religion en tant que telle, comme système de croyances, de valeurs morales et de
pratiques fondées sur une Révélation et/ou une tradition, que sur le « fait reli­
gieux ». Cette disproportion tient à la manière dont nous avons construit le cor­
pus de questions, mais pas seulement. Il semble bien que le Guichet soit tenu de
répondre à des interrogations de nature dogmatique, rituelle, liturgique, spiri­
tuelle, et non pas d’une version aseptisée et purement culturelle de la religion
comme donnée anthropologique et sociale. Le regard porté sur la bibliothèque
par ses usagers s’avère ainsi très différent des missions que les bibliothèques se
disent prêtes à assurer, si l’on en croit leurs chartes documentaires (Henryot
2019b). Le modèle de citoyen éclairé et informé que la bibliothèque entend fa­
voriser ne correspond pas exactement à ce que le même citoyen attend de la bib­
liothèque. Ce malentendu est partiellement résorbé par la fonction même du
Guichet qui, dépersonnalisant les échanges, éloigne aussi la stature institution­
nelle de la bibliothèque, muée en interlocuteur placide et ouvert. Le bibliothé­
caire s’improvise ainsi, selon les circonstances, exégète, théologien, juriste,
historien. Exégèse lorsque les questions interrogent l’interprétation des textes
sacrés. AnnaDL demande ainsi, le 8 octobre 2014 : « Je viens de lire la Génèse
pour la première fois et j’ai une question sur le serpent de la Chute. D’abord, je
croyais qu’il s’agissait du Diable alors qu’il n’y a aucune précision de la sorte, est­
ce que c’est une idée qui a une source ? Et un autre détail m’a interpellé, Dieu
maudit le serpent et le condamne “A marcher sur son ventre”, est-ce que cela
veut dire qu’avant la chute, le serpent avait des pattes ? ». Des questions théologi­
ques pointues émergent parfois. Jérôme adresse ainsi, le 7 décembre 2013, cette
demande : « Le concept de “syndérèse” rend-il compte de l’affirmation de l’exis­
tence d’une inclination naturelle de l’homme au bien ? A défaut, quel terme est
adéquat ? Où se trouve développé ledit concept ? Jérôme de Stridon (saint Jér­
ôme) emploierait le terme, en tant que conscience spontanée du mal, dans un
commentaire de l’état d’esprit de Caïn après le meurtre de son frère Abel : mais
quelle est précisément la référence textuelle ? Où trouver une élaboration de la
théorie sous-jacente ? La modernité reprend-elle l’idée, hors contexte religieux ? ».
122        CJILS / RCSIB 43, no. 2 2019 / published October / Octobre 2020

     Cette demande forte autour d’une information religieuse précise et fiable a
conduit à reconstruire la relation entre bibliothèques et usagers, sous la pression
de ceux-ci. Le bibliothécaire se doit d’être un dispensateur de connaissances reli­
gieuses alors même qu’il avoue souvent son ignorance en matière religieuse, s’es­
timant à peine mieux informé que les usagers et se réfugiant derrière l’exigence
de neutralité et de laïcité pour ne pas traiter ces demandes. Le Guichet constitu­
erait donc une sorte de mise en danger. D’autant que les usagers se sentent sou-
vent obligés de se situer dans les systèmes de croyances. Ayache, par exemple,
précise en introduction de sa question portant sur le degré d’intimité physique
permis avant le mariage entre les amoureux juifs, qu’il est « juif pied noir d’Al­
gérie séfarade libéral » (21 février 2018). Thomas, à la recherche d’un saint
patron malentendant, se dit « sourd catholique de 29 ans » (29 mars 2013). La
dépersonnalisation permise par le Guichet autorise paradoxalement les usagers à
une exposition de soi plus forte, et possiblement dérangeante pour le bibliothé­
caire. Ce d’autant plus que le Guichet est aussi perçu comme une instance de
résolution des questions les plus essentielles. Il est censé savoir si Dieu existe (23
novembre 2018), et ce qu’il y a après la mort (27 mai 2019). Son expertise est
universelle et elle doit pouvoir argumenter des arbitrages. Un père ou une mère
de famille demande ainsi, le 14 septembre 2013 : « mon fils a été réprimandé en
classe parce que dans une discussion avec sa professeur il a dit “les arabes”. on
parle bien en histoire du peuple arabe, non ?? celle-ci lui a immédiatement rétor­
qué que le mot arabe était raciste et qu’il ne fallait pas l’utiliser, mais qu’il fallait
dire “musulmans”. . . pour moi le mot musulman ne qualifie pas une origine,
mais uniquement une religion. ». Un autre usager demande, non sans naïveté, le
18 octobre 2013 : « Il m’arrive de discuter avec des fanatiques religieux avec qui
le débat est impossible dès que leur croyance est remise en question (par une
démonstration scientifique ou simplement qu’il n’existe aucune preuve ne pou­
vant confirmer ou infirmer leur point de vue). Certains ayant passé leur vie à
suivre aveuglement des enseignements religieux, j’ai l’impression qu’ils veulent
pas envisager de s’être trompé si longtemps. Comment amener ces croyants à
abandonner leur croyance ? ». Le Guichet, et avec lui la bibliothèque, sont per­
çus comme des dispositifs relationnels qui n’impliquent pas seulement le deman­
deur et le répondant, mais aussi d’autres groupes ou individus, au sein des
familles, de l’école, des cercles amicaux et professionnels, afin de contribuer,
grâce à une information distanciée et critique, à l’harmonie des débats publics et
privés.
     La reconstruction de la relation entre bibliothécaires et usagers affecte aussi
l’exigence de pédagogie qui porte le Guichet, en vue de construire un réservoir
d’information inédite et évolutive. Les bibliothécaires ne doivent pas reculer de­
vant les questions les plus polémiques. Un usager, qui signe solilebluedream de­
mande ainsi, le 28 décembre 2016 :
      Pourquoi les intellectuel.le.s n’osent s’atteler à la « remise à plat » des textes religieux
      (« dits sacrés ». . . et donc intouchables ?) de toutes les religions créées de par le monde
      pour les réactualiser, les moderniser eu égard aux sociétés du XXIe siècle, aux société de
L’information religieuse, un service à la société ?             123

    notre temps ?... [. . .] On a longtemps pensé que croire était un garde-fou, peut-on
    encore le dire avec le terrorisme qui se pratique à l’heure actuelle au nom d’une croyance
    qui se veut supérieure aux autres ou qui a, en tout cas, des velléités de cet ordre ?

      À quoi un bibliothécaire du département des Civilisations répond calme­
ment, citations commentées à l’appui, que les textes sacrés n’ont pas à être réé­
crits, précisément parce qu’ils sont sacrés, mais que dans toutes les religions, ils
font l’objet d’approches critiques. Observant que « votre question semble en
grande partie motivée par les événements récents et porte donc dans sa dernière
partie sur l’islam », le répondant mise sur la distance critique. À un autre niveau,
des plaisantins qui s’adressent au Guichet pour des canulars se voient opposer
une réponse argumentée à leur question, prise au sérieux. Quand Abomifreux
explique, le 4 avril 2014, « Je ne me sens pas très bien. À quel service dois-je m’a­
dresser pour faire ma demande de réincarnation ? », question tout à fait dans le
ton de ses précédentes questions absurdes et décalées, un bibliothécaire répond :
    Nous espérons que vous allez mieux depuis le moment où vous avez posé votre
    question. . . Ce dimanche ensoleillé vous aura peut-être été bénéfique ! Il n’existe pas
    encore de service permettant de déposer sa demande de réincarnation, le choix est
    indépendant de votre volonté ! [. . .] Il semblerait néanmoins que votre attitude
    influence votre réincarnation. Dans les religions orientales, le fait de commettre des
    mauvaises actions peut entraîner une réincarnation en un animal, ce qui est considéré
    comme une punition. Il faudrait donc vous pencher sur votre vie pour savoir ce qu’il
    adviendrait de vous après votre mort.

     Suivent une synthèse assez fouillée sur la réincarnation et l’adhésion des
Français à cette croyance, et des pistes bibliographiques pour le cas où Abomi­
freux voudrait en savoir davantage. Le Guichet est donc aussi une manière de
mettre en scène le travail du bibliothécaire, sa bienveillance, son érudition, sa ca­
pacité à formuler des réponses mesurées. À ce titre, il est un dispositif relationnel
avant même de produire de l’information, ce qui est sans doute vrai pour toutes
les questions, mais se voit d’autant mieux dans le cas des questions de nature reli­
gieuse, plus engageantes.
     Enfin, les usagers projettent malgré tout sur la bibliothèque l’idée d’un ser­
vice bibliographique. Les usagers, en posant leur question, demandent des livres,
des articles, des références, des sources : la bibliothèque est la garante d’une
information fiable qu’ils pourront aller vérifier par eux-mêmes. Elle n’a pas d’ef­
fort à fournir pour convaincre les demandeurs que le savoir se trouve essentielle­
ment dans les livres. Cette donnée indique d’une part que les demandeurs, en
matière religieuse, sont peut-être majoritairement des usagers de la bibliothèque,
plus ou moins familiers de son offre documentaire, et d’autre part, que la religion
est avant tout affaire de textes — textes sacrés, textes rituels, commentaires,
traités spirituels — et qu’elle s’explique mieux avec des livres qu’avec tout autre
mode de médiation. Les usagers expriment des besoins qui montrent qu’ils ont
confusément conscience de l’existence de plusieurs niveaux d’information et de
celui qui correspond le mieux à leur demande. Un usager recherche « des référ­
ences bibliographiques » sur les nations laïques (1er juillet 2018), un autre attend
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