La fabrication d'un consensus : la révision de la Classification Internationale Type de l'Éducation Making a Consensus : Review of the ...

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Sociologie et sociétés

La fabrication d’un consensus : la révision de la Classification
Internationale Type de l’Éducation
Making a Consensus : Review of the International Standard
Classification of Education
Annick Kieffer and Rémi Tréhin-Lalanne

La statistique en action                                                           Article abstract
Statistics in Action                                                               International statistics of education are increasingly mobilized politically and
Volume 43, Number 2, Fall 2011                                                     scientifically. The European Union has placed them at the heart of the Lisbon
                                                                                   Strategy by establishing “progress indicators” and involving social scientists in
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1008247ar                                      the identification of “best practices”. In this context, standardization of
DOI: https://doi.org/10.7202/1008247ar                                             measurement categories in the world undergoes a new transformation. Since
                                                                                   2007, Eurostat, OECD and the Institute of Statistics of UNESCO embarked on a
                                                                                   draft revision of the International Standard Classification of Education (ISCED).
See table of contents
                                                                                   The analysis of this process, viewed in historical perspective, highlights the
                                                                                   challenges of definition for the various institutions involved and the central
                                                                                   role of experts, who develop a common language to universally describe the
Publisher(s)                                                                       forms of learning. The developed concepts and categories affect the resulting
                                                                                   conception of education.
Les Presses de l’Université de Montréal

ISSN
0038-030X (print)
1492-1375 (digital)

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Kieffer, A. & Tréhin-Lalanne, R. (2011). La fabrication d’un consensus : la
révision de la Classification Internationale Type de l’Éducation. Sociologie et
sociétés, 43(2), 273–299. https://doi.org/10.7202/1008247ar

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                                                                                  https://www.erudit.org/en/
La fabrication d’un consensus :
                                   la révision de la Classification
                              Internationale Type de l’Éducation

                      annick kieffer                                      rémi tréhin-lalanne
                      CNRS                                                Université de Provence
                      Centre Maurice Halbwachs                            Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail
                      48, boulevard Jourdan                               35, avenue Jules Ferry
                      75014 Paris                                         13626 Aix-en-Provence
                      Courriel : annick.kieffer@ens.fr                    Courriel : remi.trehin-lalanne@univmed.fr

                      U      ne critique sociologique de la politique des indicateurs a émergé ces der-
                             nières années face à l’essor du New Public Management. Elle met en évidence les
                      choix politiques qui président aux catégorisations utilisées dans l’action publique1. Dès
                      sa naissance, la sociologie s’est penchée sur le sens des chiffres, l’histoire de leur élabo-
                      ration et le contexte de leur émergence, les schèmes de pensée qui président à leur
                      élaboration, les usages qui en sont faits. La construction des catégories du chômage, de
                      l’activité, des positions sociales et professionnelles a été l’objet de travaux s’intéressant
                      à leur définition, à la sociohistoire de leur production, aux acteurs qui interviennent
                      dans ce processus et à leurs effets sur la réalité qu’elles sont censées décrire. Si, comme
                      le remarque A. Desrosières (2008), les États ont cherché dès leur émergence à quantifier
                      leur activité et à unifier les mesures, l’usage des chiffres connaît un nouvel essor ces
                      dernières décennies. D’abord utilisés pour établir des « états » statistiques de la société,
                      ils sont utilisés à des fins d’évaluation et de prospectives depuis le début des années
                      1990 pour fixer des objectifs de l’action publique à atteindre et pour évaluer les résul-
                      tats des actions accomplies. Le mouvement de normalisation des concepts et des indi-

                            1.    Citons par exemple les travaux de R. Salais (2004) sur le chômage et l’emploi, de Belorgey (2010)
                      sur la santé, de D. Nivière (2005) sur la pauvreté et d’I. Bruno (2008) sur la recherche.

                      Sociologie et sociétés, vol. xliii, no 2, automne 2011, p. 273-300

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                 cateurs qui a accompagné la construction européenne (Thévenot, 1997) est à l’origine
                 du regain d’intérêt des sociologues pour la quantification et de l’élargissement de leur
                 analyse à l’instrumentalisation de l’argument statistique dans les politiques publiques.
                 La Stratégie de Lisbonne, qui entend engager les pays de l’Union Européenne dans une
                 nouvelle dynamique d’innovation et de compétitivité, étendue des activités tradition-
                 nelles marchandes à celles des services de l’État tels que l’éducation, la protection
                 sociale, la santé ou la lutte contre la pauvreté, propulse les chiffres au cœur de l’action
                 des pays membres. Il s’agit de les confronter en mesurant leurs performances respec-
                 tives et leur efficacité (Bruno, 2010). Il ne s’agit pas seulement de faire, encore faut-il
                 faire bien, faire mieux en étant comparé aux autres et en adoptant les meilleures pra-
                 tiques, et améliorer ainsi la « qualité » de ces « produits immatériels ». Ceci est rendu
                 possible par la diffusion d’une logique managériale fondée sur la pratique du bench-
                 marking. L’usage de la quantification dans ce contexte est double : considérée comme
                 un instrument de gestion publique et d’aide à la décision guidant l’activité de l’État,
                 elle est présentée comme un instrument démocratique, car elle faciliterait, du fait de
                 son caractère rigoureux et objectif, l’accès du citoyen aux informations sur les orien-
                 tations de l’État et sur son action effective, et contribuerait de cette façon à former son
                 jugement. Pour autant, ces indicateurs ne sont discutés que par des spécialistes, dans
                 des sphères tenues à l’écart des citoyens (Salais, 2010). Les enjeux de l’action politique
                 disparaissent alors derrière des débats de nature purement technique.
                       Dans le champ de l’éducation, les statistiques sont convoquées dans toute l’Eu-
                 rope pour améliorer l’efficacité de l’enseignement, dans la perspective d’une « compé-
                 tition de la matière grise » (Attali, 1998 : 3). Mais, alors que les données internationales
                 connaissent une utilisation accrue ces dernières années en sciences sociales (Baudelot
                 et Establet, 2009 ; Dubet et al., 2010), peu de travaux portent sur les catégories utili-
                 sées2, donnant l’impression qu’elles vont de soi. Pourtant, l’essor d’outils de compa-
                 raisons internationales donne un rôle central aux opérations de mise en équivalence
                 des « inputs » et « outcomes » scolaires (pour reprendre la terminologie économique en
                 vigueur) dans l’évolution des politiques éducatives.
                       La mesure de l’éducation au moyen de la Classification Internationale Type
                 d’Éducation (CITE3) est au centre de toutes ces données. Adoptée par l’Unesco en
                 1978, la CITE est devenue le principal instrument de comparaison des niveaux éduca-
                 tifs, utilisée à la fois dans les données sur les effectifs scolarisés, dans les enquêtes sur
                 les forces de travail et dans les évaluations sur les valeurs ou les connaissances des
                 individus. Elle est la colonne vertébrale des benchmarks européens relatifs à l’éducation
                 qui établissent une comparaison directe des progrès de la scolarisation, de l’effort de
                 scolarisation (dont les financements) sur le plan européen ou international et fixent
                 les objectifs à atteindre et les normes à adopter. Les sociologues se sont curieusement

                       2. Néanmoins, un certain nombre de travaux ont été consacrés à l’influence des organisations
                 internationales sur la politique par les indicateurs en éducation (Vinokur, 2003 ; Normand, 2005 ; Resnik,
                 2006).
                       3.   En anglais : International Standard Classification of Education (Isced).

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                      peu intéressés aux conventions d’équivalence qui président à construction de la CITE
                      et les auteurs qui en ont présenté une analyse critique (comme Duru-Bellat et al.,
                      1997 ; Steedman et McIntosh, 2001 ; West, 2003 ; Kieffer, 2007 ; Schneider, 2008) ont
                      rarement mené de pair l’étude des enjeux de son élaboration et de leur impact sur la
                      structure de la classification finalement adoptée4. L’évolution des catégories et concepts
                      qu’elle mobilise révèle des tensions entre différentes conceptions de l’éducation : bien
                      universel, capital humain, compétences. Le processus de sa dernière révision, conduit
                      entre 2007 et 2011 par Eurostat5, l’OCDE et l’Unesco, est marqué par des enjeux scien-
                      tifiques et politiques qui influent sur la classification elle-même. Présentée comme
                      « universellement applicable », elle est le résultat de compromis qui ne vont pas de soi
                      et méritent d’être restitués.
                           Cet article porte un regard historique et sociologique sur les liens entre politiques,
                      outils statistiques et théories scientifiques (Monso et Thévenot, 2010 : 14), à travers
                      l’analyse de l’évolution des normes statistiques utilisées et des conceptions de l’éduca-
                      tion qu’elles expriment. Il revient dans un premier temps sur le mouvement d’inter-
                      nationalisation des statistiques de l’éducation, depuis le début du xxe siècle. Il présente
                      ensuite les enjeux scientifiques et politiques autour de la construction d’une nomen-
                      clature internationale permettant de comparer les systèmes éducatifs dans un contexte
                      où la promotion de la « société de la connaissance » doit assurer une croissance « dura-
                      ble et équitable ». Dans un troisième temps, il décrit avec précision le processus insti-
                      tutionnel de la révision en analysant le rôle des différentes organisations impliquées et
                      les caractéristiques et modalités de travail des spécialistes chargés de la rédaction du
                      nouveau texte. Enfin, la quatrième partie expose la conception de l’éducation à
                      laquelle aboutit ce processus.

                      le mouvement d’internationalisation des statistiques de l’éducation :
                      de la mesure d’un droit universel à la mesure du capital humain
                      L’élaboration de catégories et définitions communes pour le classement des données
                      internationales sur l’éducation s’est faite progressivement au cours du xxe siècle. Elle
                      a été soumise aux évolutions des paradigmes scientifiques et politiques dominants
                      exprimant des conceptions particulières de l’éducation. D’abord considérée comme
                      un droit universel nécessaire à la paix, elle devient un enjeu économique dans une
                      perspective planificatrice puis libérale. Les classifications internationales utilisées pour
                      en rendre compte reflètent ces évolutions.

                      Mesurer les progrès du « droit universel » à l’éducation
                      La standardisation des normes statistiques à l’échelle internationale débute au milieu
                      du xixe siècle : elle est discutée au sein de congrès internationaux de statistique, puis
                      de l’Institut international de statistique (fondé en 1885) avant d’être relayée par les

                          4.   À l’exception de Cussó et D’Amico, 2005.
                          5.   Eurostat est la direction statistique de la Commission européenne.

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                 organisations officielles mises en place après la Première et la Seconde Guerre mon-
                 diale6. L’enjeu scientifique est central dans ces rencontres transnationales : en dispo-
                 sant de données statistiques qui dépassent les frontières (et les particularismes culturels
                 des nations), il s’agit de mettre en évidence les lois naturelles de la société, contre les
                 préjugés qui nuisent à l’émancipation des peuples ou à l’harmonie du commerce
                 (Gagnon, 2000). Pour rendre comparables les données collectées auprès des adminis-
                 trations des différents pays participants, il s’agit d’établir des nomenclatures commu-
                 nes. Elles sont le fruit d’une collaboration entre des scientifiques (qui proposent une
                 certaine catégorisation du réel) et des responsables administratifs issus des ministères
                 (qui assurent le recueil des données et en expliquent les contraintes).
                      Dans le domaine de l’éducation, une catégorisation du contenu de l’enseignement
                 primaire est proposée dès 1893 et des tables de classification commencent à être éla-
                 borées dans l’entre-deux-guerres. En 1933, le Bureau international d’éducation7 (BIE)
                 entreprend une collecte régulière de données administratives nationales (principale-
                 ment sur les finances et les effectifs d’élèves et d’enseignants). Le rapport annuel
                 contient des tableaux statistiques sur les systèmes éducatifs de 35 pays acceptant de
                 répondre au questionnaire (Smyth, 2008 : 8-9). La création de l’Unesco en 1945, au
                 sein de laquelle est intégré le BIE, marque un nouvel essor de cette dynamique d’inter-
                 nationalisation des statistiques de l’éducation. Chargée de lutter par l’éducation, la
                 culture et la science contre « l’ignorance » responsable de la « grande et terrible guerre »,
                 cette nouvelle organisation internationale donne rapidement à ces données un rôle
                 central pour progresser vers l’idéal d’un droit gratuit et universel à l’éducation tel
                 qu’inscrit dans la Déclaration de 1948. Cette démarche est empreinte d’une concep-
                 tion positiviste et progressiste : pour Julian Huxley, premier directeur de l’Unesco, « la
                 méthode scientifique est le seul moyen sûr dont nous disposions pour augmenter le volume
                 de nos connaissances, le degré de notre compréhension, et la mesure de notre pouvoir en
                 ce qui concerne les phénomènes » (Huxley, 1946 : 39) et l’éducation un moyen d’amé-
                 liorer l’Homme.
                      En 1952, le Département de l’éducation de l’Unesco publie le premier Manuel
                 mondial sur l’organisation et les statistiques de l’éducation qui présente les statistiques
                 éducatives de 57 pays dans leurs catégories nationales, ne permettant pas de compa-
                 raison directe. Les limites de l’exercice encouragent la constitution du Comité expert
                 sur la standardisation des statistiques de l’éducation chargé de proposer les premières
                 définitions et classifications communes dans ce domaine. Les propositions aboutissent
                 à une « recommandation concernant la normalisation internationale des statistiques
                 de l’éducation », adoptée en 1958 en Conférence Générale. Cet accord porte sur les
                 définitions communes de l’analphabétisme, de ce qu’est un élève, un enseignant,
                 une classe, une école, etc. (Unesco, 1958). Il propose une distinction de niveaux

                         6.   Citons principalement la Société des Nations et le Bureau International du Travail, fondés en
                 1919.
                       7.   Le BIE est créé en 1925 comme antenne du Département de sciences de l’éducation de l’Univer-
                 sité de Genève. Il est dirigé par le psychologue suisse Jean Piaget pendant près de quarante ans.

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La fabrication d’un consensus             277

                      (pré-primaire, primaire, secondaire et tertiaire) et de types d’éducation (générale,
                      professionnelle et la formation des enseignants). Une mesure du niveau d’éducation
                      atteint est désormais possible ainsi que le calcul de la part d’analphabètes dans la
                      population adulte à partir des recensements ou enquêtes nationales. Mais, dans l’intro-
                      duction de la troisième Enquête mondiale sur l’éducation publiée en 1961, l’organisa-
                      tion souligne que la nécessité de classer les effectifs par degré d’enseignement a parfois
                      conduit à faire des « choix arbitraires ». En effet, les données sont délivrées nationale-
                      ment par type d’établissements. Or, certains accueillent des publics hétérogènes, ins-
                      crits à différents niveaux d’enseignement et qu’il n’est parfois pas possible de distinguer
                      dans les effectifs.

                      Planifier les besoins éducatifs
                      Dans les années 1960, la question éducative prend une connotation plus économique,
                      à la suite de travaux sur le rôle du « capital humain » (Becker, 1962 ; Schultz, 1974) dans
                      la croissance. Cette considération est largement relayée par les organisations interna-
                      tionales mais sert alors « à légitimer une intervention massive des pouvoirs publics » dans
                      le secteur éducatif (Vinokur, 2003 : 94) : aussi bien pour l’OCDE8, qui défend un
                      financement public et une gestion centralisée de l’éducation9 (OCDE, 1965 : 14-16),
                      que pour l’Unesco, qui crée de son côté l’Institut International de Planification de
                      l’Éducation (IIPE) en 1962, dont le premier directeur est un économètre. Dans ce
                      contexte, la recommandation de 1958 est rapidement jugée insatisfaisante. L’enjeu est
                      désormais de concevoir une nomenclature de l’éducation qui permette de mettre en
                      regard les données scolaires avec la Classification Internationale Type des Occupations10
                      (ISCO), à des fins de planification de l’éducation, en tenant compte des besoins en
                      main-d’œuvre. L’Unesco et le BIT s’attèlent, entre 1966 et 1974, à l’occasion de ren-
                      contres régionales de groupes d’experts et de consultations des pays membres, à
                      concevoir une nomenclature visant à répondre à ces nouveaux enjeux. La Classification
                      Internationale Type de l’Éducation (CITE), présentée dans un document de plus de
                      500 pages, est adoptée en 1975 à la Conférence internationale de l’éducation et en 1978
                      en Conférence Générale de l’Unesco. L’unité de classement est désormais le « pro-
                      gramme » éducatif, défini comme un ensemble de « cours », eux-mêmes entendus
                      comme « série[s] planifiée[s] d’expériences d’apprentissage […] offertes par une organi-
                      sation et suivies par un ou plusieurs élèves » (Unesco, 1981 : 4). Une codification à cinq

                            8. L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques a été créée en 1961 avec pour
                      mission de « renforcer l’économie de ses pays Membres, d’en améliorer l’efficacité, de promouvoir l’économie de
                      marché, de développer le libre-échange et de contribuer à la croissance des pays aussi bien industrialisés qu’en
                      développement ». Elle est l’héritière de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE)
                      instituée en 1947 pour administrer le plan Marshall.
                            9. Cette organisation, souvent critiquée pour l’« ultra-libéralisme » qu’elle professe, a toujours
                      promu des outils de gestion, d’abord de planification puis logistique. Actuellement, elle encourage un vaste
                      mouvement de « certifications » des « produits » (y compris d’enseignement), chargées de réguler le marché.
                            10. Créée en 1958 par le Bureau International du Travail.

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                 chiffres est proposée pour chaque « programme » : le premier correspondant à l’un des
                 sept niveaux d’éducation définis par cette nouvelle classification, les deux suivants au
                 domaine et les deux derniers au sous-domaine de connaissances. Cette catégorisation
                 des savoirs renvoie principalement à des secteurs professionnels (agriculture, com-
                 merce, communication, ingénierie, etc.) et donc à l’organisation de la production,
                 mais aussi à des domaines artistiques (arts graphiques, danse, cinéma, etc.) ou à des
                 disciplines scientifiques (physique, géographie, histoire, etc.). Le contenu des ensei-
                 gnements est décrit d’une manière générale et dans chaque champ du savoir. Ainsi, à
                 la description générale du niveau succède une vingtaine de lignes illustrant le type
                 d’enseignements dans chaque domaine : économie, sociologie, sciences naturelles,
                 chimie, peinture, musique, photographie, histoire, littérature, mathématiques, « lan-
                 gues classiques » (pali, sanskrit, grec, hébreu ou latin), dessin industriel, ingénierie de
                 la pêche, etc. La part respective accordée à la théorie et à la pratique est brièvement
                 mentionnée ainsi que les types de métier et d’institution auxquels les programmes
                 permettent d’accéder.

                 Mesurer les effets de l’éducation sur l’économie
                 L’usage scientifique des statistiques mondiales sur l’éducation concerne dans les
                 années 1970 essentiellement les économètres qui travaillent à une amélioration des
                 modèles sur le capital humain. Une partie d’entre eux se retrouve au sein du Centre
                 pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement (CÉRI), créé par l’OCDE en
                 1968. Dans les années 1980, les progrès rapides de l’informatique permettent une
                 extension importante des analyses internationales basées sur des données éducatives.
                 En 1988, le CÉRI propose, avec le soutien de la France, la mise en place d’un projet
                 « d’indicateurs sur les systèmes d’enseignement » (INES) qui aboutit, en 1993, au premier
                 rapport annuel sur l’éducation produit par l’OCDE, Regards sur l’éducation, « facilitée
                 par l’attribution […] d’une subvention spéciale » du service statistique du ministère
                 américain de l’Éducation (CÉRI, 1993 : 5). Près de quarante indicateurs mesurant les
                 effets économiques de l’éducation sont présentés, tels que les niveaux de rémunération
                 ou les taux de chômage en fonction du niveau d’éducation atteint (Bottani, 1994 : 22).
                 L’importance de déployer des outils de mesure de la performance des systèmes édu-
                 catifs est justifiée d’une manière très néolibérale dans les premières lignes de l’édito-
                 rial : « Seule une population active bien formée et très adaptable peut permettre
                 l’ajustement au changement structurel et la mise à profit des possibilités d’emploi nées du
                 progrès technologique. Pour y parvenir, il faudra […] procéder à la révision, sans doute
                 radicale, du traitement économique des ressources humaines et de l’enseignement » (CÉRI,
                 1993 : 9). Cet usage des données internationales sur l’éducation contraste nettement
                 avec le recueil annuel publié par l’Unesco qui s’en tient à une présentation des effectifs
                 (d’élèves et d’enseignants) et des dépenses par niveau de la CITE. Cette classification
                 fait l’objet de fortes critiques de la part des chercheurs du CÉRI (Bottani, 1992 : 11).
                 Une pression politique s’exerce alors contre le service statistique de l’organisation qui
                 provoque sa délocalisation de Paris à Montréal et sa restructuration complète (Cussó,

11-Kieffer.indd 278                                                                                            12-02-18 22:10
La fabrication d’un consensus      279

                      2005). C’est aussi l’occasion d’un profond remaniement dans la collecte des données.
                      C’est désormais l’OCDE qui s’occupe de les récupérer pour la quarantaine de pays
                      qu’elle regroupe, puis de les transmettre à l’Unesco et à Eurostat qui commence à
                      diffuser ces chiffres (pour les pays de l’Union Européenne). D’autre part, la classifica-
                      tion de 1978 est jugée inadaptée aux nouveaux usages qui en sont faits et un groupe
                      de sept experts (Sauvageot, 2008 : 223) est chargé d’en proposer une nouvelle version.
                      La nouvelle classification, adoptée en 1997, établit une nouvelle typologie de concepts
                      (« critères », « dimensions », « orientations », etc.) permettant de catégoriser tous les
                      « programmes » (Unesco, 1997). Réduit à une quarantaine de pages, le texte se veut
                      ainsi beaucoup plus simple et clair, plus facile à mettre en œuvre dans les différentes
                      enquêtes, notamment celles sur les forces de travail, principale source des indicateurs
                      d’INES. Il vise aussi à englober de nouvelles formes d’éducation qui se sont dévelop-
                      pées dans les deux dernières décennies, particulièrement avec le développement de la
                      formation professionnelle pour adultes.
                           Dans la perspective d’assurer la paix grâce à la généralisation du « droit à l’éduca-
                      tion », l’Unesco est chargée de collecter après la guerre les effectifs scolarisés et la part
                      d’analphabètes dans les différents pays membres. Mais c’est une visée planificatrice qui
                      entraîne en 1975 la création, sous l’égide de cette organisation, de la première
                      Classification Internationale Type de l’Éducation, qui se veut symétrique à celle existant
                      sur les professions. Dans les années 1980, les statistiques internationales de l’éducation
                      connaissent une nouvelle évolution, marquée par une volonté d’efficacité économique,
                      que les indicateurs de performance, mis en place par l’OCDE, doivent permettre d’at-
                      teindre. Cette conception très restrictive de l’éducation se trouve peu à peu nuancée avec
                      l’essor d’une « Troisième Voie » social-démocrate en Europe et aux États-Unis au cours
                      des années 1990, qui insiste plus fortement sur les aspects sociaux de l’éducation.

                      la recherche des « meilleures pratiques » éducatives pour l’avènement
                      de la « société de la connaissance »
                      La forte contestation politique des réformes néolibérales promues par la plupart des
                      organisations internationales à la fin des années 1990 favorise l’émergence d’une rhé-
                      torique plus « inclusive » sur le plan mondial, autour du paradigme de la « société de la
                      connaissance ». Les outils de quantification doivent y jouer un rôle majeur : celui
                      d’identifier les « meilleures pratiques » pour parvenir à une société « durable et équita-
                      ble ». Dans cette perspective, les recherches comparatives sur les effets économiques et
                      sociaux de l’éducation sont encouragées.

                      Nouveau paradigme, nouvelle politique de quantification
                      Avec le développement des nouvelles technologies de l’information et de la commu-
                      nication, s’est répandue l’idée dans les organisations internationales que le capitalisme
                      entrait dans une nouvelle ère, dans laquelle l’économie serait essentiellement fondée
                      sur la production et la circulation de connaissances, dans un monde perçu comme de
                      plus en plus fluide (Descheneau-Guay, 2007). Dans cette perspective, l’éducation est

11-Kieffer.indd 279                                                                                                   12-02-18 22:10
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                 évidemment appelée à jouer un rôle primordial. En 1995, l’OCDE publie ainsi un
                 rapport soulignant que la « codification croissante du savoir et sa transmission par le biais
                 des réseaux informatiques et de communication et des réseaux ont généré une nouvelle
                 “société de l’information” » qui place les travailleurs dans la « nécessité […] d’acquérir
                 des compétences et de les adapter constamment » (OCDE, 1996 : 3). L’organisation se
                 donne la mission de « repérer les “meilleures pratiques” à appliquer à l’économie du
                 savoir » (ibid.) en élaborant des indicateurs de rendement public et privé de l’éduca-
                 tion. Par la suite, l’influence de la « Troisième Voie », telle que formulée par Anthony
                 Giddens (1998), sur les organisations internationales entraîne une prise en considéra-
                 tion plus humaniste de l’éducation, autour des ambitions de « cohésion sociale » et
                 d’« équité ». Elle s’incarne alors dans la Stratégie de Lisbonne (Verdier, 2008 : 199), qui
                 tente d’établir une convergence entre objectifs économiques et objectifs sociaux. Les
                 pays membres de l’Union Européenne s’accordent en effet en 2000 sur un « nouvel
                 objectif stratégique » : faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compé-
                 titive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable
                 accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus
                 grande cohésion sociale » (Conseil de l’Union Européenne, 2000). Le préambule du
                 traité insiste sur la détermination de ses signataires « à promouvoir le développement du
                 niveau de connaissance le plus élevé possible pour leurs peuples par un large accès à l’édu-
                 cation et par la mise à jour permanente des connaissances11 ». L’Union Européenne ne
                 dispose pas de compétence législative dans le domaine de l’éducation et de la forma-
                 tion professionnelle mais uniquement « pour mener des actions pour appuyer, coordon-
                 ner ou compléter l’action des États membres12 ». Dès lors, une méthode ouverte de
                 coordination est mise en place dans le domaine de l’éducation qui s’appuie principa-
                 lement sur des « indicateurs quantitatifs et qualitatifs et des critères d’évaluation » établis
                 « par rapport aux meilleures performances mondiales […] de manière à pouvoir compa-
                 rer les meilleures pratiques ». Un « cadre cohérent » de 20 indicateurs est établi, appelés
                 à mesurer les progrès des États membres par rapport aux différents objectifs qu’ils se
                 sont fixés et au cœur desquels se trouvent deux ambitions majeures : « l’efficacité » et
                 « l’équité ». Dans la mesure où l’éducation reste une compétence des États, ces bench-
                 marks ont un caractère faiblement contraignant, mais ils sont appelés à jouer un rôle
                 crucial à la fois dans la définition de la réalité sur laquelle le politique doit agir et dans
                 la mise en évidence de la pertinence de son action. Cette double vocation de ces tech-
                 niques de mesure est affirmée en 2008 par la directrice générale de l’éducation et de la
                 culture à la Commission européenne : « la stratégie de Lisbonne […] a mis au premier
                 plan ce nouveau mode d’élaboration des politiques publiques : […] ‘‘la politique fondée
                 sur la preuve’’ ; preuve administrée par des mesures certifiées et validées par tous. […] les

                      11. Préambule des versions consolidées du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonction-
                 nement de l’Union européenne, Journal officiel n° C 115 du 9 mai 2008.
                      12. Article 2E du Traité de Lisbonne modifiant le traité sur l’Union européenne et le traité instituant
                 la Communauté européenne, signé à Lisbonne le 13 décembre 2007, Journal officiel n° C 306 du 17 décem-
                 bre 2007.

11-Kieffer.indd 280                                                                                                             12-02-18 22:10
La fabrication d’un consensus           281

                      indicateurs et les critères de références […] se font guides pour l’action dans le souci d’une
                      amélioration permanente des politiques d’éducation et de formation13 ». Dans ce
                      contexte, les chercheurs sont invités à collaborer à la production d’indicateurs sur
                      l’éducation.

                      Le développement des recherches comparatives sur le rôle de l’éducation
                      dans la mobilité et l’équité
                      Les organisations internationales mobilisent les données internationales d’éducation
                      dans les projets de coopération et de développement et les scientifiques, économistes
                      ou sociologues, les prennent pour sources principales dans un nombre croissant de
                      recherches. L’augmentation rapide du nombre d’enquêtes sociales et leur diffusion
                      auprès des chercheurs académiques vont stimuler une activité méthodologique sur les
                      instruments de mesure de l’éducation sur le plan international et faciliter les contacts
                      entre statisticiens et chercheurs. La révision de la CITE de 1997 s’était faite avec une
                      grande discrétion et un intérêt très limité des scientifiques. Celle entamée en 2008
                      prend une ampleur beaucoup plus importante : la classification sert désormais à l’éla-
                      boration de données quantitatives dont l’importance politique et scientifique s’est
                      accrue. Dès lors, le processus de révision devient un enjeu crucial pour les institutions
                      internationales comme pour les chercheurs.
                           Encouragés par l’ouverture progressive de l’accès des chercheurs aux fichiers
                      détails des enquêtes de la statistique publique et par les progrès des logiciels de traite-
                      ment statistique, des travaux quantitatifs comparatifs se développent en sociologie à
                      partir des années 1980 et surtout 1990, souvent à l’incitation des programmes de
                      recherche européens. Les équipes internationales de chercheurs quantitativistes jouent
                      un rôle majeur dans ces nouveaux développements, notamment celles qui, autour du
                      Britannique John Goldthorpe et du Suédois Robert Erikson, s’intéressent à la stratifi-
                      cation sociale dans les pays industriels dans le cadre du programme Comparative
                      Analysis of Social Mobility in Industrial Nations (Casmin14) mené entre 1983 et 1988.
                      Ces équipes produisent des nomenclatures pour comparer la position socioprofession-
                      nelle ou le niveau d’éducation des individus afin de comprendre et d’analyser le rôle
                      de l’éducation dans la transmission des positions sociales entre les générations. La
                      nomenclature doit à la fois rendre compte des évolutions temporelles et des formes
                      institutionnelles spécifiques à chaque État et s’attacher aux régularités.
                           Il revient aux chercheurs allemands de ce programme d’élaborer la nomenclature
                      d’éducation, présentée pour la première fois en 1989 (Müller et al., 1989). Deux critè-
                      res la structurent : d’une part, la hiérarchie des niveaux éducatifs en termes de durée,
                      de curricula (contenus d’enseignement et capacités intellectuelles exigées) et de valeur

                            13. Discours d’introduction à la Conférence Européenne intitulée « Comparaison internationale des
                      systèmes éducatifs : un modèle européen ? », organisée sous la présidence française de l’Union européenne
                      (Paris, 13 et 14 novembre 2008). Retranscription officielle.
                            14. Pour une présentation détaillée de Casmin, voir Müller et al. (1989), Braun et Müller (1997),
                      Braun et Steinmann (1999).

11-Kieffer.indd 281                                                                                                               12-02-18 22:10
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                 des diplômes et d’autre part, l’orientation des savoirs (différenciation entre enseigne-
                 ment général et enseignement professionnel). Le premier critère définit trois grands
                 niveaux d’enseignement : primaire, secondaire et supérieur ; le second distingue à
                 chacun des niveaux les cursus interrompus ou validés dans l’enseignement général et
                 la formation professionnelle certifiée. Cette structure traduit l’idée que les personnes
                 qui ont quitté le système éducatif au terme d’un « segment » donné possèdent des
                 savoirs équivalents, non pas selon leur dimension cognitive, mais selon une perspec-
                 tive « crédentialiste » (de la valeur accordée au diplôme pour l’accès à un statut social
                 ou à un emploi) directement issue des théories du capital humain. Chaque niveau est
                 dès lors considéré comme une « barrière » sociale (appelée transition) permettant de
                 mesurer le degré de sélectivité du système éducatif. La structuration des recherches sur
                 le plan européen, principalement autour de l’analyse de la transition de l’école vers le
                 travail, donne un essor à l’utilisation de la nomenclature Casmin en sciences sociales15.
                 Des liens se tissent avec les institutions statistiques nationales ou internationales (telles
                 l’OCDE). Ils sont fortement encouragés, voire suscités par les financements européens.
                      L’ouverture par Eurostat, quoique fort onéreuse et encore très limitée de l’accès
                 des chercheurs aux fichiers détails des enquêtes européennes, engendre une diffusion
                 rapide des nomenclatures internationales officielles. Des séminaires sont organisés
                 autour d’une enquête, d’une nomenclature ou d’une méthode statistique qui font
                 appel aux statisticiens et aux chercheurs utilisateurs des données. Parallèlement, les
                 enquêtes sociologiques ou sociopolitiques internationales prennent leur essor ces deux
                 dernières décennies : particulièrement l’International Social Survey Program (ISSP),
                 la World Value Survey (WVS) et la Time Use Survey (TUS) sur le plan international
                 ou, sur le plan européen, l’European Social Survey (ESS), l’European Value Survey
                 (EVS), les eurobaromètres et les dispositifs internationaux d’évaluation des acquis des
                 élèves à un âge ou une année scolaire donnés16. Ces enquêtes sont largement utilisées
                 par les chercheurs qui s’intéressent aux questions d’« équité » dans l’éducation, et toutes
                 font appel à la CITE.
                      Cette situation amène les concepteurs et les utilisateurs de Casmin à tester la
                 qualité de cette nomenclature au regard de la CITE. W. Müller lance un programme
                 de recherche de comparaison des nomenclatures d’éducation dans le cadre du pro-
                 gramme européen Equalsoc17. Les participants à ce programme vont s’attacher à
                 décrire les systèmes éducatifs nationaux et leur évolution, examiner la pertinence de
                 la CITE à rendre compte de leurs traits caractéristiques et de leur fonctionnement,
                 vérifier les pratiques de classement des diplômes dans chacune de ces enquêtes, établir

                       15. Citons les travaux menés dans le cadre du programme européen Transition in Youth à partir du
                 début des années 1990, ceux coordonnés par Shavit et Müller, puis par l’équipe du projet Comparative
                 Analysis of Transition from School to Work in Europe — Catewe), sous l’égide de l’OCDE.
                       16. Le plus connu, le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) qui inter-
                 roge les élèves de 15 ans, est piloté par l’OCDE.
                       17. Les membres du projet ont obtenu d’Eurostat l’accès aux fichiers des enquêtes européennes
                 harmonisées.

11-Kieffer.indd 282                                                                                                          12-02-18 22:10
La fabrication d’un consensus   283

                      un bilan critique des mappings (listes des programmes éducatifs classés par niveau de
                      la classification18) et enfin proposer des améliorations. Ces travaux ont donné lieu à
                      une publication (Schneider, 2008) largement diffusée auprès des principaux instituts
                      statistiques européens et d’Eurostat. Ces initiatives facilitent le rapprochement entre
                      deux communautés jusqu’alors séparées.
                           Les données internationales sur l’éducation se sont donc diversifiées et elles
                      connaissent un usage très étendu et massif auprès des chercheurs. Les analyses de
                      l’OCDE (dans Regards sur l’éducation) sont de plus en plus diffusées. La révision de la
                      CITE entamée en 2008 se déroule dans le contexte d’un intérêt marqué des scientifi-
                      ques pour les comparaisons internationales et de développement des échanges entre
                      chercheurs et statisticiens. Elle prend ainsi une ampleur beaucoup plus importante : la
                      classification sert désormais à l’élaboration d’un nombre bien plus grand de données
                      quantitatives, dont l’importance politique et scientifique s’est accrue.

                      le processus de révision entre préoccupations gestionnaires et
                      ambitions scientifiques
                      La nécessité de réviser la classification est une idée qui émerge dans les groupes de
                      travail spécialisés dans les données internationales de l’éducation existant au sein de
                      l’OCDE et d’Eurostat, avec l’appui des services statistiques de quelques pays occiden-
                      taux. Néanmoins, il apparaît indispensable à ses principaux acteurs de veiller au
                      caractère international et démocratique de l’accord en y associant l’Unesco. Pour
                      autant, le travail de rédaction de la nouvelle classification reste largement maîtrisé par
                      un petit groupe de spécialistes à qui les réseaux d’expertise en éducation d’Europe et
                      d’Amérique du Nord sont familiers.

                      Le processus de révision : entre « modèle de gouvernance » et arrangements
                      de couloir
                      Depuis la création du programme INES par l’OCDE en 1988 (Bottani, 1994 ; Normand,
                      2010), les responsables statistiques des ministères de l’Éducation des pays membres de
                      cette organisation disposent d’une instance d’échanges et de décisions concernant la
                      manière de collecter les données. Cet outil institutionnel est composé de trois entités :
                      un Working Party (WP) et deux réseaux. La WP comprend une centaine de personnes.
                      Les pays, ainsi que la Commission Européenne et l’Unesco, y ont chacun deux repré-
                      sentants. Les deux réseaux, composés d’une cinquantaine de personnes (un représen-
                      tant par pays), sont chargés de développer des indicateurs, publiés ensuite dans le
                      rapport annuel Regards sur l’éducation. Le réseau Labour Market, Economic and Social
                      Outcomes of Learning19 (LSO) est spécialisé dans les données de sondage sur les adul-
                      tes (niveau d’éducation atteint, salaire à la sortie du système scolaire, etc.) ; le second
                      réseau, Network for the Collection and Adjudication of System-level Descriptive

                          18.   Ces mappings sont élaborés par les représentants nationaux d’INES.
                          19.   Ce réseau est coordonné par le Canada.

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                 Information on Educational Structures, Policies and Practice (NESLI)20, gère les indi-
                 cateurs basés sur l’exploitation des données administratives des établissements scolai-
                 res (effectifs d’élèves et d’enseignants, financements, etc.). L’agenda, l’ordre du jour et
                 les comptes rendus des rencontres des deux réseaux et de la WP sont élaborés par des
                 administrateurs de l’OCDE, appartenant à la division des indicateurs et des analyses de
                 la Direction de l’Éducation. Les programmes de travail et le financement des réseaux
                 et de la WP sont évalués et validés par le Comité des politiques d’éducation (dans
                 lequel chaque pays a un représentant). Avec deux réunions plénières par an (pour
                 chacune des trois entités) et un budget de plus d’un million d’euros21, ces structures
                 constituent un levier très puissant de développement de données et indicateurs sur
                 l’éducation.
                       En novembre 2005, lors de la vingt-cinquième rencontre de la WP (à Washington),
                 il est proposé d’identifier les changements opérés par les pays dans les classements de
                 leurs programmes éducatifs dans la CITE depuis la première soumission de données
                 basées sur la version de la classification de 1997. Deux éléments sont soulevés par la
                 WP : il faudrait d’une part mieux contrôler l’application de la classification par les pays
                 pour rendre les données plus comparables, d’autre part mieux prendre en compte
                 l’évolution des systèmes éducatifs (en particulier dans l’enseignement supérieur).
                       Ces discussions se répercutent au sein de l’Education and Training Statistics
                 Working Group, piloté par Eurostat et dans lequel se retrouvent une partie des mem-
                 bres européens d’INES. Il réunit des représentants de services statistiques nationaux
                 et les responsables de la production des données harmonisées sur l’éducation à
                 Eurostat, dont certains participent à INES. Il ne dispose pas des mêmes moyens finan-
                 ciers que le programme de l’OCDE mais peut avoir une action législative sur les pays
                 membres. Sur son initiative, de nombreuses directives prises par le Conseil de l’Union
                 concernant les données qui doivent être obligatoirement fournies par les États, en ce
                 qui concerne l’éducation. Ce dernier et la WP d’INES élaborent alors un questionnaire
                 adressé (en février 2007) à l’ensemble des pays de l’Union Européenne et de l’OCDE,
                 auxquels répondent les services statistiques de presque tous les pays concernés. Les
                 questions posées concerne les « problèmes liés à la CITE » et la manière dont sont col-
                 lectées et regroupées les données sur le niveau d’éducation atteint dans la population
                 adulte.
                       Lors de la vingt-huitième rencontre de la WP d’INES en mai 2007, il est proposé
                 d’entamer un programme de travail de deux ans pour résoudre les problèmes posés
                 par la mise en œuvre de la CITE. Il serait coordonné par les trois organisations inter-
                 nationales chargées de la collecte des données administratives sur l’éducation nommée
                 « UOE » pour Unesco, Eurostat et l’OCDE. À l’issue de cette période, un rapport serait
                 remis à la Conférence Générale de l’Unesco de 2009, prévoyant si nécessaire une

                        20. Ce réseau est coordonné par le Royaume-Uni.
                        21. Hors financement de la dizaine de salariés de l’OCDE qui animent ces rencontres, et sans comp-
                 ter la charge de travail des fonctionnaires nationaux détachés par les États (qui prévoient depuis quelques
                 années le nombre d’équivalents temps plein qu’ils consacrent aux questions internationales).

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La fabrication d’un consensus               285

                      recommandation demandant le lancement d’une révision de la classification. Un
                      groupe d’experts composé des représentants des trois organisations serait chargé de ce
                      rapport. C’est la première fois qu’est mentionnée la participation de l’Unesco. Elle est
                      nécessaire, dans la mesure où la CITE est un accord international sous l’égide de cette
                      organisation. Le chef de la Mission aux relations internationales et européennes
                      (MIREI) du Département des statistiques du ministère français de l’Éducation, prési-
                      dent de la WP, anticipe la nécessité de faire approuver une éventuelle révision de la
                      classification. Il parvient à faire adopter une résolution de la Conférence Générale de
                      l’Unesco en octobre 2007 qui entérine le programme discuté au sein d’INES : un rap-
                      port d’avancement devra être remis à l’organisation internationale en octobre 2009 et
                      un rapport final (proposant si nécessaire une classification révisée) en octobre 2011.
                      De nombreuses discussions suivront, principalement menées au sein de la WP et des
                      réseaux INES et nourries par des travaux d’expertise22.
                           En février 2008, l’Institut de statistique de l’Unesco (ISU) est invité à participer
                      au « séminaire » programmé auparavant par Eurostat et l’OCDE et devant se tenir en
                      septembre 2008 à Paris. Eurostat organise, avec l’appui de la France, cette rencontre
                      internationale à Paris. Le choix de la trentaine d’experts invités est soumis à de nom-
                      breuses tractations. Une démographe travaillant à l’ISU comme « coordinatrice CITE »
                      au sein de la division des indicateurs et des analyses de données sur l’éducation, venue
                      spécialement de Montréal, rappelle à maintes reprises le statut de la classification,
                      accord international sous l’égide de l’Unesco. Elle affirme que des consultations régio-
                      nales (par grandes aires géographiques : Asie, Afrique, Pays d’Europe et de l’OCDE,
                      États arabes, Amérique latine et Caraïbes) doivent être organisées pour associer l’en-
                      semble des Nations Unies. À l’issue de cette première rencontre tripartite, en novem-
                      bre 2008, un technical advisory panel (TAP), groupe d’une quinzaine d’experts chargé
                      de faire des propositions, est créé. Officiellement constitué par l’Unesco, il a vraisem-
                      blablement été mis en place par le chef des indicateurs sur l’éducation à l’ISU après des
                      discussions informelles avec les représentants d’INES et d’Eurostat les plus actifs23.
                           Le TAP est principalement composé des administrateurs d’Eurostat, de l’OCDE
                      et de quelques ministères déjà impliqués dans le processus depuis novembre 2005. Y
                      sont rattachés des représentants de l’ISU et du BIE, de l’Unicef et des membres de

                             22. L’un des plus déterminants montre d’énormes différences de mesures du niveau d’éducation
                      atteint entre les données publiées dans Regard sur l’éducation et les grandes enquêtes internationales. La
                      répartition de la population adulte (25-64 ans) sur les trois niveaux agrégés d’éducation diffère selon la
                      source et les pays de quelques points à plus de cinquante points de pourcentage ! Ce constat sera souvent
                      convoqué pour justifier la nécessité d’améliorer la qualité des données.
                             23. Le représentant français nous fait le récit suivant lors d’une réunion de travail : « J’ai été approché
                      par [le chef de la division sur les indicateurs de l’éducation à l’ISU] pendant la conférence [européenne, men-
                      tionnée en note 13]. Il va publier une liste des gens qui seront à la Task Force chargée de la révision et une liste
                      d’un groupe élargi qui aurait à se prononcer sur les propositions de cette Task Force […]. Il m’a demandé si ça
                      ne m’embêtait pas que je fasse partie du groupe élargi [plutôt que la Task-Force]. Puis j’ai vu [la représentante
                      d’Eurostat] qui m’a demandé si je l’avais vu. Apparemment, ils en avaient discuté ensemble, et elle m’a dit qu’il
                      était embêté vis-à-vis de moi. » Finalement, ce responsable, qui avait participé à la précédente révision et qui
                      est désigné par certains comme le « père » de la CITE 1997, sera intégré à la Task Force.

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