Le marché entre violence symbolique et émancipation : Le cas des Hardcore gameuses - Moodle Lille 2

 
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research-article2018
                       RAM0010.1177/0767370118795565Recherche et Applications en Marketing (French Edition)Tiercelin et Remy

                                                                 Article                                                                                                           RAM
                                                                                                                                                             Recherche et Applications en Marketing
                                                                                                                                                                                                   1­–19
                                                                 Le marché entre violence                                                               © l’Association Française du Marketing, 2018
                                                                                                                                                                                Article reuse guidelines:
                                                                 symbolique et émancipation :                                                                      sagepub.com/journals-permissions
                                                                                                                                                                   DOI: 10.1177/0767370118795565
                                                                                                                                                                https://doi.org/10.1177/0767370118795565
                                                                 Le cas des Hardcore gameuses                                                                         journals.sagepub.com/home/ram

                                                                 Alexandre Tiercelin
                                                                 Universite de Reims Champagne-Ardenne, Troyes, France

                                                                 Eric Remy
                                                                 Universite de Rouen, Mont-Saint-Aignan, France

                                                                 Résumé
                                                                 Cet article cherche à appréhender la construction identitaire via le marché en prenant appui sur des
                                                                 récits de vie de Hardcore gameuses. Un double cadre théorique est mobilisé : la construction identitaire
                                                                 par la consommation et le genre via la violence symbolique. L’analyse du sens donné aux pratiques de
                                                                 consommation et aux logiques identitaires sous-jacentes face à une norme masculine de marché, montre
                                                                 (1) le rapport des Hardcore gameuses à la norme genrée du marché des jeux à destination des hypers-
                                                                 joueurs (2) les modalités d’appropriation de la norme en question (3) parcours-type des joueuses en
                                                                 question sont alors présentés. Ces résultats permettent de discuter de la notion de violence symbolique
                                                                 portée par le marché, le genre y devenant une ressource identitaire manipulable dans le cadre de pratiques
                                                                 de consommation qui peuvent amener une certaine émancipation en fonction notamment de la détention
                                                                 de capitaux.

                                                                 Mots-clés
                                                                 Genre, identité, jeux vidéo, récits de vie

                                                                 Introduction
                                                                 Le marché du jeu vidéo, et plus spécifiquement le jeu           réguliers contre les gameuses (Anita Sarkeesian,
                                                                 vidéo à destination des hyper-joueurs a fait l’objet            2012 ; Mireta Pakodzi, 2013 ; Zoé Quinn, 2014). De
                                                                 ces dernières années d’importantes controverses en              ces polémiques, il ressort souvent le constat que ce
                                                                 lien avec des questions de genre. Dans certains cas, il         type de jeux vidéo correspond essentiellement à des
                                                                 s’agit peut s’agir d’agressions sexuelles sur les               pratiques et représentations masculines. A travers
                                                                 personnages féminins (par exemple : Lara Croft dans             l’offre de ce marché transparait la représentation de
                                                                 Tomb Raider, Quiet dans Metal Gear Solid V). Dans               personnages et héros aux activités guerrières mettant
                                                                 d’autres cas, il est fait état d’actes de harcèlement           en avant principalement les caractéristiques

                                                                 Auteur correspondant:
                                                                 Alexandre Tiercelin, Universite de Reims Champagne-Ardenne, 9 rue Quebec, Troyes, France.
                                                                 Email : alexandre.tiercelin@gmail.com
2                                                                           Recherche et Applications en Marketing

Tableau 1. Principaux domaines d’intérêt des études de genre (adapté de Bereni et al., 2012).

Domaines d’intérêt                      Auteurs principaux
Sexe et genre                           Mead (1963), Money et Ehrhardt (1972), Foucault (1976), Wittig (1980),
                                        Moore (1988), Héritier (1996), Delphy (1998), Fausto-Sterling (2000)
Genre et vie conjugale                  Foucault (1976), Kaufmann (1992,2007), Pheterson (1996), De Singly (2007)
Genre et socialisation                  Belotti (1973), Baudelot et Establet (1992), Davisse et Louveau (1998),
                                        Lemel et Roudet (1999), Cromer et al. (2010), Mennesson (2005), Dafflon-
                                        Novelle (2006), Eckert et Faure (2007)
Genre et travail                        Battagliola (2004), Maruani (2006)
Genre et politique                      Achin et Lévêque (2006), Marques-Perreira (2003), Pionchon et Derville
                                        (2004)
Intersections race/classe/genre         Wallace (2015 [1979]), Davis (1981), Guillaumin (1992), Chauncey (1994),
                                        Dorlin (2005), Jaunait et Chauvin (2012)

classiques de la virilité (forces physiques, armes,          44% sont des femmes, la fraction de ces
combats etc.). À l’image de l’un des jeux vidéo les          consommatrices intensives (les hardcore gameuses)
plus vendus en France (tableau 1), Call of Duty Black        représente 11% des joueurs1. Dans cette situation de
Ops 3, les titres distribués sur le marché tels que          consommation particulière, nous examinons la
Gears of War, Resident Evil, Call of Duty, Counter           construction identitaire des consommatrices soumises
Strike, Assassin’s Creed font de la masculinité              à des assignations de genre produites par le marketing
militarisée « un réseau sémiotique partagé tournant          comme « travailleur du marché ». Comme nous le
autour de sujets de guerre, de conquête et de combat         verrons dans la discussion, ce positionnement à la
instaurés par l’industrie [vidéoludique] » (Genvo,           marge du marché nous permet de mieux faire ressortir
2008 : 43), un des leviers marketing du marché AAA           des conditions et situations qui sont avec le temps
(désignant les blockbuster du jeu vidéo). Cette forte        « naturalisées » par le mass market ; les situations
orientation sexiste, au-delà de la mise en valeur du         d’intériorisation des normes du marché, voire même
masculin, vient également dévaloriser le féminin. A          de domination symbolique. Ce faisant, notre recherche
titre d’illustration, régulièrement des titres proposent     propose de comprendre comment les consommateurs
au joueur d’agresser sexuellement les personnages            par leurs pratiques et représentations façonnent une
(Custer’s Revenge, 1982 ; Dead or Alive Xtrem 3,             identité (ici genrée) à partir de ressources développées
2015 ; Agony, 2018).                                         par le marché. Notamment comment ces
    L’objectif de notre recherche est dans une approche      consommatrices réagissent vis-à-vis d’une norme de
compréhensive, d’interpréter la consommation des             marché qui propose un système de prescription de
jeux vidéo par des femmes. Autrement dit, nous               comportements et véhicule une forte violence
cherchons à comprendre le sens que donnent des               symbolique. Trois parcours types (au sens d’idéaux-
jeunes femmes à leur pratique intensive et leurs             types) de joueuses intensives de jeux vidéo sont ici
représentations de ces jeux souvent qualifiés de             proposés. Ces parcours témoignent de différentes
sexistes. Questionnant alors les rapports entre la           positions et réactions identitaires face à la violence
construction identitaire et la consommation, nous            symbolique du marché. Ces réactions nous permettent
avons étudié les pratiques et représentations de 13          de discuter des stratégies d’émancipation identitaires
joueuses (hardcore gameuses), à partir de récits de vie      mise en place par les consommatrices à partir de ce
centrés sur le rapport aux jeux vidéo. La pratique du        même marché.
jeu vidéo hardcore désigne, d’après Lehu (2007), une
consommation de 15 heures de jeux vidéo par semaine          Construire son genre avec le
au moins. Nous nous intéressons donc à une partie
« extrême » du marché et de la consommation de jeux
                                                             marché
vidéo : le hardcore gaming féminin. Alors que sur les        Ce travail s’inscrit dans la perspective de recherche
quelques 35 millions de joueurs réguliers en France,         en Consumer Culture Theory (CCT) sur le rôle et la
Tiercelin et Remy                                                                                            3

place de la consommation dans la construction des        laisser temporairement de côté « le monde hyper
identités contemporaines (Firat et Venkatesh, 1995 ;     compétitif des identifications phalliques », en se
Goulding et al., 2002 ; Thompson et Holt, 2004 ;         retirant « du monde des responsabilités masculines »
Özçağlar-Toulouse et Cova, 2010 ; Thompson et al.,       (Thompson et Holt, 2004 : 328). En synthèse, ces
2013). Dans ce cadre, nous nous intéresserons aux        recherches expriment la possibilité par la
travaux qui permettent de mettre en avant l’identité     consommation de jouer avec les normes, en se
de genre et son rapport aux normes (première             préservant des espaces de consommation genrés.
section) avant d’examiner le rôle de la violence         Ces recherches, notamment celles de Thompson et
symbolique dans la construction et le maintien de        Üstüner (2015), s’intéressent aux consommateurs à
l’ordre social (deuxième section)                        l’intérieur de zones séparées (le roller-derby),
                                                         enclaves où le genre peut être resignifié.
                                                             Ainsi, il semble possible d’explorer, via les
La construction identitaire de genre
                                                         pratiques et représentations de certaines cultures de
Le genre peut être défini comme « la différence des      consommation transgressives, le rapport entre le
sexes construite socialement, ensemble dynamique         marché et la construction identitaire. Cette logique
de pratiques et de représentations, avec des activités   d’accessibilité est particulièrement visible sur des
et des rôles assignés, des attributs psychologiques,     marchés relevant de pratiques « genrées », comme
un système de croyances » (Thébaud, 1998 : 114). Il      le tuning en France. Par la segmentation notamment,
participe à une « logique globale qui organise la        en cherchant à préempter leur public, les acteurs du
société » (Clair, 2012 : 8) à partir des rapports        marché reconduisent et fabriquent de véritables
socioculturels entre les sexes. Il constitue un sujet    normes de consommation. On assiste à une sorte
de recherche vaste (tableau 1), capable d’interroger     d’assignation pour un certain type de pratiques et
« une grande pluralité de thèmes et marqué par des       comportements du consommateur. La question de la
controverses théoriques » (Bereni et al., 2012 : 15).    tension entre cette assignation, « faisant norme » et
   Du côté du marketing, on peut faire référence à       le vécu se pose alors. Le marché du jeu vidéo
la définition du genre (autour des notions de            hardcore, objet de la présente étude, est
féminité et masculinité), comme « l’ensemble des         particulièrement intéressant à cet égard puisque
caractéristiques et des comportements qu’une             contrairement « aux jeux pour filles » étudiés par
société donnée associe et attend de façon différente     Cassel et Jenkins (2000), il s’agit ici d’un marché a
des femmes et des hommes...Ces différences               priori destiné aux hommes.
peuvent être réelles ou supposées » (Tissier-
Desbordes et Kimmel, 2002 : 56). Cette définition
souligne le caractère normatif du genre car il
                                                         Genre et ordre social : la notion de
interroge la conformité des pratiques de
                                                         violence symbolique
consommation à un idéal identitaire (Schouten,           En sociologie, la norme de genre est le produit d’un
1991) proposé par le marché (Thompson et Üstüner,        ordre social, qu’il soit nommé entrepreneurs de
2015), par la publicité (Östberg, 2005) ou par les       morale, (Becker, 1985 [1963]), société ou public
marques (Östberg, 2010). Dans cet ordre d’idées,         (Goffman, 1973 ; 1975), ou doxa (Bourdieu, 1998),
plusieurs recherches se sont par exemple intéressées     et qui fonctionne « comme une immense machine
aux pratiques de consommation masculines : body-         symbolique tendant à ratifier la domination masculine
building (Jeffords, 1994) ; virées en Harley-            sur laquelle il est fondé. » (Bourdieu, 1998 : 22–23).
Davidson (Schouten et McAlexander, 1995) ;               Le monde dans ses symboles est un facteur de la
« retour à la terre » (Belk et Costa, 1998). Selon       construction identitaire, comme construction sociale
Sanford et Madill (2006), ces pratiques de               naturalisée » (Bourdieu, 1998). puisqu’il est le
consommation seraient un moyen pour l’homme de           résultat d’un conditionnement social (Mead, 1955)
retrouver son phallus (lacanien) dans une                et de pratiques régulatrices (Butler, 2006) : « un
consommation compensatoire en forme de                   destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par
résistance à l’autorité, notamment féminine et/ou de     la société » (De Beauvoir, 1949 : 289–290). Via
4                                                                       Recherche et Applications en Marketing

l’éducation par exemple, les parents éduquent leurs       dominant/dominé) est visible à travers certains
enfants à travers des normes de comportements, qui        symboles. Ils regroupent « des choses à faire ou
sous-entendent l’attribution d’un genre aux objets ou     infaisables, naturelles ou impensables, normales ou
aux lieux (Belotti, 1973). L’identité de genre est ici    extraordinaires, pour telle ou telle catégorie, c’est-
définie comme « l’expérience intime et personnelle        à-dire en particulier pour un homme ou pour une
profonde qu’a chaque personne de son genre, qu’elle       femme » (Bourdieu, 1998 : 83). Ces symboles
corresponde ou non à son sexe de naissance, y             peuvent être des rites de séparation ou des objets
compris la conscience personnelle du corps et les         genrés qui participent à une forme d’exaltation de la
différentes formes d’expression du genre comme            virilité « comme les bars et les clubs de l’univers
l’habillement, le discours et les manières » (Bereni      anglo-saxons qui, avec leurs cuirs, leurs meubles
et al., 2012 : 111).                                      lourds, anguleux et de couleur sombre, renvoient
    Cette socialisation reconduit un ordre social         une image de dureté et de rudesse virile » (Bourdieu,
implicite. A ce titre, la notion de violence symbolique   1998 : 83). On les retrouve dans les jeux de
est un élément clé de la compréhension du sens des        masculinisation et de féminisation des corps (la
pratiques genrées, car elle conduit à dissoudre les       reconnaissance des dominés de la force masculine
évidences des structures symboliques de                   dominante) qui composent la violence symbolique.
l’inconscient androcentrique. Développée en               A ce titre, puisque « les stratégies symboliques que
premier lieu par Bourdieu, la violence symbolique         les femmes emploient contre les hommes, restent
se définit comme « tout pouvoir qui parvient à            dominées » (Bourdieu, 1998 : 50–51), la
imposer des significations et à les imposer comme         transgression de ces principes expose les femmes à
légitimes en dissimulant les rapports de force qui        une double contrainte (Bateson, 1980) appliquée au
sont au fondement de sa force » (Bourdieu, 1972 :         genre : « si elles agissent comme des hommes, elles
18). Elle se diffuse par le biais de l’action             s’exposent à perdre les attributs obligés de la
pédagogique et des institutions légitimes. Elle est       « féminité » et si elles agissent comme des femmes,
aussi infra-consciente et ne s’appuie pas sur une         elles paraissent incapables et inadaptées à la
domination intersubjective mais sur une domination        situation » (Bourdieu, 1998 : 97). Il s’agit alors de
d’ordre structural. Cette structure, qui ordonne la       composer avec la règle du genre, donner des gages
nature et le niveau de capitaux possédés par les          de féminité (Octobre, 2010). Des travaux ont montré
agents, « fait violence » car étant non objectivée,       par exemple que c’était le cas des boxeuses
elle n’est pas perçue par les agents. On peut parler      (Mennesson, 2000), des joueuses de football
d’une intériorisation de la position dominée. En          (Mennesson, 2005 et 2006), des femmes alpinistes
cela, la violence symbolique procède d’une fonction       (Ottogalli-Mazzacavallo, 2006), des joueuses de
de maintien de l’ordre, au travers de l’édification de    musique grecque traditionnelle (Hatzipetrou-
normes, sans que le sujet qui l’exerce s’en aperçoive     Etronikou, 2011) ou de jazz (Buscatto, 2003). Il faut
consciemment. La norme exerce un poids                    « se distinguer des hommes pour éviter d’être
descendant condamnant définitivement, et de façon         questionnées sur leur genre » (Mennesson, 2006 :
inconsciente, les dominés à subir une infériorité.        129) en réalisant un travail sur l’apparence ; par
    Ainsi, en matière de rôle social de sexe, la norme    exemple pour les footballeuses en participant à des
est une domination du masculin sur le féminin, où         « journées jupes » ou « marcher avec des talons,
« la vision androcentrique s’impose comme neutre          monter un escalier avec des jupes serrées »
et n’a pas besoin de s’énoncer dans des discours          (Mennesson, 2005 : 78). Concrètement, il s’agit des
visant à la légitimer » (Bourdieu, 1998 : 22). Il         formes inversées où des femmes pratiquent des
existe une opposition entre les individus de sexes        activités d’hommes et prennent le risque de « vivre
différents, une division entre les sexes, construite      dans la honte balançant entre la peur d’être
socialement et qui se perpétue continuellement sous       perçu(es), démasqué(es) et le désir d’être
la doxa, logique reproductrice des institutions           reconnu(es) des autres » (Bourdieu, 1998 : 162).
comme l’église ou la famille, afin de maintenir           Les individus n’arrivant pas à se conformer aux
l’ordre social. Cette opposition (masculin/féminin ;      normes sexuées dominantes, comme les garçons
Tiercelin et Remy                                                                                                 5

manqués (Octobre, 2010) s’exposent alors au risque         méthode « boule de neige ». Pour le recrutement,
de stigmatisation, définit comme « un désaccord            nous avons évité d’utiliser les qualificatifs « hard
particulier entre les identités sociales virtuelles et     gameuse », ou « hardcore gameuse » qui ont
réelles » (Goffman, 1975 : 12) c’est-à-dire un             parfois un sens péjoratif ; les joueurs et joueuses
attribut qui rend l’individu différent de la catégorie     préférant se qualifier de gamers ou gameuses.
dans laquelle on voudrait le classer. Chez les             Nous avons cherché à obtenir une diversité des
femmes guides de haute montagne, le modèle                 profils et des situations sociales, professionnelles
identitaire se construit contre le modèle de féminité      et géographiques (Kolenc, 2008). A chaque
de la mère, qu’elles jugent dévalorisant et dans la        personne interrogée nous avons posé la même
continuité du modèle paternel (Mennesson, 2005).           question : « Pourrais-tu me raconter comment tu es
    Ces recherches, qui questionnent le genre,             devenue une joueuse de jeux vidéo ? ».
s’appuient la plupart du temps, comme pour notre               En sciences de gestion, Bah et Mahé de
étude, sur une méthode biographique afin de                Boislandelle (2010) comparent la méthode des
comprendre comment les individus s’intègrent               récits de vie aux autres méthodes qualitatives
dans un univers a priori stigmatisant voire hostile.       existantes et la caractérisent comme la méthode la
Ici il s’agit des femmes dans un monde de jeux             mieux adaptée pour obtenir des informations
dédiés selon les normes sociales et culturelles au         enfouies, cachées et occultes, et qui nécessite une
genre masculin.                                            mise en confiance du répondant. A ce titre, la
                                                           proximité d’un des auteurs avec l’objet de recherche
                                                           a été déterminante pour recueillir la parole des
Choix méthodologiques                                      répondantes (Bah et al., 2015). Pour être accepté et
Afin de comprendre le sens que des joueuses                légitime aux yeux de ces joueuses intensives, qui
intensives donnent à leurs présences et pratiques sur      peuvent avoir une attitude méfiante vis-à-vis du
ce marché du jeu vidéo au sexisme érigé, nous              regard extérieur sur leur loisir, il fallait faire partie
avons mobilisé les récits de vie. Il s’agit une forme      de leur univers. La connaissance des codes culturels
d’entretien narratif qui vise à saisir le sens que les     et sociaux a contribué à établir un lien de confiance
individus donnent à leurs pratiques (Bertaux, 2005         avec les gameuses et ainsi profiter des avantages de
[1997] ; Özçağlar-Toulouse, 2005 ; Bah et al., 2015)       la familiarité entre le chercheur et le répondant
à partir d’un récit biographique. Dans la lignée des       décrits par Bourdieu (1993). Les questions « les
méthodes d’entretiens compréhensifs, la méthode            plus brutalement objectivantes » n’ont alors aucune
des récits de vie, orientée vers l’écoute et l’empathie,   raison d’apparaître comme menaçantes et
se révèle particulièrement adaptée pour relater            agressives, car le répondant sait parfaitement qu’il
l’expérience vécue des femmes dans des activités           partage avec le chercheur les mêmes caractéristiques.
vues comme masculines (Mennesson, 2000; 2004;              Concrètement, l’utilisation de cette sensibilité,
2005; 2006).                                               visible dans l’usage de l’argot du jeu vidéo hardcore,
   Le recueil de données s’est effectué à partir           dans le cadre de nos interactions, était destinée à
d’un échantillon de 13 personnes (annexe 1)                nous montrer comme membre du même univers et
rencontrées une à plusieurs fois pour cumuler près         nous permettait une mise en confiance rapide.
de 20 heures d’enregistrement. La retranscription              Pour traiter les récits, les quatre étapes de
des entretiens a montré une saturation à partir du         construction du matériel empirique (Heinich, 1999 :
moment où les derniers entretiens apportaient plus         32–37) ont été suivies : retranscrire à l’écrit,
de matériel supplémentaire, en quantité, que               analyser les propos, raconter l’histoire et soumettre
d’informations nouvelles (Glaser et Strauss, 2010          le texte. Cette méthode a d’ailleurs été employée en
[1967]). Cet échantillon est constitué de gameuses         sociologie pour l’interprétation des récits de femmes
qui se percevaient comme hardcore, ayant des               immergées dans des mondes sociaux masculins
pratiques de jeu entre vingt et trente heures par          (Mennesson, 2004, 2005, 2006) et également dans
semaine (Lehu, 2007). Elles ont été contactées au          le jeu vidéo (Cassel et Jenkins, 2000). A titre
départ par connaissance et annonces puis selon la          complémentaire, on notera que cette procédure
6                                                                            Recherche et Applications en Marketing

permet de respecter les recommandations de                   L’intégration des normes dans
Özçağlar-Toulouse (2005) et de Roederer (2012)               la construction identitaire des
sur la logique de validité des résultats en matière de       hardgameuses
crédibilité, transférabilité, fiabilité et confirmabilité.
    L’analyse est réalisée en deux temps. En premier         Norme masculine et sentiment de déviance des
lieu, l’analyse thématique consiste à repérer les            gameuses. La présence des femmes consomma-
principaux thèmes qui émergent dans l’entretien,             trices intensives de jeux vidéo doit être comprise
puis à sérier les énoncés en fonction des thèmes les         dans le rapport à la culture masculine du marché.
plus saillants ou récurrents, pour enfin faire surgir la     Autrement dit, les gameuses prennent rapidement
conceptualisation à la lumière de la problématique           conscience que l’activité de consommation propo-
(Heinich, 1997). Une étude idiosyncratique par               sée ne leur est pas directement destinée.
récit est menée ensuite de façon manuelle, via                   Le jeu vidéo hardcore « reste un univers d’hommes »
l’analyse de l’énonciation (Dubar, 1992 ; 1993 ;             (Constance). Pour les narratrices, le marché est un
1998a ; 1998b), dans le but de réaliser l’anamnèse           univers construit pour les hommes (et par les
des narratrices.                                             hommes) : « C’est pas pour toi, c’est un univers pour
    Cette méthode complémentaire (Dubar, 1998a)              les garçons » (Anna). Cette norme masculine est à la
participe de l’identification des formes identitaires        fois perçue par les joueuses et par les non-joueuses
définies comme « des configurations socialement              « les gens disent que je suis dans un univers qui n’est
pertinentes et subjectivement significatives de              pas le mien, que c’est un univers pour les garçons
nouvelles catégorisations indigènes permettant aux           (…) on est plus référencé par rapport aux gens de
individus de se définir eux-mêmes et d’identifier            l’extérieur » (Anna). Ceci favorise et renforce un
autrui » (Dubar, 1992 : 523). Pour mener cette               sentiment de déviance ; sentiment qui donne pour
analyse, nous nous sommes intéressés aux catégories          normalité qu’un homme joue aux jeux vidéo et pour
langagières un peu étranges des individus interrogés         anormalité qu’une femme puisse s’adonner à et
utilisées dans les séquences relatives à la définition       apprécier cette pratique.
de soi (Dubar, 1998a), c’est-à-dire dans les manières            Le jeu vidéo met en œuvre des pratiques et
différentes d’énoncer son appartenance à l’objet de          représentations issues de la socialisation différenciée
recherche, telle que l’appartenance au sexe                  des hommes et des femmes. Les compétences
(Mennesson, 2005). Une catégorisation indigène est           demandées dans les jeux font donc souvent référence
donc construite à partir des mots clés employés par          à ces éléments de socialisation divergents. Ceci fait
les gameuses pour se définir, condensés dans des             ressurgir des capacités supérieures chez les hommes
formes identitaires. Ces types de récits, qui reflètent      et accroît l’idée que ces jeux leurs sont destinés :
l’intériorisation de mondes sociaux particuliers             « C’est sûr que les garçons, les petits garçons dans les
(Bertaux, 2005 [1997] ; Demazière et Dubar, 1997)            bornes d’arcades pouvaient plus facilement sortir de
sont présentés dans la partie consacrée aux résultats.       chez eux pour aller au bar et jouer (…) les filles c’était :
                                                             restez à la maison et aidez maman » (Camille).
                                                                 La valorisation du masculin est également
                                                             induite dans les thèmes de jeux développés dans les
Résultats
                                                             jeux les plus emblématiques du marché « les jeux
Notre analyse fait apparaitre, dans un premier temps,        de garçons, c’est les jeux de guerre ou les God of
plusieurs questionnements en lien avec la norme de           War, c’est des jeux labellisés mecs » (Maeva).
genre : Comment les normes, sont-elles intégrées             Ainsi, la norme masculine s’exprime dans les
dans la construction identitaire des gameuses ?              thèmes culturellement associés au masculin, comme
Comment les hardcore gameuses, s’approprient-                les jeux militaires ou de football, réalistes et qui
elles ces normes pour se positionner vis-à-vis du            sont développés de façon historique par les
marché ? Enfin, quels sont les parcours type de              entreprises du marché.
socialisation qualifiant la pluralité des rapports au            Enfin, l’intensité de cette norme se trouve
marché et aux normes masculines prescrites.                  renforcée par la présence en parallèle d’une offre
Tiercelin et Remy                                                                                                   7

positionnée pour les femmes tout aussi stéréotypée.            Les choix évoluent ensuite avec l’âge vers des
Ce phénomène vient renforcer chez les joueuses, leur        produits matures qui présentent une part plus
perception d’un marché masculin. D’un côté « un vrai        transgressive « Au fur et à mesure mes goûts ont
jeu qui propose une histoire » (Constance) auquel tout      évolué ; j’ai voulu me diriger vers plus, plus dur
bon gamer joue, de l’autre des jeux simplifiés, appelés     quand même des jeux plus sanglants… Par exemple
péjorativement « jeux de poney ». Avec ces derniers,        tu vas voir une prostituée, tu fais des trucs avec elle
« la différence c’est que c’est des jeux qui sont arrivés   après tu défonces des gars machin. C’est justement
sur le marché parce qu’il y avait un marché à se faire,     ce que tu pourras pas faire dans la vraie vie tu le fais
c’est pas des jeux vidéo qui sont du milieu du jeu          dans ton jeu vidéo, c’est marrant » (Amélie). C’est
vidéo » (Anna). Cette genderisation du marché, et ce        également un rapport à la violence qui se développe
développement de jeux pour femmes/filles renforce,          également de plus en plus : « La violence, ce n’est
pour les gameuses rencontrées, leur sentiment               pas vraiment de la violence pure, mais ce jeu (GTA),
d’assignation, d’orientation du marché, à l’image de        c’est dans une ville, on peut prendre la personne,
la série de jeux vidéo Léa Passion (vétérinaire,            l’enlever de sa voiture, faire ce qu’on veut, tuer tout
cuisine, mode, décoration, baby-sitter, maitresse           le monde. Il n’y pas beaucoup de sang, mais disons
d’école, gymnaste etc.).                                    tuer des gens ou l’enlever de sa voiture, c’est des
                                                            gestes qui ne sont pas « normaux » (…) je sais ce
Apprentissage et découverte de la norme. Les rap-           qui est bien, ce qui est mal, les choses qu’il ne faut
ports aux normes participent donc au comportement           pas faire, du coup je trouve ça divertissant »
des consommatrices hardcore de jeux vidéo. Ils              (Constance). C’est dans cette période que la
contribuent à leur construction identitaire et l’on         consommation devient intensive, quotidienne, ce
perçoit leur importance dans le processus de                qui permet l’accélération de l’apprentissage des
consommation. Ce rapport aux normes et le lien              codes, techniques, vocabulaires et compétences
avec un sentiment de déviance se développent dans           spécifiques : « Entre Leech King et Cataclysm, je
le temps, dans le parcours de vie de la gameuse.            jouais 10 heures dans la journée. Je me levais le
    Au départ, bien souvent le poids de la norme            matin pour aller au boulot, je pensais qu’à ça. Le
n’est pas forcément visible : « Je ne me rendais pas        soir je rentrais je me jetais dessus. Jusqu’à
compte que les femmes ne jouaient pas du tout. Je           épuisement, le week-end je jouais 12 heures dans la
n’ai pas vu » (Constance). Ainsi, la pratique est           journée. Je ne mangeais pas. C’était génial, génial »
« naturalisée », assimilée à une pratique enfantine         (Solenn). L’auto-identification par le gamertag
et parfois en lien avec une transmission familiale :        (nom du joueur) consacre alors l’acquisition du
« La Gameboy Color, c’était quelque chose de                statut de hardcore gameuse.
plutôt joli. Donc c’est plutôt bien passé, les jeux
c’était genre Les Razmokets et Tintin. Mon père est         Le jeu comme échappatoire aux autres normes
un fan de Tintin donc Tintin c’est plutôt bien passé.       sociales. La découverte de la norme masculine du jeu
Puis il y a les Pokémons. C’était la mode. Mes              vidéo s’intègre dans le vécu au quotidien d’autres
parents ils trouvaient ça mignon, ça allait ». Dans         normes sociales. Autrement dit, pour plusieurs
cette configuration, notamment pour des filles              gameuses rencontrées, le jeu vidéo permet d’échap-
uniques ou ainées, le rapport au père (ou de celui qui      per à d’autres situations normatives, notamment
fait figure de père) est le déclencheur spontanément        au lycée. Emmanuelle nous explique par exemple :
évoqué de la mise au jeu. Il peut s’agir de moments         « J’avais beaucoup de mal, c’était dur. J’avais du mal
partagés afin de créer un lien père-fille, « c’est mon      et puis en plus j’étais une bonne élève donc je me fai-
père qui m’a donné une NES à l’âge de huit ans, et          sais pourrir et mon collège était dans la cité où je
après à partir de là, j’ai toujours joué avec mon père,     vivais avant. Du coup c’était vraiment dur parce que
avec mon frère et ma sœur. Je suis l’ainée de               c’était pas juste des petites insultes, je me suis souvent
la famille j’étais souvent toute seule. […] il m’a dit,     battue, et puis quand t’es bonne élève que t’es dans
je te la confie, avec tous ses jeux qu’il m’a filés,        une zone un peu défavorisée, c’est encore plus de dif-
la NES. C’était sa console » (Anna).                        férence. Tu te fais pourrir. Ouais, j’en étais arrivée à
8                                                                         Recherche et Applications en Marketing

un point où en cours, j’osais pas lever la main. Parce     les narratrices continuent de percevoir des diffé-
que je me disais, à la récré, je vais me faire défoncer.   rences entre les hommes et les femmes, dans le jeu.
Je parlais plus. C’était dur, vraiment dur. Les jeux       La différence principale réside dans les thèmes des
vidéo ont été une échappatoire, complétement. Quand        jeux choisis (tableau 2 et annexe 2 et 3) ainsi que
je réfléchis, c’est vraiment dans cette période-là que     dans la pratique du jeu.
je jouais à fond. Peut-être que c’est de là que vient          Ainsi, les jeux les plus réalistes, souvent les jeux
mon envie de jouer à des jeux qui me propulsent dans       de sport et de guerre, qui renvoient à la notion de
d’autres univers. Complètement, et puis que ma rage        masculinité militarisée (Genvo, 2008) sont rejetés
envers les zombies provient de ma rage envers les          « Si on prend GTA ou Call of Duty on sait que quand
étudiants. C’était vraiment, ce que j’aimais, quand je     on est dedans on va descendre du monde, tuer
te parlais d’immersion, j’avais trouvé les gens qui        quelqu’un. Quand c’est une personne dans le jeu
étaient capables de passer quatre jours à faire que du     j’ai plus de mal. Quand c’est un humain » (Vanessa).
jeu. Et c’était fantastique pour moi parce que, c’était    « J’ai joué à Killzone, je pense que je vais m’arrêter
des gens comme moi ». On voit donc avec le jeu la          là. Ça commence à m’ennuyer c’est vraiment
possibilité d’échapper à une certaine réalité du monde     toujours les mêmes guns, la mitraillette. C’est trop
par l’investissement parallèle dans d’autres mondes        réaliste en fait. Je trouve ça gênant, qu’on rit, qu’on
physiques ou virtuels.                                     joue là-dessus quand parallèlement il y a des vraies
    Cette échappatoire psychologique, se ressent           guerres » (Aline). Ce rejet se fait au profit de jeux et
également dans la pratique même des jeux vidéo.            d’expériences plus fantastiques qui peuvent
Ainsi, en termes d’expériences de consommation, la         pourtant présenter le même niveau de violence :
gameuse se trouve totalement absorbée par une              « Left 4 Dead où tu tires sur des choses qui n’existent
consommation immersive, expérience de flow                 pas, c’est des zombies quoi ! Alors que…ça n’existe
(Csikszentmihalyi et Lefevre, 1989 ; Hsu et Lu,            pas ! Je veux dire c’est un truc qui est pas rattaché à
2004) : « Il y a beaucoup de failles temporelles quand     la réalité » (Emmanuelle).
je joue aux jeux vidéo. Des fois tu as l’impression de         Ensuite, la pratique du jeu, doit être adaptée à
jouer on dit ‘juste 5 minutes’ en fait on se rend          cette différence de sexe. A titre d’illustration, avec
compte que ça fait 2 heures qu’on a dit que ça faisait     le jeu online il est plus simple de passer pour un
5 minutes. Ouais, c’est ça qui est bien » (Frédérique).    homme en incarnant des personnages masculins et
La recherche expérientielle est le point commun à          en se comportant comme tel. « Je joue une fille mais
tous les récits des gameuses quand elles décrivent         je dis pas que je suis une fille, je parle au masculin.
leur pratique. Elle comprend deux dimensions : le          Pour me préserver, on a toutes eu le relou qui te suit
défouloir et l’évasion. Ce que l’on retrouve sur le        parce que tu es une gonzesse » (Solenn). Une
plan sémantique : « défouloir, refuge, se couper, ma       seconde stratégie consiste à se mettre en arrière-
bulle, s’échapper, échappatoire, s’évader, sortir,         plan de l’équipe, en choisissant des postes moins
évacuer, immersion, immerger, déconnecter, autre           exposés ; Constance par exemple est guérisseuse :
monde, sphère parallèle » et qui s’oppose aux mots         un poste défensif de healer soit une catégorie de
utilisés pour décrire la société qui renvoient au thème    classes de personnages dont le rôle consiste à
de la contrainte « pression, codes, impose, emmerdes,      soutenir, guérir et soigner ses compagnons d’armes).
que travailler, dormir, manger, réalité, sérieuse,         La pratique hors ligne est également une bonne
soumis, subis, obligation, obligée, travailler, devoir,    façon de s’approprier la pratique intensive, et
contraintes, métro-boulot-dodo, mal nécessaire,            permet d’exprimer une différence entre les sexes
responsabilités, normes ». Ces dimensions                  dans cette activité. Notamment, la pratique solitaire
concourent au sentiment de différence au groupe            protège du jugement et se trouve associée à un
social et forment, dans l’esprit de ces femmes, une        sentiment de liberté (Camille) ou et de refuge
prédisposition à être hardcore gameuse.                    (Solenn). Cette pratique influe donc sur les choix de
                                                           consommation en portant la demande sur des jeux
L’appropriation et différenciation des rapports aux        avec un contenu narratif riche et long, tels que les
jeux. Malgré des compétences techniques égales,            jeux de rôles et les jeux d’action-aventure ou jeux
Tiercelin et Remy                                                                                                 9

Tableau 2. Les jeux des narratrices.

Narratrices         Jeu préféré            Genre préféré            Jeu le moins aimé         Genre le moins aimé
Constance           World of Warcraft      MMORPG                   PES                       Sport
Gaëlle              Champion Online        MMORPG                   Léa Passion               Fille
Frédérique          Série Zelda            Action-aventure          Sega Rally                Course
Camille             Team Fortress 2        FPS                      Call of Duty              FPS
Amélie              Morrowind              RPG                      Barbie                    Gestion
Emmanuelle          Resident Evil          Action-aventure          Call of Duty              FPS
Vanessa             Heavy Rain             Action-aventure          Call of Duty              FPS
Aline               Assassin’ Creed        Action-aventure          Pes/Fifa                  Sport
Solenn              Death Spank            RPG                      Fifa                      Sport
Maeva               Darksiders 2           Action-aventure                                    Jeux de filles
Julie               Guild Wars 2           RPG
Anna                Assassin’ Creed        Action-aventure          Counter Strike            FPS

de survie qui semblent préférés par les gameuses                 se définit comme un joueur, qui se trouve en
interrogées.                                                     parallèle, être une femme. Afin d’éviter la
                                                                 stigmatisation, la gameuse se « féminise » et
                                                                 dissimule sa pratique dans le social, et joue
Trois expériences de socialisation à                             « comme un homme » lors de sessions
des pratiques de jeu vidéo                                       limitées dans l’espace et le temps.
À partir de nos récits biographiques et des différents        •• Type vraie fille (catégorie langagière : « une
parcours rencontrés, nous avons identifié trois                  fille qui joue à des jeux de mecs » ; « vraie
types-idéaux (garçon manqué, fille camouflée,                    fille » ; « j’assume ma féminité » ; « féminine » ;
vraie fille) qui permettent de rendre compte et de               « une femme d’abord » ; « rester féminine ») :
définir la configuration et la distribution des                  La gameuse se définit comme « une femme
schèmes identitaires à partir notamment de                       qui joue », c’est-à-dire, assume son caractère
catégories langagières (Dubar, 1998a) et de types de             féminin dans l’univers des jeux et dans les
rapports à la norme de marché :                                  interactions sociales. Ce comportement
                                                                 implique un dévoilement qui conduit les
   •• Type garçon manqué (catégorie langagière :                 gameuses à se rassembler et peut conduire à
      « garçon manqué » ; « avoir des couilles » ;               assumer un rôle de porte-parole.
      « vrai joueur » ; « hardcore gamer » ;
      « attitude de mec » ; « fille-garçon » ; « vrai      Le garçon manqué. « Les gens veulent ressembler à
      mec ») : La gameuse se définit par des               tout le monde, ils ont besoin de se sentir normaux
      qualités que l’on attribue généralement aux          […] les autres mères de famille quand je vais cher-
      hommes. Ces qualités sont perçues comme              cher mon fils chez la nounou je leur ressemble pas
      des prédispositions naturelles. La pratique          des masses niveau dégaine, loisirs, on a pas la même
      des jeux vidéo s’inscrit alors dans cette            vie. C’est sûr […] mes voisines, elles ont des
      logique « à force de l’entendre, j’ai fini par       gamins, elles sont à la maison avec leur gamin,
      l’intérioriser » (Camille). Afin d’éviter la         putain, avec leurs bonnes manières, leur emploi du
      stigmatisation, les interactions sociales sont       temps, à telle heure les emmener à l’école, les cher-
      réduites.                                            cher leur faire à manger, la piscine, les ramener
   •• Type fille camouflée (catégorie langagière :         faire les courses, putain, je le ferai jamais de ma vie
      « déguisée » ; « cachée » ; « gommage » ;            […] J’en fais exprès de pas être comme tout le
      « camouflée » ; « mise en scène », « jouer à         monde et je me rends compte que je ne corresponds
      la fifille » ; « faire semblant ») : La gameuse      pas avec la plupart des gens. Faut sortir le soir, boire
10                                                                       Recherche et Applications en Marketing

des bières, jouer aux jeux vidéo, écouter de la           c’est dommage parce que malheureusement c’est la
musique trop fort c’est ça qui est bien » (Solenn).       réalité des choses » (Anna).
   Souvent peu diplômées et/ou issues d’un milieu
populaire, les garçons manqués de notre échantillon       La fille camouflée. « Je me sens différente, les jeux
se trouvent dans la situation sociale la moins            vidéo c’étaient pour les mecs, les filles elles ont des
confortable. Solenn, Anna, Camille, et Gaëlle se          Barbies. J’ai vécu la pression de la fille qui joue aux
définissent au regard d’un comportement masculin.         jeux vidéo et la pression de pas tomber dans l’en-
Comme leurs homologues masculins, elles ont une           grenage d’être un garçon manqué, j’étais la seule
pratique de jeu très intensive : « l’heure à laquelle     fille mais il fallait que je garde mon identité de
les gens vont s’installer devant leur télévision pour     femme […] Il faut aller au boulot, il faut avoir une
regarder un film. Ben moi au lieu de regarder un          vie sociale » (Emmanuelle).
film je vais jouer » (Gaëlle). Cherchant à valoriser          Emmanuelle, comme Vanessa, Aline et Constance,
leur masculinité, elles se définissent comme peu          représentent les hardcore gameuses qui ont fait le
féminines et visent surtout l’intégration et la           choix inverse du garçon manqué : une volonté
légitimité dans le groupe de joueurs. Ainsi, ces          d’intégration au monde social très forte, en jouant
femmes doivent s’entraîner, jouer régulièrement et        d’un côté, le rôle attendu de la femme et par un
de façon compétitive pour se maintenir dans le            cloisonnement des pratiques de jeux hardcore, de
groupe. Dans ce cadre, la pratique intensive, est         l’autre, qui implique une expérience de socialisation
au-delà du loisir, elle devient une obligation, il faut   par le jeu très limitée : « Parce que tu vois elles m’ont
être bon car « normalement les filles dans les jeux       demandé d’aller faire les soldes j’ai dit : non j’ai pas
vidéo sont nulles » (Gaëlle). Finalement, en refusant     de thune et je me suis ramenée avec 100 euros de
la norme féminine sociale, réfugiées dans les jeux        jeux. Je vais pas le dire. Elles vont toutes me faire la
vidéo, le groupe est le plus fermé possible à la          gueule ! Je cloisonne, bien sûr, de toute façon je suis
collectivité et aux individus, qui de leur point de       obligée ». Dans cet univers, la pratique des jeux
vue, lui sont soumis : « Quand tu vas sur Internet tu     vidéo est masquée, solitaire et adaptée aux contraintes
es un futur accroc au Prozac, à partir du moment où       sociales et professionnelles. Ainsi, concrètement,
tu as un ordinateur, ou que tu as un téléphone            Emmanuelle, doctorante en biologie, décide de
portable, enfin voilà, ce genre de personnes-là, ils      paraître la plus féminine possible dans son
sont convaincus qu’il faut les pendre haut et court !     environnement social quotidien : maquillage et tenue
Quand je me retrouve face à des gens comme ça, je         vestimentaire adaptée. Cette technique conduit à
les laisse, vas-y reste dans ton […] Je suis pas du       élaborer une stratégie de gommage pour continuer la
tout sectaire, je les plains parce que c’est pas une      pratique intensive de jeux vidéo. Car il faut pouvoir
vie, moi j’estime que c’est pas une vie, qu’il faut       passer d’un rôle à l’autre : ne pas exposer son identité
aussi s’amuser, se détendre, se relaxer, si ta détente    féminine dans le jeu et son identité de gameuse dans
c’est de passer l’aspirateur en rentrant du taf, et       la vie quotidienne. La difficulté de participer à
bah…c’est triste… ». Alors, ces gameuses tiennent         certaines sorties collectives (tournois, conventions,
à se différencier aussi bien des autres joueurs           espaces fréquentés par les joueurs) pour ne pas
(appelés casus : joueurs non réguliers « plutôt les       s’exposer, ainsi que la moins grande disponibilité à
gens qui ont la Wii qui jouent à Mario Kart avec          jouer qu’entraînent les obligations professionnelles,
leurs potes/ceux qui écoutent le rap et qui jouent        amènent une rupture avec la communauté des joueurs :
aux jeux de foot/ceux qui vont jouer ‘comme ça’, le       « des vraies filles qui savent pas que je joue. Je joue
soir avec les enfants ») que des femmes non               toute seule et je fais pas de jeux en ligne. Je sais pas
joueuses. A ce titre, ces autres sont alors qualifiés     si c’est que moi. Je me demande s’il y a beaucoup de
par l’emploi de termes péjoratifs ou sexuels : « Les      gens qui sont comme moi en fait ? En jeu vidéo ?
femmes sont des potiches ? Ben c’est vrai quand tu        Parce que je suis une joueuse isolée, je ne sais pas
sors dehors, en vérité la grande majorité elles sont      si… je suis pas seule alors ? ». Le camouflage social
comme ça dans la réalité. Il faut le reconnaitre aussi.   et la fragmentation de la consommation sont
La majorité des filles ne veulent pas le reconnaitre,     omniprésents. Il faut recourir, pour celles qui jouent
Tiercelin et Remy                                                                                               11

en ligne, au choix d’un pseudonyme masculin ou              l’objectif de se « donner une chance à cette
sans signification de genre : Yosh (Camille) s’inspire      deuxième vie » (Maeva) : se sentir moins seules,
de Yoshi (personnage en forme de lézard/dragon créé         mieux comprises et plus protégées par la formation
par Nintendo).                                              d’une communauté. Les porte-parole sont des
                                                            gameuses qui, par leur dévoilement, ont également
La vraie fille. « J’assume plus. Avant il y avait tout le   acquis de la notoriété auprès de celles qui doivent
temps le côté le jeu vidéo c’est naze, ce côté-là, « tu     encore avoir une pratique dissimulée.
joues aux jeux vidéo, tu vas tuer cinquante per-               Ces trois configurations identitaires – garçon
sonnes dans la rue » alors que moi je sais que, moi         manqué, fille camouflée, vraie fille – nous montrent,
j’adore des jeux, j’adore les beat’em all2 quoi God         d’un point de vue pratique, comment s’organisent
of War, c’est un défouloir monumental. J’adore ce           les différentes stratégies de gestion du risque de
jeu-là. On peut dire que j’ai fait un coming out (…)        double sanction du marché. De façon plus théorique,
c’est pas énorme mais tout ça, ça a changé pas mal          elles nous permettent de discuter de la façon dont le
de choses. Dans ma façon de voir le jeu vidéo. Et           genre peut être employé comme ressource
c’est aussi le fait d’être sur Paris. Ça m’a permis         identitaire.
d’être avec des gens qui étaient pareils, rencontrer
plus de personnes qui partagent la même passion
que lorsque j’étais adolescente au fin fond de ma           Discussion
Bretagne, où tu as moins de possibilités de voir du         Cette recherche propose d’examiner la construction
monde » (Frédérique).                                       identitaire des consommatrices soumises à des
    Cet ensemble, composé de Julie, Maeva et                assignations de genre produites par les leviers
Frédérique, regroupe des hardcore gameuses qui              d’actions marketing. Autrement dit, cela nous
vivent ouvertement leur passion. Ces narratrices se         permet de converser avec des travaux qui ont abordé
sont parfois installées à Paris, vivant mieux leur          la question de la construction identitaire à partir de
passion dans une communauté de gameuses. Elles              la mobilisation par les consommateurs des
se rassemblent afin d’échapper à la désignation.            ressources mises en marché par les offreurs.
Les femmes de ce groupe assument leur identité                  Ainsi que nous l’avons souligné, le secteur du jeu
sexuelle et leur pratique intensive du jeu vidéo. Il        vidéo à gros budget valorise la masculinité et renforce
s’agit du seul groupe à déclarer jouer à des jeux           les identités de sexe (Pasquier, 2010). Cette
d’hommes, mais aussi aux jeux féminins, qui                 dominance masculine et stéréotypée se retrouve dans
ciblent les femmes (« Les Sims, c’est mon jeu de            les contenus, les personnages, les thèmes proposés
fille, j’adore mais j’assume ») car elles ont fait le       (Lignon, 2015) ainsi que dans les comportements
choix de se dévoiler. Ce qui émerge des récits, c’est       attendus en jeu. Soutenue par des outils et réflexions
un moment de joie intense, synonyme de libération           marketing, elle favorise une violence symbolique qui
identitaire, de rencontre, et de changement de vie et       entretien une forte segmentation genrée dans le
qui s’apparente alors au mode de vie communautaire,         marché (Putrevu, 2001).
à l’instar du phénomène de gaytrification (Giraud,
2010).
                                                            Le marché et la violence symbolique
    La gameuse « vraie fille » peut acquérir
éventuellement un statut de porte-parole : le               La violence symbolique qui apparaît dans la
dévoilement conjugué à la réussite sociale. Ainsi,          consommation intensive de jeux vidéo perpétue la
Salomé fait l’objet de l’admiration des narratrices         domination masculine de l’ordre du monde ; elle
que nous avons rencontré : « Salomé, elle l’assume          reproduit une acceptation des règles tacites
mais, elle a réussi à développer ses spécificités           proposées comme légitimes et qui s’imposent dans
qu’elle a de jouer aux jeux vidéo. Et d’en faire,           un champ (Bourdieu, 1988). C’est en ce sens, que
quelque part, son métier parce que voilà, elle a            l’on peut voir l’injonction institutionnelle du
réussi elle est à la télé » (Amélie). Ces gameuses          marché comme une forme de violence symbolique ;
passent alors par une sorte de coming-out avec              autrement dit ici comme « l’organisation patriarcale
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