Le marché entre violence symbolique et émancipation : Le cas des Hardcore gameuses - Moodle Lille 2
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795565 research-article2018 RAM0010.1177/0767370118795565Recherche et Applications en Marketing (French Edition)Tiercelin et Remy Article RAM Recherche et Applications en Marketing 1–19 Le marché entre violence © l’Association Française du Marketing, 2018 Article reuse guidelines: symbolique et émancipation : sagepub.com/journals-permissions DOI: 10.1177/0767370118795565 https://doi.org/10.1177/0767370118795565 Le cas des Hardcore gameuses journals.sagepub.com/home/ram Alexandre Tiercelin Universite de Reims Champagne-Ardenne, Troyes, France Eric Remy Universite de Rouen, Mont-Saint-Aignan, France Résumé Cet article cherche à appréhender la construction identitaire via le marché en prenant appui sur des récits de vie de Hardcore gameuses. Un double cadre théorique est mobilisé : la construction identitaire par la consommation et le genre via la violence symbolique. L’analyse du sens donné aux pratiques de consommation et aux logiques identitaires sous-jacentes face à une norme masculine de marché, montre (1) le rapport des Hardcore gameuses à la norme genrée du marché des jeux à destination des hypers- joueurs (2) les modalités d’appropriation de la norme en question (3) parcours-type des joueuses en question sont alors présentés. Ces résultats permettent de discuter de la notion de violence symbolique portée par le marché, le genre y devenant une ressource identitaire manipulable dans le cadre de pratiques de consommation qui peuvent amener une certaine émancipation en fonction notamment de la détention de capitaux. Mots-clés Genre, identité, jeux vidéo, récits de vie Introduction Le marché du jeu vidéo, et plus spécifiquement le jeu réguliers contre les gameuses (Anita Sarkeesian, vidéo à destination des hyper-joueurs a fait l’objet 2012 ; Mireta Pakodzi, 2013 ; Zoé Quinn, 2014). De ces dernières années d’importantes controverses en ces polémiques, il ressort souvent le constat que ce lien avec des questions de genre. Dans certains cas, il type de jeux vidéo correspond essentiellement à des s’agit peut s’agir d’agressions sexuelles sur les pratiques et représentations masculines. A travers personnages féminins (par exemple : Lara Croft dans l’offre de ce marché transparait la représentation de Tomb Raider, Quiet dans Metal Gear Solid V). Dans personnages et héros aux activités guerrières mettant d’autres cas, il est fait état d’actes de harcèlement en avant principalement les caractéristiques Auteur correspondant: Alexandre Tiercelin, Universite de Reims Champagne-Ardenne, 9 rue Quebec, Troyes, France. Email : alexandre.tiercelin@gmail.com
2 Recherche et Applications en Marketing Tableau 1. Principaux domaines d’intérêt des études de genre (adapté de Bereni et al., 2012). Domaines d’intérêt Auteurs principaux Sexe et genre Mead (1963), Money et Ehrhardt (1972), Foucault (1976), Wittig (1980), Moore (1988), Héritier (1996), Delphy (1998), Fausto-Sterling (2000) Genre et vie conjugale Foucault (1976), Kaufmann (1992,2007), Pheterson (1996), De Singly (2007) Genre et socialisation Belotti (1973), Baudelot et Establet (1992), Davisse et Louveau (1998), Lemel et Roudet (1999), Cromer et al. (2010), Mennesson (2005), Dafflon- Novelle (2006), Eckert et Faure (2007) Genre et travail Battagliola (2004), Maruani (2006) Genre et politique Achin et Lévêque (2006), Marques-Perreira (2003), Pionchon et Derville (2004) Intersections race/classe/genre Wallace (2015 [1979]), Davis (1981), Guillaumin (1992), Chauncey (1994), Dorlin (2005), Jaunait et Chauvin (2012) classiques de la virilité (forces physiques, armes, 44% sont des femmes, la fraction de ces combats etc.). À l’image de l’un des jeux vidéo les consommatrices intensives (les hardcore gameuses) plus vendus en France (tableau 1), Call of Duty Black représente 11% des joueurs1. Dans cette situation de Ops 3, les titres distribués sur le marché tels que consommation particulière, nous examinons la Gears of War, Resident Evil, Call of Duty, Counter construction identitaire des consommatrices soumises Strike, Assassin’s Creed font de la masculinité à des assignations de genre produites par le marketing militarisée « un réseau sémiotique partagé tournant comme « travailleur du marché ». Comme nous le autour de sujets de guerre, de conquête et de combat verrons dans la discussion, ce positionnement à la instaurés par l’industrie [vidéoludique] » (Genvo, marge du marché nous permet de mieux faire ressortir 2008 : 43), un des leviers marketing du marché AAA des conditions et situations qui sont avec le temps (désignant les blockbuster du jeu vidéo). Cette forte « naturalisées » par le mass market ; les situations orientation sexiste, au-delà de la mise en valeur du d’intériorisation des normes du marché, voire même masculin, vient également dévaloriser le féminin. A de domination symbolique. Ce faisant, notre recherche titre d’illustration, régulièrement des titres proposent propose de comprendre comment les consommateurs au joueur d’agresser sexuellement les personnages par leurs pratiques et représentations façonnent une (Custer’s Revenge, 1982 ; Dead or Alive Xtrem 3, identité (ici genrée) à partir de ressources développées 2015 ; Agony, 2018). par le marché. Notamment comment ces L’objectif de notre recherche est dans une approche consommatrices réagissent vis-à-vis d’une norme de compréhensive, d’interpréter la consommation des marché qui propose un système de prescription de jeux vidéo par des femmes. Autrement dit, nous comportements et véhicule une forte violence cherchons à comprendre le sens que donnent des symbolique. Trois parcours types (au sens d’idéaux- jeunes femmes à leur pratique intensive et leurs types) de joueuses intensives de jeux vidéo sont ici représentations de ces jeux souvent qualifiés de proposés. Ces parcours témoignent de différentes sexistes. Questionnant alors les rapports entre la positions et réactions identitaires face à la violence construction identitaire et la consommation, nous symbolique du marché. Ces réactions nous permettent avons étudié les pratiques et représentations de 13 de discuter des stratégies d’émancipation identitaires joueuses (hardcore gameuses), à partir de récits de vie mise en place par les consommatrices à partir de ce centrés sur le rapport aux jeux vidéo. La pratique du même marché. jeu vidéo hardcore désigne, d’après Lehu (2007), une consommation de 15 heures de jeux vidéo par semaine Construire son genre avec le au moins. Nous nous intéressons donc à une partie « extrême » du marché et de la consommation de jeux marché vidéo : le hardcore gaming féminin. Alors que sur les Ce travail s’inscrit dans la perspective de recherche quelques 35 millions de joueurs réguliers en France, en Consumer Culture Theory (CCT) sur le rôle et la
Tiercelin et Remy 3 place de la consommation dans la construction des laisser temporairement de côté « le monde hyper identités contemporaines (Firat et Venkatesh, 1995 ; compétitif des identifications phalliques », en se Goulding et al., 2002 ; Thompson et Holt, 2004 ; retirant « du monde des responsabilités masculines » Özçağlar-Toulouse et Cova, 2010 ; Thompson et al., (Thompson et Holt, 2004 : 328). En synthèse, ces 2013). Dans ce cadre, nous nous intéresserons aux recherches expriment la possibilité par la travaux qui permettent de mettre en avant l’identité consommation de jouer avec les normes, en se de genre et son rapport aux normes (première préservant des espaces de consommation genrés. section) avant d’examiner le rôle de la violence Ces recherches, notamment celles de Thompson et symbolique dans la construction et le maintien de Üstüner (2015), s’intéressent aux consommateurs à l’ordre social (deuxième section) l’intérieur de zones séparées (le roller-derby), enclaves où le genre peut être resignifié. Ainsi, il semble possible d’explorer, via les La construction identitaire de genre pratiques et représentations de certaines cultures de Le genre peut être défini comme « la différence des consommation transgressives, le rapport entre le sexes construite socialement, ensemble dynamique marché et la construction identitaire. Cette logique de pratiques et de représentations, avec des activités d’accessibilité est particulièrement visible sur des et des rôles assignés, des attributs psychologiques, marchés relevant de pratiques « genrées », comme un système de croyances » (Thébaud, 1998 : 114). Il le tuning en France. Par la segmentation notamment, participe à une « logique globale qui organise la en cherchant à préempter leur public, les acteurs du société » (Clair, 2012 : 8) à partir des rapports marché reconduisent et fabriquent de véritables socioculturels entre les sexes. Il constitue un sujet normes de consommation. On assiste à une sorte de recherche vaste (tableau 1), capable d’interroger d’assignation pour un certain type de pratiques et « une grande pluralité de thèmes et marqué par des comportements du consommateur. La question de la controverses théoriques » (Bereni et al., 2012 : 15). tension entre cette assignation, « faisant norme » et Du côté du marketing, on peut faire référence à le vécu se pose alors. Le marché du jeu vidéo la définition du genre (autour des notions de hardcore, objet de la présente étude, est féminité et masculinité), comme « l’ensemble des particulièrement intéressant à cet égard puisque caractéristiques et des comportements qu’une contrairement « aux jeux pour filles » étudiés par société donnée associe et attend de façon différente Cassel et Jenkins (2000), il s’agit ici d’un marché a des femmes et des hommes...Ces différences priori destiné aux hommes. peuvent être réelles ou supposées » (Tissier- Desbordes et Kimmel, 2002 : 56). Cette définition souligne le caractère normatif du genre car il Genre et ordre social : la notion de interroge la conformité des pratiques de violence symbolique consommation à un idéal identitaire (Schouten, En sociologie, la norme de genre est le produit d’un 1991) proposé par le marché (Thompson et Üstüner, ordre social, qu’il soit nommé entrepreneurs de 2015), par la publicité (Östberg, 2005) ou par les morale, (Becker, 1985 [1963]), société ou public marques (Östberg, 2010). Dans cet ordre d’idées, (Goffman, 1973 ; 1975), ou doxa (Bourdieu, 1998), plusieurs recherches se sont par exemple intéressées et qui fonctionne « comme une immense machine aux pratiques de consommation masculines : body- symbolique tendant à ratifier la domination masculine building (Jeffords, 1994) ; virées en Harley- sur laquelle il est fondé. » (Bourdieu, 1998 : 22–23). Davidson (Schouten et McAlexander, 1995) ; Le monde dans ses symboles est un facteur de la « retour à la terre » (Belk et Costa, 1998). Selon construction identitaire, comme construction sociale Sanford et Madill (2006), ces pratiques de naturalisée » (Bourdieu, 1998). puisqu’il est le consommation seraient un moyen pour l’homme de résultat d’un conditionnement social (Mead, 1955) retrouver son phallus (lacanien) dans une et de pratiques régulatrices (Butler, 2006) : « un consommation compensatoire en forme de destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par résistance à l’autorité, notamment féminine et/ou de la société » (De Beauvoir, 1949 : 289–290). Via
4 Recherche et Applications en Marketing l’éducation par exemple, les parents éduquent leurs dominant/dominé) est visible à travers certains enfants à travers des normes de comportements, qui symboles. Ils regroupent « des choses à faire ou sous-entendent l’attribution d’un genre aux objets ou infaisables, naturelles ou impensables, normales ou aux lieux (Belotti, 1973). L’identité de genre est ici extraordinaires, pour telle ou telle catégorie, c’est- définie comme « l’expérience intime et personnelle à-dire en particulier pour un homme ou pour une profonde qu’a chaque personne de son genre, qu’elle femme » (Bourdieu, 1998 : 83). Ces symboles corresponde ou non à son sexe de naissance, y peuvent être des rites de séparation ou des objets compris la conscience personnelle du corps et les genrés qui participent à une forme d’exaltation de la différentes formes d’expression du genre comme virilité « comme les bars et les clubs de l’univers l’habillement, le discours et les manières » (Bereni anglo-saxons qui, avec leurs cuirs, leurs meubles et al., 2012 : 111). lourds, anguleux et de couleur sombre, renvoient Cette socialisation reconduit un ordre social une image de dureté et de rudesse virile » (Bourdieu, implicite. A ce titre, la notion de violence symbolique 1998 : 83). On les retrouve dans les jeux de est un élément clé de la compréhension du sens des masculinisation et de féminisation des corps (la pratiques genrées, car elle conduit à dissoudre les reconnaissance des dominés de la force masculine évidences des structures symboliques de dominante) qui composent la violence symbolique. l’inconscient androcentrique. Développée en A ce titre, puisque « les stratégies symboliques que premier lieu par Bourdieu, la violence symbolique les femmes emploient contre les hommes, restent se définit comme « tout pouvoir qui parvient à dominées » (Bourdieu, 1998 : 50–51), la imposer des significations et à les imposer comme transgression de ces principes expose les femmes à légitimes en dissimulant les rapports de force qui une double contrainte (Bateson, 1980) appliquée au sont au fondement de sa force » (Bourdieu, 1972 : genre : « si elles agissent comme des hommes, elles 18). Elle se diffuse par le biais de l’action s’exposent à perdre les attributs obligés de la pédagogique et des institutions légitimes. Elle est « féminité » et si elles agissent comme des femmes, aussi infra-consciente et ne s’appuie pas sur une elles paraissent incapables et inadaptées à la domination intersubjective mais sur une domination situation » (Bourdieu, 1998 : 97). Il s’agit alors de d’ordre structural. Cette structure, qui ordonne la composer avec la règle du genre, donner des gages nature et le niveau de capitaux possédés par les de féminité (Octobre, 2010). Des travaux ont montré agents, « fait violence » car étant non objectivée, par exemple que c’était le cas des boxeuses elle n’est pas perçue par les agents. On peut parler (Mennesson, 2000), des joueuses de football d’une intériorisation de la position dominée. En (Mennesson, 2005 et 2006), des femmes alpinistes cela, la violence symbolique procède d’une fonction (Ottogalli-Mazzacavallo, 2006), des joueuses de de maintien de l’ordre, au travers de l’édification de musique grecque traditionnelle (Hatzipetrou- normes, sans que le sujet qui l’exerce s’en aperçoive Etronikou, 2011) ou de jazz (Buscatto, 2003). Il faut consciemment. La norme exerce un poids « se distinguer des hommes pour éviter d’être descendant condamnant définitivement, et de façon questionnées sur leur genre » (Mennesson, 2006 : inconsciente, les dominés à subir une infériorité. 129) en réalisant un travail sur l’apparence ; par Ainsi, en matière de rôle social de sexe, la norme exemple pour les footballeuses en participant à des est une domination du masculin sur le féminin, où « journées jupes » ou « marcher avec des talons, « la vision androcentrique s’impose comme neutre monter un escalier avec des jupes serrées » et n’a pas besoin de s’énoncer dans des discours (Mennesson, 2005 : 78). Concrètement, il s’agit des visant à la légitimer » (Bourdieu, 1998 : 22). Il formes inversées où des femmes pratiquent des existe une opposition entre les individus de sexes activités d’hommes et prennent le risque de « vivre différents, une division entre les sexes, construite dans la honte balançant entre la peur d’être socialement et qui se perpétue continuellement sous perçu(es), démasqué(es) et le désir d’être la doxa, logique reproductrice des institutions reconnu(es) des autres » (Bourdieu, 1998 : 162). comme l’église ou la famille, afin de maintenir Les individus n’arrivant pas à se conformer aux l’ordre social. Cette opposition (masculin/féminin ; normes sexuées dominantes, comme les garçons
Tiercelin et Remy 5 manqués (Octobre, 2010) s’exposent alors au risque méthode « boule de neige ». Pour le recrutement, de stigmatisation, définit comme « un désaccord nous avons évité d’utiliser les qualificatifs « hard particulier entre les identités sociales virtuelles et gameuse », ou « hardcore gameuse » qui ont réelles » (Goffman, 1975 : 12) c’est-à-dire un parfois un sens péjoratif ; les joueurs et joueuses attribut qui rend l’individu différent de la catégorie préférant se qualifier de gamers ou gameuses. dans laquelle on voudrait le classer. Chez les Nous avons cherché à obtenir une diversité des femmes guides de haute montagne, le modèle profils et des situations sociales, professionnelles identitaire se construit contre le modèle de féminité et géographiques (Kolenc, 2008). A chaque de la mère, qu’elles jugent dévalorisant et dans la personne interrogée nous avons posé la même continuité du modèle paternel (Mennesson, 2005). question : « Pourrais-tu me raconter comment tu es Ces recherches, qui questionnent le genre, devenue une joueuse de jeux vidéo ? ». s’appuient la plupart du temps, comme pour notre En sciences de gestion, Bah et Mahé de étude, sur une méthode biographique afin de Boislandelle (2010) comparent la méthode des comprendre comment les individus s’intègrent récits de vie aux autres méthodes qualitatives dans un univers a priori stigmatisant voire hostile. existantes et la caractérisent comme la méthode la Ici il s’agit des femmes dans un monde de jeux mieux adaptée pour obtenir des informations dédiés selon les normes sociales et culturelles au enfouies, cachées et occultes, et qui nécessite une genre masculin. mise en confiance du répondant. A ce titre, la proximité d’un des auteurs avec l’objet de recherche a été déterminante pour recueillir la parole des Choix méthodologiques répondantes (Bah et al., 2015). Pour être accepté et Afin de comprendre le sens que des joueuses légitime aux yeux de ces joueuses intensives, qui intensives donnent à leurs présences et pratiques sur peuvent avoir une attitude méfiante vis-à-vis du ce marché du jeu vidéo au sexisme érigé, nous regard extérieur sur leur loisir, il fallait faire partie avons mobilisé les récits de vie. Il s’agit une forme de leur univers. La connaissance des codes culturels d’entretien narratif qui vise à saisir le sens que les et sociaux a contribué à établir un lien de confiance individus donnent à leurs pratiques (Bertaux, 2005 avec les gameuses et ainsi profiter des avantages de [1997] ; Özçağlar-Toulouse, 2005 ; Bah et al., 2015) la familiarité entre le chercheur et le répondant à partir d’un récit biographique. Dans la lignée des décrits par Bourdieu (1993). Les questions « les méthodes d’entretiens compréhensifs, la méthode plus brutalement objectivantes » n’ont alors aucune des récits de vie, orientée vers l’écoute et l’empathie, raison d’apparaître comme menaçantes et se révèle particulièrement adaptée pour relater agressives, car le répondant sait parfaitement qu’il l’expérience vécue des femmes dans des activités partage avec le chercheur les mêmes caractéristiques. vues comme masculines (Mennesson, 2000; 2004; Concrètement, l’utilisation de cette sensibilité, 2005; 2006). visible dans l’usage de l’argot du jeu vidéo hardcore, Le recueil de données s’est effectué à partir dans le cadre de nos interactions, était destinée à d’un échantillon de 13 personnes (annexe 1) nous montrer comme membre du même univers et rencontrées une à plusieurs fois pour cumuler près nous permettait une mise en confiance rapide. de 20 heures d’enregistrement. La retranscription Pour traiter les récits, les quatre étapes de des entretiens a montré une saturation à partir du construction du matériel empirique (Heinich, 1999 : moment où les derniers entretiens apportaient plus 32–37) ont été suivies : retranscrire à l’écrit, de matériel supplémentaire, en quantité, que analyser les propos, raconter l’histoire et soumettre d’informations nouvelles (Glaser et Strauss, 2010 le texte. Cette méthode a d’ailleurs été employée en [1967]). Cet échantillon est constitué de gameuses sociologie pour l’interprétation des récits de femmes qui se percevaient comme hardcore, ayant des immergées dans des mondes sociaux masculins pratiques de jeu entre vingt et trente heures par (Mennesson, 2004, 2005, 2006) et également dans semaine (Lehu, 2007). Elles ont été contactées au le jeu vidéo (Cassel et Jenkins, 2000). A titre départ par connaissance et annonces puis selon la complémentaire, on notera que cette procédure
6 Recherche et Applications en Marketing permet de respecter les recommandations de L’intégration des normes dans Özçağlar-Toulouse (2005) et de Roederer (2012) la construction identitaire des sur la logique de validité des résultats en matière de hardgameuses crédibilité, transférabilité, fiabilité et confirmabilité. L’analyse est réalisée en deux temps. En premier Norme masculine et sentiment de déviance des lieu, l’analyse thématique consiste à repérer les gameuses. La présence des femmes consomma- principaux thèmes qui émergent dans l’entretien, trices intensives de jeux vidéo doit être comprise puis à sérier les énoncés en fonction des thèmes les dans le rapport à la culture masculine du marché. plus saillants ou récurrents, pour enfin faire surgir la Autrement dit, les gameuses prennent rapidement conceptualisation à la lumière de la problématique conscience que l’activité de consommation propo- (Heinich, 1997). Une étude idiosyncratique par sée ne leur est pas directement destinée. récit est menée ensuite de façon manuelle, via Le jeu vidéo hardcore « reste un univers d’hommes » l’analyse de l’énonciation (Dubar, 1992 ; 1993 ; (Constance). Pour les narratrices, le marché est un 1998a ; 1998b), dans le but de réaliser l’anamnèse univers construit pour les hommes (et par les des narratrices. hommes) : « C’est pas pour toi, c’est un univers pour Cette méthode complémentaire (Dubar, 1998a) les garçons » (Anna). Cette norme masculine est à la participe de l’identification des formes identitaires fois perçue par les joueuses et par les non-joueuses définies comme « des configurations socialement « les gens disent que je suis dans un univers qui n’est pertinentes et subjectivement significatives de pas le mien, que c’est un univers pour les garçons nouvelles catégorisations indigènes permettant aux (…) on est plus référencé par rapport aux gens de individus de se définir eux-mêmes et d’identifier l’extérieur » (Anna). Ceci favorise et renforce un autrui » (Dubar, 1992 : 523). Pour mener cette sentiment de déviance ; sentiment qui donne pour analyse, nous nous sommes intéressés aux catégories normalité qu’un homme joue aux jeux vidéo et pour langagières un peu étranges des individus interrogés anormalité qu’une femme puisse s’adonner à et utilisées dans les séquences relatives à la définition apprécier cette pratique. de soi (Dubar, 1998a), c’est-à-dire dans les manières Le jeu vidéo met en œuvre des pratiques et différentes d’énoncer son appartenance à l’objet de représentations issues de la socialisation différenciée recherche, telle que l’appartenance au sexe des hommes et des femmes. Les compétences (Mennesson, 2005). Une catégorisation indigène est demandées dans les jeux font donc souvent référence donc construite à partir des mots clés employés par à ces éléments de socialisation divergents. Ceci fait les gameuses pour se définir, condensés dans des ressurgir des capacités supérieures chez les hommes formes identitaires. Ces types de récits, qui reflètent et accroît l’idée que ces jeux leurs sont destinés : l’intériorisation de mondes sociaux particuliers « C’est sûr que les garçons, les petits garçons dans les (Bertaux, 2005 [1997] ; Demazière et Dubar, 1997) bornes d’arcades pouvaient plus facilement sortir de sont présentés dans la partie consacrée aux résultats. chez eux pour aller au bar et jouer (…) les filles c’était : restez à la maison et aidez maman » (Camille). La valorisation du masculin est également induite dans les thèmes de jeux développés dans les Résultats jeux les plus emblématiques du marché « les jeux Notre analyse fait apparaitre, dans un premier temps, de garçons, c’est les jeux de guerre ou les God of plusieurs questionnements en lien avec la norme de War, c’est des jeux labellisés mecs » (Maeva). genre : Comment les normes, sont-elles intégrées Ainsi, la norme masculine s’exprime dans les dans la construction identitaire des gameuses ? thèmes culturellement associés au masculin, comme Comment les hardcore gameuses, s’approprient- les jeux militaires ou de football, réalistes et qui elles ces normes pour se positionner vis-à-vis du sont développés de façon historique par les marché ? Enfin, quels sont les parcours type de entreprises du marché. socialisation qualifiant la pluralité des rapports au Enfin, l’intensité de cette norme se trouve marché et aux normes masculines prescrites. renforcée par la présence en parallèle d’une offre
Tiercelin et Remy 7 positionnée pour les femmes tout aussi stéréotypée. Les choix évoluent ensuite avec l’âge vers des Ce phénomène vient renforcer chez les joueuses, leur produits matures qui présentent une part plus perception d’un marché masculin. D’un côté « un vrai transgressive « Au fur et à mesure mes goûts ont jeu qui propose une histoire » (Constance) auquel tout évolué ; j’ai voulu me diriger vers plus, plus dur bon gamer joue, de l’autre des jeux simplifiés, appelés quand même des jeux plus sanglants… Par exemple péjorativement « jeux de poney ». Avec ces derniers, tu vas voir une prostituée, tu fais des trucs avec elle « la différence c’est que c’est des jeux qui sont arrivés après tu défonces des gars machin. C’est justement sur le marché parce qu’il y avait un marché à se faire, ce que tu pourras pas faire dans la vraie vie tu le fais c’est pas des jeux vidéo qui sont du milieu du jeu dans ton jeu vidéo, c’est marrant » (Amélie). C’est vidéo » (Anna). Cette genderisation du marché, et ce également un rapport à la violence qui se développe développement de jeux pour femmes/filles renforce, également de plus en plus : « La violence, ce n’est pour les gameuses rencontrées, leur sentiment pas vraiment de la violence pure, mais ce jeu (GTA), d’assignation, d’orientation du marché, à l’image de c’est dans une ville, on peut prendre la personne, la série de jeux vidéo Léa Passion (vétérinaire, l’enlever de sa voiture, faire ce qu’on veut, tuer tout cuisine, mode, décoration, baby-sitter, maitresse le monde. Il n’y pas beaucoup de sang, mais disons d’école, gymnaste etc.). tuer des gens ou l’enlever de sa voiture, c’est des gestes qui ne sont pas « normaux » (…) je sais ce Apprentissage et découverte de la norme. Les rap- qui est bien, ce qui est mal, les choses qu’il ne faut ports aux normes participent donc au comportement pas faire, du coup je trouve ça divertissant » des consommatrices hardcore de jeux vidéo. Ils (Constance). C’est dans cette période que la contribuent à leur construction identitaire et l’on consommation devient intensive, quotidienne, ce perçoit leur importance dans le processus de qui permet l’accélération de l’apprentissage des consommation. Ce rapport aux normes et le lien codes, techniques, vocabulaires et compétences avec un sentiment de déviance se développent dans spécifiques : « Entre Leech King et Cataclysm, je le temps, dans le parcours de vie de la gameuse. jouais 10 heures dans la journée. Je me levais le Au départ, bien souvent le poids de la norme matin pour aller au boulot, je pensais qu’à ça. Le n’est pas forcément visible : « Je ne me rendais pas soir je rentrais je me jetais dessus. Jusqu’à compte que les femmes ne jouaient pas du tout. Je épuisement, le week-end je jouais 12 heures dans la n’ai pas vu » (Constance). Ainsi, la pratique est journée. Je ne mangeais pas. C’était génial, génial » « naturalisée », assimilée à une pratique enfantine (Solenn). L’auto-identification par le gamertag et parfois en lien avec une transmission familiale : (nom du joueur) consacre alors l’acquisition du « La Gameboy Color, c’était quelque chose de statut de hardcore gameuse. plutôt joli. Donc c’est plutôt bien passé, les jeux c’était genre Les Razmokets et Tintin. Mon père est Le jeu comme échappatoire aux autres normes un fan de Tintin donc Tintin c’est plutôt bien passé. sociales. La découverte de la norme masculine du jeu Puis il y a les Pokémons. C’était la mode. Mes vidéo s’intègre dans le vécu au quotidien d’autres parents ils trouvaient ça mignon, ça allait ». Dans normes sociales. Autrement dit, pour plusieurs cette configuration, notamment pour des filles gameuses rencontrées, le jeu vidéo permet d’échap- uniques ou ainées, le rapport au père (ou de celui qui per à d’autres situations normatives, notamment fait figure de père) est le déclencheur spontanément au lycée. Emmanuelle nous explique par exemple : évoqué de la mise au jeu. Il peut s’agir de moments « J’avais beaucoup de mal, c’était dur. J’avais du mal partagés afin de créer un lien père-fille, « c’est mon et puis en plus j’étais une bonne élève donc je me fai- père qui m’a donné une NES à l’âge de huit ans, et sais pourrir et mon collège était dans la cité où je après à partir de là, j’ai toujours joué avec mon père, vivais avant. Du coup c’était vraiment dur parce que avec mon frère et ma sœur. Je suis l’ainée de c’était pas juste des petites insultes, je me suis souvent la famille j’étais souvent toute seule. […] il m’a dit, battue, et puis quand t’es bonne élève que t’es dans je te la confie, avec tous ses jeux qu’il m’a filés, une zone un peu défavorisée, c’est encore plus de dif- la NES. C’était sa console » (Anna). férence. Tu te fais pourrir. Ouais, j’en étais arrivée à
8 Recherche et Applications en Marketing un point où en cours, j’osais pas lever la main. Parce les narratrices continuent de percevoir des diffé- que je me disais, à la récré, je vais me faire défoncer. rences entre les hommes et les femmes, dans le jeu. Je parlais plus. C’était dur, vraiment dur. Les jeux La différence principale réside dans les thèmes des vidéo ont été une échappatoire, complétement. Quand jeux choisis (tableau 2 et annexe 2 et 3) ainsi que je réfléchis, c’est vraiment dans cette période-là que dans la pratique du jeu. je jouais à fond. Peut-être que c’est de là que vient Ainsi, les jeux les plus réalistes, souvent les jeux mon envie de jouer à des jeux qui me propulsent dans de sport et de guerre, qui renvoient à la notion de d’autres univers. Complètement, et puis que ma rage masculinité militarisée (Genvo, 2008) sont rejetés envers les zombies provient de ma rage envers les « Si on prend GTA ou Call of Duty on sait que quand étudiants. C’était vraiment, ce que j’aimais, quand je on est dedans on va descendre du monde, tuer te parlais d’immersion, j’avais trouvé les gens qui quelqu’un. Quand c’est une personne dans le jeu étaient capables de passer quatre jours à faire que du j’ai plus de mal. Quand c’est un humain » (Vanessa). jeu. Et c’était fantastique pour moi parce que, c’était « J’ai joué à Killzone, je pense que je vais m’arrêter des gens comme moi ». On voit donc avec le jeu la là. Ça commence à m’ennuyer c’est vraiment possibilité d’échapper à une certaine réalité du monde toujours les mêmes guns, la mitraillette. C’est trop par l’investissement parallèle dans d’autres mondes réaliste en fait. Je trouve ça gênant, qu’on rit, qu’on physiques ou virtuels. joue là-dessus quand parallèlement il y a des vraies Cette échappatoire psychologique, se ressent guerres » (Aline). Ce rejet se fait au profit de jeux et également dans la pratique même des jeux vidéo. d’expériences plus fantastiques qui peuvent Ainsi, en termes d’expériences de consommation, la pourtant présenter le même niveau de violence : gameuse se trouve totalement absorbée par une « Left 4 Dead où tu tires sur des choses qui n’existent consommation immersive, expérience de flow pas, c’est des zombies quoi ! Alors que…ça n’existe (Csikszentmihalyi et Lefevre, 1989 ; Hsu et Lu, pas ! Je veux dire c’est un truc qui est pas rattaché à 2004) : « Il y a beaucoup de failles temporelles quand la réalité » (Emmanuelle). je joue aux jeux vidéo. Des fois tu as l’impression de Ensuite, la pratique du jeu, doit être adaptée à jouer on dit ‘juste 5 minutes’ en fait on se rend cette différence de sexe. A titre d’illustration, avec compte que ça fait 2 heures qu’on a dit que ça faisait le jeu online il est plus simple de passer pour un 5 minutes. Ouais, c’est ça qui est bien » (Frédérique). homme en incarnant des personnages masculins et La recherche expérientielle est le point commun à en se comportant comme tel. « Je joue une fille mais tous les récits des gameuses quand elles décrivent je dis pas que je suis une fille, je parle au masculin. leur pratique. Elle comprend deux dimensions : le Pour me préserver, on a toutes eu le relou qui te suit défouloir et l’évasion. Ce que l’on retrouve sur le parce que tu es une gonzesse » (Solenn). Une plan sémantique : « défouloir, refuge, se couper, ma seconde stratégie consiste à se mettre en arrière- bulle, s’échapper, échappatoire, s’évader, sortir, plan de l’équipe, en choisissant des postes moins évacuer, immersion, immerger, déconnecter, autre exposés ; Constance par exemple est guérisseuse : monde, sphère parallèle » et qui s’oppose aux mots un poste défensif de healer soit une catégorie de utilisés pour décrire la société qui renvoient au thème classes de personnages dont le rôle consiste à de la contrainte « pression, codes, impose, emmerdes, soutenir, guérir et soigner ses compagnons d’armes). que travailler, dormir, manger, réalité, sérieuse, La pratique hors ligne est également une bonne soumis, subis, obligation, obligée, travailler, devoir, façon de s’approprier la pratique intensive, et contraintes, métro-boulot-dodo, mal nécessaire, permet d’exprimer une différence entre les sexes responsabilités, normes ». Ces dimensions dans cette activité. Notamment, la pratique solitaire concourent au sentiment de différence au groupe protège du jugement et se trouve associée à un social et forment, dans l’esprit de ces femmes, une sentiment de liberté (Camille) ou et de refuge prédisposition à être hardcore gameuse. (Solenn). Cette pratique influe donc sur les choix de consommation en portant la demande sur des jeux L’appropriation et différenciation des rapports aux avec un contenu narratif riche et long, tels que les jeux. Malgré des compétences techniques égales, jeux de rôles et les jeux d’action-aventure ou jeux
Tiercelin et Remy 9 Tableau 2. Les jeux des narratrices. Narratrices Jeu préféré Genre préféré Jeu le moins aimé Genre le moins aimé Constance World of Warcraft MMORPG PES Sport Gaëlle Champion Online MMORPG Léa Passion Fille Frédérique Série Zelda Action-aventure Sega Rally Course Camille Team Fortress 2 FPS Call of Duty FPS Amélie Morrowind RPG Barbie Gestion Emmanuelle Resident Evil Action-aventure Call of Duty FPS Vanessa Heavy Rain Action-aventure Call of Duty FPS Aline Assassin’ Creed Action-aventure Pes/Fifa Sport Solenn Death Spank RPG Fifa Sport Maeva Darksiders 2 Action-aventure Jeux de filles Julie Guild Wars 2 RPG Anna Assassin’ Creed Action-aventure Counter Strike FPS de survie qui semblent préférés par les gameuses se définit comme un joueur, qui se trouve en interrogées. parallèle, être une femme. Afin d’éviter la stigmatisation, la gameuse se « féminise » et dissimule sa pratique dans le social, et joue Trois expériences de socialisation à « comme un homme » lors de sessions des pratiques de jeu vidéo limitées dans l’espace et le temps. À partir de nos récits biographiques et des différents •• Type vraie fille (catégorie langagière : « une parcours rencontrés, nous avons identifié trois fille qui joue à des jeux de mecs » ; « vraie types-idéaux (garçon manqué, fille camouflée, fille » ; « j’assume ma féminité » ; « féminine » ; vraie fille) qui permettent de rendre compte et de « une femme d’abord » ; « rester féminine ») : définir la configuration et la distribution des La gameuse se définit comme « une femme schèmes identitaires à partir notamment de qui joue », c’est-à-dire, assume son caractère catégories langagières (Dubar, 1998a) et de types de féminin dans l’univers des jeux et dans les rapports à la norme de marché : interactions sociales. Ce comportement implique un dévoilement qui conduit les •• Type garçon manqué (catégorie langagière : gameuses à se rassembler et peut conduire à « garçon manqué » ; « avoir des couilles » ; assumer un rôle de porte-parole. « vrai joueur » ; « hardcore gamer » ; « attitude de mec » ; « fille-garçon » ; « vrai Le garçon manqué. « Les gens veulent ressembler à mec ») : La gameuse se définit par des tout le monde, ils ont besoin de se sentir normaux qualités que l’on attribue généralement aux […] les autres mères de famille quand je vais cher- hommes. Ces qualités sont perçues comme cher mon fils chez la nounou je leur ressemble pas des prédispositions naturelles. La pratique des masses niveau dégaine, loisirs, on a pas la même des jeux vidéo s’inscrit alors dans cette vie. C’est sûr […] mes voisines, elles ont des logique « à force de l’entendre, j’ai fini par gamins, elles sont à la maison avec leur gamin, l’intérioriser » (Camille). Afin d’éviter la putain, avec leurs bonnes manières, leur emploi du stigmatisation, les interactions sociales sont temps, à telle heure les emmener à l’école, les cher- réduites. cher leur faire à manger, la piscine, les ramener •• Type fille camouflée (catégorie langagière : faire les courses, putain, je le ferai jamais de ma vie « déguisée » ; « cachée » ; « gommage » ; […] J’en fais exprès de pas être comme tout le « camouflée » ; « mise en scène », « jouer à monde et je me rends compte que je ne corresponds la fifille » ; « faire semblant ») : La gameuse pas avec la plupart des gens. Faut sortir le soir, boire
10 Recherche et Applications en Marketing des bières, jouer aux jeux vidéo, écouter de la c’est dommage parce que malheureusement c’est la musique trop fort c’est ça qui est bien » (Solenn). réalité des choses » (Anna). Souvent peu diplômées et/ou issues d’un milieu populaire, les garçons manqués de notre échantillon La fille camouflée. « Je me sens différente, les jeux se trouvent dans la situation sociale la moins vidéo c’étaient pour les mecs, les filles elles ont des confortable. Solenn, Anna, Camille, et Gaëlle se Barbies. J’ai vécu la pression de la fille qui joue aux définissent au regard d’un comportement masculin. jeux vidéo et la pression de pas tomber dans l’en- Comme leurs homologues masculins, elles ont une grenage d’être un garçon manqué, j’étais la seule pratique de jeu très intensive : « l’heure à laquelle fille mais il fallait que je garde mon identité de les gens vont s’installer devant leur télévision pour femme […] Il faut aller au boulot, il faut avoir une regarder un film. Ben moi au lieu de regarder un vie sociale » (Emmanuelle). film je vais jouer » (Gaëlle). Cherchant à valoriser Emmanuelle, comme Vanessa, Aline et Constance, leur masculinité, elles se définissent comme peu représentent les hardcore gameuses qui ont fait le féminines et visent surtout l’intégration et la choix inverse du garçon manqué : une volonté légitimité dans le groupe de joueurs. Ainsi, ces d’intégration au monde social très forte, en jouant femmes doivent s’entraîner, jouer régulièrement et d’un côté, le rôle attendu de la femme et par un de façon compétitive pour se maintenir dans le cloisonnement des pratiques de jeux hardcore, de groupe. Dans ce cadre, la pratique intensive, est l’autre, qui implique une expérience de socialisation au-delà du loisir, elle devient une obligation, il faut par le jeu très limitée : « Parce que tu vois elles m’ont être bon car « normalement les filles dans les jeux demandé d’aller faire les soldes j’ai dit : non j’ai pas vidéo sont nulles » (Gaëlle). Finalement, en refusant de thune et je me suis ramenée avec 100 euros de la norme féminine sociale, réfugiées dans les jeux jeux. Je vais pas le dire. Elles vont toutes me faire la vidéo, le groupe est le plus fermé possible à la gueule ! Je cloisonne, bien sûr, de toute façon je suis collectivité et aux individus, qui de leur point de obligée ». Dans cet univers, la pratique des jeux vue, lui sont soumis : « Quand tu vas sur Internet tu vidéo est masquée, solitaire et adaptée aux contraintes es un futur accroc au Prozac, à partir du moment où sociales et professionnelles. Ainsi, concrètement, tu as un ordinateur, ou que tu as un téléphone Emmanuelle, doctorante en biologie, décide de portable, enfin voilà, ce genre de personnes-là, ils paraître la plus féminine possible dans son sont convaincus qu’il faut les pendre haut et court ! environnement social quotidien : maquillage et tenue Quand je me retrouve face à des gens comme ça, je vestimentaire adaptée. Cette technique conduit à les laisse, vas-y reste dans ton […] Je suis pas du élaborer une stratégie de gommage pour continuer la tout sectaire, je les plains parce que c’est pas une pratique intensive de jeux vidéo. Car il faut pouvoir vie, moi j’estime que c’est pas une vie, qu’il faut passer d’un rôle à l’autre : ne pas exposer son identité aussi s’amuser, se détendre, se relaxer, si ta détente féminine dans le jeu et son identité de gameuse dans c’est de passer l’aspirateur en rentrant du taf, et la vie quotidienne. La difficulté de participer à bah…c’est triste… ». Alors, ces gameuses tiennent certaines sorties collectives (tournois, conventions, à se différencier aussi bien des autres joueurs espaces fréquentés par les joueurs) pour ne pas (appelés casus : joueurs non réguliers « plutôt les s’exposer, ainsi que la moins grande disponibilité à gens qui ont la Wii qui jouent à Mario Kart avec jouer qu’entraînent les obligations professionnelles, leurs potes/ceux qui écoutent le rap et qui jouent amènent une rupture avec la communauté des joueurs : aux jeux de foot/ceux qui vont jouer ‘comme ça’, le « des vraies filles qui savent pas que je joue. Je joue soir avec les enfants ») que des femmes non toute seule et je fais pas de jeux en ligne. Je sais pas joueuses. A ce titre, ces autres sont alors qualifiés si c’est que moi. Je me demande s’il y a beaucoup de par l’emploi de termes péjoratifs ou sexuels : « Les gens qui sont comme moi en fait ? En jeu vidéo ? femmes sont des potiches ? Ben c’est vrai quand tu Parce que je suis une joueuse isolée, je ne sais pas sors dehors, en vérité la grande majorité elles sont si… je suis pas seule alors ? ». Le camouflage social comme ça dans la réalité. Il faut le reconnaitre aussi. et la fragmentation de la consommation sont La majorité des filles ne veulent pas le reconnaitre, omniprésents. Il faut recourir, pour celles qui jouent
Tiercelin et Remy 11 en ligne, au choix d’un pseudonyme masculin ou l’objectif de se « donner une chance à cette sans signification de genre : Yosh (Camille) s’inspire deuxième vie » (Maeva) : se sentir moins seules, de Yoshi (personnage en forme de lézard/dragon créé mieux comprises et plus protégées par la formation par Nintendo). d’une communauté. Les porte-parole sont des gameuses qui, par leur dévoilement, ont également La vraie fille. « J’assume plus. Avant il y avait tout le acquis de la notoriété auprès de celles qui doivent temps le côté le jeu vidéo c’est naze, ce côté-là, « tu encore avoir une pratique dissimulée. joues aux jeux vidéo, tu vas tuer cinquante per- Ces trois configurations identitaires – garçon sonnes dans la rue » alors que moi je sais que, moi manqué, fille camouflée, vraie fille – nous montrent, j’adore des jeux, j’adore les beat’em all2 quoi God d’un point de vue pratique, comment s’organisent of War, c’est un défouloir monumental. J’adore ce les différentes stratégies de gestion du risque de jeu-là. On peut dire que j’ai fait un coming out (…) double sanction du marché. De façon plus théorique, c’est pas énorme mais tout ça, ça a changé pas mal elles nous permettent de discuter de la façon dont le de choses. Dans ma façon de voir le jeu vidéo. Et genre peut être employé comme ressource c’est aussi le fait d’être sur Paris. Ça m’a permis identitaire. d’être avec des gens qui étaient pareils, rencontrer plus de personnes qui partagent la même passion que lorsque j’étais adolescente au fin fond de ma Discussion Bretagne, où tu as moins de possibilités de voir du Cette recherche propose d’examiner la construction monde » (Frédérique). identitaire des consommatrices soumises à des Cet ensemble, composé de Julie, Maeva et assignations de genre produites par les leviers Frédérique, regroupe des hardcore gameuses qui d’actions marketing. Autrement dit, cela nous vivent ouvertement leur passion. Ces narratrices se permet de converser avec des travaux qui ont abordé sont parfois installées à Paris, vivant mieux leur la question de la construction identitaire à partir de passion dans une communauté de gameuses. Elles la mobilisation par les consommateurs des se rassemblent afin d’échapper à la désignation. ressources mises en marché par les offreurs. Les femmes de ce groupe assument leur identité Ainsi que nous l’avons souligné, le secteur du jeu sexuelle et leur pratique intensive du jeu vidéo. Il vidéo à gros budget valorise la masculinité et renforce s’agit du seul groupe à déclarer jouer à des jeux les identités de sexe (Pasquier, 2010). Cette d’hommes, mais aussi aux jeux féminins, qui dominance masculine et stéréotypée se retrouve dans ciblent les femmes (« Les Sims, c’est mon jeu de les contenus, les personnages, les thèmes proposés fille, j’adore mais j’assume ») car elles ont fait le (Lignon, 2015) ainsi que dans les comportements choix de se dévoiler. Ce qui émerge des récits, c’est attendus en jeu. Soutenue par des outils et réflexions un moment de joie intense, synonyme de libération marketing, elle favorise une violence symbolique qui identitaire, de rencontre, et de changement de vie et entretien une forte segmentation genrée dans le qui s’apparente alors au mode de vie communautaire, marché (Putrevu, 2001). à l’instar du phénomène de gaytrification (Giraud, 2010). Le marché et la violence symbolique La gameuse « vraie fille » peut acquérir éventuellement un statut de porte-parole : le La violence symbolique qui apparaît dans la dévoilement conjugué à la réussite sociale. Ainsi, consommation intensive de jeux vidéo perpétue la Salomé fait l’objet de l’admiration des narratrices domination masculine de l’ordre du monde ; elle que nous avons rencontré : « Salomé, elle l’assume reproduit une acceptation des règles tacites mais, elle a réussi à développer ses spécificités proposées comme légitimes et qui s’imposent dans qu’elle a de jouer aux jeux vidéo. Et d’en faire, un champ (Bourdieu, 1988). C’est en ce sens, que quelque part, son métier parce que voilà, elle a l’on peut voir l’injonction institutionnelle du réussi elle est à la télé » (Amélie). Ces gameuses marché comme une forme de violence symbolique ; passent alors par une sorte de coming-out avec autrement dit ici comme « l’organisation patriarcale
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