Mayday Vol AF 447 Rio-Paris, reconstitution des minutes qui ont précédé le crash
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ACTUALITÉS f t p j n (/inscription) CULTURE POP (/culture) PEOPLE (/people) ACTUALITÉS (/actualites) STYLE (/style) LE MAGAZINE (/magazine) VIDÉOS (/video) ¿ ACTUALITÉS (/actualites) - INTERNATIONAL (/actualites/international) MIS À JOUR LE 20/01/2015 À 17:12 | PUBLIÉ LE 20/01/2015 À 17:12 Mayday Vol AF 447 Rio- Paris, reconstitution des minutes qui ont précédé le crash Pendant la nuit du 31 mai au 1er juin 2009, le vol AF 447 Rio-Paris sombrait dans l’océan Atlantique avec 228 personnes à bord. Que s’est- il passé ? Quelle fut la part de l’erreur humaine et celle des problèmes techniques ? William Langewiesche a eu accès aux conversations des
pilotes enregistrées dans le cockpit. Pour la première fois, il reconstitue les minutes qui ont précédé le crash. La marine brésilienne recherche l'épave du vol AF 447 (ici la dérive aux couleurs d'Air France), le 8 juin 2009, une semaine après A l'accident. SUR PHOTOLE MÊME SUJET AFP u dernier jour de mai 2009, alors que la nuit enveloppait l’aéroport de Rio de Janeiro (http://www.vanityfair.fr/style/savoir-vivre/diaporama/les-plus-belles-plages-de-rio-de- janeiro/5363#les-plus-belles-plages-de-rio-de-janeiro-5), les 216 passagers en partance pour Paris ne soupçonnaient pas qu’ils ne reverraient jamais la lumière. Ni que certains d’entre eux resteraient prisonniers de leur siège pendant deux ans, avant d’être retrouvés morts, par 4 000 mètres de fond en plein océan Atlantique. Le vol 447 Cinéma (http://www.vanityfair.fr/actualites/international/articles/disparition-du-vol-mh-370-le-point-sur- « Une Merveilleuse Histoire du Temps » : le biopic est-il le lenquete/13396)d’Air France comptait également neuf hôtesses et stewards ainsi que trois pilotes. genre-roi des Oscars ? Des professionnels bien entraînés, prêts à avaler plus de 9 000 kilomètres et environ onze heures de (/culture/cinema/articles/une- merveilleuse-histoire-du-temps- vol, à bord d’un Airbus A330 de l’une des meilleures compagnies aériennes du monde, dont les le-biopic-est-il-le-genre-roi-des- oscars-/23651) Français sont si fiers. Aujourd’hui encore, malgré les boîtes noires retrouvées au fond de l’eau, les comptes rendus techniques et l’enquête judiciaire, l’enchaînement fatal paraît toujours aussi Le sauveur malien de l'Hyper incompréhensible : un incident minime, une brève perte des données de vitesse, un accroc dans le Cacher est naturalisé français : « Les gens me prennent pour un système d’information auraient précipité la chute de l’appareil. Cela peut sembler absurde mais les héros mais je ne suis pas un pilotes se sont laissés dépasser par les événements. héros, je suis Lassana. » L'émouvant discours de Lassana Quand on a tenté d’avancer des explications, la piste de l’incompétence de l’équipage a été Bathily, sauveur malien de l'Hyper Cacher : «Je ne suis pas rapidement écartée : après tout, les pilotes n’étaient plus là pour s’expliquer. Il reste que leur un héros» incapacité à faire face aux incidents en dit long sur le paradoxe des progrès de l’aéronautique depuis (/video/actu/videos/le-sauveur- malien-de-lhyper-cacher-est- quarante ans. D’un côté, l’automatisation généralisée du pilotage a réduit considérablement le naturalis-franais-les-gens-me- nombre de situations de crise ; de l’autre, elle a affaibli les -capacités de réaction des pilotes. Voilà prennent-pour-un-hros-mais-je- ne-suis-pas-un-hros-je-suis- pourquoi la disparition du vol AF 447 est un cas d’école qui ne laisse pas d’interroger les lassana-/8074) observateurs. (Les deux juges parisiens chargés de l’enquête ont terminé leur instruction au mois de juin 2014 mais l’affaire n’a pas encore été renvoyée devant un tribunal. Les groupes Air France et Ce mois-ci dans Vanity Fair L'édito de Michel Denisot : Airbus ont été mis en examen pour « homicide involontaire ». Un procès Clint Eastwood, masculin (http://www.vanityfair.fr/actualites/france/articles/pv-audition-sarkozy-affaire-bettencourt-herzog- éternel (/actualites/france/articles/l- lantuas-youpatchou/122) en correctionnelle pourrait se tenir en 2015. Tant qu’aucun jugement n’a edito-de-michel-denisot/23647) été rendu, on ne peut pas considérer que la vérité a été établie sur le déroulement des faits.) #IamCharlie L’équipage est arrivé à Rio (http://www.vanityfair.fr/video/cinema/videos/oss-117-rio-ne-rpond- «Charlie Hebdo» : le Congrès plus-rateau/2683?page=6) trois jours auparavant. Ses membres ont séjourné au Sofitel de américain brandit des crayons durant le discours sur l'état de Copacabana. C’est une escale particulièrement prisée chez Air France. Le plus jeune des copilotes, l'Union (/monde-de- Pierre-Cédric Bonin, 32 ans, est accompagné de son épouse, tandis que leurs deux fils sont restés à vf/articles/charlie-hebdo-le- congres-americain-brandit-des- la maison. Le commandant de bord, Marc Dubois, 58 ans, partage la chambre d’une hôtesse de l’air crayons-durant-le-discours-sur- (qui n’est pas de service ce jour-là), chanteuse d’opéra à ses heures perdues. Le rapport d’accident letat-de-lunion/23646) ne mentionnera rien de la vie privée du commandant, comme si la fatigue n’avait joué aucun rôle au En évoquant l'apartheid social, cours du drame. Durant sa carrière, Marc Dubois a grimpé un à un les échelons et piloté de Manuel Valls n'est pas dans le parler vrai : il a tout faux ! nombreux appareils, avant d’être engagé par Air Inter, compagnie ensuite rachetée par Air France (/actualites/la-chronique-d- en 1990. Il compte environ onze mille heures de vol, dont plus de la moitié en tant que commandant herve-gattegno/articles/en- evoquant-lapartheid-social- de bord. Mais, c’est une chose désormais connue, il n’a dormi qu’une heure la nuit précédant le vol. manuel-valls-nest-pas-dans-le- Et, plutôt que de se reposer, il a passé la journée à visiter Rio avec son amie. parler-vrai-il-a-tout-faux- /23645)
La marine brésilienne recherche l'épave du vol AF 44, le 8 jin 2009, une semaine après l'accident. ©AFP Le vol AF 447 décolle à l’heure, 19 h 29, avec 228 personnes à son bord. L’A330 est un biréacteur plutôt facile à piloter dont le cockpit et le système de contrôle informatisés rendent le voyage tranquille et, dans les situations extrêmes, interdisent aux pilotes de pousser l’appareil au-delà de ses limites. Depuis son lancement quinze ans plus tôt, en 1994, aucun A330 ne s’est jamais écrasé. Dans le poste de pilotage, Dubois occupe le siège de gauche, la place du commandant de bord. Il est le responsable du vol mais n’en prend pas les commandes. Il se contente de gérer les communications, la check-list et l’assistance pour le copilote. Aujourd’hui, c’est Pierre-Cédric Bonin, siège de droite, qui doit assurer le décollage et l’atterrissage. Bonin est un « bébé (http://www.vanityfair.fr/culture/cinema/diaporama/bebes-stars-ou-en-sont-ils-aujourdhui/5597#bebes-stars-ou-en- sont-ils-aujourdhui-16) Air France », principalement formé par la compagnie, puis placé aux commandes d’un Airbus après des centaines d’heures de vol. Ce jour-là, il compte 2 936 heures de vol, avec une expérience limitée, puisqu’il a surtout navigué sur des Airbus équipés d’un système de pilotage automatique. Bonin enclenche justement le pilotage automatique quatre minutes après le décollage. C’est la procédure. Tout le vol est censé se dérouler dans cette configuration jusqu’aux derniers instants avant l’atterrissage. L’itinéraire a été établi en France et mémorisé dans l’ordinateur de bord : l’avion doit remonter la côte brésilienne, survoler la ville de Natal, puis se diriger vers le nord-est au-dessus de l’Atlantique (http://www.vanityfair.fr/monde-de- vf/articles/laffaire-nabilla-vue-du-cote-du-vanity-fair-americain/16483). Altitude prévue : 35 000 pieds (environ 10 000 mètres). La seule inquiétude météo vient d’une ligne de perturbations orageuses dans la zone intertropicale au nord de l’équateur. Les images satellitaires suggèrent une masse peut-être plus forte que d’habitude, avec des orages trop hauts pour être survolés, mais avec d’éventuels passages latéraux. La nuit (http://www.vanityfair.fr/people/hollywood/articles/quand-tout-paris-flambait-aux-bains/15083) est douce et claire. Trente et une minutes après le décollage, le pilote automatique fait monter l’avion à 35 000 pieds, quasiment l’altitude la plus élevée pour cet Airbus compte tenu de la température extérieure et du poids de l’appareil. La vitesse de croisière est programmée à Mach 0,82, soit 280 nœuds (518 km/h). Plus d’un millier de paramètres ont été programmés dans l’ordinateur de vol afin de couvrir la totalité du trajet. L’enregistreur phonique du cockpit est une boucle qui s’efface toutes les deux heures et des poussières – une vieille revendication des pilotes afin de protéger leurs échanges privés. Les conversations retrouvées par les enquêteurs ne commencent donc que deux heures et cinq minutes avant le crash, soit une heure quarante après le décollage. Il est 21 h 09, heure de Rio. Le commandant Dubois et le jeune Bonin se sont installés dans le calme. L’un consulte des documents, l’autre ajuste son siège. À 21 h 24, Dubois prévient qu’il faudra peut-être patienter pour dîner. Bonin répond qu’il commence à avoir faim. Les deux hommes, qui viennent de faire connaissance, se tutoient, comme souvent entre pilotes d’Air France. Une hôtesse entre dans le cockpit pour servir le dîner. « Tout va bien ? » demande-t-elle. Bonin répond, guilleret : « Tutti va bene ! » Dubois reste silencieux. De toute évidence, il a un casque sur les oreilles et écoute de l’opéra. L’hôtesse lui demande : « Et pour vous, tout va bien ? » Dubois : « Hein ? – Tout va bien ? Vous ne voulez pas un café ou un thé ?
– Tout va bien. » Dubois tend son appareil à Bonin et lui propose d’écouter le morceau d’opéra. Bonin ne répond pas : « Non merci. On est en pilotage automatique mais je suis aux commandes. » Ni : « Non merci, la musique de ton amie ne m’intéresse pas. » Il passe le casque, écoute quelques minutes et dit : « Il ne manque plus que du whisky (http://www.vanityfair.fr/culture/cinema/diaporama/les-70-plus-grandes-repliques-du-cinema/5735#les-70-plus- grandes-repliques-du-cinema-la-cite-de-la-peur) ! » L’opéra se termine. Dubois montre une ligne sur une carte électronique et annonce : « C’est l’équateur. – OK. – Tu avais compris, je suppose. » Bonin ne dit pas : « Écoutez, commandant Dubois, j’en suis à ma cinquième rotation sur l’Amérique du Sud. » Il dit : « Je m’en doutais. » Dubois : « J’aime bien sentir la marche. » Bonin acquiesce : « Ouais. » À Recife, au Brésil, l'exposition à la presse des débris récupérés en mer, le 12 juin 2009. ©AFP Une information météo arrive de Paris. Elle décrit la ligne de perturbations qui s’annonce. Aucun des deux pilotes n’en fait mention mais des commentaires ultérieurs indiqueront que Bonin est devenu nerveux. Dubois sème ensuite une certaine confusion en répondant à un contrôleur aérien qui s’adresse à un autre vol Air France, malgré les remarques de Bonin qui lui suggère qu’il se trompe. Quelques minutes plus tard, le contrôleur règle le problème en attribuant au vol 447 une autre fréquence de communication. D’autres malentendus surviennent à propos des demandes de fréquences mais Bonin n’intervient pas. Les conversations (http://www.vanityfair.fr/style/chronique-concierge-masque/articles/comment-relancer- une-conversation-/13114) dans le cockpit sont décousues, la plupart concernent le plan de vol. L’avion survole le port de Natal et se lance à l’assaut de l’océan (http://www.vanityfair.fr/video/cinema/videos/-au-coeur-de-locean-le-mythe-de-moby-dick-au-cinema/5010). Dubois dit : « On n’a pas été emmerdé par les cunimb [les cumulonimbus, des nuages orageux], hein ? » À cet instant, Bonin pourrait dire que la météo l’inquiète mais la porte du cockpit s’ouvre. Une hôtesse demande de diminuer la température en soute parce qu’elle rapporte de la viande dans sa valise. Bonin accepte. Un quart d’heure plus tard, une hôtesse prévient le cockpit par l’interphone : les passagers installés à l’arrière ont froid. Bonin parle de la viande (http://www.vanityfair.fr/style/savoir-vivre/articles/comment-dcrypter/14181) en soute. À 22 h 30, l’avion est loin des côtes et des contrôles radar. Dubois communique avec Atlantico, un point d’appui océanique brésilien. Il donne sa position puis l’heure de contact estimée avec les deux points d’appui suivants. Le contrôleur lui demande de se maintenir à 35 000 pieds. Bonin acquiesce : « Eh ben voilà. » Le contrôleur le remercie. C’est le dernier échange verbal avec la terre ferme. Bonin voudrait traverser la zone de convergence intertropicale à plus haute altitude afin de rester en air calme, en se maintenant si possible au-dessus des nuages. Il regrette que Dubois ait accepté l’altitude qui lui a été recommandée. Il dit : « On va pas tarder pour demander à monter quand même. » Dubois répond « ouais » mais il n’en fait rien. À ses yeux, la zone de convergence ne présente rien de particulier : il y aura sans doute des turbulences mais le plus dur semble évitable grâce au radar météo. Ils pourront se faufiler entre les gros orages. Plus haut, le temps ne sera pas très différent. De plus, l’altitude standard supérieure pour leur vol se situe à 37 000 pieds. Elle apparaît sur l’écran comme le « maximum recommandé » sous l’abréviation rec max. À cette hauteur, la marge de manœuvre serait étroite car l’appareil volerait à une vitesse relativement faible, proche du
décrochage. Or les procédures en vigueur à Air France imposent aux pilotes le maintien de marges maximales en évitant de voler à rec max. Les deux pilotes le savent. L’entêtement de Bonin à vouloir monter à une altitude plus élevée est l’un des mystères (http://www.vanityfair.fr/culture/series/articles/lost-10-ans-story/15772) du vol AF 447. Dehors, tout est noir. Bonin aperçoit le premier orage sur le radar à environ 320 kilomètres. Il dit : « Donc on a un truc droit devant. » Dubois répond à peine : « Oui, j’ai vu ça » et passe à autre chose. Une minute plus tard, il commente la température extérieure, glaciale à cette altitude mais supérieure à la normale de 12 degrés. Bonin : « Oui, oui, toujours, sinon on aurait un accrochage sûrement, plus haut. » Dubois : « Ah oui. » Il lit un magazine, la conversation roule sur un article consacré aux paradis fiscaux. Bonin essaie de se montrer détendu. À 22 h 45, il annonce : « On passe l’équateur. T’as senti la bosse ? – Hein ? – Ah merde. T’as senti la bosse ? – Non. – Ben voilà. » Il n’y a pas de bosse et la nuit est calme alors que l’avion (http://www.vanityfair.fr/video/cinema/videos/si-maman-jai-rate-lavion-etait-un-film- dhorreur/4973?page=10) approche petit à petit des orages. Dubois : « Bon ben... on va prendre les mesures qui s’imposent. » Jamais il ne suggérera plus clairement à Bonin d’imaginer un plan de bataille. Le jeune copilote baisse la lumière dans le cockpit et allume les phares pour éclairer l’extérieur. Ils entrent dans une couche de nuages. Dubois prend l’appel d’une hôtesse. Elle veut dormir un peu. « Oui ma puce », répond-il avant de raccrocher. Malgré les orages qui s’annoncent sur le radar, aucun éclair à l’horizon. Les turbulences restent légères, pas besoin pour l’instant de dévier de la route prévue. Bonin : « Ça aurait été bien de monter, là, hein ? » Dubois : « Ouais, si ça turbule. » Il pense en fait à des turbulences, jamais rencontrées d’après les conclusions du rapport d’enquête. Dubois, qui se réfère à un règlement de l’aviation civile sur la distance maximale entre l’appareil et les aéroports de déroutage au-dessus de l’océan, marmonne : « Bon ben, on arrive dans la zone Etops, alors... Dans la zone de la mort. (http://www.vanityfair.fr/people/hollywood/articles/brittany-murphy-mort-suspecte-sous-la-douche/1666) » « Ouais, exactement », acquiesce Bonin. L’électricité statique autour de l’avion provoque des grésillements dans la radio. Bonin a le sentiment de voler près de la partie supérieure de la couche nuageuse. Il suggère à nouveau de grimper : « On essaie de demander le 3-6 [36 000 pieds] non standard ? Parce qu’on est vraiment à la limite... Déjà, le 3-6, ce serait bien. » Pour une fois, Dubois parle clairement : « On va attendre un peu si ça passe. » Des feux de Saint-Elme [phénomène physique qui annonce la foudre] dansent sur le pare-brise. Le gros de l’orage est encore à venir. Le jeune copilote est inquiet. Mais Dubois décide d’aller dormir. Alain Bouillard, l’expert français chargé de l’enquête, me dira : « Si le commandant de bord était resté à son poste dans la zone de convergence intertropicale, ça n’aurait retardé sa sieste que d’un quart d’heure et, compte tenu de son expérience, l’histoire se serait peut-être terminée autrement. Je ne crois pas qu’il ait quitté son poste parce qu’il était fatigué. C’est plutôt une habitude, ça fait partie de la culture (http://www.vanityfair.fr/culture/art/diaporama/idees-cadeaux-noel-beaux- livres-coffret-dvd-culture/6236#idees-cadeaux-noel-beaux-livres-coffret-dvd-culture-41) Air France du pilotage. En quittant son poste, il n’a enfreint aucune règle mais ça reste surprenant. Quand vous avez la responsabilité d’une mission, vous ne partez pas en vacances au moment le plus important. » L'enquêteur Alain Bouillard présente la boîte noire (qui esr orange). ©AFP
Juste avant 23 heures, heure de Rio, Dubois rallume le poste de pilotage, limitant la vue de l’extérieur, et appelle la cabine de repos, située à l’arrière du cockpit et composée de deux couchettes. Un second copilote s’y repose et répond par un coup sur la cloison. David Robert a 37 ans. Lui aussi est un « bébé Air France » mais il est plus âgé que Bonin et possède deux fois plus d’expérience. Il est diplômé de l’École nationale de l’aviation civile, l’une de ces écoles qui forment l’élite des pilotes. Il vient d’intégrer l’encadrement de la compagnie, plus précisément le centre de contrôle des opérations. Il a choisi ce vol pour conserver son habilitation à piloter. Il a assuré le départ de Paris et posé l’avion à Rio, son premier atterrissage depuis trois mois. Il entre dans le poste de pilotage deux minutes après avoir répondu au commandant. Dans l’intervalle, et sans que Robert ne le sache, Dubois a délégué à Bonin son commandement pour la durée de sa sieste. Il le lui apprend de manière pour le moins indirecte. Il dit : « Euh, qui c’est qui pose [l’avion], c’est toi ? » Puis, au sujet de Robert : « Bon ben, il va prendre ma place. » Il désigne apparemment le siège de gauche, celui du « pilote non aux commandes ». Cela pourrait aussi signifier qu’il est le commandant en fonction si Dubois n’ajoutait à l’adresse de Bonin : « T’es PL [pilote de ligne], toi ? » Il lui demande s’il est capable de piloter avec les commandes. Il est étrange que Dubois n’en sache rien. Quoi qu’il en soit, Bonin répond « Ouais » et plus rien ne se dit à ce propos, comme si la question était réglée. Robert prend le siège de Dubois. Il sait que Bonin tient les commandes mais suppose peut-être, puisque rien ne lui suggère le contraire, qu’il assumera lui-même les fonctions de commandant dans la mesure où il est le plus expérimenté. Bonin lui fournit quelques informations sur le vol et Dubois quitte le cockpit. Telle est la situation à bord du vol AF 447 au moment où il approche des orages équatoriaux, à 35 000 pieds, au beau milieu de l’Atlantique et en pleine nuit. À l’arrière, 225 passagers ; la plupart dorment sans doute. À l’avant, un commandant soucieux de rattraper du sommeil en retard et deux copilotes dont l’un est excessivement nerveux et l’autre présent pour faire ses heures de vol. Si tous trois avaient été interrogés, chacun aurait assuré qu’il avait délégation du commandement. À propos de Bonin et de Robert, l’enquêteur Bouillard parlera d’énigmes. Il dira : « Parfois, deux pilotes, c’est moins efficace qu’un seul. » Il aurait pu dire « trois », en comptant Dubois. II. RESSOURCES HUMAINES DANS LE COCKPIT Dans la brève histoire de la sécurité aérienne, les années 1950 ont marqué un tournant avec l’apparition des avions à réaction, beaucoup plus fiables et faciles à piloter que les monstres équipés de moteur à pistons. Les deux décennies suivantes, le nombre d’accidents imputables à des pannes mécaniques ou à des mauvaises conditions météo a significativement diminué. Cet énorme progrès a entraîné l’explosion des voyages aériens. Une nouvelle réalité s’est cependant dessinée dans les années 1970. Le nombre des accidents a diminué mais ceux qui se produisent encore sont presque tous imputables aux pilotes, ces héros qui avaient jadis bravé les dangers mécaniques et météorologiques. Le problème est mondial. En Europe et aux États-Unis, un petit nombre de spécialistes – des chercheurs, régulateurs, enquêteurs, pilotes d’essai et ingénieurs – se sont mis à étudier le sujet. Ils ont remis en cause le pouvoir des pilotes, qui venaient de se lancer dans un combat d’arrière-garde (toujours d’actualité) contre la baisse de leur salaire et la dépréciation de leur statut. En clair, les heures de gloire des pilotes étaient comptées. À la fin des années 1970, une petite équipe de chercheurs de la NASA, installée à Mountain View, Californie, a lancé un contrôle systématique de l’aptitude au pilotage. L’un d’eux était un jeune psychologue et pilote privé, John Lauber, futur membre du Conseil américain de la sécurité des transports pendant dix ans puis responsable de la sécurité des produits chez Airbus en France. Pour la NASA, Lauber a passé des années dans les cockpits. Il observait, prenait des notes. À l’époque, la plupart des équipages comptaient un mécanicien assis derrière les pilotes et chargé des systèmes électriques et mécaniques de l’avion. Lauber a décelé une tendance à l’autoritarisme chez les commandants de bord : la plupart d’entre eux étaient de vieux réactionnaires qui ne toléraient aucune intervention de leurs subordonnés. Dans les cockpits, les copilotes pouvaient s’estimer heureux si par miracle ils touchaient aux commandes. Lauber m’a raconté le jour où il a pénétré dans la cabine de pilotage avant l’arrivée du commandant. Le mécanicien lui a dit : « Je suppose que vous êtes déjà entré dans un cockpit. – Euh, oui. – Mais vous ne savez peut-être pas que je suis le “conseiller sexuel” du commandant. – En effet, je l’ignorais. – Ouais, parce que dès que je dis quelque chose, il me répond : “Si j’ai besoin de ton fucking conseil, je te sonnerai.” »
Les « unes » de la presse brésilienne, le 2 juin 2009. ©AFP À la Pan American World Airways, qui a été longtemps la compagnie américaine de référence, ce genre de commandants de bord était surnommé « clipper skippers », comme les marins des prestigieux voiliers des années 1930. La NASA (http://www.vanityfair.fr/actualites/international/articles/asuivre-la-nasa/13659) a convaincu la Pan Am de tester vingt équipages volontaires de Boeing 747 sur des simulateurs de vol. Le scénario prévoyait un décollage de routine depuis l’aéroport JFK de New York pour un vol trans-atlantique au cours duquel surgiraient divers problèmes qui contraindraient le commandant à revenir à l’aéroport. Ce programme avait été imaginé par un physicien et pilote britannique, Hugh Patrick Ruffell Smith. John Lauber a participé à cette expérience. La simulation était aussi réaliste que possible, irruption des hôtesses et mauvais café compris. Lauber m’a expliqué qu’à la Pan Am, les chefs des opérations trouvaient le scénario (http://www.vanityfair.fr/monde-de-vf/articles/gawker-accuse-davoir-fait-fuiter-le-script-de-tarantino-reclame-labandon-des-poursuites/13311) trop simple. « Ils disaient : “Écoutez, ces gars sont entraînés. Vous ne tirerez rien d’intéressant de tout ça.” Eh bien, on a vu des tas de choses intéressantes qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les aptitudes physiques du commandant (ses performances, le manche à balai en main) ni avec sa maîtrise des procédures d’urgence. Elles mettaient en cause sa manière de diriger son équipage et de gérer la communication à bord, comme le fait de s’assurer que le mécanicien remplissait bien sa mission, que le copilote s’occupait bien de la radio, pendant que lui gardait l’esprit clair pour prendre les bonnes décisions. » À l’époque, tout reposait sur les épaules des commandants de bord. Certains étaient des chefs (http://www.vanityfair.fr/monde-de-vf/articles/gawker- accuse-davoir-fait-fuiter-le-script-de-tarantino-reclame-labandon-des-poursuites/13311) nés et leur équipage travaillait bien mais la majorité était des clipper skippers : leur équipe perdait les pédales sous la pression et commettait de dangereuses erreurs. En juin 1979, Ruffell Smith a publié ses conclusions dans un rapport fondateur : « Mémorandum technique de la NASA no 78482. » L’essentiel du rapport était consacré à la gestion de l’équipage. À rebours de la longue tradition de l’aviation, il mettait en cause la mauvaise communication à l’intérieur du cockpit dans presque tous les cas d’accidents, comme une autre étude menée par la NASA. Les compagnies aériennes ont salué ces travaux. En 1979, la NASA a organisé à San Francisco un séminaire de formation sur le sujet, auquel ont participé des compagnies du monde entier. Pour décrire cette nouvelle approche, Lauber a imaginé un intitulé accrocheur : Cockpit Resource Management ou CRM, sigle devenu depuis lors celui de Crew Resource Management (gestion des ressources équipage, plus seulement du cockpit). L’idée était de développer une culture de la cabine moins autoritaire, avec une hiérarchie capable d’encourager une approche participative. Les copilotes, désormais appelés « premiers officiers », pourraient régulièrement prendre les commandes et donner leur avis si le commandant de bord commettait une erreur (http://www.vanityfair.fr/actualites/la-chronique-d-herve-gattegno/articles/desir-au-ps-cetait-une-erreur-au-gouvernement-cest- une-faute/13674). Ces derniers devraient aussi admettre qu’ils pouvaient se tromper et demander conseil. Il s’agissait d’accorder plus d’importance au travail d’équipe. On appelait ça « l’entraînement type vol de ligne ». Comme prévu, ces nouvelles idées se sont heurtées à la résistance des pilotes confirmés. Nombre d’entre eux ont dénoncé les analyses de la NASA comme du « psycho bla bla » et caricaturé les premiers séminaires comme des séances de magie. Ils ont répété que leur compétence et leur autorité constituaient le vrai rempart entre les passagers et la mort. Mais petit à petit, ces pilotes sont partis à la retraite. Dans les années 1990, le CRM et le travail en équipe sont entrés dans les pratiques, même s’ils n’étaient pas toujours parfaitement respectés. Certes, l’effet sur la sécurité est difficile à évaluer, dans la mesure où ces innovations sont indissociables d’autres progrès. Mais le CRM a été considéré comme une réussite : cette méthode s’est même répandue dans d’autres activités telle que la chirurgie (http://www.vanityfair.fr/people/hollywood/diaporama/la-chirurgie-esthetique-des-stars-a-hollywood-avant-et-aprs/5918#la-chirurgie-esthetique-des-
stars-a-hollywood-avant-apres-24), où les médecins ne sont plus considérés comme des dieux. Dans l’aviation, la formation a changé, les copilotes ont pris du pouvoir et le maniement des commandes s’en est trouvé démystifié. Mais le point le plus important qui nous ramène au vol AF 447, c’est que la conception même du cockpit d’un Airbus, ou de n’importe quel Boeing récent, repose désormais sur une communication claire et un travail d’équipe. Si ces principes ne sont pas respectés, un simple incident peut virer à la -catastrophe. Les principes du CRM, inventés aux États-Unis, conviennent naturellement aux pays de culture anglo-saxonne. Ils ont cependant eu plus de mal à se décliner en Asie où ils s’opposent aux traditions hiérarchiques et au respect des anciens. Ainsi, en 1997, quand un Boeing 747 de la Korean Air a percuté une colline en pleine nuit à l’approche de l’île de Guam, ni le copilote ni le mécanicien n’ont osé contredire le commandant de bord, alors qu’ils savaient pertinemment que l’avion descendait trop. L’accident a fait 228 morts, et d’autres drames similaires se sont produits en Asie. À Air France, si l’on en juge par l’ambiance dans le cockpit du vol AF 447, les principes égalitaristes de la NASA ont accouché d’un style de pilotage décontracté. Les copilotes tutoient le commandant même si celui-ci fait toujours ce que bon lui semble. Un cadre supérieur d’Airbus m’a dit qu’en France, comme dans les pays moins développés, et contrairement à la Grande-Bretagne et aux États-Unis (http://www.vanityfair.fr/style/savoir-vivre/diaporama/la-maison-la-plus-chere-des-etats-unis/18482#la-maison-la-plus-chere-des-etats-unis-1), un pilote fait partie de l’élite, ce qui le rend difficile à diriger. Bernard Ziegler, pilote d’essai français (http://www.vanityfair.fr/actualites/pouvoir/diaporama/les-franais-les-plus-influents-du-monde/6170#les-franais-les-plus-influents-du-monde-32) visionnaire et ingénieur pour Airbus, m’a un jour éclairé : « D’abord, il faut comprendre leur mentalité. – Vous pensez qu’ils sont arrogants ? – Certains le sont. Et ils ont le défaut d’être trop payés. – Donc aucun risque d’avoir des pilotes pareils aux États-Unis ! » Ziegler ne plaisantait pas. Il a ajouté : « Les syndicats considèrent que les pilotes sont parfaits, vivants ou morts. » Le trajet du vol AF 447 jusqu'à sa disparition des écrans radar. ©AFP Dans le cas du vol AF 447, les syndicats ont estimé qu’il était indécent de mettre en cause des pilotes disparus (http://www.vanityfair.fr/culture/cinema/articles/robin-williams-la-guerre-perdue/15235), désormais incapables de se défendre. Une association de familles de victimes a même pris leur parti. C’est un classique dans l’histoire de la compagnie. Lorsqu’en 1953, un Constellation en parfait état s’est écrasé en descendant vers Nice, le père de Bernard Ziegler, alors directeur général de la compagnie, et le patron des pilotes ont été convoqués par le premier ministre. « Quelle erreur votre pilote a-t-il commis ? » leur a-t-il demandé, avant de s’entendre répondre : « Monsieur, le pilote ne commet jamais d’erreur. » Bernard Ziegler esquisse un sourire ironique. Je lui ai parlé peu après l’accident du vol AF 447, avant que l’enregistreur vocal de l’appareil n’ait été retrouvé. La France reste une grande nation aérienne et Ziegler est un patriote mais aussi un homme de son temps. Il se vante d’avoir conçu des avions si faciles à piloter que même sa concierge pourrait en prendre les commandes. Mais à Air France, avance-t-il, la culture du pilotage n’a pas suivi.
III. HORS DE CONTRÔLE Cette nuit du 31 mai 2009, Marc Dubois quitte le cockpit pour aller dormir. David Robert, le plus âgé des copilotes, s’assoit sur le siège de gauche – il n’est pas aux commandes. Pierre--Cédric Bonin, à droite, gère les tâches habituelles. L’avion est en pilotage automatique. Il avance vers Paris à la vitesse de Mach 0,82 et à 35 000 pieds d’altitude. Son angle d’incidence aérodynamique?: le nez légèrement relevé de deux degrés au-dessus de l’horizon et les ailes inclinées d’environ trois degrés. Plus cet angle augmente, meilleure est la portance. Mais s’il devient trop important, le flux d’air se décolle de l’aile et l’avion décroche. C’est ainsi pour tous les appareils quelle que soit leur motorisation. Lorsqu’un appareil décroche, il perd de la portance et ses ailes commencent à battre l’air avec d’énormes traînées, sous l’effet d’une résistance bien supérieure à ce que le moteur peut encaisser. L’avion amorce alors une chute rapide, le nez en l’air dans un déséquilibre difficile à contrôler. La seule solution consiste à réduire l’angle d’attaque en abaissant le nez de l’avion et en plongeant. Cela peut sembler paradoxal, mais c’est une base du pilotage. Comme il est d’usage pour ce genre d’appareil en haute altitude, l’Airbus vole tout près de ce qui pourrait être un angle problématique. Trois degrés de plus, et une alarme sonnerait. Encore cinq et l’avion décrocherait. Tout cela reste théorique : sur un A330, en procédure normale, les systèmes de contrôle de vol interviennent tout seuls pour éviter le décrochage : ils abaissent le nez de l’appareil et poussent les moteurs sans que les pilotes n’aient à agir. Ce cas de figure est extrêmement rare. Généralement, les pilotes n’en font jamais l’expérience, sauf s’ils commettent une grosse erreur de jugement. Chacun des pilotes, Bonin et Robert, surveille ses propres écrans. Le plus facile à lire affiche « cap », « trajectoire », « points d’appui », « vitesse au sol » et « météo détectée par le radar ». Le plus important des écrans reconstitue une vue schématique de l’avion par rapport à la ligne d’horizon, son angle d’attaque (nez vers le haut ou vers le bas), son assiette (ailes penchées d’un côté ou à plat), son cap, son altitude, la vitesse du vent et l’angle de montée ou de descente. Un troisième écran indique à peu près la même chose mais en plus petit. Sur la base de ces merveilles d’information, les pilotes peuvent naviguer la nuit ou dans les nuages, sans rien voir de ce qui se passe devant eux. Lorsque le commandant Dubois rallume le cockpit, l’extérieur, par contraste, redevient sombre. L’avion entre dans une nouvelle couche nuageuse, secoué par de légères turbulences. En cabine, un signal lumineux demande aux passagers de boucler leur ceinture. Bonin appelle le poste avant des hôtesses : « Ouais, Maryline, c’est Pierre, devant. Dans deux minutes, là, on devrait attaquer une zone où ça devrait bouger un peu plus que maintenant. » Il conseille à l’équipage de s’asseoir : « Je te rappelle dès qu’on est sorti de là. » Il ne le fera jamais. Les turbulences augmentent légèrement. Bonin regrette toujours de ne pas pouvoir élever l’avion davantage. Il évoque une nouvelle fois la température extérieure, anormalement élevée : « Standard plus treize. » Puis lâche, sans raison apparente : « Putain la vache ! Oh putain ! » Il est anxieux : « On va être vraiment à la limite de la couche [de nuages]. C’est dommage, je suis sûr qu’avec un 3-6 [36 000 pieds] non standard, ce serait pas mal, hein. » David Robert ne répond pas. Il regarde ses instruments de navigation qui annoncent un orage. Propose : « Tu veux pas altérer un peu à gauche éventuellement ? » Bonin : « Excuse-moi ? » Robert répète : « Tu peux éventuellement prendre un peu à gauche. » Cette fois, la suggestion sonne comme un ordre. Bonin programme vingt degrés sur la gauche. Il commence à prendre en compte l’autorité de Robert sans pour autant s’y soumettre complètement. La fameuse boîte noire, qui est en réalité orange. ©AFP L’avion entre dans une zone de gros temps et le cockpit résonne du bruit de cristaux de glace qui frappent son pare-brise. Bonin abaisse la vitesse de l’avion à Mach 0,8. Robert approuve : « Ça coûte rien. » Les manettes obéissent, la puissance des moteurs diminue aussitôt. L’angle d’attaque augmente légèrement. Les turbulences passent de « légères » à « modérées ». Les bruits de glace persistent.
Les pilotes l’ignorent mais les cristaux s’accumulent sur les trois sondes Pitot, des instruments de mesure de vitesse de l’avion fixées sous le nez de l’appareil. L’obstruction de ces sondes est bien connue sur certains Airbus. Certes, elle ne se produit que dans de rares conditions à haute altitude, et elle n’a jamais provoqué d’accident, mais elle est prise au -sérieux : Air France, qui a alerté ses pilotes du danger, a décidé de -remplacer ces sondes par un nouveau modèle. Les premières sondes viennent d’être livrées à Paris et dorment pour l’instant dans un placard. Sur le vol AF 447, il est déjà trop tard. Les sondes sont rapidement gelées. Ainsi, peu après 23 h 10, les trois indicateurs de vitesse cessent de fonctionner et indiquent des valeurs si basses qu’elles sont invraisemblables. L’altimètre signale un improbable « 360 pieds ». Les deux pilotes n’ont pas le temps de lire ces informations. Puisque les données de vitesse ne sont plus fiables, le pilotage automatique se déconnecte. Premier retentissement d’une longue série d’alarmes, une vraie charge de cavalerie. Le dispositif automatique de commande des gaz se cale alors sur la vitesse réelle. Et les commandes de vol électriques passent du programme normal law au régime inférieur alternate law. La protection antidécrochage disparaît. L’A330 se pilote maintenant de façon manuelle. C’est la réponse logique fournie par la machine. L’avion est stable. Il avance tout droit sans cabrer ni vers le haut ni vers le bas. La puissance est parfaitement programmée pour un tranquille Mach 0,8. Les turbulences sont si faibles que l’on pourrait presque marcher sur les ailes. Hormis un léger problème d’altimètre, seul l’indicateur de vitesse pose problème. Mais il n’altère pas la vitesse. Pas de situation critique. Cet épisode devrait rester un non-événement (http://www.vanityfair.fr/actualites/la-chronique-d-herve-gattegno/articles/la-non- inversion-de-la-courbe-du-chomage-est-un-non-evenement/12861) et passer rapidement. Les pilotes ont le contrôle de l’appareil : s’ils se contentaient de ne rien toucher, ils agiraient exactement comme il faut. Dans un premier temps, l’équipage ne comprend qu’une chose : le pilote automatique est déconnecté. Les légères turbulences font doucement pencher l’appareil. Sur sa droite, Bonin attrape une manette semblable à un joystick de jeux vidéo. « J’ai les commandes », dit-il. Robert répond : « D’accord. » Une alarme dite « C-chord » sonne parce que l’altimètre n’indique plus 35 000 pieds. Il est probable que Pierre-Cédric Bonin serre son manche beaucoup trop fort : l’enregistreur de données de vol montrera que le pilote le manie sans souplesse avec des mouvements trop brusques, comme un conducteur de voiture en proie à la panique. L’avion (http://www.vanityfair.fr/monde-de-vf/articles/comment-peut-on-perdre-un-avion-en- 2014-les-raisons-de-la-disparition/13333) balance de droite à gauche. Peut-être est-ce dû à l’inexpérience de Bonin en mode alternate law, notamment à haute altitude. Peut-être serait-il moins tendu et piloterait-il avec plus de souplesse s’il avait plus de pratique. Le jeune Bonin tire son manche vers l’arrière. C’est peut-être une réaction aux mauvaises indications fournies par l’altimètre. Bonin insiste avec brutalité sur le manche. L’enquêteur Alain Bouillard comparera cette réaction à une position fœtale de réflexe. L’avion réagit en se cabrant vers le haut dans une ascension intenable, perd de la vitesse et accroît son angle d’attaque. (Selon le rapport de contre-expertise demandé par Airbus et versé au dossier judiciaire en avril 2014, la réaction de l’équipage aurait été « inappropriée » après « la perte momentanée des indications de vitesse ». Air France, qui conteste ces conclusions, a déposé un recours afin que cette expertise soit déclarée nulle.) Dans le cockpit Bonin a pris les commandes depuis six secondes quand une brève alarme de décrochage s’enclenche. une forte voix Une voix synthétique et masculine annonce : « Stall » – décrochage. Puis de nouveau la C-chord. Robert synthétique : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » La voix répète : « Stall. » Et encore C-chord. Aucun des deux pilotes annonce « stall » (on ne réagit à ces alertes. L’angle d’attaque de l’avion s’est accru de cinq degrés, les ailes se maintiennent, décroche). ” il est encore temps de réagir aux alertes. « On n’a pas une bonne annonce de... de vitesse », s’inquiète Bonin. Son copilote confirme : « On a perdu les vitesses, alors. » Si les deux hommes (http://www.vanityfair.fr/culture/musique/diaporama/steve-stoute-homme-derriere-jay-z/130#steve-stoute-homme-derriere-jay- z-1) avaient compris que les sondes ne fonctionnaient plus, le problème aurait été réglé. Les pilotes ont réagi assez vite, en onze secondes. L’inclinaison du nez de l’avion atteint onze degrés. Un chiffre élevé en haute altitude mais pas excessif. Bonin devrait désormais abaisser le nez de l’avion à un niveau normal (à peu près au niveau de la ligne d’horizon) et ne plus s’occuper des gaz. L’appareil retrouverait alors sa position et sa vitesse d’origine, même si les écrans ne fonctionnent plus. Mais Bonin s’obstine à tirer sur le manche de manière saccadée : le nez de l’avion monte encore. Le copilote vise-t-il un ciel plus calme qu’il imagine au-dessus des orages ? A-t-il en tête la procédure « vitesse erronée » prévue pour les altitudes plus basses, qui requiert de monter à grande puissance ? Pense-t-il que l’avion va trop vite ? L’enquête envisagera cette hypothèse. Mais si c’était le cas : pourquoi ? Même si Bonin n’a pas entendu l’alarme de décrochage, le nez est haut et la puissance disponible faible. Avec ou sans indications fiables, voler à grande vitesse dans ces conditions est physiquement impossible. Un ingénieur chevronné de Boeing, lui-même pilote civil, m’a dit : « Il n’y a pas de mauvais pilotes ; il y a des pilotes normaux qui ont des mauvais jours. » C’est le principe qui, selon lui, dicte la conception des cockpits de Boeing. Mais qu’est-ce qu’un pilote normal ? David Robert, à gauche de Bonin, l’est sans doute. Après avoir confirmé que les indicateurs de vitesse ne fonctionnaient plus, il se met à lire à voix (http://www.vanityfair.fr/culture/articles/nina-simone-une-voix-se-leve-une-histoire-en-musique/16714) haute les informations données par l’écran. Il suggère de prendre des mesures. Sa réaction n’est pas appropriée mais elle conduit Bonin à débloquer la limite des gaz. Les moteurs tournent alors à plein régime. Robert dit : Alternate law. Protections lost [perte des protections]. Ceci, au moins, est pertinent. Cette expression signifie qu’il peut y
avoir décrochage et que les alarmes doivent être prises en compte. Il n’est pas certain que Robert ait conscience des mots qu’il prononce, ni que Bonin les entende. Vingt secondes ont passé depuis la perte des indications de vitesse. L’avion grimpe à 36 000 pieds et perd de la vitesse. Le nez s’élève à douze degrés. Robert revient aux indications de vol : « Fais attention à ta vitesse ! Fais attention à ta vitesse ! » Il veut probablement parler de l’inclinaison puisque les indicateurs de vitesse restent, de toute évidence, bloqués. Bonin a peut-être compris : « OK, OK, je redescends. » Il abaisse le nez mais d’un demi-degré seulement. L’avion continue son ascension. Robert : « Tu stabilises ! » Bonin : « Ouais ! » Robert montre un indicateur : « Tu redescends ! » Puis : « On est en train de monter selon lui ! Selon les trois [indicateurs], tu montes, donc tu redescends ! » Bonin : « D’accord. » Une partie d'un masque à oxygène retrouvé après le crash. ©AFP Le problème n’est pas le système de contrôle des Airbus, tant critiqué par Boeing : dans la conception du cockpit, les deux manches, indépendants l’un de l’autre, ne fonctionnent pas à l’unisson. Quand le pilote aux commandes actionne le sien, l’autre est impuissant et reste au point mort. Si les deux manches sont connectés en même temps, une alarme dual input (double entrée) retentit et le système informatique arbitre seul. Pour éviter ce problème de doublon, chaque manche a un bouton de priorité qui éteint l’autre manette. Ce système requiert une bonne coordination. Il s’agit, en effet, d’un cas extrême dans lequel le copilote prend le contrôle. Mais pour l’instant, il empêche peut-être Robert de percevoir la nervosité de Bonin. (Sur ce point, les éléments de l’enquête judiciaire interdisent de se forger une certitude.) Le jeune homme (http://www.vanityfair.fr/actualites/international/articles/bechir-saleh-le-dernier-homme-de-kadhafi/1835) pousse le manche vers l’avant et le nez de l’avion s’abaisse, un peu trop vite au goût de Robert. « Doucement ! » dit ce dernier. Il vient apparemment de comprendre que les moteurs accélèrent. Il demande : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Bonin répond : « On est en climb [on grimpe]. » À cet instant, il semble que l’un des deux pilotes coupe les gaz mais que l’autre les remette six secondes plus tard. Il est difficile de dire qui a fait quoi mais il est probable que Bonin opte pour le point mort et Robert pour la poussée. Bonin ramène le nez de l’avion à six degrés et l’ascension ralentit. Même si la situation reste délicate, il lui suffirait d’incliner le nez de quelques degrés supplémentaires pour revenir à la normale. Pour une raison indéterminée, Bonin n’agit pas de la sorte et Robert semble à court d’idées. Il tente de réveiller le commandant Dubois en appuyant plusieurs fois sur le bouton d’appel de la cabine de repos : « Putain, il est où, euh... ? » Bonin tire de nouveau sur le manche. Le nez de l’avion s’élève à treize degrés au-dessus de la ligne d’horizon. Trois secondes plus tard, l’appareil commence à vibrer avec un début de décrochage. En anglais (http://www.vanityfair.fr/style/savoir-vivre/articles/nigella-lawson-la-vie-de-la- cuisiniere-preferee-des-anglais/23576), on nomme ce genre de secousses un « buffet ». Elles se produisent lorsque le flux d’air se rabat sur les ailes. Plus le décrochage est violent, plus le cockpit est secoué et plus les indications deviennent difficiles à lire. Porté par l’inertie, l’avion continue de s’élever. Une hôtesse parle dans l’interphone, pour répondre semble-t-il à Robert qui l’a peut-être appelée en tentant de joindre le commandant. « Allô ? » interroge-t-elle. L’alarme de décrochage retentit de nouveau. Les mêmes mots, « stall », « stall », « stall », entrecoupés de grésillements. Ces alertes durent cinquante-quatre secondes. L’hôtesse répète : « Oui ? » Robert ne lui répond pas. Il dit à Bonin : « Surtout, essaie de toucher le moins possible les commandes en latéral, hein. » Pas une mauvaise idée pour compenser le décrochage mais ce n’est pas la meilleure solution pour abaisser le nez de l’avion. L’hôtesse s’impatiente : « Allô ? » Bonin bataille toujours avec son manche. Il a de plus en plus de mal à maintenir le niveau d’inclinaison. « Je suis en toga, hein », dit Robert. toga est l’acronyme qui désigne une poussée maximale des moteurs. Là encore, ce n’est pas une mauvaise idée pour compenser le décrochage, mais à haute altitude, l’effet en est limité. Bonin continue de lever le nez de l’avion jusqu’à dix-huit degrés. Robert s’énerve : « Putain, il vient ou pas ? » « Ça
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