Mes Grands Transparents XII - " Alice " - Maurice Mourier
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
découvrir/redécouvrir Maurice Mourier poursuit la présentation, entamée dans le numéro 12 de Diasporiques, de ses Grands Transparents. Nous voici maintenant de l’autre côté de la Manche… et du miroir ! Mes Grands Transparents XII – « Alice » Maurice Mourier Nous (les Anglo-Saxons) qui avons produit l’écrivain le plus singulier de tous les temps – Lewis Carroll – allons- nous reculer, tout effarés, devant le ridicule, le grotesque, l’inexprimable, le « complètement impossible » ? Henry Miller, dans un article sur Blaise Cendrars paru à Londres, World Review, 1951. Maurice Mou- « A’xiste pas ! » rier est roman- cier et critique Voici le premier « Transparent » qui ne soit pas un créateur mais une créa- littéraire, auteur, ture de papier, ce qui ne l’empêche certes pas d’être vivant – combien d’êtres entre autres, de de papier vivent plus intensément et surtout plus longtemps que ceux ou celles Ajoupa-Bouillon1. qui les ont façonnés avec des mots ! « Transparent », non, mais bien « Transparente », et il était sans doute fatal qu’il en fût ainsi. Même dans la vie réelle, banale, ce qu’André Breton appelait « la vie des chiens » en offensant par là les chiens au mépris de toute justice, les femmes ne montrent-elles pas, en mainte circonstance, plus de réalité mémo- rable que leurs Janus à pénis ? Leur consistance dans l’imaginaire, quand l’être ne repose que sur une apparition intermittente faite d’ectoplasmes de langage, n’est-elle pas plus assurée de se fixer en figures éternelles que celle de tant de mâles bravaches, évanescents, fuligineux ? Lewis Carroll, puisque tel est le nom du père, a d’ailleurs tout du pur fan- tôme (autrement, pourquoi un pseudonyme ?) qui n’entretient avec le Révé- rend Charles Lutwidge Dodgson, un nom difficile à prononcer pour un bègue, dont l’existence a fait l’objet des reconstitutions biographiques les plus contra- 1 Éd. Samuel Tastet, 2009. dictoires, que des rapports occasionnels. Une part de l’énergie de ce dernier, NDLR : un roman poétique qui n’est pas sans parenté en tout cas, fut employée à insister plus que personne sur l’obligation de ne avec « Alice »… pas confondre la dreamchild née de son génie avec la petite fille réelle qui se 52 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
ommait Alice Liddell et à qui, affirme-t-il, il n n’avait emprunté que son prénom. Ainsi, comme tout personnage suffisam- ment fort pour bondir tout armé hors des feuil- lets d’un cerveau d’artiste et aller vivre sa vie de lutin agile dans les circonvolutions méningées de ses millions d’admirateurs – de tels lutins, au demeurant, sont fort rares –, « Alice » la vraie, simple cosa mentale, celle du livre, c’est à dire l’émanation partielle d’Alice la fausse, celle de la vie vécue, ne se maintient intacte que parce qu’elle fut rêvée plus ou moins assidû- ment de 1862 (première narration du conte aux trois filles Liddell) à 1871 (parution du second volume d’Alice in Wonderland, Through the Looking-glass), et depuis un peu partout vue en rêve, par vous, par moi. « L’enfant de mes rêves, dit Carroll, qui porte le nom d’une véritable pe- tite Alice, mais n’en est pas moins l’enfant de mes rêves »… Or n’avoir de place que dans le rêve d’un écrivain, est-ce une situation enviable ? Rien n’est moins sûr. Ainsi « Alice », notre Alice à nous, pourrait-elle bien ressembler à « la môme Néant » du poète Jean Tardieu et n’exister pas, ce qui, dans la trajectoire de cet elfe qu’une tra- dition remontant à l’époque victorienne mais toujours tenace a doté de la légèreté charmante et inoffensive d’une héroïne Lewis Carroll pho- d’histoires pour enfants, introduit une dose non négligeable de sérieux et tographié en 1863 par Oscar Gus- même de tragique adulte, dont l’auteur était pleinement conscient : « Pourquoi tave Rejlander qu’a dit rin ? / Pourquoi qu’a fait rin ? / Pourquoi qu’a pense à rin ? / – A’xiste pas. (à retrouver dans Monsieur Monsieur, une perle nonsensique française, recueil des poèmes de Tardieu écrits de 1948 à 19502). Au cœur du monde inquiétant du miroir, en son chapitre IV, les jumeaux faussement cocasses et réellement terrorisants Tweedledum et Tweedledee ne suscitent-ils pas chez « Alice » une violente crise de larmes en affirmant qu’elle n’est qu’« une espèce de chose » dans le rêve du « Roi rouge » endormi et ronflant à grand bruit, et que, si le monarque avachi se réveillait, elle cesserait instantanément d’être, soufflée comme une flamme de bougie : Bang ! – just like a candle ! Une malle à triple fond Nous disposons, pour décrypter ce passage – et nombre d’autres dont les soubassements sont scientifiques ou philosophiques et le plus souvent bien 2 Poésie Gallimard, Le cachés – d’une de ces admirables éditions critiques sans jargon universitaire ni Fleuve caché, 2005, p. 124. 53
découvrir/redécouvrir insupportable prétention à la vérité dogmatique que les États-Unis savent produire et dont ici nous sommes gé- néralement incapables. Il s’agit de The Annotated Alice, lecture à la fois ludique et savante du chef-d’œuvre en deux parties, due à Martin Gardner, longtemps journa- liste spécialisé dans les jeux mathématiques à Scientific American. Dans mon édition3, Gardner rappelle que le théologien anglais George Berkeley défendit avec suc- cès, au xviiie siècle, la théorie de l’idéalisme absolu, selon laquelle l’univers n’a de réalité que dans l’esprit de Dieu qui l’a créé et qu’il suffirait donc que Dieu cessât de le penser pour le faire disparaître corps et biens. Oh ! Oh ! mais, dites-moi, voilà non seulement de la métaphysique (issue de Platon) en effet peu consolante car elle ouvre sous les pas de l’homme un abîme vertigi- neux de non-être, mais de la spéculation fort ardue pour une âme d’enfant ! – Certes, mais justement « Alice » ne fut peut-être une enfant que durant le court laps de cet après-midi d’été (le 4 juillet 1862) où le jeune Dodgson, devenu depuis peu Lewis Carroll pour ses premières publications « officielles » de poèmes (en fait il produi- sait depuis l’enfance, pour ses dix frères et sœurs du presbytère où officiait son père, des magazines dont il était à la fois l’auteur, le rédacteur en chef, le maquet- tiste et l’illustrateur), tout en tirant à force de rames, près d’Oxford, le canot où se prélassaient trois gamines, raconta la toute première version de son « Alice ». Première édition La petite chipie, qui se nommait ainsi et qui avait alors cinq ans, devait tant d’Alice, 1865 le tarabuster les jours suivants qu’il fut contraint de promettre que le conte serait écrit, et qu’il l’écrivit en effet mais en se faisant tirer l’oreille au point que cet embryon d’histoire, alors vraiment destinée aux bambins, ne vit le jour que dix-huit mois plus tard, sous la forme d’un album calligraphié, orné de dessins naïfs et relié par Dodgson lui-même, qui l’intitula Alice’s Adventures under Ground, texte reproduit en fac-similé seulement en 1886 afin d’exploiter le lucratif phénomène éditorial des deux « Alice » (1865 puis 1871). Carroll était un homme d’affaires avisé ; à la même époque tardive (né en 1832, il avait alors 54 ans), il travaillait à The Nursery « Alice », destiné spécifiquement aux bé- bés, qui sortira en 1890, huit ans avant sa mort prématurée d’une pneumonie foudroyante. Donc il n’y a pas seulement deux Alice absolument distinctes, celle du rêve, resplendissante, et celle de la vie, bien plus pâle et en tout cas pâlissant très vite après 1862. Mais il n’y a pas moins de trois livres qui installent l’enfant du rêve en héroïne de papier. L’« Alice » souterraine initiale, qui fut créée pour une lectrice unique vers 1862-1864, nourrit de sa fantaisie presque uniformément 3 Penguin Books, 1971, joyeuse l’exploratrice du « pays des merveilles ».Tous les épisodes du texte p. 38-239 manuscrit, qui furent inventés, au moins partiellement, au cours de la partie 54 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
d’avirons sur la rivière enchantée, s’y retrouvent développés, leur trame à peine transformée. Mais deux séquences essen- tielles, la confection de l’ef- froyable soupe au poivre, chapitre VI du livre, où ap- paraît le personnage-clé du chat souriant de Cheshire, et le thé chez les fous (cha- pitre VII) ne surgissent en Ovnis, avec leurs connotations satiriques plutôt sombres, que dans le volume Le chat souriant de imprimé en 1865 et aussitôt devenu un succès planétaire. Cheshire, Illus- tration d’origine Quant à l’« Alice » qui franchit le miroir à la Noël de 1871, elle ne doit plus (1865) par John rien à la volubile et mignonne petite fée des débuts, à part certains traits spé- Tenniel* d’Alice au cifiques (bagout, insolence, volonté de puissance) qui ne sont ni clairement pays des merveilles enfantins ni peut-être clairement féminins. Un des charmes de l’œuvre, c’est sa complexité. Carroll est un mystère, presque aussi obscur que Dodgson, ce qui n’est pas peu dire. À pic ! ou le premier mouvement S’il s’agit d’un livre découvert dans l’enfance – et quel livre mérite plus de l’être que celui-là, n’est-il pas « fait pour les enfants » ? – il convient de tou- jours en revenir au premier mouvement, celui dont il faut se méfier disait cette crapule perspicace de Talleyrand, parce que « c’est le bon ». Du premier mouvement, qui signale de façon si exacte ce que toute enfance non bridée contient d’hystérie, Carroll fournit la description littéraire la plus frappante dès la scène d’ouverture de son maître livre de 1865, qui associe avec cette simplicité que seul permet le génie les thèmes conjoints de la lecture et de l’aventure – conjoints pour qui vivait encore au temps de la suprématie du livre, cela va de soi. Quand j’étais moi-même un enfant, ma grand-mère se plaignait à moi en soupirant : « Ta mère est une pile électrique ! » et il est vrai que ma mère était restée, sur ce point et quelques autres, une petite fille si proche d’« Alice » que je n’eus aucune peine à entrer de plain-pied dans la logique particulière de la dreamchild. Sa grande sœur est en train, vous vous en souvenez, de lire un livre « sans image ni conversation », ce qui frustre énormément la cadette, car son seul désir est de se jeter dans ce livre afin de s’y faire une place, de s’y mouvoir à l’aise au milieu de personnages de papier qui, lorsqu’on les transforme en vi- gnettes par l’imagination, deviennent si naturellement autant de cartes à jouer. Va-t-elle alors bouder, se renfrogner, pleurnicher d’ennui ? Que non pas ! Elle est, telle une pile électrique, créatrice ou au moins conductrice de cette * Toutes les autres gravures électricité que tout texte digne de ce nom contient à l’état potentiel, et c’est sont également de John aussitôt que cet influx présent dans le livre lu par sa sœur mais auquel l’aspect Tenniel. 55
découvrir/redécouvrir rébarbatif du texte fait obstacle pour s’épancher, aussitôt jaillit et passe en elle, créant un courant d’imagi- naire qui se matérialise, là aussi sans aucun délai, en lapin blanc aux yeux roses. De la poche de son gilet celui-ci tire une montre (celle qui va donner le top chrono du départ), s’affole à haute voix de son retard, file à travers champ et « bang ! », comme diront plus tard Tweedledum et Tweedle- dee, le sacro-saint premier mouve- ment de l’enfance, qui hait la pondé- ration en toute chose, la précipite à ses trousses jusque dans son repaire étroit (down went Alice after it ), qui Les sœurs Liddell, après une courte section horizontale dissimule un second trou, vertical cette photo Lewis Carroll, fois, un « puits », espace angoissant s’il en fut, mais elle ne ressent aucune 1859 angoisse (Down, down, down) avant de se retrouver dans le long couloir aux portes fermées dont la dernière, guère plus haute qu’un pertuis de souris, rend provisoirement inaccessible le jardin aux merveilles. Peu de débuts plus enle- vés, n’est-ce pas ?, peu qui coupent autant le souffle, peu qui fassent, une fois l’enfance enfuie, plus sombrement songer ! Ah ! le joli petit garçon ! S’il vous arrive de fréquenter les quelques librairies qui subsistent encore au moment (Noël par exemple) où elles réalisent la moitié de leur chiffre d’af- faires, et d’élire tout de même les deux ou trois livres ou albums qui viendront compléter, en cousins pauvres, les rutilants gadgets électroniques promis à vos mioches, vous aurez remarqué que beaucoup de ces « produits » sur papier continuent à pratiquer une discrète répartition entre textes pour garçons et textes pour filles. Comme cette ségrégation de fait repose sur l’éducation et que celle du xixe siècle, particulièrement à l’époque victorienne en Grande-Bretagne, s’em- ployait plus encore que celle d’aujourd’hui à séparer les polissons des mau- viettes, on pourrait s’attendre à ce que Dodgson, conservateur en politique, professeur de mathématiques et diacre au sein de Christ Church, le College le plus réactionnaire d’Oxford, ait veillé avec soin à mettre en vedette la féminité de son « Alice », les caractères recommandables d’un personnage de fille étant alors ceux de la bienséance, qui inclut une salutaire ignorance des savoirs, la soumission aux « grands », l’art de parler pour ne rien dire comme une perruche sans cervelle. Tout autre pourtant est le comportement de l’héroïne, et cela dès ses pre- miers gestes (elle se lance à corps perdu dans un terrier ombreux), ses pre- miers mots (elle commet une formidable imprudence verbale en demandant 56 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
à la souris qu’elle a rencontrée en nageant dans la mare causée par ses propres larmes si elle aime les chats). Pour l’honnête analyste, ce refus délibéré de la différence sexuelle corres- pond à une des contradictions de l’excentrique Carroll : partisan de l’ordre social, ennemi des expérimentations partisanes, il est néanmoins un féministe, convaincu qu’aucune infériorité n’existe dans le sexe dit alors faible ni sur le plan moral ni sur le plan intellectuel, et parmi les très nombreuses amies (ou maîtresses ?) qu’il collectionnera jusqu’à la fin, il en est bien peu qu’il n’ait pas choisies intelligentes, malgré son culte potentiellement handicapant de la beauté des femmes. Mais il y a bien plus. Un examen sans œil- lères – bien qu’un peu aventuré je ne le nie pas – du thème principal du premier « Alice » publié révèle une singularité peu explicable des expé- riences déstabilisantes de la prétendue fillette. Car si les demoiselles, ainsi que les garçonnets, grandissent, ce qui, la chose étant accélérée dans le conte, peut être légitimement consi- déré comme générateur d’inquiétude, jamais le traumatisme inverse (« se refermer comme un télescope », shutting up like a telescope dit le texte) ne saurait représenter, pour l’immense majorité des filles, un phénomène vécu. Serait- ce une facétie arbitraire du narrateur ? Voire ! Et puis elle est utilisée comme Le lapin et sa montre ressort du récit beaucoup trop fréquemment, sauf… Sauf si « Alice » est aussi un garçon, doté comme tel d’un phallus qui en effet grandit puis se rétracte tout à fait comme une de ces longues-vues de marine pliables, dont les segments coulissent l’un dans l’autre, un de ces objets fétiches inséparables des histoires de mer qui charmaient les Anglais au temps du Rule Britannia ! Rule the waves !, celui de leur gigantesque Empire. Telle est du moins la thèse que, dans la pétulance de mes jeunes années, je défendis à Nanterre lors d’un colloque sur « Le Récit d’enfance en ques- tion », organisé par mon ami Philippe Lejeune. J’y renvoie le lecteur intéressé et indulgent que ne hérisseront pas ces élucubrations para-freudiennes4. Intrépidité, subversion 4 « Je est une autre ou por- trait de Lewis Carroll en Quoi qu’il en soit, la dreamchild du livre possède un tempérament que le Alice », Cahiers de Sémio- tique textuelle numéro 12, partage des « genres » en vigueur à l’époque et à peine ébranlé aujourd’hui Université de Paris X-Nan- attribue en général aux garçons. L’intrépidité primaire, voire primitive, terre, 1988, pages 175 et d’« Alice », qui poursuit le lapin blanc sans aucune conscience du danger, on suivantes. 57
découvrir/redécouvrir la vérifie tout au long de son histoire, même s’il lui arrive parfois, quand elle est vraiment un peu trop petite face aux hasards du monde étrange auquel elle se trouve mêlée (par exemple lors de sa rencontre avec le roquet qui est pour elle un molosse) de céder à la panique et même (rare- ment) de fondre en larmes. Que pen- ser de son calme olympien devant les assemblées de bêtes les plus impro- bables, devant le Dodo (c’est bien entendu une des incarnations tex- tuelles du bègue Do-Dogdson) qui lui remet solennellement en cadeau un dé à coudre – présent typique- ment « féminin » ! – après la course Le thé chez les fous autour de la mare des larmes, ou surtout lorsque la tortue chantante et le grif- fon au bec aigu, aux pattes onglées, l’entraînent dans un carrousel dément ? Que penser de son stoïcisme dans la maison du lapin, où l’un de ses accès de grandeur subite la laisse coincée dans une position si alarmante, un bras par la fenêtre, un pied dans la cheminée ? Pourtant cette impassibilité relative mais réelle devant les aléas du des- tin, qui font du séjour au pays des merveilles une série de cauchemars plutôt qu’une leçon de bonheur dans un parc, semble liée non à l’indifférence ou au dédain (« Après tout, vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! », s’exclame-t-elle néan- moins, mais seulement in fine, lors du procès grotesque qui a tourné en réqui- sitoire contre elle, grande fille parmi des fantoches), mais à une agressivité à peine dissimulée contre toute forme d’autorité. C’est là que le petit personnage se masculinise le plus nettement et se change en alter ego de son marionnettiste Carroll, lui-même masque d’un cer- tain Dodgson, esprit indépendant fort peu enclin à supporter, dans son métier comme dans sa vie, les importunes interventions du pouvoir, même celui, af- fectueux, de sa sœur Mary, qui tenta en vain, un fâcheux jour de 1893 – il avait alors 61 ans ! – de le mettre en garde contre ses amitiés féminines, dont la nature était ou paraissait suspecte aux bien-pensants5. À travers « Alice », ses questions abruptes adressées aux grandes personnes – et que ces grandes personnes méprisantes ou mal embouchées n’aient sou- vent, au pays des merveilles, qu’une taille identique à la sienne, telle la chenille au narguilé du chapitre V, n’y change rien – , le narrateur décoche ses flèches, 5 23 février 1897, The Let- ters of Lewis Carroll edited avec une diabolique précision, au centre de sa cible préférée : le conformisme by Morton N. Cohen with victorien engoncé dans une structure familiale et sociale que les deux chapitres the assistance of Roger Lan- ajoutés au fond de sauce du conte de 1862 mettent en pièces. celyn Green, superbe travail Le thé chez les fous, métaphore hilarante et sinistre de « la vie des chiens », en deux volumes, ici volume II, page 947, New-York, Ox- avec sa five o’clock tea party figée par une horloge arrêtée pour l’éternité sur ford University Press, 1979. cinq heures de l’après-midi, la soupe au poivre, scène de ménage où un chat 58 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
goguenard se réduit à son sourire pendant que deux valets idiots, une grenouille et un poisson, gardent la porte chacun de leur côté et qu’un bébé garçon braillard martyrisé par sa mère se transforme en porcelet, toute cette haute voltige verbale vaut caricature féroce d’un monde clos dont Dodgson/Carroll, issu d’une nichée de onze enfants régentés par un père autoritaire et lugubre parti- san du formalisme obtus de la High Church anglicane qu’il servait comme prêtre, s’est affranchi radicalement en restant célibataire et infécond. Cependant, couronnant l’édifice socio-politique victorien, la royauté était La Reine Victoria, alors l’objet, en Grande-Bretagne, d’une dévotieuse adulation dont il subsiste photographie (1882) et le prince Albert, aujourd’hui encore plus que des bribes. Or la subversion carrollienne atteint daguerréotype de plein fouet le couple royal qui est, comme il se doit, au mitan du pays rêvé, (1848) reflet outré de celui dépeint par Dickens. Et, afin que nul ne s’y trompe, c’est bien aussi une femme qui règne sur les merveilles et accessoirement sur un prince consort ravalé au rôle de chiffe. Faut-il voir dans ce couple ridicule, où la femelle glapissante passe son temps à vouloir couper des têtes que son mari, intervenant plus tard et à mi-voix, pro- met de laisser sur leurs épaules, un double portrait-charge assassin de la rigide Victoria (elle avait 42 ans et déjà 28 de règne en 1865) et d’Albert de Saxe- Cobourg, son mari, qui n’avait pas inventé l’eau chaude ? Honni soit qui mal y pense ! Toutefois, si tel est le cas – et je vois mal comment affirmer le contraire avec une sereine certitude – , on mesure combien l’irrévérencieux romancier se souciait de lèse-majesté comme d’une guigne. Loi dans la famille, loi dans l’état, hiérarchie sexuelle, comédie du pouvoir, il semble avoir mis au-dessus de toute autre considération les droits de l’individu à vivre et penser librement, dans les limites qu’il entendait bien que l’on pût, à condition de disposer d’une âme pure et de concevoir les actions humaines comme sous le regard de Dieu, fixer soi-même sans le contrôle d’autrui. Position peu orthodoxe qui explique sans doute pourquoi il défendait le poète sulfureux Swinburne, homosexuel déclaré et admirateur de Sade, dont les Poems and Ballads, en 1866, avaient été inter- dits dès leur parution, et déclarait que, si Dieu avait prévu pour les pécheurs un châtiment éternel, il abandonnerait sans hésiter le christianisme. Mais qui était donc ce surprenant Mr Dodgson, qui abritait un non moins surprenant Lewis Carroll ? Il est temps de se le demander afin d’éclairer un tant soit peu un écrivain vraiment « singulier », comme le note Henry Miller, ce qui intrigue d’autant plus que l’auteur des deux Tropiques, si ouvertement scan- daleux, fut ostracisé durant des décennies par le puritanisme nord-américain, aussi borné que celui de l’Angleterre victorienne. 59
découvrir/redécouvrir Détour par Dodgson Plongeons-nous donc, une fois n’est pas coutume, dans l’épaisse masse des bio- graphies – il est des cas où tenter d’y voir clair dans l’entrelacs des vies réelles projette un peu de rayonnement utile, de loin et de biais, sur les œuvres les plus apparemment limpides, qui sont aussi les plus obscures. Biographies ? Il vaudrait mieux dire biographie, car la dernière en date, celle de Karoline Leach, traduite par Béatrice Vierne chez Arléa en 2011, est si remarquable, et si remarquablement révolutionnaire parmi l’énorme fatras de fables qui l’a précédée de- puis les premiers mensonges, que publia Col- lingwood, neveu de Dodgson, en décembre 1898, soit moins de onze mois après la mort de son oncle, si bien écrite aussi, empa- thique sans mièvrerie et offrant de surcroît un tableau complet de la société victorienne, qu’on pourrait se contenter d’en présenter les conclusions. Difficile toutefois d’appré- cier la vraisemblance d’un portrait sans connaître au moins deux de ceux qui avaient auparavant été dessinés du même homme. Pour Collingwood, mandaté par la plé- thorique famille de l’auteur, Dodgson est tout bonnement un saint. D’une intangible Le Jabberwock, rectitude morale, travailleur acharné, il ne se plaît, en tout bien tout honneur, De l’autre côté qu’en la compagnie des petites filles, avec lesquelles il se comporte en ton- du miroir (1871) ton gâteau, se désintéressant d’elles irrévocablement à partir du moment où elles atteignent les rivages dangereux de la puberté, soit, en ces années où la police parentale des mœurs la rendaient si tardive, pas avant les quatorze ans. Comme l’hagiographe, qui répugne à user de documents et procède par affir- mations aussi péremptoires qu’invérifiables, a tout de même eu en mains, four- nis par Wilfred, frère et exécuteur testamentaire du défunt, ou par les sœurs de celui-ci, la totalité des volumes, au nombre de treize, du Journal intime tenu par Carroll dès le commencement de sa vie adulte, force lui est de mention- ner, d’une manière allusive, qu’une affaire sentimentale a durablement attristé son modèle de piété, mais il n’en dit pas plus et, s’il mentionne les nombreux appels que le Journal fait à Dieu afin que son rédacteur puisse se délivrer du mal, il ne s’interroge pas sur la date de ces suppliques et en minimise la cause (il s’agirait de remords de ne pas s’être montré assez charitable, ou d’avoir trop dormi, ou d’autres b routilles de ce genre). 60 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
Ultérieurement, et en glosant sur l’amour du créateur d’« Alice » pour les fillettes, d’autres exégètes sup- posent, puis suggèrent, puis affir- ment que le grand drame de la vie de Carroll est d’avoir été repoussé par Liddell, père d’Alice et doyen tout- puissant de Christ Church, lorsqu’il lui aurait demandé la main de sa gamine, alors âgée de onze ans (et lui de trente-cinq) – demande qui n’avait rien d’incongru ou d’inconve- nant dans une société où des barbons prenaient couramment une option matrimoniale sur des primes jeu- nesses, se réservant de les épouser lorsqu’elles en auraient l’âge, au-delà des quatorze ans fatidiques. Les dif- férences de rang social (les Liddell étaient au départ fort riches et conti- nuèrent à s’en mettre plein les poches à la tête de cette mine d’or qu’était Christ Church), telles auraient été les causes de l’humiliant refus. Vint enfin un moment où les bio- graphes successifs, qui eux ne dispo- saient plus de documents de première main, le Journal ayant réintégré les oubliettes familiales, l’immense correspon- Alice Liddell dégui- dance étant dispersée, les photographies prises par le maître, pionnier talen- sée en mendiante et photographiée tueux de cet art, représentant des petites filles dévêtues, voire nues, se mirent par Lewis Carroll à faire parler une autre langue aux éléments épars. Freud envahissant alors les en 1858 interprétations, Carroll fut jugé par un tribunal des lits et des litiges bien plus rigoureux que l’ancien : pas de doute, il avait passé ses loisirs à poursuivre de ses désirs bas des gosses immatures, collectionné leurs images érotiques, et à coup sûr langui pour les blandices d’une Alice de chair âgée de sept ans. Son nouveau – et plus durable – portrait, encore largement répandu et ad- mis, est donc celui d’un pédophile, considéré néanmoins comme passif faute de crime avéré, « le grand masturbateur » dalinien peut-être, un sacré pervers mais velléitaire, inerme comme un rosier sans épines (si j’ose ce jeu de mots, ses textes en sont pleins). Même Morton N. Cohen, éditeur américain sans reproche de la Corres- 3 Lewis Carroll, une vie, une légende, traduit par Laurent pondance intégrale (sauf découverte à venir), puis à son tour biographe2, ne Bury aux Éditions Autre- veut pas accabler le pécheur mais se rend à l’évidence : Carroll aimait trop les ment en 1998, l’année du pucelles au berceau pour être tout à fait clean. centenaire de sa mort. 61
découvrir/redécouvrir Le vrai Dodgson ? Karoline Leach allait donner un vigoureux coup de pied dans la fourmilière de cette légende bifide, celle du saint et celle du délinquant sexuel. Ayant eu accès, comme bien des chercheurs, au Journal intime enfin vendu en 1969 à la British Li- brary, elle ne fut pas la première à remarquer que, sur les treize volumes consultés et théoriquement restitués à la famille par Collingwood, quatre avaient disparu et que sept pages des volumes restants avaient été cou- pées ou arrachées. Mais, comme un bon détective de roman policier, elle nota surtout que les textes perdus ou détruits ainsi que les pages man- quantes avaient trait à la période cruciale des relations passionnées et houleuses entre les Liddell et leur cu- rieux prof de maths, période qui avait vu naître et mourir l’amour supposé du jeune homme et de l’Alice réelle, ainsi que s’écrire le chef-d’œuvre en Lewis Carroll, deux tomes, pays des merveilles et pays du miroir de l’« Alice » rêvée. Puis, autoportrait (1882) là- dessus, elle fit une vraie découverte, celle d’un résumé express (sans doute écrit de la main d’une des descendantes de Carroll, gardienne du temple) de certain passage découpé dans le vif du Journal. Il s’y agissait bien d’une page de réflexions sur la peu banale « famille recomposée » où le jeune et séduisant et plus encore entreprenant Carroll occupait un emploi de second père pour les enfants du couple Liddell (une épouse éblouissante de vingt ans, Lorina, un époux, Henry, de quinze ans son aîné, prématurément vieilli et accablé de travail). Mais que dit le billet retrouvé ? Que des rumeurs accusent Carroll d’une présence trop assidue auprès d’« Ina » , diminutif qui peut désigner aussi bien la mère de l’Alice de chair que la sœur aînée de la petite (elle portait le même prénom que sa maman), mais en aucun cas Alice. Tenant le bout de ce fil ténu, la biographe se livre alors à une vaste en- quête, d’où il ressort que la bêtise ou l’hypocrisie de la société victorienne était telle que, personne ne mettant en doute la pureté édénique de l’enfant-roi (d’extraction adéquate, il ne s’agit pas de petits pauvres), on y dessinait ou photographiait sans aucune vergogne, et dans des attitudes, à nos yeux globu- leux de mécréants, franchement équivoques, une véritable horde de bambins nus, surtout filles, donc que les images prises par Carroll au terme de longues 62 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
séances de pose, sur ses pellicules enduites de collodion, ne signifient rien quant à sa pédophilie supposée ; que d’ailleurs l’Alice de chair, dont le Journal pointe le mauvais caractère (en se mariant, elle deviendrait pire, une pimbêche avaricieuse et du reste – bien fait ! – s’ennuyant à mourir dans son exil septentrional), est à peu près absente des effusions sentimen- tales ou allusivement sensuelles du diariste, par ailleurs entouré d’une meute d’autres enfants, filles et gar- çons, ce qui rend l’hypothèse d’un mariage envisagé et rompu entre lui et Alice hautement fantaisiste ; que les prières adressées à Dieu afin qu’il préserve le pécheur récidiviste de re- tomber dans la faute innommée s’appuient essentiellement sur des citations L’horrible du texte biblique de David et Bethsabée, une sombre histoire d’adultère, et Duchesse dans sa cuisine qu’elles coïncident toutes avec les moments de plus étroite intimité, à Oxford ou peut-être ailleurs, entre les Liddell et leur protégé photographe. Protégé ? Oui da, et contre tous les usages. Nommé Student, c’est à dire professeur, il était tenu en effet d’entrer dans la carrière ecclésiastique quatre ans au plus tard après sa nomination. Or il se refusait à le faire et ne reçut que les ordres mineurs, s’arrêtant au niveau du diaconat. Alors qu’il aurait dû être sommé de quitter son poste, Liddell le dispensa in extremis de ses obligations religieuses, et il put passer le reste de ses jours dans le spacieux appartement gratuit de Christ Church, conserver son traitement, mener la vie libre et active qu’il chérissait par-dessus tout, et il fut l’unique Senior Student dans ce cas, ce qui ne pouvait manquer de faire jaser ses collègues moins chanceux. Conclusion ? Il n’y en a pas de sûre. Juste des hypothèses et beaucoup sont encore à corroborer ou à infirmer par d’autres trouvailles. La belle Lorina au physique d’Espagnole put-elle aisément convaincre son mari que Dodgson, qui savait si bien, en Lewis Carroll qu’il était, occuper et amuser ses enfants, était devenu indispensable à l’équilibre de leur couple brillant et ambitieux ? Fut- elle plus pour lui qu’une idole lointaine, au prix de recours répétés à la misé- ricorde du Dieu d’amour ? Une certitude solide, en tout cas : le puceau transi amoureux de nymphettes n’a jamais existé et Karoline Leach n’a aucune peine à démontrer que les « amies-enfants » (sic !) qu’il fréquenta après l’épisode douloureux/heureux de l’affaire Liddell, les emmenant passer sous son toit tantôt une nuit, tantôt quelques jours, et jusqu’à six semaines en vacances au bord de la mer, avaient entre seize et vingt-huit ans, ce qui en fait des femmes- enfants très inédites. Tout prouve que Dodgson/Carroll, passionné de théâtre (hobby peu prisé de l’Église), ami de tous les peintres du mouvement d’avant-garde dit 63
découvrir/redécouvrir « préraphaélite », visiteur constant de leurs ateliers (ainsi que de celui de son amie Gertrud Thomson, des- sinatrice de jeunes beautés herma- phrodites), ateliers où l’attendaient des modèles féminins tout à fait matures et dans le plus simple appa- reil, comme il sied – il les crayonnait avec délices, ayant abandonné sans qu’on sache pourquoi sa première passion, la photographie, un sale tour de « Mrs Grundy », le qu’en-dira-t- on, très probablement – , cet homme viril et bien portant mena une exis- tence pleinement « normale », bien que réprouvée par les cagots, dont les pires sévissaient dans sa propre pa- rentèle et sont peut-être responsables – au moins Collingwood, le premier d’entre eux –, du pire crime que l’on puisse faire subir à un écrivain : l’ablation d’une partie de ses textes. Ouf ! voilà que nous pouvons adorer comme elle le mérite la fille de Alice et le Dodo son rêve, c’est-à-dire sans aucune restriction. Et supposer que son inventeur se délivrait par elle des tourments moraux de la réalité, abolie dans la fiction hors sol du livre. Encore et toujours « Alice » Qu’elle trottine au pays souterrain des merveilles, où elle déjoue les pièges mielleux de l’horrible Duchesse (les femmes ne sont pas toujours flattées chez Carroll, et ce n’est pas parce qu’elles sont mûres), ou qu’elle arpente l’échiquier géant du pays du miroir, pour gagner en onze coups contre le Roi rouge, elle conserve toujours, malgré les traverses, cette juvénile appétence pour la vie et le bonheur ici et maintenant, qui fait d’elle une compagne éminemment posi- tive de notre monologue intérieur. De l’autre côté du miroir elle porte secours, en passant, à de vieux mâles fourbus (un frelon à perruque que Sir John Tenniel refusa de dessiner et qui pour cette raison disparut du livre ; un pauvre chevalier blanc tout cassé qui ne cesse de choir de sa monture), images d’une déchéance que Dodgson craignit pour lui-même dès la quarantaine – elle lui fut épargnée, gloire à Dieu ! –, plus même qu’il ne craignait la mort, comme le prouve l’extraordinaire saga de La Chasse au Snark (The Hunting of the Snark, 1876), un des poèmes nonsen- siques, ou plutôt tropsensiques les plus poignants de la langue anglaise malgré sa drôlerie jaillissante. 64 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
Photo J.-F. Lévy (1979) Alice est un être de mots, mots-valises et mots-traquenards dont elle se Monument dédié à délecte car elle est l’intelligence même, mais qu’elle juge néanmoins pour ce Alice au Pays des merveilles, bronze qu’ils sont : autant de pièges que trame pour l’homme empêtré dans le temps de José de Creeft la Camarde qui le guette. Aussi écoute-t-elle patiemment les acrobaties ver- (1959), Central bales merveilleuses et délétères (en ce qu’elles effacent la réalité salvatrice Park, New York. de l’ici et maintenant au profit de ruminations géniales et stériles sur la rela- tivité et l’inutilité de tout) de sophistes comme Tweedledum et Tweedledee ou Humpty-Dumpty, l’œuf pensant ou le roseau penchant, c’est tout un. Elle les écoute mais c’est pour mieux les fuir et tenter de vivre hors littérature, ce qu’elle sait bien être impossible, sauf à rejoindre « la vie des chiens » dont elle ne veut à aucun prix. N’est-ce pas là le dilemme insoluble, la machine à apories, auxquels se heurte fatalement celui qui veut simplement penser ? Bref, « Alice », la dreamchild d’un des écrivains les plus accomplis, les plus secrets, les plus profonds, de tous les temps, est un poète. À ce titre, elle balise d’un éclat incomparable le territoire nouveau, enfin libéré des entraves du réel 6 Le Surréalisme et la pein- trivial, qu’André Breton espérait un jour fonder dans la surréalité de son rêve. ture, 1928, NRF Gallimard, N’a-t-il pas écrit, avec cette éloquence de timbalier, cette souveraine assu- à propos du tableau de Picasso, « d’une élégance rance du verbe qui n’appartiennent qu’à lui : « L’esprit nous entretient obsti- fabuleuse », L’Homme à la nément d’un continent futur (où) chacun est en mesure d’accompagner une clarinette, 1912 ; réédition toujours plus belle Alice au pays des merveilles » ?6 Gallimard, 1979, p.5-6. 65
Vous pouvez aussi lire