Mes Grands Transparents XII - " Alice " - Maurice Mourier

 
CONTINUER À LIRE
découvrir/redécouvrir

                             Maurice Mourier poursuit la présentation, entamée dans le numéro 12
                             de Diasporiques, de ses Grands Transparents. Nous voici maintenant de
                             l’autre côté de la Manche… et du miroir !

                             Mes Grands Transparents
                             XII – « Alice »
                             Maurice Mourier

                                                   Nous (les Anglo-Saxons) qui avons produit l’écrivain le
                                               plus singulier de tous les temps – Lewis Carroll – allons-
                                               nous reculer, tout effarés, devant le ridicule, le grotesque,
                                               l’inexprimable, le « complètement impossible » ?

                                                            Henry Miller, dans un article sur Blaise Cendrars
                                                                       paru à Londres, World Review, 1951.

    Maurice Mou-             « A’xiste pas ! »
    rier est roman-
    cier et critique             Voici le premier « Transparent » qui ne soit pas un créateur mais une créa-
    littéraire, auteur,      ture de papier, ce qui ne l’empêche certes pas d’être vivant – combien d’êtres
    entre autres, de         de papier vivent plus intensément et surtout plus longtemps que ceux ou celles
    Ajoupa-Bouillon1.        qui les ont façonnés avec des mots !
                                 « Transparent », non, mais bien « Transparente », et il était sans doute fatal
                             qu’il en fût ainsi. Même dans la vie réelle, banale, ce qu’André Breton appelait
                             « la vie des chiens » en offensant par là les chiens au mépris de toute justice, les
                             femmes ne montrent-elles pas, en mainte circonstance, plus de réalité mémo-
                             rable que leurs Janus à pénis ? Leur consistance dans l’imaginaire, quand l’être
                             ne repose que sur une apparition intermittente faite d’ectoplasmes de langage,
                             n’est-elle pas plus assurée de se fixer en figures éternelles que celle de tant de
                             mâles bravaches, évanescents, fuligineux ?
                                 Lewis Carroll, puisque tel est le nom du père, a d’ailleurs tout du pur fan-
                             tôme (autrement, pourquoi un pseudonyme ?) qui n’entretient avec le Révé-
                             rend Charles Lutwidge Dodgson, un nom difficile à prononcer pour un bègue,
                             dont l’existence a fait l’objet des reconstitutions biographiques les plus contra-
1
 Éd. Samuel Tastet, 2009.
                             dictoires, que des rapports occasionnels. Une part de l’énergie de ce dernier,
NDLR : un roman poétique
qui n’est pas sans parenté   en tout cas, fut employée à insister plus que personne sur l’obligation de ne
avec « Alice »…              pas confondre la dreamchild née de son génie avec la petite fille réelle qui se

52 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
­ ommait Alice Liddell et à qui, affirme-t-il, il
n
n’avait emprunté que son prénom.
    Ainsi, comme tout personnage suffisam-
ment fort pour bondir tout armé hors des feuil-
lets d’un cerveau d’artiste et aller vivre sa vie de
lutin agile dans les circonvolutions méningées
de ses millions d’admirateurs – de tels lutins,
au demeurant, sont fort rares –, « Alice » la
vraie, simple cosa mentale, celle du livre, c’est
à dire l’émanation partielle d’Alice la fausse,
celle de la vie vécue, ne se maintient intacte que
parce qu’elle fut rêvée plus ou moins assidû-
ment de 1862 (première narration du conte aux
trois filles Liddell) à 1871 (parution du second
volume d’Alice in Wonderland, Through the
Looking-glass), et depuis un peu partout vue en
rêve, par vous, par moi. « L’enfant de mes rêves,
dit Carroll, qui porte le nom d’une véritable pe-
tite Alice, mais n’en est pas moins l’enfant de
mes rêves »…
    Or n’avoir de place que dans le rêve d’un
écrivain, est-ce une situation enviable ? Rien
n’est moins sûr. Ainsi « Alice », notre Alice à
nous, pourrait-elle bien ressembler à « la môme
Néant » du poète Jean Tardieu et n’exister pas,
ce qui, dans la trajectoire de cet elfe qu’une tra-
dition remontant à l’époque victorienne mais
toujours tenace a doté de la légèreté charmante et inoffensive d’une héroïne          Lewis Carroll pho-
d’histoires pour enfants, introduit une dose non négligeable de sérieux et            tographié en 1863
                                                                                      par Oscar Gus-
même de tragique adulte, dont l’auteur était pleinement conscient : « Pourquoi        tave Rejlander
qu’a dit rin ? / Pourquoi qu’a fait rin ? / Pourquoi qu’a pense à rin ? / – A’xiste
pas. (à retrouver dans Monsieur Monsieur, une perle nonsensique française,
recueil des poèmes de Tardieu écrits de 1948 à 19502).
    Au cœur du monde inquiétant du miroir, en son chapitre IV, les jumeaux
faussement cocasses et réellement terrorisants Tweedledum et Tweedledee ne
suscitent-ils pas chez « Alice » une violente crise de larmes en affirmant qu’elle
n’est qu’« une espèce de chose » dans le rêve du « Roi rouge » endormi et
ronflant à grand bruit, et que, si le monarque avachi se réveillait, elle cesserait
instantanément d’être, soufflée comme une flamme de bougie : Bang ! – just
like a candle !

Une malle à triple fond

   Nous disposons, pour décrypter ce passage – et nombre d’autres dont les
soubassements sont scientifiques ou philosophiques et le plus souvent bien            2
                                                                                         Poésie Gallimard, Le
cachés – d’une de ces admirables éditions critiques sans jargon universitaire ni      Fleuve caché, 2005, p. 124.

                                                                                                             53
découvrir/redécouvrir

                                                      insupportable prétention à la vérité dogmatique que les
                                                      États-Unis savent produire et dont ici nous sommes gé-
                                                      néralement incapables. Il s’agit de The Annotated Alice,
                                                      lecture à la fois ludique et savante du chef-d’œuvre en
                                                      deux parties, due à Martin Gardner, longtemps journa-
                                                      liste spécialisé dans les jeux mathématiques à Scientific
                                                      American. Dans mon édition3, Gardner rappelle que le
                                                      théologien anglais George Berkeley défendit avec suc-
                                                      cès, au xviiie siècle, la théorie de l’idéalisme absolu, selon
                                                      laquelle l’univers n’a de réalité que dans l’esprit de Dieu
                                                      qui l’a créé et qu’il suffirait donc que Dieu cessât de le
                                                      penser pour le faire disparaître corps et biens.
                                                          Oh ! Oh ! mais, dites-moi, voilà non seulement de la
                                                      métaphysique (issue de Platon) en effet peu consolante
                                                      car elle ouvre sous les pas de l’homme un abîme vertigi-
                                                      neux de non-être, mais de la spéculation fort ardue pour
                                                      une âme d’enfant ! – Certes, mais justement « Alice » ne
                                                      fut peut-être une enfant que durant le court laps de cet
                                                      après-midi d’été (le 4 juillet 1862) où le jeune Dodgson,
                                                      devenu depuis peu Lewis Carroll pour ses premières
                                                      publications « officielles » de poèmes (en fait il produi-
                                                      sait depuis l’enfance, pour ses dix frères et sœurs du
                                                      presbytère où officiait son père, des magazines dont il
                                                      était à la fois l’auteur, le rédacteur en chef, le maquet-
                                                      tiste et l’illustrateur), tout en tirant à force de rames,
                                                      près ­d’Oxford, le canot où se prélassaient trois gamines,
                                                      raconta la toute première version de son « Alice ».
Première édition               La petite chipie, qui se nommait ainsi et qui avait alors cinq ans, devait tant
d’Alice, 1865              le tarabuster les jours suivants qu’il fut contraint de promettre que le conte
                           serait écrit, et qu’il l’écrivit en effet mais en se faisant tirer l’oreille au point que
                           cet embryon d’histoire, alors vraiment destinée aux bambins, ne vit le jour que
                           dix-huit mois plus tard, sous la forme d’un album calligraphié, orné de dessins
                           naïfs et relié par Dodgson lui-même, qui l’intitula Alice’s Adventures under
                           Ground, texte reproduit en fac-similé seulement en 1886 afin d’exploiter le
                           lucratif phénomène éditorial des deux « Alice » (1865 puis 1871). Carroll était
                           un homme d’affaires avisé ; à la même époque tardive (né en 1832, il avait alors
                           54 ans), il travaillait à The Nursery « Alice », destiné spécifiquement aux bé-
                           bés, qui sortira en 1890, huit ans avant sa mort prématurée d’une ­pneumonie
                           foudroyante.
                               Donc il n’y a pas seulement deux Alice absolument distinctes, celle du rêve,
                           resplendissante, et celle de la vie, bien plus pâle et en tout cas pâlissant très vite
                           après 1862. Mais il n’y a pas moins de trois livres qui installent l’enfant du rêve
                           en héroïne de papier. L’« Alice » souterraine initiale, qui fut créée pour une
                           lectrice unique vers 1862-1864, nourrit de sa fantaisie presque uniformément
3
    Penguin Books, 1971,   joyeuse l’exploratrice du « pays des merveilles ».Tous les épisodes du texte
p. 38-239                  manuscrit, qui furent inventés, au moins partiellement, au cours de la ­partie

54 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
d’avirons sur la rivière
enchantée, s’y retrouvent
développés, leur trame à
peine transformée. Mais
deux séquences essen-
tielles, la confection de l’ef-
froyable soupe au poivre,
chapitre VI du livre, où ap-
paraît le personnage-clé du
chat souriant de Cheshire,
et le thé chez les fous (cha-
pitre VII) ne surgissent en
Ovnis, avec leurs connotations satiriques plutôt sombres, que dans le volume           Le chat souriant de
imprimé en 1865 et aussitôt devenu un succès planétaire.                               Cheshire, Illus-
                                                                                       tration d’origine
    Quant à l’« Alice » qui franchit le miroir à la Noël de 1871, elle ne doit plus
                                                                                       (1865) par John
rien à la volubile et mignonne petite fée des débuts, à part certains traits spé-      Tenniel* d’Alice au
cifiques (bagout, insolence, volonté de puissance) qui ne sont ni clairement           pays des merveilles
enfantins ni peut-être clairement féminins. Un des charmes de l’œuvre, c’est
sa complexité. Carroll est un mystère, presque aussi obscur que Dodgson, ce
qui n’est pas peu dire.

À pic ! ou le premier mouvement

    S’il s’agit d’un livre découvert dans l’enfance – et quel livre mérite plus de
l’être que celui-là, n’est-il pas « fait pour les enfants » ? – il convient de tou-
jours en revenir au premier mouvement, celui dont il faut se méfier disait cette
crapule perspicace de Talleyrand, parce que « c’est le bon ».
    Du premier mouvement, qui signale de façon si exacte ce que toute enfance
non bridée contient d’hystérie, Carroll fournit la description littéraire la plus
frappante dès la scène d’ouverture de son maître livre de 1865, qui associe avec
cette simplicité que seul permet le génie les thèmes conjoints de la lecture et
de l’aventure – conjoints pour qui vivait encore au temps de la suprématie du
livre, cela va de soi.
    Quand j’étais moi-même un enfant, ma grand-mère se plaignait à moi en
soupirant : « Ta mère est une pile électrique ! » et il est vrai que ma mère était
restée, sur ce point et quelques autres, une petite fille si proche d’« Alice » que
je n’eus aucune peine à entrer de plain-pied dans la logique particulière de la
dreamchild. Sa grande sœur est en train, vous vous en souvenez, de lire un livre
« sans image ni conversation », ce qui frustre énormément la cadette, car son
seul désir est de se jeter dans ce livre afin de s’y faire une place, de s’y mouvoir
à l’aise au milieu de personnages de papier qui, lorsqu’on les transforme en vi-
gnettes par l’imagination, deviennent si naturellement autant de cartes à jouer.
    Va-t-elle alors bouder, se renfrogner, pleurnicher d’ennui ? Que non pas !
Elle est, telle une pile électrique, créatrice ou au moins conductrice de cette
                                                                                       * Toutes les autres gravures
électricité que tout texte digne de ce nom contient à l’état potentiel, et c’est       sont également de John
aussitôt que cet influx présent dans le livre lu par sa sœur mais auquel l’aspect      Tenniel.

                                                                                                               55
découvrir/redécouvrir

                                                                rébarbatif du texte fait obstacle pour
                                                                s’épancher, aussitôt jaillit et passe
                                                                en elle, créant un courant d’imagi-
                                                                naire qui se matérialise, là aussi sans
                                                                aucun délai, en lapin blanc aux yeux
                                                                roses. De la poche de son gilet celui-ci
                                                                tire une montre (celle qui va donner
                                                                le top chrono du départ), s’affole à
                                                                haute voix de son retard, file à travers
                                                                champ et « bang ! », comme diront
                                                                plus tard Tweedledum et Tweedle-
                                                                dee, le sacro-saint premier mouve-
                                                                ment de l’enfance, qui hait la pondé-
                                                                ration en toute chose, la ­précipite à
                                                                ses trousses jusque dans son repaire
                                                                étroit (down went Alice after it ), qui
Les sœurs Liddell,     après une courte section horizontale dissimule un second trou, vertical cette
photo Lewis Carroll,   fois, un « puits », espace angoissant s’il en fut, mais elle ne ressent aucune
1859
                       angoisse (Down, down, down) avant de se retrouver dans le long couloir aux
                       portes fermées dont la dernière, guère plus haute qu’un pertuis de souris, rend
                       provisoirement inaccessible le jardin aux merveilles. Peu de débuts plus enle-
                       vés, n’est-ce pas ?, peu qui coupent autant le souffle, peu qui fassent, une fois
                       l’enfance enfuie, plus sombrement songer !

                       Ah ! le joli petit garçon !

                            S’il vous arrive de fréquenter les quelques librairies qui subsistent encore
                        au moment (Noël par exemple) où elles réalisent la moitié de leur chiffre d’af-
                        faires, et d’élire tout de même les deux ou trois livres ou albums qui viendront
                        compléter, en cousins pauvres, les rutilants gadgets électroniques promis à vos
                        mioches, vous aurez remarqué que beaucoup de ces « produits » sur papier
                        continuent à pratiquer une discrète répartition entre textes pour garçons et
                        textes pour filles.
                            Comme cette ségrégation de fait repose sur l’éducation et que celle du
                        xixe siècle, particulièrement à l’époque victorienne en Grande-Bretagne, s’em-
                        ployait plus encore que celle d’aujourd’hui à séparer les polissons des mau-
                        viettes, on pourrait s’attendre à ce que Dodgson, conservateur en politique,
                        professeur de mathématiques et diacre au sein de Christ Church, le College le
                        plus réactionnaire d’Oxford, ait veillé avec soin à mettre en vedette la féminité
                        de son « Alice », les caractères recommandables d’un personnage de fille étant
                       alors ceux de la bienséance, qui inclut une salutaire ignorance des savoirs,
                       la soumission aux « grands », l’art de parler pour ne rien dire comme une
                       ­perruche sans cervelle.
                            Tout autre pourtant est le comportement de l’héroïne, et cela dès ses pre-
                        miers gestes (elle se lance à corps perdu dans un terrier ombreux), ses pre-
                        miers mots (elle commet une formidable imprudence verbale en demandant

56 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
à la souris qu’elle a rencontrée en nageant dans
la mare causée par ses propres larmes si elle
aime les chats). Pour l’honnête analyste, ce
refus délibéré de la différence sexuelle corres-
pond à une des contradictions de l’excentrique
Carroll : partisan de l’ordre social, ennemi des
expérimentations partisanes, il est néanmoins
un féministe, convaincu qu’aucune infériorité
n’existe dans le sexe dit alors faible ni sur le
plan moral ni sur le plan intellectuel, et parmi
les très nombreuses amies (ou maîtresses ?)
qu’il collectionnera jusqu’à la fin, il en est bien
peu qu’il n’ait pas choisies intelligentes, malgré
son culte potentiellement handicapant de la
beauté des femmes.
     Mais il y a bien plus. Un examen sans œil-
lères – bien qu’un peu aventuré je ne le nie pas –
du thème principal du premier « Alice » publié
révèle une singularité peu explicable des expé-
riences déstabilisantes de la prétendue fillette.
Car si les demoiselles, ainsi que les garçonnets,
grandissent, ce qui, la chose étant accélérée
dans le conte, peut être légitimement consi-
déré comme générateur d’inquiétude, jamais le
traumatisme inverse (« se refermer comme un
télescope », shutting up like a telescope dit le
texte) ne saurait représenter, pour l’immense
majorité des filles, un phénomène vécu. Serait-
ce une facétie arbitraire du narrateur ? Voire ! Et puis elle est utilisée comme    Le lapin et sa montre
ressort du récit beaucoup trop fréquemment, sauf…
     Sauf si « Alice » est aussi un garçon, doté comme tel d’un phallus qui en
effet grandit puis se rétracte tout à fait comme une de ces longues-vues de
marine pliables, dont les segments coulissent l’un dans l’autre, un de ces objets
fétiches inséparables des histoires de mer qui charmaient les Anglais au temps
du Rule Britannia ! Rule the waves !, celui de leur gigantesque Empire.
     Telle est du moins la thèse que, dans la pétulance de mes jeunes années,
je défendis à Nanterre lors d’un colloque sur « Le Récit d’enfance en ques-
tion », organisé par mon ami Philippe Lejeune. J’y renvoie le lecteur intéressé
et ­indulgent que ne hérisseront pas ces élucubrations para-freudiennes4.

Intrépidité, subversion                                                             4
                                                                                      « Je est une autre ou por-
                                                                                    trait de Lewis Carroll en
    Quoi qu’il en soit, la dreamchild du livre possède un tempérament que le        Alice », Cahiers de Sémio-
                                                                                    tique textuelle numéro 12,
partage des « genres » en vigueur à l’époque et à peine ébranlé aujourd’hui
                                                                                    Université de Paris X-Nan-
attribue en général aux garçons. L’intrépidité primaire, voire primitive,           terre, 1988, pages 175 et
d’« Alice », qui poursuit le lapin blanc sans aucune conscience du danger, on       suivantes.

                                                                                                            57
découvrir/redécouvrir

                                                                          la vérifie tout au long de son histoire,
                                                                          même s’il lui arrive parfois, quand
                                                                          elle est vraiment un peu trop petite
                                                                          face aux hasards du monde étrange
                                                                          auquel elle se trouve mêlée (par
                                                                          exemple lors de sa rencontre avec le
                                                                          roquet qui est pour elle un molosse)
                                                                          de céder à la panique et même (rare-
                                                                          ment) de fondre en larmes. Que pen-
                                                                          ser de son calme olympien devant les
                                                                          assemblées de bêtes les plus impro-
                                                                          bables, devant le Dodo (c’est bien
                                                                          entendu une des incarnations tex-
                                                                          tuelles du bègue Do-Dogdson) qui
                                                                          lui remet solennellement en cadeau
                                                                          un dé à coudre – présent typique-
                                                                          ment « féminin » ! – après la course
Le thé chez les fous           autour de la mare des larmes, ou surtout lorsque la tortue chantante et le grif-
                               fon au bec aigu, aux pattes onglées, l’entraînent dans un carrousel dément ?
                               Que penser de son stoïcisme dans la maison du lapin, où l’un de ses accès de
                               grandeur subite la laisse coincée dans une position si alarmante, un bras par la
                               fenêtre, un pied dans la cheminée ?
                                   Pourtant cette impassibilité relative mais réelle devant les aléas du des-
                               tin, qui font du séjour au pays des merveilles une série de cauchemars plutôt
                               qu’une leçon de bonheur dans un parc, semble liée non à l’indifférence ou au
                               dédain (« Après tout, vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! », s’exclame-t-elle néan-
                               moins, mais seulement in fine, lors du procès grotesque qui a tourné en réqui-
                               sitoire contre elle, grande fille parmi des fantoches), mais à une agressivité à
                               peine dissimulée contre toute forme d’autorité.
                                   C’est là que le petit personnage se masculinise le plus nettement et se
                               change en alter ego de son marionnettiste Carroll, lui-même masque d’un cer-
                               tain Dodgson, esprit indépendant fort peu enclin à supporter, dans son métier
                               comme dans sa vie, les importunes interventions du pouvoir, même celui, af-
                               fectueux, de sa sœur Mary, qui tenta en vain, un fâcheux jour de 1893 – il avait
                               alors 61 ans ! – de le mettre en garde contre ses amitiés féminines, dont la
                               nature était ou paraissait suspecte aux bien-pensants5.
                                   À travers « Alice », ses questions abruptes adressées aux grandes personnes
                               – et que ces grandes personnes méprisantes ou mal embouchées n’aient sou-
                               vent, au pays des merveilles, qu’une taille identique à la sienne, telle la chenille
                               au narguilé du chapitre V, n’y change rien – , le narrateur décoche ses flèches,
5
  23 février 1897, The Let-
ters of Lewis Carroll edited   avec une diabolique précision, au centre de sa cible préférée : le conformisme
by Morton N. Cohen with        victorien engoncé dans une structure familiale et sociale que les deux chapitres
the assistance of Roger Lan-   ajoutés au fond de sauce du conte de 1862 mettent en pièces.
celyn Green, superbe travail
                                   Le thé chez les fous, métaphore hilarante et sinistre de « la vie des chiens »,
en deux volumes, ici volume
II, page 947, New-York, Ox-    avec sa five o’clock tea party figée par une horloge arrêtée pour l’éternité sur
ford University Press, 1979.   cinq heures de l’après-midi, la soupe au poivre, scène de ménage où un chat

58 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
goguenard se réduit à son sourire
pendant que deux valets idiots, une
grenouille et un poisson, gardent la
porte chacun de leur côté et qu’un
bébé garçon braillard martyrisé par
sa mère se transforme en porcelet,
toute cette haute voltige verbale vaut
caricature féroce d’un monde clos
dont Dodgson/Carroll, issu d’une
nichée de onze enfants régentés par
un père autoritaire et lugubre parti-
san du formalisme obtus de la High
Church anglicane qu’il servait comme
prêtre, s’est affranchi radicalement
en restant célibataire et infécond.
    Cependant, couronnant l’édifice socio-politique victorien, la royauté était       La Reine Victoria,
alors l’objet, en Grande-Bretagne, d’une dévotieuse adulation dont il subsiste        photographie (1882)
                                                                                      et le prince Albert,
aujourd’hui encore plus que des bribes. Or la subversion carrollienne atteint         daguerréotype
de plein fouet le couple royal qui est, comme il se doit, au mitan du pays rêvé,      (1848)
reflet outré de celui dépeint par Dickens. Et, afin que nul ne s’y trompe, c’est
bien aussi une femme qui règne sur les merveilles et accessoirement sur un
prince consort ravalé au rôle de chiffe.
    Faut-il voir dans ce couple ridicule, où la femelle glapissante passe son temps
à vouloir couper des têtes que son mari, intervenant plus tard et à mi-voix, pro-
met de laisser sur leurs épaules, un double portrait-charge assassin de la rigide
Victoria (elle avait 42 ans et déjà 28 de règne en 1865) et d’Albert de Saxe-­
Cobourg, son mari, qui n’avait pas inventé l’eau chaude ? Honni soit qui mal y
pense ! Toutefois, si tel est le cas – et je vois mal comment affirmer le contraire
avec une sereine certitude – , on mesure combien l’irrévérencieux romancier se
souciait de lèse-majesté comme d’une guigne. Loi dans la famille, loi dans l’état,
hiérarchie sexuelle, comédie du pouvoir, il semble avoir mis au-dessus de toute
autre considération les droits de l’individu à vivre et penser librement, dans
les limites qu’il entendait bien que l’on pût, à condition de disposer d’une âme
pure et de concevoir les actions humaines comme sous le regard de Dieu, fixer
soi-même sans le contrôle d’autrui. Position peu orthodoxe qui explique sans
doute pourquoi il défendait le poète sulfureux Swinburne, homosexuel déclaré
et admirateur de Sade, dont les Poems and Ballads, en 1866, avaient été inter-
dits dès leur parution, et déclarait que, si Dieu avait prévu pour les pécheurs un
c­hâtiment éternel, il abandonnerait sans hésiter le christianisme.
    Mais qui était donc ce surprenant Mr Dodgson, qui abritait un non moins
surprenant Lewis Carroll ? Il est temps de se le demander afin d’éclairer un tant
soit peu un écrivain vraiment « singulier », comme le note Henry Miller, ce qui
intrigue d’autant plus que l’auteur des deux Tropiques, si ouvertement scan-
daleux, fut ostracisé durant des décennies par le puritanisme nord-­américain,
aussi borné que celui de l’Angleterre victorienne.

                                                                                                       59
découvrir/redécouvrir

                                                            Détour par Dodgson

                                                                  Plongeons-nous donc, une fois n’est
                                                              pas coutume, dans l’épaisse masse des bio-
                                                              graphies – il est des cas où tenter d’y voir
                                                              clair dans l’entrelacs des vies réelles projette
                                                              un peu de rayonnement utile, de loin et de
                                                              biais, sur les œuvres les plus apparemment
                                                              limpides, qui sont aussi les plus obscures.
                                                                  Biographies ? Il vaudrait mieux dire
                                                              biographie, car la dernière en date, celle de
                                                              Karoline Leach, traduite par Béatrice Vierne
                                                              chez Arléa en 2011, est si remarquable, et si
                                                              remarquablement révolutionnaire parmi
                                                              l’énorme fatras de fables qui l’a précédée de-
                                                              puis les premiers mensonges, que publia Col-
                                                              lingwood, neveu de Dodgson, en décembre
                                                              1898, soit moins de onze mois après la mort
                                                              de son oncle, si bien écrite aussi, empa-
                                                              thique sans mièvrerie et offrant de surcroît
                                                              un tableau complet de la société victorienne,
                                                              qu’on pourrait se contenter d’en présenter
                                                              les conclusions. Difficile toutefois d’appré-
                                                              cier la vraisemblance d’un portrait sans
                                                              connaître au moins deux de ceux qui avaient
                                                              ­auparavant été dessinés du même homme.
                                                                  Pour Collingwood, mandaté par la plé-
                                                              thorique famille de l’auteur, Dodgson est
                                                              tout bonnement un saint. D’une intangible
Le Jabberwock,         rectitude morale, travailleur acharné, il ne se plaît, en tout bien tout honneur,
De l’autre côté        qu’en la compagnie des petites filles, avec lesquelles il se comporte en ton-
du miroir (1871)
                       ton gâteau, se désintéressant d’elles irrévocablement à partir du moment où
                       elles atteignent les rivages dangereux de la puberté, soit, en ces années où la
                       police parentale des mœurs la rendaient si tardive, pas avant les quatorze ans.
                       Comme l’hagiographe, qui répugne à user de documents et procède par affir-
                       mations aussi péremptoires qu’invérifiables, a tout de même eu en mains, four-
                       nis par Wilfred, frère et exécuteur testamentaire du défunt, ou par les sœurs de
                       celui-ci, la totalité des volumes, au nombre de treize, du Journal intime tenu
                       par Carroll dès le commencement de sa vie adulte, force lui est de mention-
                       ner, d’une manière allusive, qu’une affaire sentimentale a durablement attristé
                       son modèle de piété, mais il n’en dit pas plus et, s’il mentionne les nombreux
                       appels que le Journal fait à Dieu afin que son rédacteur puisse se délivrer du
                       mal, il ne s’interroge pas sur la date de ces suppliques et en minimise la cause
                       (il s’agirait de remords de ne pas s’être montré assez charitable, ou d’avoir trop
                       dormi, ou d’autres b  ­ routilles de ce genre).

60 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
Ultérieurement, et en glosant sur
l’amour du créateur d’« Alice » pour
les fillettes, d’autres exégètes sup-
posent, puis suggèrent, puis affir-
ment que le grand drame de la vie de
Carroll est d’avoir été repoussé par
Liddell, père d’Alice et doyen tout-
puissant de Christ Church, lorsqu’il
lui aurait demandé la main de sa
gamine, alors âgée de onze ans (et
lui de trente-cinq) – demande qui
n’avait rien d’incongru ou d’inconve-
nant dans une société où des barbons
prenaient couramment une option
matrimoniale sur des primes jeu-
nesses, se réservant de les épouser
lorsqu’elles en auraient l’âge, au-delà
des quatorze ans fatidiques. Les dif-
férences de rang social (les Liddell
étaient au départ fort riches et conti-
nuèrent à s’en mettre plein les poches
à la tête de cette mine d’or qu’était
Christ Church), telles auraient été les
causes de l’humiliant refus.
    Vint enfin un moment où les bio-
graphes successifs, qui eux ne dispo-
saient plus de documents de première
main, le Journal ayant réintégré les oubliettes familiales, l’immense correspon-      Alice Liddell dégui-
dance étant dispersée, les photographies prises par le maître, pionnier talen-        sée en mendiante
                                                                                      et photographiée
tueux de cet art, représentant des petites filles dévêtues, voire nues, se mirent
                                                                                      par Lewis Carroll
à faire parler une autre langue aux éléments épars. Freud envahissant alors les       en 1858
interprétations, Carroll fut jugé par un tribunal des lits et des litiges bien plus
rigoureux que l’ancien : pas de doute, il avait passé ses loisirs à poursuivre de
ses désirs bas des gosses immatures, collectionné leurs images érotiques, et à
coup sûr langui pour les blandices d’une Alice de chair âgée de sept ans.
    Son nouveau – et plus durable – portrait, encore largement répandu et ad-
mis, est donc celui d’un pédophile, considéré néanmoins comme passif faute
de crime avéré, « le grand masturbateur » dalinien peut-être, un sacré pervers
mais velléitaire, inerme comme un rosier sans épines (si j’ose ce jeu de mots,
ses textes en sont pleins).
    Même Morton N. Cohen, éditeur américain sans reproche de la Corres-               3
                                                                                        Lewis Carroll, une vie, une
                                                                                      légende, traduit par Laurent
pondance intégrale (sauf découverte à venir), puis à son tour biographe2, ne
                                                                                      Bury aux Éditions Autre-
veut pas accabler le pécheur mais se rend à l’évidence : Carroll aimait trop les      ment en 1998, l’année du
pucelles au berceau pour être tout à fait clean.                                      centenaire de sa mort.

                                                                                                               61
découvrir/redécouvrir

                                                                  Le vrai Dodgson ?

                                                                       Karoline Leach allait donner
                                                                   un vigoureux coup de pied dans la
                                                                   fourmilière de cette légende bifide,
                                                                   celle du saint et celle du délinquant
                                                                   sexuel. Ayant eu accès, comme bien
                                                                   des chercheurs, au Journal intime
                                                                   enfin vendu en 1969 à la British Li-
                                                                   brary, elle ne fut pas la première à
                                                                   remarquer que, sur les treize volumes
                                                                   consultés et théoriquement restitués
                                                                   à la famille par Collingwood, quatre
                                                                   avaient disparu et que sept pages des
                                                                   volumes restants avaient été cou-
                                                                   pées ou arrachées. Mais, comme un
                                                                   bon détective de roman policier, elle
                                                                   nota surtout que les textes perdus
                                                                   ou détruits ainsi que les pages man-
                                                                   quantes avaient trait à la période
                                                                   cruciale des relations passionnées et
                                                                   houleuses entre les Liddell et leur cu-
                                                                   rieux prof de maths, période qui avait
                                                                   vu naître et mourir l’amour supposé
                                                                   du jeune homme et de l’Alice réelle,
                                                                   ainsi que s’écrire le chef-d’œuvre en
Lewis Carroll,         deux tomes, pays des merveilles et pays du miroir de l’« Alice » rêvée. Puis,
autoportrait (1882)    là- dessus, elle fit une vraie découverte, celle d’un résumé express (sans doute
                       écrit de la main d’une des descendantes de Carroll, gardienne du temple) de
                       certain passage découpé dans le vif du Journal. Il s’y agissait bien d’une page
                       de réflexions sur la peu banale « famille recomposée » où le jeune et séduisant
                       et plus encore entreprenant Carroll occupait un emploi de second père pour
                       les enfants du couple Liddell (une épouse éblouissante de vingt ans, Lorina,
                       un époux, Henry, de quinze ans son aîné, prématurément vieilli et accablé de
                       travail).
                           Mais que dit le billet retrouvé ? Que des rumeurs accusent Carroll d’une
                       présence trop assidue auprès d’« Ina » , diminutif qui peut désigner aussi bien
                       la mère de l’Alice de chair que la sœur aînée de la petite (elle portait le même
                       prénom que sa maman), mais en aucun cas Alice.
                           Tenant le bout de ce fil ténu, la biographe se livre alors à une vaste en-
                       quête, d’où il ressort que la bêtise ou l’hypocrisie de la société victorienne était
                       telle que, personne ne mettant en doute la pureté édénique de l’enfant-roi
                       (d’extraction adéquate, il ne s’agit pas de petits pauvres), on y dessinait ou
                       photographiait sans aucune vergogne, et dans des attitudes, à nos yeux globu-
                       leux de mécréants, franchement équivoques, une véritable horde de bambins
                       nus, surtout filles, donc que les images prises par Carroll au terme de longues

62 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
séances de pose, sur ses pellicules
enduites de collodion, ne signifient
rien quant à sa pédophilie supposée ;
que d’ailleurs l’Alice de chair, dont le
Journal pointe le mauvais caractère
(en se mariant, elle deviendrait pire,
une pimbêche avaricieuse et du reste
– bien fait ! – s’ennuyant à mourir
dans son exil septentrional), est à peu
près absente des effusions sentimen-
tales ou allusivement sensuelles du
diariste, par ailleurs entouré d’une
meute d’autres enfants, filles et gar-
çons, ce qui rend l’hypothèse d’un
mariage envisagé et rompu entre lui
et Alice hautement fantaisiste ; que
les prières adressées à Dieu afin qu’il
préserve le pécheur récidiviste de re-
tomber dans la faute innommée s’appuient essentiellement sur des citations            L’horrible
du texte biblique de David et Bethsabée, une sombre histoire d’adultère, et           Duchesse dans
                                                                                      sa cuisine
qu’elles coïncident toutes avec les moments de plus étroite intimité, à Oxford
ou peut-être ailleurs, entre les Liddell et leur protégé photographe.
    Protégé ? Oui da, et contre tous les usages. Nommé Student, c’est à dire
professeur, il était tenu en effet d’entrer dans la carrière ecclésiastique quatre
ans au plus tard après sa nomination. Or il se refusait à le faire et ne reçut que
les ordres mineurs, s’arrêtant au niveau du diaconat. Alors qu’il aurait dû être
sommé de quitter son poste, Liddell le dispensa in extremis de ses obligations
religieuses, et il put passer le reste de ses jours dans le spacieux appartement
gratuit de Christ Church, conserver son traitement, mener la vie libre et active
qu’il chérissait par-dessus tout, et il fut l’unique Senior Student dans ce cas, ce
qui ne pouvait manquer de faire jaser ses collègues moins chanceux.
    Conclusion ? Il n’y en a pas de sûre. Juste des hypothèses et beaucoup sont
encore à corroborer ou à infirmer par d’autres trouvailles. La belle Lorina au
physique d’Espagnole put-elle aisément convaincre son mari que Dodgson, qui
savait si bien, en Lewis Carroll qu’il était, occuper et amuser ses enfants, était
devenu indispensable à l’équilibre de leur couple brillant et ambitieux ? Fut-
elle plus pour lui qu’une idole lointaine, au prix de recours répétés à la misé-
ricorde du Dieu d’amour ? Une certitude solide, en tout cas : le puceau transi
amoureux de nymphettes n’a jamais existé et Karoline Leach n’a aucune peine
à démontrer que les « amies-enfants » (sic !) qu’il fréquenta après l’épisode
douloureux/heureux de l’affaire Liddell, les emmenant passer sous son toit
tantôt une nuit, tantôt quelques jours, et jusqu’à six semaines en vacances au
bord de la mer, avaient entre seize et vingt-huit ans, ce qui en fait des femmes-
enfants très inédites.
    Tout prouve que Dodgson/Carroll, passionné de théâtre (hobby peu
prisé de l’Église), ami de tous les peintres du mouvement d’avant-garde dit

                                                                                                      63
découvrir/redécouvrir

                                                                « ­préraphaélite », visiteur constant
                                                                de leurs ateliers (ainsi que de celui
                                                                de son amie Gertrud Thomson, des-
                                                                sinatrice de jeunes beautés herma-
                                                                phrodites), ateliers où l’attendaient
                                                                des modèles féminins tout à fait
                                                                matures et dans le plus simple appa-
                                                                reil, comme il sied – il les crayonnait
                                                                avec délices, ayant abandonné sans
                                                                qu’on sache pourquoi sa première
                                                                passion, la photographie, un sale tour
                                                                de « Mrs Grundy », le qu’en-dira-t-
                                                                on, très probablement – , cet homme
                                                                viril et bien portant mena une exis-
                                                                tence pleinement « normale », bien
                                                                que réprouvée par les cagots, dont les
                                                                pires sévissaient dans sa propre pa-
                                                                rentèle et sont peut-être responsables
                                                                – au moins Collingwood, le premier
                                                                d’entre eux –, du pire crime que
                                                                l’on puisse faire subir à un écrivain :
                                                                l’ablation d’une partie de ses textes.
                                                                    Ouf ! voilà que nous pouvons
                                                                ­adorer comme elle le mérite la fille de
Alice et le Dodo       son rêve, c’est-à-dire sans aucune restriction. Et supposer que son inventeur
                       se délivrait par elle des tourments moraux de la réalité, abolie dans la fiction
                       hors sol du livre.

                       Encore et toujours « Alice »

                           Qu’elle trottine au pays souterrain des merveilles, où elle déjoue les pièges
                       mielleux de l’horrible Duchesse (les femmes ne sont pas toujours flattées chez
                       Carroll, et ce n’est pas parce qu’elles sont mûres), ou qu’elle arpente l’échiquier
                       géant du pays du miroir, pour gagner en onze coups contre le Roi rouge, elle
                       conserve toujours, malgré les traverses, cette juvénile appétence pour la vie et
                       le bonheur ici et maintenant, qui fait d’elle une compagne éminemment posi-
                       tive de notre monologue intérieur.
                           De l’autre côté du miroir elle porte secours, en passant, à de vieux mâles
                       fourbus (un frelon à perruque que Sir John Tenniel refusa de dessiner et qui
                       pour cette raison disparut du livre ; un pauvre chevalier blanc tout cassé qui ne
                       cesse de choir de sa monture), images d’une déchéance que Dodgson craignit
                       pour lui-même dès la quarantaine – elle lui fut épargnée, gloire à Dieu ! –, plus
                       même qu’il ne craignait la mort, comme le prouve l’extraordinaire saga de La
                       Chasse au Snark (The Hunting of the Snark, 1876), un des poèmes nonsen-
                       siques, ou plutôt tropsensiques les plus poignants de la langue anglaise malgré
                       sa drôlerie jaillissante.

64 | Diasporiques | nº 24 | décembre 2013
Photo J.-F. Lévy (1979)

    Alice est un être de mots, mots-valises et mots-traquenards dont elle se           Monument dédié à
délecte car elle est l’intelligence même, mais qu’elle juge néanmoins pour ce          Alice au Pays des
                                                                                       merveilles, bronze
qu’ils sont : autant de pièges que trame pour l’homme empêtré dans le temps            de José de Creeft
la Camarde qui le guette. Aussi écoute-t-elle patiemment les acrobaties ver-           (1959), Central
bales merveilleuses et délétères (en ce qu’elles effacent la réalité salvatrice        Park, New York.
de l’ici et maintenant au profit de ruminations géniales et stériles sur la rela-
tivité et l’inutilité de tout) de sophistes comme Tweedledum et Tweedledee
ou Humpty-Dumpty, l’œuf pensant ou le roseau penchant, c’est tout un. Elle
les écoute mais c’est pour mieux les fuir et tenter de vivre hors littérature, ce
qu’elle sait bien être impossible, sauf à rejoindre « la vie des chiens » dont
elle ne veut à aucun prix. N’est-ce pas là le dilemme insoluble, la machine à
­apories, auxquels se heurte fatalement celui qui veut simplement penser ?
    Bref, « Alice », la dreamchild d’un des écrivains les plus accomplis, les plus
secrets, les plus profonds, de tous les temps, est un poète. À ce titre, elle balise
d’un éclat incomparable le territoire nouveau, enfin libéré des entraves du réel       6
                                                                                         Le Surréalisme et la pein-
trivial, qu’André Breton espérait un jour fonder dans la surréalité de son rêve.       ture, 1928, NRF Gallimard,
    N’a-t-il pas écrit, avec cette éloquence de timbalier, cette souveraine assu-      à propos du tableau de
                                                                                       Picasso, « d’une élégance
rance du verbe qui n’appartiennent qu’à lui : « L’esprit nous entretient obsti-
                                                                                       fabuleuse », L’Homme à la
nément d’un continent futur (où) chacun est en mesure d’accompagner une                clarinette, 1912 ; réédition
toujours plus belle Alice au pays des merveilles » ?6                                 Gallimard, 1979, p.5-6.

                                                                                                               65
Vous pouvez aussi lire