Nelligan devant la critique - Paul Wyczynski Québec français - Érudit
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Document generated on 02/24/2022 2:30 a.m. Québec français Nelligan devant la critique Paul Wyczynski La communication orale Number 25, March 1977 URI: https://id.erudit.org/iderudit/56706ac See table of contents Publisher(s) Les Publications Québec français ISSN 0316-2052 (print) 1923-5119 (digital) Explore this journal Cite this article Wyczynski, P. (1977). Nelligan devant la critique. Québec français, (25), 24–28. Tous droits réservés © Les Publications Québec français, 1977 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Nelligan devant la critique Parmi les auteurs du Québec, Émile Nelligan est gan en compte huit: 1904, 1925, 1932, 1945, cri élégiaque dans des images portées par les celui qui a été le mieux étudié. Dès sa parution en 1952, 1958, 1966, 1967, la dernière étant une rythmes originaux et le symbolisme raffine. Dan- 1904, son oeuvre a été accueillie avec enthou- édition de luxe, avec des gravures de Claude tin voit juste même si sa critique n'est, dans bien siasme. À intervalles inégaux — surtout aux Dulude. Il importe donc de montrer d'abord des endroits, qu'une ouverture sur un phénomè- moments des rééditions de ses poésies — on comment dans cette ligne de préoccupations, la ne de création compliquée. redécouvre son univers poétique. L'artiste sem- réflexion critique encadre la parole poétique de ble demeurer toujours jeune dans ses vers, tou- Nelligan: il faut saisir la fixation de l'oeuvre. Dantin applique au sujet étudié une technique jours aimé par le public bien que sa poésie soit qui tient à la fois de l'analyse thématique, du triste et, à bien des endroits, pathétique. Son Le premier nom à retenir est celui de Dantin. Ami commentaire esthétique, de la biographie et des destin s'auréole même d'un certain mythe si l'on intime de Nelligan, on lui doit d'avoir d'abord influences littéraires. Chaque fois qu'il insiste sur pense au succès qu'emportent sa Romance du présenté le jeune poète au public montréalais un aspect particulier du lyrisme ou de la forme, il Vin et son Vaisseau d'Or. Depuis toujours la dans une étude synthétique, parue par tranches n'hésite pas à citer les textes qui étoffent d'ail- critique au pays et en France s'est montrée dans Les Débats, du 17 août au 28 septembre leurs abondamment ses analyses. Mais ce qui attentive à ce jeune poète dont l'oeuvre a été 1902. Avec quelques variantes, cette étude inti- est encore plus particulièrement significatif dans écrite dans l'espace de trois ans, ce qui lui a tulée tout simplement Émile Nelligan devient cette étude, ce sont deux témoignages qui con- mérité d'être souvent appelé le « Rimbaud cana- •< Préface » de la première édition, Émile Nelli- cernent la physionomie de Nelligan et son poè- dien ». gan et son oeuvre, publiée en 1904 et il en sera me-clef, La Romance du Vin. Le portrait que ainsi dans les trois éditions subséquentes. Com- Dantin a fixé de Nelligan nous semble le plus Articles, études, livres, comptes rendus, notes posée de six parties et d'un « Post-scriptum », authentique — et le plus poétique aussi ! — qu'on de circonstance, témoignages, hommages en marquée à la fois d'une belle sensibilité et d'un ait jamais tenté de brosser de l'auteur du Vais- poésie et en prose, manifestations collectives; esprit d'érudition, l'étude de Dantin n'a rien de seau d'Or. appréciations personnelles, colloques, soirées comparable à l'époque. Avec un rare doigté le musicales, souvenirs, thèses universitaires, tout critique examine les mérites et les défauts de la Une vraie physionomie d'esthète: une tête cela entre dans la masse des écrits et des voix où poésie de Nelligan; il se préoccupe surtout de d'Apollon rêveur et tourmenté, où la pâleur circulent, confondus, le sentiment d'admiration l'authenticité de l'expérience artistique qui appa- accentuait le trait net, taillé comme au ciseau et la réflexion critique. Nos recherches sur Nelli- raît sur un large fond d'influences parnassiennes dans un marbre. Des yeux très noirs, très intel- gan ont commence en 1951 : elles ont permis de et symbolistes. « Ce n'est plus la poésie dont on ligents, où rutilait l'enthousiasme; et des che- recueillir et d'étudier environ six cents textes qui s'amuse, remarque Dantin, c'est la poésie dont veux, oh! des cheveux à faire rêver, dressant parlent de Nelligan, sans compter la discogra- on vit... et dont on meurt ' ». Peu importe alors les superbement leur broussaille d'ébène, capri- phie et la filmographie. Le rayonnement de son noms d'Hégésippe Moreau et de Charles Baude- cieuse et massive, avec des aires de crinière oeuvre s'étend également sur les programmes laire, ceux de Rodenbach, de Rollinat, de Sully- et d'auréole. Et pour le dire en passant, c'était d'enseignement et les textes scolaires autant Prud'homme, de Veuillot, de Rostand, de Verlai- déjà une singularité que cette chevelure, à que sur les émissions radiophoniques. Nelligan ne, de Mallarmé, de Viellé-Griffin qui reviennent notre époque où la génération des poètes s'assure une large part du public, il faut le dire, et constamment au fil des comparaisons qui s'im- chauves remplace partout la race éteinte des son oeuvre devient quasiment un classique. posent à Dantin. La grande culture littéraire du poètes chevelus. Nelligan, lui, se rattachait critique rattache de bien des façons Nelligan aux nettement, par ce côté du moins, au romanti- La formule de l'oeuvre de Nelligan est donc un tendances esthétiques de son époque. Il connait que de vieille roche, et sur le seul visa de sa fait. Les souvenirs tragiques de sa vie, c'est vrai, le goût et les lectures de son jeune ami, il établit tête, on l'eût admis d'emblée, en 1830, parmi émeuvent et attristent. Mais le succès qu'il rem- les parentés littéraires avec preuves à l'appui. Il les claqueurs d'Hernani. Dans l'attitude, une porte s'explique par les valeurs incontestables lui est aisé de constater que Nelligan, « souvent fierté, d'où la pose n'était pas absente, cam- de sa poésie et non pas par la compassion que symboliste par sa conception des entités poéti- brait droit le torse élégant, solennisait le mou- suscite dans nos coeurs son destin tragique. La ques, est presque toujours parnassien par leur vement et le geste, donnait au front des re- critique s'est mise d'ailleurs très tôt à présenter expression2 ». Il lui faut donc préciser « les élé- haussements inspirés et à l'oeil des éclairs son oeuvre inachevée dans la totalité de ses ments divers dont se formait ce talent primesau- apocalyptiques; — à moins que, se retrouvant résonances créatrices. Et c'est un signe promet- tier et inégal, chercher ses sources d'inspiration, simplement lui-même, le jeune dieu ne rede- teur que de vouloir fixer d'abord, avec minutie et démêler dans cette oeuvre la part de la création vînt le bon enfant, un peu timide, un peu négli- méthode, les contours chronologique et littéraire originale et celle de l'imitation, caractériser la gé dans sa tenue, un peu gauche et embarras- d'une oeuvre. Aussi convient-il de souligner que langue, le tour et le rythme de cette poésie sé de ses quatre membres'. les Poésies de Nelligan, Les Anciens Canadiens souvent déconcertante3 ». Il découvre alors chez de Philippe Aubert de Gaspé et [Histoire du ce bohème une rêverie où la tristesse s'impose Ce portrait cadre bien avec la seule photogra- Canada de F.-X. Garneau sont les trois oeuvres comme une note dominante, où la nostalgie phie que Deprés et Lavergne ont exécutée avant du XIX* siècle québécois qui s'approprient le plus aboutit souvent aux visions incohérentes, morbi- 1900 et qui s'est perpétuée d'abord grâce à une grand nombre de rééditions. Le recueil de Nelli- des, fantasques... Il souligne — avec raison — le photo collective publiée dans Le Monde Illustré 24 Quebec français Mars 1977
du 21 avril 1900 et, ensuite, grâce à la première édition des poésies de Nelligan où elle occupe toute la page-couverture. Dantin connaît l'hom- (^(tW> Wlwiatowlt, me, on le sait, mais il le saisit dans ses traits physiques de telle façon que l'âme pénètre le corps. Il serait intéressant de donner ce texte aux élèves pour qu'ils en fassent une analyse stylis- tique! I \ 0 > JUS*** /WVHAM Le deuxième témoignage concerne un fait parti- culier, la quatrième séance publique de l'Ecole littéraire de Montréal du 25 mai 1899, au cours de laquelle le poète lui-même récitait son credo poétique, sa dernière composition en vers au temps de sa lucidité. J'ai vu un soir Nelligan en pleine gloire. C'était au Château Ramesay [sic], à l'une des derniè- . , A 1*^11 In iMjfcit res séances publiques de l'École Littéraire. Je ne froisserai, j'espère, aucun rival en disant que le jeune éphèbe eut les honneurs de cette soirée. Quand, l'oeil flambant, le geste élargi par l'effort intime, il clama d'une voix passion- née sa Romance du Vin, une émotion vraie étreignit la salle, et les applaudissements pri- rent la fureur d'une ovation. Hélas! six mois après le triomphateur subissait la suprême dé- faite, et l'École Littéraire elle-même s'en allait, désorganisée et expirante\ Chez Dantin, on le voit, le fait biographique inter- vient souvent dans le commentaire littéraire, mais toujours mesuré, bien choisi, éclairant la genèse de l'oeuvre, les particularismes des for- mes. Les fervents de la sémiotique actuelle re- procheraient certes au préfacier de ne pas avoir prévu l'importance des préoccupations stricte- ment formalistes: d'aller chercher des signes et d'expliquer l'oeuvre par des signes Tempora mutantur et nos mutamur in illis! Il reste que jusqu'à la venue de Lacourcière, l'étude de Dan- tin est la plus pénétrante, la mieux ajustée à une « expérience englobante », une perle qui ne noircit pas à l'heure de l'herméneutique' Un autographe de Nelligan Avant l'étude de Dantin, écrite en août 1902. rien Le (exte date de septembre 1897 et figure dans l'Album-Souvenir de Louis-Joseph Béliveau (Coll Paul ne nous parait valable pour justifier l'existence Wyczynski). de la critique associée à Nelligan Certes, les comptes rendus consacrés aux séances publi- ques de l'École littéraire de Montréal — surtout la « causerie fantaisiste » de Françoise dans La Patrie du 7 janvier 1899 — indiquent l'existence du poète, mais tout se ramène aux généralités et aux paroles d'encouragement. L'étude de Saint- Hilaire — Les Soirées du Château de Ramezay M. Émile Nelligan—parue dans Les Débats du 6 mai 1900, est peut-être la meilleure quant au sens critique, mais elle est pourtant très restricti- ve car elle ne porte que sur les dix-sept poèmes de Nelligan gui font partie du premier recueil collectif de l'Ecole littéraire de Montréal, publié en 1900: Les Soirées du Château de Ramezay En 1904, six amis de Nelligan louent son recueil que les Éditions Beauchemin viennent de mettre sur le marché: chacun à son tour et d'une voix unanime — Gill, Laberge, Lozeau, Madeleine et Françoise — loue les mérites du poète naufragé dans l'abîme de son propre rêve à la Retraite Saint-Benoît. L'année suivante, le nom de Nelli- gan traverse l'Atlantique: à Bruxelles, Franz An- sel parle de lui dans la revue Durandal; à Paris Charles ab der Halden et Charles-Henry Hirsh commentent la première édition des poésies de Nelligan, respectivement dans La Revue d'Euro- pe et des Colonies et Mercure de France. En 1907, Charles ab der Halden consacrera une Émile Nelligan à 40 ans. à la Retraite de Saint-Benoit (Photo F -O. Lagacé Coll. Paul Wyczynski) quarantaine de pages à l'étude de Nelligan dans Mars 1977 Québec français 25
ses Nouvelles Études de littérature canadienne nonce aux fondations? Eh bien, Luc Lacourcière subjectivisme prononcé de Nelligan devient du française': c'est l'essentiel de l'article qu'il a l'a compris et il a admirablement réussi. Il est coup le trait dominant de sa créativité. publié en 1905. À son tour, René Arnould parle systématique, concis, érudit. La rigueur intellec- de Nelligan en 1910 et 1911, à l'Université de tuelle de son « Introduction » est exemplaire. Le Après la critique de caractères textuel et formel, Poitiers, et publie ensuite ces deux leçons, cheminement de sa pensée respecte le destin du Bessette se laisse tenter par la critique psycha- « Émile Nelligan sa vie et son pessimisme ». poète et l'exigence d'exactitude quant à la pré- nalytique rendue célèbre par Charles Mauron et dans Nos amis Canadiens (1913). Il dressera sentation de l'oeuvre. Celle-ci sera connue dé- J.-B. Pontalis. Étudier dans les textes de Nelli- même un portrait du poète, « La Tristesse de sormais par ses vraies origines, ses poèmes gan les courants de sa sensualité, y détecter les Nelligan », publié dans France-Amérique, en découverts dans des revues et journaux, la mé- fantasmes aux significations profondes, saisir septembre 1919. tamorphose des poèmes qui la composent. Au- les rythmes et images, cerner les pulsions parri- jourd'hui, même après quelques ajouts dans les cides, voilà une nouvelle démarche que Besset- En 1923 Louis-Joseph de La Durantaye publie éditions subséquentes, celles de 1958 et 1966, te applique à la poésie. Dans une telle perspecti- un article" qui oriente la réflexion critique vers les on pourrait apporter à l'édition Lacourcière bien ve, il scrute le Vaisseau d'Or et les Châteaux en problèmes esthétiques que suscite l'oeuvre de des détails et rectifier plusieurs commentaires Espagne. Sa méthode ici n'a rien de systémati- Nelligan. Il entrevoit, en effet, l'originalité de la Mais l'essentiel est là: l'ensemble demeure in- que; même si elle se veut aussi « scientifique que poésie nelliganienne dans une « osmose psy- changeable par sa riche documentation et le possible », elle reste à plusieurs égards hypo- cho-verbale », ce qui signifie orchestration des jugement solide et nuancé. thétique et souvent tout simplement indicative. sentiments authentiques et des images sugges- Deux de ses études en résument l'essentiel: tives, portés par le rythme des mots dans les- L'édition Lacourcière est à l'origine d'un véritable Nelligan et les remous de son subconscient'3 et quels vibre surtout la musique. La Durantaye, on culte de Nelligan. Les articles de circonstances Le Complexe parental chez Nelligan". le voit, indique le chemin à Bessette. Celui-ci, en paraissent dans les journaux; les comptes ren- effet, jeune étudiant à l'Université de Montréal, En même temps que le livre de Bessette sur les dus se multiplient: le meilleur exemple en est images poétiques paraissait à Ottawa notre ou- préparera en 1946 une thèse de maîtrise, « Les celui d'Yves-Gérard Le Dantec dans La Revue Images chez Nelligan » dont un extrait sera pu- vrage intitulé Émile Nelligan, sources et origina- des deux mondes, en juillet 1954. Mais il faut lité de son oeuvre". Ce n'est pas une tâche facile blié dans L'Action nationale'. Bessette est attiré attendre l'année 1960 pour assister à la naissan- par le problème « formel » de la poésie: nature que de parler de sa propre étude! Je voudrais ce de deux études d'envergure: Les Images en donc me contenter d'indiquer dans quel esprit et fréquence des tropes, affinités structurales Poésie canadienne-française de Gérard Bes- des images qui existent entre Nelligan et certains elle a été conçue et comment elle se situe face à sette et Émile Nelligan, sources et originalité de l'univers de Nelligan. Préparé par mes études en poètes français. Cette méthode, Bessette l'appli- son oeuvre de Paul Wyczynski. Ces deux ouvra- quera bientôt à la poésie et analysera sous cet Europe, je me suis senti à l'aise parmi les auteurs ges furent d'abord conçus comme des thèses de du XIXe siècle, avec plus d'assurance encore angle le Jardin d'antan, démarche qui s'avère à doctorat: le premier en 1950, le deuxième en l'époque neuve et prometteuse10. dans le pâmasse et le symbolisme, bref dans le 1957. On commence alors à parler de la critique courant poétique qui déferlait pendant un bon Les approches de La Durantaye et de Bessette universitaire et on n'y trouve rien de péjoratif demi-siècle en Belgique, en France, en Angleter- annoncent des voies nouvelles. Nous les notons excepté l'envergure des recherches et la minutie re, en Allemagne, en Pologne, en Russie... Dans volontiers comme indices importants dans une de l'exécution. cette optique, Nelligan qui se réclamait ostensi- époque qui va de 1902 à 1952, et où tout fonc- blement de Verlaine, de Rimbaud, de Baudelai- tionne selon la méthode historique de Mgr Camil- La thèse'? de Bessette reprend le sujet antérieu- re, de Rodenbach, de Rollinat, d'Edgard Poe le Roy, malgré quelques tentatives de rénovation rement étudié dans sa thèse de maîtrise, mais devint pour moi très vite un sujet de lecture, de la Relève et de Marcel Dugas. Dans ce demi- avec plus d'ampleur, d'exemples et de compa- d'étude et de recherche. Pendant cinq ans je me siècle, une vingtaine d'autres études — celles raisons. Sa méthode d'étudier la fréquence et la suis donné la peine de lire pratiquement tout ce d'Ernest Choquette, de G. A. Dumont, de Lionel nature des images découle du système de Caro- qu'on a écrit sur ce poète. J'ai scruté attentive- Léveillé, d'Harry Bernard, de Thomas-Marie La- line Spurgeon, auteur de Shakespeare Imagery. ment les trois thèses qui lui ont été consacrées'6. marche, de Louvigny de Montigny, d'Alfred Des- Déjà dans l'introduction de son Analyse d'un J'ai lu tous les journaux et revues de l'époque Rochers, de Germain Beaulieu, de Joseph Mé- poème de Nelligan (Le Jardin d'antan), Bessette pour reconstituer avec exactitude le climat socio- lançon, d'Hermas Bastien, par exemple — sont a défini son point de vue sur la critique littéraire; il culturel et l'atmosphère littéraire que respirait certes à citer, mais il reste qu'elles suivent tou- y voit trois variantes principales: la critique
se et effort, obscurité impénétrable et éclairs Comme résultat, on publie, en 1969, un livre — poète, j'ai toujours soutenu que son originalité d'une lucidité effervescente. Limiter la recherche Nelligan: poésie rêvée, poésie vécue" —, qui consiste surtout et avant tout dans le « secret au seul dépistage des sources, littéraires et au- regroupe les textes de huit conférences pronon- musical » de ses formes poétiques. Je reprends tres, fût-ce de manière exhaustive, c'est vouloir cées lors du colloque. Presque tous ces textes ici ce sujet attrayant et complexe. Il faut dire au ressembler à un horticulteur qui, préoccupé du sont des discours de circonstance, sans qu'on préalable que la poésie et la musique ne sont climat, du sol et des rayons de soleil, oublierait puisse y trouver du neuf sur Nelligan. Ici et là la guère les variantes du même processus créa- les plantes, les arbres et leurs fruits. L'oeuvre réflexion critique s'annonce intéressante, mais teur: la poésie se sert de mots, la musique, de vivra par son originalité L'originalité authenti- elle s'estompe presque aussitôt dans les dis- sons. Mais il y a la musique dans les mots et la que, selon R. Polin, exige quelque chose de plus: cours, car plusieurs conférenciers se contentent poésie dans les sons. Ces deux registres de « elle réclame la présence concrète d'une liberté d'une connaissance insuffisante du sujet. Par communiquer la vie se rapprochent, voire se en acte" «. Voilà le sens même de mon intitulé: conséquent, les textes sont très inégaux; il arrive confondent, par les effets qu'ils produisent sur Émile Nelligan, sources et originalité de son même, à plusieurs reprises, que le commentaire notre savoir, notre sensibilité: un joli poème fuse oeuvre. soit supérieur à la conférence sur laquelle il « musicalement » vers l'âme; une sonate bien s'élaborait. Une seule étude est à retenir, celle exécutée au piano « poétise » le moment D'autre part, l'oeuvre d'art originale n'exclut point du père Yves Garon: « Louis Dantin, précurseur d'écoute et d'accueil. Il va de soi que la similitude la possibilité des imitations et des influences. Au et frère d'Emile Nelligan ». À partir d'une docu- des effets vient directement de la similitude des demeurant, pareille entreprise appliquée à l'oeu- mentation exacte et scrupuleusement pesée, le formes qui se font au niveau — parfois déroutant vre de Nelligan se révèle très intéressante. Sa jugement du père Garon s'élabore sûr autant —, des suggestivités ambivalentes. Il faut donc poésie n'est qu'une ébauche d'adolescent, le que nuancé, respectueux du sujet, étudié à mi- entrer dans l'univers de Nelligan pour y saisir les premier jet d'un artiste en voie de formation On chemin des faits connus et des faits probables; signes dans l'écart entre le signifié et le signi- se croit, parfois, impressionné par la brusque ap- par approches dénuées de parti pris et de faus- fiant. Il importe d'insister sur les « noeuds musi- parition des images suggestives, pour découvrir ses prétentions, l'article situe admirablement caux » dans l'organisation des poèmes et les par la suite, dans ses rythmes et ses strophes, l'amitié littéraire entre Nelligan et Dantin à l'épo- •< pulsions profondes » : c'est la musique de rap- des emprunts et des impressions mal tamisées. que des cinq dernières années du XIX" siècle. ports qui se répercutent d'un poème à l'autre. Le Mais il arrive aussi qu'une poésie authentique, mot suggestif devient mot « musicalisé ». La bien à lui, surgit d'une manière inattendue dans Parmi les articles qui prolongent les manifesta- poésie profonde se lira donc à un niveau de les canaux qui vont directement à Verlaine, à tions commémoratives de 1966, un seul devrait résonance qui se superpose au champ sémanti- Rodenbach, à Rollinat. Sous cet angle, les ana- être retenu et recommandé: La signification de que. Dans le troisième chapitre — « l'oeuvre et la lyses de Dantin, de Charles ab der Halden, de Nelligan" de Réjean Robidoux. L'auteur s'adon- résonance de ses profondeurs » — j'analyse Bessette et de Lacourcière m'ont paru nettement ne ici à prouver l'authenticité de l'aventure créa- sous cet angle cinq poèmes de Nelligan: Clair de insuffisantes et souvent erronées. J'ai donc trice de Nelligan au niveau imaginaire et verbal. lune intellectuel. Le jardin d'antan. Musiques voulu éclairer l'oeuvre de Nelligan sous cet as- Cette remarquable singularité de vivre et de funèbres, La Romance du Vin et Le Vaisseau pect d'une façon quasi définitive Pour ce faire, « faire » la poésie au sens grec du mot, se d'Or. (L'ouvrage contient quelques pièces d'ico- j'ai respecté la chronologie de l'oeuvre et je l'ai confirme dans plusieurs poèmes de Nelligan où nographie originales, entre autres: « Les parents regroupée selon ses principaux thèmes: ceux de une véritable incantation rehausse le langage à d'Emile Nelligan », a. Emile Nelligan et ses l'idéal, du rêve, de la religion et du noir J'en suis un émouvant et profond cri d'artiste. Et toute soeurs, Éva et Gertrude », « Une lettre inédite ainsi venu à préciser à ma façon l'originalité de cette opération qui engage au même degré la vie de Mme David Nelligan », « Un autographe du l'oeuvre, ce que j'appelle « le secret musical ». névrosée de Nelligan et ses techniques d'écrire Vaisseau d'Or ».) Celui-ci, c'est dans l'univers nelliganien de la se fait dans le système de la versification con- parole que je le cherchais: vocabulaire, mots- ventionnelle. Alors, la perception sensible d'un Vient enfin ma Bibliographie descriptive et criti- clefs, style, correspondance, métaphores et bohème — qui amalgame à ses visions sons, que d'Emile Nelligan2'. Je n'avais jamais, aupa- symboles, harmonie des vers, rythmes, rimes, couleurs, parfums et formes — se plie aux mots, ravant, reçu autant de lettres de félicitations qu'à strophes, poèmes à forme fixe, expressivité des rythmes, strophes, pour vivre dans un élan dé- la suite de la publication de cet ouvrage. J'ose ensembles, suggestivité des signes... Même si sordonné, et pourtant ordonné dans la coulée prétendre que celui-ci est le premier du genre au dans mon ouvrage une partie d'analyses doit for- d'une prosodie numérique régulière. Nelligan, dit Canada français. Une bibliographie descriptive cément relever d'approches et d'hypothèses, j'ai Réjean Robidoux, « appartient à cette famille de et critique possède, sur une simple bibliographie fort bien démontré que Verlaine et Chopin sont à poètes chez qui se vérifie avec à-propos cette cumulative, l'avantage d'offrir au lecteur un résu- l'origine de la création poétique de Nelligan, idée chère à Baudelaire: « que le rythme et la mé précis de l'oeuvre, ainsi que des écrits d'aloi suivis de Millevoye et de Pierre Dupont. J'ai rime répondent dans l'homme aux immortels be- différent qui lui ont été consacrés. Loin de se précisé la part qu'occupent Baudelaire, Rollinat. soins de monotonie, de symétrie et de surpri- limiter à une simple enumeration de titres, elle Rodenbach et Poe dans le processus de sa créa- se20 ». Là réside en effet le secret technique de tend à mettre en place, à décrire et à estimer les tion artistique, sans oublier d'autres poètes, pièces comme le fameux Soir d'hiver—
consultation du volume sous le rapport des ques- " Émile Nelligan, Poésies complètes. 1896- çaise et, particulièrement, chez Emile Nelli- tions spéciales. Ce livre — et je le dis sans 1899, Montréal et Paris, Fides, /1952/, 331 p., gan, Paul Morin, René Chopin et Arthur de aucune fausse prétention — est indispensable Collection du Nénuphar, texte établi et anno- Bussières », M.A., Université de Montréal, aujourd'hui à chacun qui s'apprête à aborder té par Luc Lacourcière, avec une « Introduc- 1953, xiii, 127 p. Une autre thèse qui traite sérieusement l'oeuvre de Nelligan. tion » (p. 7-20) et « Chronologie d'Emile Nel- partiellement du sujet est celle de Michel-J. ligan » (p. 31-38). Kieffer, c.s.v., « L'Ecole littéraire de Mont- Voilà le bilan de la critique qui depuis trois quarts 2 Gérard Bessette, Les Images en poésie ca- réal », M.A., Université McGill, 1939, 96 p. de siècle scrute la vie et l'oeuvre de Nelligan. Le champ est loin d'être exploré! On ne cessera nadienne-française, Montréal, Beauchemin, " R. Polin, De l'originalité dans l'art, dans la jamais assez de lire et d'examiner cette oeuvre à 1960, 280 p., surtout p. 215-274. Revue des Sciences humaines, juillet-sep- plusieurs égards intéressante, susceptible de 13 tembre, 1954, p. 231. Id., Nelligan et les remous de son subcons- nourrir encore longtemps la curiosité des lec- cient, dans L'École littéraire de Montréal, " /Colloque Nelligan/, Nelligan: poésie rêvée, teurs et des critiques. Un fait demeure cepen- Montréal et Paris, Fides, 1963, p. 131-149, poésie vécue, Montréal, Le Cercle du Livre dant certain: le cas de Nelligan est relativement « Archives des lettres canadiennes », t. 2, de France, 1969,192 p. « Avant-propos » de bien cerné comme oeuvre littéraire et abondam- repris dans
Vous pouvez aussi lire