Nouveautés Québec français - Érudit
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Document generated on 09/16/2022 12:18 a.m. Québec français Nouveautés Number 161, Spring 2011 URI: https://id.erudit.org/iderudit/63967ac See table of contents Publisher(s) Les Publications Québec français ISSN 0316-2052 (print) 1923-5119 (digital) Explore this journal Cite this review (2011). Review of [Nouveautés]. Québec français, (161), 4–19. Tous droits réservés © Les Publications Québec français, 2009 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/en/
ESSAI DENISE BRASSARD et de son caractère prescriptif, ÉVELYNE GAGNON [dir.] retrouverait une portée ontolo- États de la présence. gique ? ». Telle est l’hypothèse Les lieux d’inscription de la initiale présentée avec clarté subjectivité dans la poésie en ouverture de cet excellent québécoise actuelle ouvrage placé sous la direction XYZ éditeur, Montréal de Denise Brassard et d’Evelyne 2010, 332 pages Gagnon. Il s’agit en fait des actes d’un colloque qui s’est déroulé du A ctuellement, au Québec, la poésie continue d’émerger de l’intime en recoupant des ramifi- 6 au 8 décembre 2008 à l’UQÀM auxquels sont ajoutés des textes de création poétique. La problé- cations que certains pourraient matique porte dans sa réception qualifier, avec un mépris désolant, et son analyse d’indéniables de démodées. Or, il appert que perspectives pouvant entraîner le poème s’écrit malgré ces dans leur foulée quiconque s’inté- commentaires à partir d’un lieu resse à la poésie. On y ressent une qui échappe à la méthode des détermination destinée à dégager classements et à la restriction non pas un courant, mais un de la prescription morale en registre qui soit fidèle à l’évolution vogue, éclatant en une kyrielle récente de la poésie québécoise. de fragments aux appréhensions Séparé en quatre chapitres, ontologiques diverses. Ainsi, « « suivant la perspective dans la poésie, à partir de 1980, ne laquelle les lieux sont appré- manifeste-t-elle pas, par son effort hendés ou la présence actua- de recentrement et son égocen- lisée », ce livre expose à la fois trisme, un désir de se donner une des proses réflexives ainsi que autre morale, laquelle, affranchie des paroles poétiques, ce qui KARINE CELLARD et La lecture de ces textes, emmêlé de locutions et de tours KARIM LAROSE [comp.] autrement difficiles d’accès, étrangers » (p. 219). D’autre part, La langue au quotidien. permet de pénétrer dans le vif de les linguistes affirment que ce Les intellectuels et le français l’actualité de l’époque : transcrip- parler a ses caractères propres, dans la presse québécoise tions de discours, de conférences, mais qu’il ne diffère que fort Anthologie, vol. 1 : de causeries radiophoniques, peu de la norme (p. 398). Les Les douaniers de la langue dialogues entre intellectuels. Elle écrivains revendiquent le droit (1874-1957) permet non seulement de suivre d’utiliser les canadianismes : Éditions Nota bene, Québec l’évolution de la pensée d’un « Dites réellement ce que vous 2010, 544 pages Adjutor Rivard ou d’un Jean-Marie voyez avec des mots à nous, Laurence, mais donne accès et du coup ce sera original » C ette imposante anthologie présente cent dix-huit articles journalistiques qui rendent également aux idées de person- nages secondaires du débat linguistique, le critère de sélection (Claude-Henri Grignon, p. 249). L’écrivain Jean Pellerin se plaint de ce que « la langue de trop compte de la réflexion sur la des articles étant « la richesse de de nos auteurs pue l’artifice » si langue française au Québec à la pensée et de l’expression ». bien que leurs livres semblent partir des années où celle-ci se La Société du parler français « étrangers à l’esprit et à l’habitat de Montréal. Dans les années révèle organisée et cohérente au Canada est fondée en du milieu », mais il reconnaît 1950, on craignait que le français (le dernier tiers du XIXe siècle), 1902, entre autres par Adjutor qu’il est difficile de choisir avec du Québec ne se différencie de jusqu’en 1957, année où le Rivard, qui répond par des discernement dans le patrimoine plus en plus de celui de France. statut précaire du français dans dialogues humoristiques à ses linguistique (p. 482-483). L’idée que sa survivance passe différents domaines (politique, détracteurs qui craignent un Les droits du français sont par le contrôle de l’économie économie, travail) inquiète et excès de purisme. La question souvent abordés avec sérieux commence à peine à apparaître. devient l’objet d’analyses appro- de la vraie nature du français mais aussi par l’absurde, telle la Autant que les idées, le ton et fondies dans les journaux, en canadien est omniprésente. scène illustrant l’impossibilité le style retiennent l’attention : même temps que naît le premier D’une part, ce français est vu de se faire servir un café quand envolées lyriques, force rhéto- mouvement indépendantiste comme « informe de pronon- on le demande en français dans rique des discours, tel celui québécois, l’Alliance lauren- ciation, pauvre de vocabulaire, la cafétéria d’une institution d’Henri Bourassa au Congrès tienne de Raymond Barbeau. souvent barbare de syntaxe, fédérale et bilingue de l’ouest eucharistique de 1910, ironie et 4 Québec français 161 | P R I N T E M P S 2011
NOUVEAUTÉS vient conférer une valeur heuris- s’avère déjà là », parvenant – peu d’André Brochu voulant que « la portée par la poésie d’Hugues tique plus que souhaitable parce importe ses formes – à « accomplir charge du réel » se présente par Corriveau au sein de laquelle « la que motivée par une double une inscription dans un lieu » ne un assemblage soigné de poésies faille du sujet » vient créer « une expérience fondamentale, soit reniant pas l’instinct de l’être, entretenant une certaine appar- ouverture à l’autre qui ne soit pas celles de l’écriture et de la lecture ses réactions et « ses humeurs » tenance réciproque, anecdotes fusionnelle, au sens où l’enten- de la poésie. Près de vingt-cinq face aux phénomènes qu’elle et prosaïsme appuyé soulevant, daient les romantiques, mais œuvres sont ainsi abordées avec engendre étant exempte de la selon lui, une perspective intersubjective », générant par le une acuité ne relevant pas du rigidité que commande « l’art mémorielle qui permettrait de fait même une rencontre entre hasard mais bien d’un souci de narratif ». Il ne s’agit donc pas de passer d’un éloge de la métaphy- « le sujet, l’autre et le monde ». liaison, voire d’une correspon- régir une interprétation du poème sique à une représentation du D’autres interventions méritent dance nécessaire s’établissant « faite d’attaches concrètes », réel par le quotidien. Il faut aussi tout autant une mention ne entre les textes eux-mêmes, leur mais de vivre ce dernier dans la parler de l’analyse clairvoyante pouvant être réalisée faute auteur respectif et le lecteur subtilité propre à la sensibilité d’Évelyne Gagnon concernant d’espace. Citons à tout le convoqué au sein de l’essai humaine. S’enchevêtrant à des le déploiement de la « vision moins les suivantes en rafale : ainsi créé. Si quelques textes se fragments de l’œuvre Plaisirs et du sujet lyrique » dans l’œuvre Carmen Mato Barreiro, Isabelle reçoivent difficilement lors d’une paysages kitchs d’Hélène Monette essentielle d’Hélène Dorion, Miron, Jonathan Lamy, Paul première lecture en raison de pour énoncer une « tragédie qui tisse l’être et l’universel par Chamberland, Marc-André leur charge théorique, la majeure topographique », la pensée de le « fil de l’écriture qui à la fois Brouillette. Le tout se termine partie d’entre eux restent acces- Laforest refuse de réduire la valeur donne un rebord au monde et avec un texte sensible offert par sibles pour un lectorat soucieux existentielle de la poésie contem- construit un sujet relié à toute Pierre Ouellet, qui réconforte de réfléchir aux enjeux et tenants poraine québécoise en regard chose ». L’écriture dépend ici le lecteur, désormais en état relatifs à cette problématique des périodes l’ayant précédée, de « la logique de l’atome ; de suspens, comme le fait une dégagée à partir des lieux de l’ins- soulignant avec force que « les particule de rien et énergie de étreinte à la fin d’une rencontre cription de la subjectivité dans la espaces intérieurs de la subjec- tout », comme l’être reste tribu- marquante, confirmant irrémédia- poésie québécoise actuelle. Parmi tivité contemporaine sont aussi taire de sa propre condition. blement que l’hypothèse initiale les textes les plus intéressants, vastes et tourmentés » que ceux Incontournable également que valait entièrement le temps des citons les réflexions de Daniel décrits par Saint-Denys Garneau. le texte de Louise Dupré, une réflexions qu’elle commandait. Laforest pour qui « la poésie Tout aussi accessible est le propos écriture soignée par la dignité JEAN-FRANÇOIS LEBLANC humour, notamment dans les l’auteure a été invitée à s’exprimer parallèle entre les dérèglements l’inconnu et au déficit d’estime interventions du futur directeur sur plusieurs tribunes, dans de l’âme et ceux du corps, elle de soi. du Devoir, André Laurendeau. les médias, pour présenter et compare les interventions de Ainsi, cet essai relativement En cette année 2010 où l’on commenter son ouvrage. la psychologie avec celles de la modeste en termes de quantité célébrait les cent ans du Devoir, Louise Reid est médecine traditionnelle et de la est-il passablement dense cette anthologie est aussi une psychothérapeute. Au fil de sa chirurgie, elle montre qu’il y a des en terme de contenu. Il évite belle illustration du rôle que ce carrière, qui s’étend sur quelques similitudes entre les sources des pourtant tout à fait le piège de journal a joué, avec d’autres, décennies, elle s’est spécialisée maladies psychologiques et celles l’hermétisme et du dogmatisme, dans la diffusion des idées sur dans les troubles de l’anxiété de la morbidité physique. se permettant même d’être plutôt la nature et le statut du français et elle a commis sur le sujet L’essai comprend trois parties, aéré. De nombreux schémas et canadien (français québécois n’est pas moins de dix publications, nettement évocatrices, de tableaux synoptiques permettent pas encore en usage) dans la depuis 1995. En plus de s’adonner l’approche privilégiée : 1- « Les au lecteur de bien comprendre première moitié du XXe siècle. à la pratique privée, elle anime cancers psychologiques » ; LUDMILA BOVET des ateliers de formation et 2- « Les abcès psychologiques » d’épanouissement personnel et et 3- « Les infarctus LOUISE REID prononce des conférences où elle psychologiques ». Son exposé L’anxiété, le cancer de l’âme donne à ses auditeurs des trucs explique, dans des mots Les Éditions JCL, Chicoutimi qui leur permettent d’identifier facilement accessibles, la 2010, 272 pages et de vaincre les problématiques source, l’identification et les anxieuses. avenues d’intervention relatives I l est vraiment peu courant qu’un essai devienne un best-seller, en dépit de l’intérêt que présente La technique révolutionnaire d’intervention qu’elle présente dans son dernier livre, elle l’a aux dérèglements suivants, entre autres : les phobies, la panique, l’anxiété, la dépression, ce genre littéraire. C’est pourtant mise au point grâce à des années l’épuisement professionnel le tour de force qu’a réussi Louise d’intervention et de recherche et le syndrome de stress Reid avec son livre L’anxiété : le personnelle. Il s’agit de ce post-traumatique. Reid aborde cancer de l’âme, qui s’est retrouvé qu’elle appelle la « psychologie également les troubles liés au pendant quelques semaines à chirurgicale ». Tout au long de perfectionnisme, au manque la tête des palmarès. De plus, sa présentation, elle établit un d’assurance, à la crainte de P R I N T E M P S 2011 | Québec français 161 5
les processus, que ce soit NOUVELLE À l’instar du narrateur de la l’abattement. Ils ont échoué ceux qui mènent à la maladie nouvelle « Dans le silencieux avec leurs enfants et avec leur psychologique ou ceux qui GILLES ARCHAMBAULT automne », les personnages créés famille, ils ont échoué en amour permettent sa guérison. Un promeneur en novembre par Archambault « gardent les et en amitié, mais ils conservent L’ensemble des publications Boréal, Montréal manteaux » – une expression assez de lucidité pour réaliser de l’auteure visent à démythifier 2011, 240 pages archaïque qui signifie « ne pas être qu’ils ont souvent demandé à la à l’intention d’un large public le de la fête » – et ce, même quand vie ce qu’elle ne peut offrir : à la monde des maladies psycholo- giques et leur traitement. Son dernier livre est rien de moins A près avoir été lauréat du prix David (1981) et du Prix du Gouverneur général (1987), la fête a lieu en leur honneur (« L’anniversaire de grand-mère »). Pour la plupart solitaires et fois des ailes et des racines, par exemple… Pour eux, la mort qui se profile n’est pas perçue comme qu’un modèle du genre et après avoir publié fidèlement vieillissants, ils se tiennent à une délivrance. « J’ai déjà eu l’auteure s’y révèle une vulgarisa- chez Boréal une trentaine l’écart de l’agitation, soutenus vingt ans. Tout aussi malheureux trice exceptionnelle. Assurément, d’ouvrages, l’homme n’a plus par une misanthropie tranquille que je le suis à soixante, je sa méthode d’écriture n’est pas vraiment besoin de présentation. et désabusée qui leur épargne tenais au moins pour éloignée étrangère à la grande intelli- En janvier dernier, le Gilles la présence de la mort. La gibilité de son message. Les Archambault nouveau – Un perspective du néant se dessinait parallèles qu’elle établit avec promeneur en novembre – est à peine » (p. 53), avoue Maurice, le fonctionnement du corps paru. Certains diront que les le narrateur d’« Une fragile physique se révèlent féconds. livres d’Archambault ne sont immortalité ». Dans cette histoire Elle utilise également dans ses pas de ceux que l’on s’offre à d’une justesse aiguë, un homme descriptions des mots de tous les Noël dans la mesure où, soumis malade répond à l’invitation d’un jours et évite le jargon scientifique à l’arbitraire, ils sont souvent ancien ami qu’il n’a pas envie de la discipline. Son essai se lit un jugés déprimants. Mais cet de revoir. Cette autocritique peu comme un roman et cette écrivain accompli soulève teintée d’autodérision résume qualité n’est certes pas pour rien toujours avec pertinence des assez bien l’œuvre de l’écrivain. dans son succès en librairie. interrogations essentielles et il Un promeneur en novembre CLÉMENT MARTEL serait dommage de lui battre réunit dix-sept nouvelles qui froid en évoquant un prétexte explorent l’univers intimiste bien aussi mince. Sans compter qu’il connu d’Archambault. Les acteurs occupe une place déterminante plus âgés des conflits intérieurs dans notre paysage littéraire. qu’il soulève sont appelés à ESTHER CROFT du livre de Québec et de la ville comme l’indique le titre du Les rendez-vous manqués de Québec pour Le reste du temps recueil, sont l’absence de Lévesque éditeur, Montréal (2007), sans oublier qu’elle a été dialogue en couple ou entre 2010, 101 pages finaliste, avec ce même recueil, membres d’une même famille, (coll. « Réverbération ») au prix du Gouverneur général la difficulté de communiquer du Canada et au Grand Prix de avec l’autre, le désespoir et la C omme Mélissa, l’héroïne de l’une des dix nouvelles du recueil Les rendez-vous la ville de Montréal ? Voilà certes un talent sûr à qui plusieurs écrivains, qui ont choisi ce genre, mort. Des thèmes évidemment pessimistes, mais traités avec intensité et émotion, dans une manqués d’Esther Croft, l’a été sont redevables et doivent « leurs langue riche et soutenue, de en parcourant le deuxième propres battements de mots » grande qualité. Comme chez roman d’une amie, j’ai été ébloui, (dédicace) pour avoir suivi sous Anne Hébert, il n’y a pas un « secoué par la beauté de la sa direction depuis une trentaine mot de trop dans les nouvelles langue, par la pure intensité d’années ses ateliers d’écriture. de Croft, dont plusieurs sont de l’émotion » (p. 39-40) des Pensons, entre autres, à Christiane orientées vers une chute souvent nouvelles de cette auteure de Lahaie, à Jean Désy, à Stanley surprenante, voire inattendue, Québec, qui, au cours des ans, a Péan et à combien d’autres comme il sied à la nouvelle. réussi à faire sa marque dans un qui ont pu créer des œuvres Dans « Les yeux de sa fille », une genre que l’on sait exigeant : la majeures grâce à ses conseils, à sa mère de famille se lance à corps nouvelle. N’a-t-elle pas remporté, disponibilité de tous les instants perdu à la recherche de sa fille de à deux reprises, le prix Adrienne- et à sa proverbiale générosité. seize ans, disparue un beau matin, Choquette, le prix France- Dix nouvelles, dont neuf sans que, éplorée, elle ait prévu Québec / Philippe-Roussillon sont inédites, composent Les la fuite. Elle rencontre par hasard, pour son recueil De belles paroles rendez-vous manqués, dont les sous les bretelles de l’autoroute (2001), le prix littéraire du Salon principaux thèmes exploités, Dufferin-Montmorency, un jeune 6 Québec français 161 | P R I N T E M P S 2011
NOUVEAUTÉS tendre une main hésitante à SOFIA BENYAHIA épisodiques qui, l’espace d’un le rythme change, tout comme l’autre : voisins, famille, amis, Contes pour mon père instant, se dévoilent par un l’approche qui, de prime abord, anciennes flammes. Quand le Leméac, Montréal soliloque ou des échanges de semble décousue. En l’absence doute se glisse derrière chaque 2010, 128 pages vues sur l’amour, la famille, la de fil conducteur, sans dénoue- certitude, cette proposition leur mort, la politique… Les choses de ments, quelques scènes sont procure un modeste apaisement. En revanche, lorsqu’ils sont plus jeunes, les personnages D ’origine marocaine, Sofia Benyahia vit au Québec depuis près d’une vingtaine la vie, en somme. Le recueil débute par une correspondance affectueuse entre déroutantes, voire insaisissables. Néanmoins, si nous décons- truisons le concept défini au que dépeint l’écrivain peinent d’années. En 2007, elle a publié un père et sa fille. L’homme, qu’on début du livre par l’auteure, à assumer des choix de vie qui, un recueil de nouvelles intrigant, imagine au Maroc, aimerait que il devient séduisant. À l’instar à brève échéance, deviennent Les couteaux à pain trouent les sa fille, qui réside désormais au de Tahar Ben Jelloun cité en insoutenables : l’enfermement seins comme rien. À l’automne Québec, lui écrive un livre. Celle-ci ouverture, Benyahia a souhaité du couple, le désir ou le refus 2010, elle a répété l’expérience en décide alors de lui raconter ce nous révéler la réalité en la d’avoir des enfants, l’ennui et signant un autre livre de fiction qu’elle appelle sa « vie d’oreille ». dépaysant. Il faut bien le dire, le l’insatisfaction. Rapidement, original qui, tant par la forme que Dans un lieu imaginaire qu’elle dépaysement est total. D’ailleurs, on voit poindre en eux « cette par le contenu, pique à nouveau baptise la pension Hartman, pour en saisir toutes les subti- tristesse qui ne manquera pas de la curiosité. elle engrange tout ce qu’elle lités narratives, une relecture de venir » (p. 97). Ils ignorent encore Les Contes pour mon père ne entend. Les pensionnaires se son recueil s’avère nécessaire. qu’avec le temps, lorsque les s’inscrivent pas dans la lignée des nomment : la Grande Absente GINETTE BERNATCHEZ possibles s’épuisent, une relative histoires populaires transmises (alter ego de l’auteure), Annie ou accalmie émerge des souvenirs. d’une génération à une autre, pas Caro, le vendeur de mots, le petit Avec une absence de plus qu’ils n’incarnent un univers frère et le grand frère, Moulay sensiblerie, qui tient autant de cruel, légendaire ou merveilleux Brahim, l’homme-grenouille… la pudeur que de la simplicité facilement interprétable. En fait, En dépit de la concision des du style, ce livre nous invite c’est uniquement par l’oralité textes, ils sont légion à nous à faire un bout de chemin en que les récits de Benyahia se offrir des bribes d’eux-mêmes. compagnie d’un promeneur à rapprochent du conte. Fabriqués Pensons à tout ce qu’une oreille la démarche grave et mesurée. de toutes pièces à partir de accueillante peut intercepter Certes, l’homme ne parlera pas souvenirs de conversations au fil de rencontres fortuites. beaucoup, mais tout sera dit. fragmentaires, ils mettent en D’une histoire à l’autre, les GINETTE BERNATCHEZ scène des personnages souvent lieux et les situations varient, boisé de l’université », qui se plaît amie endeuillée, elle se hâte, au à l’insu de l’autre un psy, rien à tuer de jeunes étudiantes sans sortir de la résidence funéraire, n’y fait : les retrouvailles sont défense, meurtres qu’il décrit de le retrouver à la maison avec impossibles. Même déception sadiquement à un enquêteur la ferme intention de s’amender. dans la dernière nouvelle de imaginaire. Car, heureusement, Trop tard cependant : le mari a ce recueil fort réussi, « Une fête il a tout inventé et n’a donc bien rangé la maison, préparé nationale ». Une octogénaire, pu épater personne de son le repas, monté la table, un qui rêvait de célébrer à nouveau entourage, agissant en solitaire couvert en moins, le sien, avant la Saint-Jean-Baptiste et de derrière son écran d’ordinateur de quitter le foyer où il se sent montrer ainsi son nationalisme, en visitant un site porno. Dans inutile. Comme d’autres héros déchante finalement devant les « Le mur » et « Avant qu’il ne soit et héroïnes, cette jeune épouse, agissements de son entourage trop tard » – l’une des meilleures toujours insatisfaite, est passée à et doute de la survie de son nouvelles du recueil –, il est côté du bonheur. Il en est ainsi de peuple. Cette vieille dame, question de difficiles relations, cet alcoolique de « Côte à côte », d’une grande lucidité, fournit entre, d’une part, un père, veuf dont la cure de désintoxication un autre bel exemple de la et possessif, voire castrateur, et n’a pas eu les effets escomptés : façon dont se sert la nouvellière sa fille, qu’il tient en otage, puis, loin de retrouver sa compagne, il pour scruter l’âme des êtres désœuvré, qui lui remet quelques d’autre part, entre des couples s’en éloigne, car il est devenu « un et susciter chez ses lecteurs et pièces de monnaie. Elle perçoit trentenaires. La mort subite, à étranger vidé de sa substance » lectrices une profonde réflexion. alors dans son regard la détresse 35 ans, du mari de l’une de ses (p. 69). Pour lui qui aimait le bon Les rendez-vous manqués est suicidaire de ce paumé de la vie, amis, pousse une jeune femme vin, « [l]e bonheur nouveau […] assurément un recueil à lire, à qu’elle n’a pu reconnaître dans les à remettre en cause son attitude c’est de la piquette : trop clair, relire et à méditer, sinon il y a yeux de sa propre fille, le matin de à l’égard de son mari, à qui elle trop léger et [qui] ne peut pas se risque de passer à côté d’une son départ. Rendez-vous manqué passe son temps à adresser des conserver longtemps » (p. 68). Lui œuvre de très grande qualité. d’un autre désœuvré, dans « Le reproches. À la suggestion de son et sa conjointe ont beau consulter AURÉLIEN BOIVIN P R I N T E M P S 2011 | Québec français 161 7
HÉLÈNE FERLAND dans lequel l’auteure donne savoir » – qui raconte l’histoire Une nouvelle libre cours à son imagination. d’une femme qui prend son chasse l’autre Les trente histoires réunies ex en filature sur l’autoroute –, Les Éditions Sémaphore dans ce recueil trouvent « Accompagnement » – Montréal, 2010, 200 pages souvent leur source dans qui décrit les états d’âme les préoccupations sociales d’une musicienne invitée à «É crire, c’était le rêve de sa vie. Beaucoup d’autres couvaient le même rêve, mais contemporaines : enfance saccagée, apparence physique illusoire, vieillesse amère, accompagner un chanteur lyrique renommé – ou encore « Blessure » – qui met en scène elle, elle avait réussi » (p. 179) délinquance urbaine, suicide ou un jeune garçon, honteux de se Cette petite phrase attribuée euthanasie… Des personnages faire rabrouer par sa mère en au personnage de Jeanne, une fébriles et tendus semblent public. vieille dame qui croit avoir écrit incarner les convictions de En nous lançant parfois sur les romans qu’elle relit, Hélène l’auteure, sa vision subjective de fausses pistes, tout en visant Ferland consentirait peut-être de la société. Les textes les plus la clarté au final, Ferland nous à la reprendre à son compte, réussis sont cependant ceux dont conduit vers des dénouements dans la mesure où, un jour, le sujet nous amène vraiment inattendus. Son style musclé et après avoir longtemps œuvré ailleurs. Ils sont développés entraînant fait souvent appel à dans le domaine du livre, elle autour d’une proposition plus l’humour, qu’elle manie d’ailleurs a éprouvé, elle aussi, l’envie modeste, mais, en revanche, ils un peu à la façon de Suzanne d’en écrire un. Ce projet est sont plus resserrés et présentent Myre. Bref, ce premier recueil devenu réalité avec la parution une réelle originalité. Je pense marque un début prometteur. d’Une nouvelle chasse l’autre, entre autres à « Je ne saurai Souhaitons-lui de poursuivre. un livre d’une belle facture jamais ce que je ne veux pas GINETTE BERNATCHEZ MAVIS GALLANT écrites entre 1954 et 1971, avec Le week-end en Bourgogne en prime un amalgame de Les Allusifs, Montréal chroniques amusantes sur 2010, 119 pages la France parues il y a une trentaine d’années dans le New A u Canada, Mavis Gallant est de l’envergure d’Alice Munro, voire de Mordecai Yorker. Élaborées dans un style souple et vivant, ces nouvelles appartiennent à l’universel et Richler. Née à Montréal en 1922 à l’intemporel ; pas un grain d’un père britannique et d’une de poussière ne s’est déposé mère d’origine américaine, elle dessus. Certes, les personnages a grandi dans un milieu bilingue qu’on y croise évoluent dans des qui deviendra la prémisse de contextes précis qui n’ont plus son inspiration. En 1950, elle s’est cours, mais Gallant a profité de installée à Paris, où elle réside ces conjonctures pour se livrer toujours. Malheureusement, avec une habileté magistrale son œuvre abondante n’est pas à une analyse profonde des entièrement traduite en français. rapports conflictuels opposant En 2009, la maison d’édition les différents protagonistes. Les Allusifs nous a permis d’en La première histoire se apprécier une partie en rééditant déroule dans « une petite ville Voyageurs en souffrance et en canadienne-française » et met traduisant de l’anglais le roman en scène une fillette dégourdie Rencontres fortuites. Avec Le qui n’hésite pas à mentir afin de week-end en Bourgogne, elle redorer le blason de son père. « Le reconduit ce projet opportun qui legs », « Voleurs et vauriens » ainsi s’attache à nous faire connaître que la nouvelle éponyme (qui fait un autre versant de notre paysage la moitié du recueil) montrent littéraire. des femmes épuisées par leur Ce recueil, composé de textes sentiment d’impuissance. L’une, jusqu’à maintenant inédits en dépossédée de son seul rêve, est français, regroupe six nouvelles ulcérée par l’attitude bornée de 8 Québec français 161 | P R I N T E M P S 2011
NOUVEAUTÉS SUZANNE JACOB a dit : « Qu’est-ce que tu fais ? Tu d’un jeune couple ébranlé par la Un dé en bois de chêne es en train d’écrire le texte ? Tu venue, non planifiée, d’un bébé, Boréal, Montréal n’as pas le droit d’écrire le texte, exprime une certitude intuitive 2010, 184 pages nous sommes des comédiens, quasi absente du recueil. nous sommes des interprètes Chez Jacob, d’interrogations D epuis la parution de Flore cocon en 1978, la parole de Suzanne Jacob est toujours aussi du texte, l’as-tu oublié ? » (p. 10) Le dé en bois de chêne dont il est question symbolise une inquiètes en perceptions étranges, hommes, femmes et enfants peinent à débrouiller éloquente. En recourant à tous certaine forme d’intervention les impressions accablantes les genres littéraires pour tenter surnaturelle et une résignation ou confuses qu’ils ressentent. de saisir l’insaisissable, l’écrivaine troublante face au destin. Cette « Suis-je l’acteur ou le témoin ? » se dresse, résiste et signe. histoire magnifique, où la mort (p. 64) Au fil des pages, cette La nouvelle éponyme qui est figurée allégoriquement par question resurgit entre les amorce son dernier recueil donne un jeu de hasard, nous fait voir lignes. Chez Jonas, par exemple, le ton à l’ensemble du livre. Ce des comédiens. Néanmoins, la qui tente de soigner sa surdité récit envoûtant raconte l’histoire plupart des personnages du erratique par la thérapie – « La d’un couple qui avait l’habitude recueil paraissent guidés par un leçon de feu » – ou chez cette à comprendre, mais l’émotion d’utiliser un dé pour résoudre déterminisme indéfinissable qui femme tétanisée par un fait qu’ils diffusent nous interpelle ses désaccords sur la route à semble tenir à la fois du conte et divers relatant l’assassinat d’une toujours. Jacob use parfois d’un emprunter. Un soir, « c’était la de la mise en scène. Seule Justine, fillette – « La mort en février ». style métaphorique exigeant, tombée du jour après la tombée l’héroïne de la nouvelle « Le mot Le recueil réunit quatorze qui s’accommode mal de la de la neige » (p. 9), la femme a de Tine », s’insurge contre le nouvelles hors du commun. Au légèreté ; en revanche, elle offre voulu lancer le dé, mais sa main sort en prenant les devants. Ce premier abord, certains textes beaucoup plus qu’elle demande. a refusé de s’ouvrir. Son mari lui court récit, qui relate l’histoire plus obscurs semblent difficiles GINETTE BERNATCHEZ ses frères. La seconde envisage RÉCIT depuis 1995, une carrière qui lui tandis qu’à d’autres il bifurque d’apprendre à sa fille à vivre dans permet de défendre son idéal. vers le journal intime ou l’essai. un monde d’hommes, tandis ALAIN OLIVIER Cette même année, un premier En s’adressant à son fils – une que la dernière veille maladroi- Voyage au Mali sans roman lui a permis d’effectuer une astuce ingénieuse qui donne un tement sur un mari psychologi- chameau percée dans le monde des lettres. ton familier au récit –, l’auteur quement instable. Dans chacune XYZ éditeur, Montréal Après avoir signé une seconde nous livre ses impressions sur de ces nouvelles, les hommes 2010, 321 pages fiction en 1997, il est depuis peu le Mali et sur ses habitants pour occupent l’avant-scène, mais revenu à la littérature en nous qui, de toute évidence, il éprouve ce sont les femmes – au bord de la crise de nerfs – qui sont la cheville ouvrière de l’action. A lain Olivier s’investit dans une cause qui lui tient à cœur : « voir tout le monde offrant deux récits de voyage qui laissent percer les préoccupations d’un véritable humaniste : Voyage une véritable tendresse. À la faveur d’une forme éclatée, la spontanéité semble toujours Les rubriques caricaturales planter partout des arbres » au Viêt Nam avec un voyou, sorti au rendez-vous. Une narration regroupées à la fin du livre ne (p. 13). Professeur à l’Université en 2008, et Voyage au Mali sans généreuse, qui marie comptes manquent pas d’à-propos. Le Laval et directeur du Groupe chameau, paru l’automne dernier. rendus, anecdotes, réflexions et guide de Paris, revu et corrigé à interdisciplinaire de recherche en À 20 ans, Olivier avait réminiscences, met tous les sens l’intention du voyageur inexpé- agroforesterie (GIRAF), il poursuit, effectué un premier séjour à contribution. Avec une curiosité rimenté, souligne l’humour au Mali. Ayant conservé un parfois teintée d’amusement, particulièrement exquis de son souvenir lumineux de ce pays, Olivier prête attention à tout ce auteure. Cet échantillonnage il rêvait d’y retourner. Plusieurs qu’il découvre ou redécouvre : le représente un ajout sympa- années plus tard, l’occasion de chant du muezzin qui appelle les thique ; ce sont toutefois les combiner un tel voyage à son fidèles à la prière, l’odeur du diesel nouvelles, la crème du genre, qui travail s’est présentée et il n’a qui se mêle au parfum des fleurs valent le détour. L’impression pu la laisser échapper même et aux miasmes des égouts, les profonde qu’elles nous laissent si, provisoirement, l’aventure croyances populaires – évoquées nous permet toujours d’anticiper supposait une séparation des sans jugement –, la cérémonie du la suite d’une histoire au-delà siens. C’est alors qu’il a promis à thé et le plaisir de manger avec les de sa chute. Rien n’échappe à la son fils adolescent de lui écrire doigts, la perception du temps si clairvoyance de leur auteure qui, régulièrement. Cet engagement déroutante pour l’homme blanc, mine de rien, démasque le faux- a donné naissance à un récit la façon dont la femme africaine semblant sans priver ses person- de voyage très personnel. Voilà mesure la valeur d’un homme… nages d’une once d’humanité. certes un livre attachant qui à Ce séjour lui fournira GINETTE BERNATCHEZ certains moments se rapproche également l’occasion d’en de la correspondance affectueuse apprendre un peu plus sur P R I N T E M P S 2011 | Québec français 161 9
lui-même. « Car le voyage, tout de même le sujet du livre, Même si la fin du roman peut comme « secrétaire » du docteur immanquablement, bouscule insolite à souhait, pourrait-on paraître forcée – après leur Karl Gebhardt, celui-là même qui le voyageur. Il y découvre sa penser, s’il ne puisait dans mariage, Claire vend ses premiers a envoyé au four crématoire, mais véritable identité et donc, la littérature européenne, dessins, alors que Nicolaï présente sans que la jeune femme le sache, forcément, ce qu’il y a de plus surtout française, de la période ses premières compositions des milliers de handicapés et de singulier en lui, son individualité décadentiste : Rachilde, Mirbeau, devant public –, elle n’a que peu malades incurables. L’intrigue propre, mais aussi le banal, Péladan, Huysmans, Gide à ses d’importance face à l’ensemble du s’amorce le 27 septembre 1941. le commun, c’est-à-dire son débuts. Car tout est à rebours livre, marqué par une admirable C’est au cours d’un bref séjour à humanité et, par-delà, celle de chez la romancière ; mine de rien, écriture et une construction Prague, où elle espère sauver la ses semblables » (p. 316). Et pour elle vous retourne des existences solide. Ce roman traduit le vie d’une cousine traquée par la le lecteur, qui accompagne un comme un gant. rêve de tout écrivain : éveiller Gestapo, que Katharina rencontre raconteur d’autrui tel qu’Olivier, Claire, artiste peintre au milieu la conscience de son lecteur Heydrich, récemment nommé l’expérience s’avère aussi de la trentaine, ni belle ni laide, par les messages de liberté de protecteur du Reich pour la tonifiante que significative. et plutôt complexée par son l’individu, du rejet de l’ostracisme, région de Bohême-Moravie. Elle GINETTE BERNATCHEZ corps, est en train d’enterrer son du bonheur de tout un chacun se donne à lui dans un luxueux rêve, celui de « percer » dans le auquel un individu peut, et doit, hôtel de la ville, sans qu’elle milieu. Gardant avec difficulté contribuer, sans se préoccuper sache toutefois l’identité de cet son équilibre mental alors qu’elle du qu’en-dira-t-on. Il s’agit d’un homme, que l’on surnommera se promène sur un fil de fer, la ensemble de valeurs qui, à plus tard le « boucher de protagoniste veut se réfugier dans l’heure actuelle, sont fortement Prague », tant il a exercé sans l’anonymat, se dissimuler aux menacées. ménagement ses pouvoirs à yeux du monde, devenir personne HANS-JÜRGEN GREIF l’égard de la population tchèque. et réduire sa vie à ce qu’il y a de S’amorce alors, ce soir-là, une plus essentiel et, surtout, renoncer DOMINIKE AUDET déchirante relation amoureuse, à l’amour qu’elle croit impossible L’âme du minotaure entre une jeune femme d’une après quelques expériences dont VLB éditeur, Montréal grande sensibilité et un homme elle ne garde qu’un goût fade. Un 2010, 875 pages d’une telle froideur et d’une jour, elle remarque une grande telle inhumanité qu’on a peine femme aux cheveux blancs, vêtue d’une longue robe noire, qui fume une cigarette sur son C ’est un véritable tour de force qu’a réussi Dominike Audet, animatrice à la station 93 FM de à s’imaginer qu’il a réellement existé et qu’il est responsable de l’élimination de la SA, balcon. Quelque chose intrigue Québec en publiant L’âme du organisation paramilitaire du Claire chez cette femme, très belle minotaure, un pavé de 875 pages, parti nazi au détriment de la ROMAN encore. Doucement, Claire, qui qui nous fait revivre, en mêlant SN (Sicherheitsdienst ou service s’est rasé le crâne et qui porte réalité et fiction, des événements de sécurité), qu’il dirige, ce qui MARIE-CHRISTINE ARBOUR des vêtements d’homme (sans tragiques de la Deuxième le conduira à l’extermination Drag pour autant aspirer au statut Guerre mondiale et une histoire systématique des Juifs. Triptyque, Montréal de travesti), sent glisser son d’amour entre le général C’est l’occasion pour cette 2011, 183 pages questionnement vers le désir, Reinhard Heydrich, surnommé jeune auteure, dont c’est le ce qui l’amène à déposer des le Minotaure, commandant en premier roman (qui a nécessité L e tout nouveau roman de la jeune auteure montréalaise surprend, déstabilise, envoie messages chez la voisine. Cette dernière répond par des signes, si bien que les deux femmes font chef de la Gestapo et allié d’Adolf Hitler, et Katharina Lindemann, une jeune Berlinoise, qui travaille plus de sept années de recherche dans différents dépôts d’archives allemands), de plonger à brides une série d’appels, les uns plus connaissance. Surprise : la voisine abattues dans l’Allemagne indispensables que les autres, s’appelle Nicolaï, Russe allant sur nazie et ses atrocités, qu’elle comme autant de bouteilles ses soixante-dix ans, pianiste, nous fait connaître à l’aide de à la mer. À vous de les lire, d’y dont la façon de vivre, semblable l’un des plus terrifiants, des réfléchir et, peut-être, de changer à celle de Claire, fait éclore chez la plus inhumains et des plus votre opinion devant ce que l’on jeune femme le mépris total de ce atroces personnages du régime, désigne par un euphémisme qui est convention, bourgeoisie, l’Obergruppenfürfer Heydrich. les « marginaux ». Il se peut étroitesse d’esprit. Dans les cafés Il finira par être victime d’un aussi que vous soyez happé par qu’ils fréquentent, on finit par les attentat, le 27 mai 1742, perpétré l’écriture de Marie-Claude Arbour appeler the drag couple : Claire par trois résistants tchèques et et ses phrases brèves, incisives, en homme, Nicolaï en femme, a droit, malgré les atrocités qu’il persillées d’aphorismes (il y en alors qu’en réalité ils sont l’union a commises, à des funérailles a à volonté), ou que sa pensée d’êtres libres et libérés de leur d’État et à une inhumation brillante vous séduise, renvoyant passé. Pour eux, n’existe que au cimetière des Invalides de moins à Marguerite Duras qu’à le présent et, qui sait, un peu Berlin, aux côtés des grands Emmanuelle Bernheim. Il reste d’avenir heureux. héros de l’histoire allemande. 10 Québec français 161 | P R I N T E M P S 2011
NOUVEAUTÉS Jusque-là, la jeune auteure ALAIN BEAULIEU aller exercer la même fonction comme l’avoue le romancier a suivi dans ses grandes lignes Le postier Passila dans ce petit village isolé, lui-même, Beaulieu recourt l’histoire de son héros et du Actes Sud / Leméac, refermé sur lui-même, soumis à souvent à l’ironie, voire à conflit, sans toutefois nous Arles / Montréal des agents dominateurs sinon l’humour, pour dénoncer les entraîner sur le terrain et nous 2010, 186 pages corrompus – tel le policier Cortez agissements de ceux qui exercent raconter des batailles. Ce n’est (qui tient toute la population le pouvoir en entretenant la peur pas son but. Elle a voulu suivre l’évolution d’un seul personnage, qui a suivi aveuglément son chef, L e dernier roman d’Alain Beaulieu, Le postier Passila, son sixième destiné aux adultes, en otage) –, du moins étranges. Accueilli comme un étranger, Edouardo est loin de faire l’una- auprès des habitants pour mieux les déposséder de leur identité. Lors de sa première visite chez le sans pouvoir remettre en cause est bien différent de ses autres, nimité et est rapidement tenu en boulanger, Passila, qui a été fort son action. C’est pourquoi elle lui tant en regard des personnages suspicion. Lui qui pensait refaire mal reçu auprès de la population, donne la parole, dans la deuxième et de l’espace que de l’intrigue. sa vie dans ce nouveau décor se déclare qu’il a reçu « un accueil si partie, où il se remet en question D’abord, il se déroule non heurte à la méfiance des uns et chaleureux [qu’il en est] encore et s’interroge sur son obsédante pas dans la ville de Québec, à la corruption des autres. Petit ému », allant même jusqu’à recherche du pouvoir. Il faut dire omniprésente dans l’œuvre de à petit, il apprend l’existence de affirmer qu’on lui « a offert des que la jeune romancière se montre cet écrivain, mais à Ludovia, quelques drames qui ont marqué joyaux de [l’]artisanat local ici perspicace et astucieuse dans un village imaginaire de l’Amé- la vie des villageois. Mais il ne comme cadeaux de bienvenue, la structure de son roman pour rique latine ou du Sud que le parvient pas toujours, comme le [qu’] on [lui] a fait boire des permettre à son héros, mort narrateur prend bien soin de lecteur d’ailleurs, à départager le boissons gazeuses et du jus frais, dans la réalité historique, de ne pas identifier, maintenant le vrai du faux, au contact du plus [que] des enfants ont chanté revoir sa vie et de juger les effets mystère, bien que l’on sache qu’il que mystérieux docteur Noriega, pour [lui] sur la place publique » combien néfastes de son action. est adossé à un volcan endormi de l’étrange maire Marinez, du (p. 41). L’écriture est riche et Ce roman est une véritable et qu’il est situé à trois cents tout-puissant policier Cortez, élégante, d’une rare précision et réussite, tant sur le plan de la kilomètres de la grande ville. de l’énigmatique ex-policier est ponctuée, çà et là, de belles et forme que du fond. L’histoire, L’intrigue est ni plus ni moins le Hernandez, de l’indiscret précieuses métaphores. Tout cela rapportée par trois narrateurs – compte rendu de son court séjour chauffeur de taxi Tempera, de la témoigne du talent de Beaulieu, Katharina Lindemann, Reinhart à Ludovia que griffonne dans bouillante Miranda Morales, de qui s’est amusé à semer le doute Heydrich et l’autre, omniscient –, son carnet de notes le postier l’aguichante Estrella Hernandez, chez ses lecteurs, les gardant est racontée dans une langue Edouardo Navilas Passila, né de serveuse au Buena Vesta, sans en haleine jusqu’à la conclusion juste, soutenue, de belle qualité. père inconnu et d’une mère aux parler de l’antipathique boulanger de son récit, bien ficelé et bien La romancière aurait cependant mœurs libres (pour ne pas dire et de sa femme, qui refusent, à tourné, qui, par son ouverture pu varier davantage cette légères). Il a décidé, après une son arrivée, de lui vendre du pain à la fin, laisse place à l’interpré- langue, qui semble identique aventure amoureuse avortée tant on se méfie de lui. tation. Vivement le prochain d’un narrateur à l’autre. C’est avec l’infidèle Éliana, de quitter Dans ce roman qui dénonce Beaulieu ! toutefois un bien petit problème, la ville où il était postier pour le mensonge et la tromperie, AURÉLIEN BOIVIN si l’on considère la recherche documentaire que Dominike Audet a dû s’imposer pendant les sept années qu’elle y a consacrées avant de présenter son manuscrit à l’éditeur. Ce défaut est encore compensé par la charge d’émotions qui anime Katharina, qui aime vraiment son amant et qui est prête à tout pour tenter de le comprendre, lui qui est un personnage tourmenté par sa quête absolue du pouvoir, mais qui finit par tenter de devenir humain. Comme coup d’envoi, L’âme du minotaure en est tout un. Il reste à souhaiter que cette jeune femme poursuive dans cette voie, car elle a beaucoup de talent. D’autres personnages de la trempe de Heydrich méritent qu’on s’y attarde pour les révéler au grand public. AURÉLIEN BOIVIN P R I N T E M P S 2011 | Québec français 161 11
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