O que é isso, Caetano? - OpenEdition Journals

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Mélanges de la Casa de Velázquez
                          Nouvelle série
                          50-1 | 2020
                          Genre, sexualités et démocratie

O que é isso, Caetano?
Révolution, corps et désir dans les mémoires de la résistance de Roberto
Schwarz et de Caetano Veloso contre la dictature brésilienne
O que é isso, Caetano? Revolução, corpo e desejo nas memórias da resistência
contra a ditadura brasileira de Roberto Schwarz e Caetano Veloso
O que é isso, Caetano? Revolución, cuerpo y deseo en las memorias de
resistencia de Roberto Schwarz y Caetano Veloso contra la dictadura brasileña
O que é isso, Caetano? Revolution, body and desire in the memories of the
resistance against the Brazilian dictatorship of Roberto Schwarz and Caetano
Veloso

Pedro Meira Monteiro

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/mcv/12587
DOI : 10.4000/mcv.12587
ISSN : 2173-1306

Éditeur
Casa de Velázquez

Édition imprimée
Date de publication : 15 avril 2020
Pagination : 211-226
ISBN : 978-84-9096-310-4
ISSN : 0076-230X

Référence électronique
Pedro Meira Monteiro, « O que é isso, Caetano? », Mélanges de la Casa de Velázquez [En ligne], 50-1 |
2020, mis en ligne le 15 mars 2020, consulté le 18 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/
mcv/12587 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mcv.12587

La revue Mélanges de la Casa de Velázquez est mise à disposition selon les termes de la Licence
Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France.
dossier genre, sexualités et démocratie

                             O que é isso, Caetano?
                             Révolution, corps et désir dans les mémoires
                             de résistance de Roberto Schwarz et de Caetano
                             Veloso contre la dictature brésilienne

                             Pedro Meira Monteiro
                             Princeton University

                                                                                                                                211
           À partir d’une polémique ayant porté le poète et musicien Caetano Veloso
           et le critique littéraire Roberto Schwarz au premier plan du débat culturel
           de la gauche brésilienne, ce texte discute dans quelle mesure la tension
           existant entre une attitude engagée, fondée sur la révolution, et une posture
           inspirée par la contre-culture, est toujours d’actualité. Enracinée dans les
           luttes contre la dictature brésilienne, cette tension peut aider à comprendre
           comment les artistes et les intellectuels ont été obsédés par la nécessité
           d’une synthèse historique et comment ils ont relevé le défi d’imaginer des
           alternatives à un monde dont la fin ne peut être ni définie ni réalisée. Afin
           d’aborder le sens de ces tensions autour de la nature ouverte de l’histoire,
           des sujets tels que le consumérisme, la politique, le désir, le sexe, le corps et
           les arts sont abordés à la lumière du conflit entre Veloso et Schwarz.
           Mots-clés : Brésil, contre-culture, cultural studies, révolution
           sexuelle, théorie queer, tropicalismo

Pour citer cet article / Para citar este artículo / To quote this article

        Pedro Meira Monteiro, « O que é isso, Caetano? Révolution, corps et désir dans les mémoires de résistance
    de Roberto Schwarz et de Caetano Veloso contre la dictature brésilienne », dans Brice Chamouleau (coord.),
    Genre, sexualités et démocratie : l’avènement du public et du privé en contexte post-dictatorial, Dossier des Mélanges de
    la Casa de Velázquez. Nouvelle série, 50 (1), 2020, pp. 211-226.

  Mélanges de la Casa de Velázquez. Nouvelle série, 50 (1), 2020, pp. 211-226.       ISSN : 0076-230X. © Casa de Velázquez.
dossier genre, sexualités et démocratie

       O que é isso, Caetano? Revolución, cuerpo y deseo en las memorias de resis-
       tencia de Roberto Schwarz y Caetano Veloso contra la dictadura brasileña
               A partir de una polémica que recientemente ha llevado al poeta y músico
               Caetano Veloso y al crítico literario Roberto Schwarz al primer plano
               del debate cultural en Brasil, este artículo discute en qué medida las
               tensiones entre una actitud impelida por la revolución y comprometida
               por un lado, y la agenda de la contracultura de los años sesenta por otro,
               sigue siendo actual. Enraízada en las luchas contra la dictadura brasileña,
               tal tensión puede ayudar a comprender cómo artistas e intelectuales han
               estado obsesionados por la necesidad de una síntesis histórica, o cómo
               han construido alternativas a un mundo cuyo fin no puede ni definirse ni
               realizarse. Con el propósito de acercarnos al sentido de estas tensiones en
212            nuestra contemporaneidad, el consumismo, la política, el deseo, el cuerpo
               y el rol de las artes se discuten aquí a la luz de la disputa entre Veloso y
               Schwarz.
               Palabras claves : Brasil, teoría queer, estudios culturales, revolu-
               ción sexual, tropicalismo, contracultura

       O que é isso, Caetano? Revolution, body and desire in the memories
       of the resistance against the Brazilian dictatorship of Roberto Schwarz
       and Caetano Veloso
               Building upon the polemic that has brought poet and musician Caetano
               Veloso and literary critic Roberto Schwarz to the forefront of the cultural
               debate of the Left in Brazil, I discuss how the tension between an engaged,
               Revolution-driven attitude, and the counterculture agenda of the sixties
               may be still alive. Rooted in the struggles against the Brazilian dictator-
               ship, such a tension can help understand how artists and intellectuals are
               haunted by the necessity of a historical synthesis, and how they face the
               challenge of imagining alternatives to a world whose end can neither be
               defined nor achieved. In order to address the meaning of those tensions
               around the open-endedness of history, topics such as consumerism, pol-
               itics, desire, sex, the body, and the arts, are discussed in the light of the
               dispute between Veloso and Schwarz.
               Keywords : Brasil, queer theory, cultural studies, sexual revolu-
               tion, tropicalismo, counterculture

      Mélanges de la Casa de Velázquez. Nouvelle série, 50 (1), 2020, pp. 211-226.   ISSN : 0076-230X. © Casa de Velázquez.
pedro meira monteiro o que é isso, caetano? révolution, corps et désir

  L
         a libération contre-culturelle proposée dans les années soixante
         se déploie dans des champs divers, s’étendant des mœurs à la littéra-
         ture, et suscite des débats à la fois esthétiques et politiques qui partent
d’une remise en question profonde et plurielle du rôle de l’artiste dans ses
rapports à la société1. Dans des contextes comme le brésilien, où la dictature
qui débuta en 1964 renforce l’imaginaire de la résistance politique, les conflits
entre la libération sexuelle, des mœurs, et l’urgence propre aux militants,
allaient prendre un tour particulièrement acerbe.
   Cette contribution prétend explorer certains de ces conflits. Elle prend
pour point de départ la polémique qui a opposé récemment Roberto Schwarz
à Caetano Veloso. Dans une version antérieure de cet essai, les idées que j’y
développe faisaient écho à un contexte de relative euphorie suscitée par une
redistribution des revenus inédite au Brésil, peu de temps après la fin du gou-
vernement de Luís Inácio Lula da Silva, en 2010. Le débat portait alors sur les
impasses théoriques dans lesquelles se trouvaient des intellectuels de gauche,
alors confrontés à la formation d’une nouvelle classe de consommateurs, sur                                               213
lesquels le plaisir instantané d’acheter, comme d’autres valeurs tenues pour
individualistes, ont un grand pouvoir d’attraction. Dans ce contexte, on a pu
mettre en regard, consciemment ou non, la question du corps et des désirs
immédiats à celle d’un corps dévoué à la Révolution, anesthésié, privé de ses
pulsions, prêt au combat pour libérer les masses. Si le sens de cette « libéra-
tion » était déjà mis en doute dans les années de la contre-culture, ces ques-
tionnements n’ont rien perdu de leur actualité : ils sont au cœur d’un débat
brûlant, avivé par la crise démocratique et économique qui a emboîté le pas à
l’impeachment de Dilma Roussef en 2016, entravant l’accès de nouvelles parts
de la population brésilienne à la consommation et à la jouissance des biens
qu’offre la société de masse.
   Le tropicalismo de Caetano Veloso, comme on le verra ici, propose une
réconciliation avec la culture de masse jusqu’à justifier les désirs qui lui sont
associés, sous la forme d’un pari inassimilable pour une grande partie de la
gauche, au Brésil et au-delà.
   Plus de cinquante ans après le coup d’État militaire de 1964, une série de
questions semble s’emparer des consciences, dans la gauche brésilienne : la
révolution a-t-elle disparu de l’horizon ? Une fois que la redistribution des
revenus a menacé de changer, et que le « peuple » a pris des airs de consom-
mateur souverain au Brésil, que faire des espoirs frustrés par le coup d’État ?
Qu’était-il advenu de ce futur du pays volé en 1964 ? Que faire d’un futur
désenchanté ? Et puis, avant cela, qui éprouve ce désenchantement ?

  1
    Ce texte est une traduction française réalisée par Brice Chamouleau de : Pedro Meira
Monteiro, « “O que é isso, Caetano?” Revolução, culpa e desejo », paru dans la revue Serrote,
12, nov. 2012, pp. 6-19. Seule l’introduction du texte a été augmentée. Le titre de cet article
joue avec celui des mémoires de Fernando Gabeira : Gabeira, 1996.

  Mélanges de la Casa de Velázquez. Nouvelle série, 50 (1), 2020, pp. 211-226.   ISSN : 0076-230X. © Casa de Velázquez.
dossier genre, sexualités et démocratie

         Voilà quelques années, Roberto Schwarz publia un dense essai qui prend
      pour cible les mémoires de Caetano Veloso, publiées à la fin des années
      quatre-vingt-dix2. Cet ouvrage peut, semble-t-il, nous permettre d’esquisser
      certaines des réactions que suscitent ces questionnements. Tout au moins,
      dans cette confrontation entre deux visions du monde si différentes, il nous
      permettra peut-être d’identifier le déploiement d’une tension jouissant d’une
      longue tradition au sein des gauches, pour lesquelles les idées de révolution,
      de transformation, de corps, de peuple ou d’intellectuel sont encore centrales.
         Dans son essai, Schwarz, tout en reconnaissant la qualité littéraire des
      mémoires de Caetano Veloso, identifie chez ce dernier une perte progressive
      d’engagement, comme si le jeune libertaire de Santo Amaro da Purificação
      avait grandi et avait cédé aux appels du marché, de la culture de masse, pour
      finalement se rapprocher de la dictature, désormais incapable d’étayer une
      critique solide de ses effets nocifs. Provocateur, le texte fonctionne aussi à la
      manière d’un règlement de compte générationnel, comme s’il était structuré
214   par une question sous-jacente : que faisais-tu et que disais-tu pendant que
      d’autres souffraient sous la dictature ?
         Le critique reconnaît cette fusion de la révolution esthétique et de la
      révolution sociale qui est à l’origine de la pensée de Caetano Veloso, depuis
      l’adolescent inquiet qu’il était, en contact avec la bossa nova, fréquentant
      les cinémas, jusqu’à la période passée à Salvador, lorsque l’université vivait
      l’ébullition des années 1960 dans le monde entier. C’était un temps, aussi, où
      les moyens de communication de masse — la radio, la télévision, l’industrie
      phonographique, la publicité — permettaient d’imaginer de nouvelles rela-
      tions entre le « peuple » et l’artiste ou l’intellectuel. Là apparaissent pourtant
      des divergences profondes qui permettent de poser à nouveaux frais les débats
      ayant cours à l’époque au Brésil et au-delà.
         L’expérimentation d’avant-garde — au sein du tropicalismo, nom qui s’est
      imposé pour désigner le plus important mouvement de contre-culture au
      Brésil — n’aurait pas existé sans la rencontre impudique avec le « public de
      masse », dès lors que, pour une grande partie de la gauche, le monde du
      divertissement, dominé par le marché, n’était jamais synonyme que d’alié-
      nation. Mais on sait que c’est précisément à l’intersection entre culture et
      marché que les tropicalistas décidèrent de cultiver leur jardin, en favorisant
      un court-circuit entre « haute » culture et culture « populaire ». En dépassant
      ces catégories, le tropicalista se réjouit d’accueillir cette masse de références
      qui lui provient de toutes parts, pêle-mêle : Coca-Cola, Che Guevara, la télé-
      vision et Roberto Carlos.
         Le modernisme brésilien du siècle dernier, rappelle Schwarz, s’était déjà
      occupé du rapprochement avec la culture populaire. En tant qu’avant-garde
      esthétique, les modernistes souhaitaient se mêler aux milieux populaires et

        2
            Schwarz, 2012 ; Veloso, 1997.

        Mélanges de la Casa de Velázquez. Nouvelle série, 50 (1), 2020, pp. 211-226.   ISSN : 0076-230X. © Casa de Velázquez.
pedro meira monteiro o que é isso, caetano? révolution, corps et désir

illettrés, « socialement marginaux », métis. Dans les années 1920, Oswald de
Andrade se plaisait à transformer en allégorie la rencontre de l’ancien et du
moderne, ouvrant une voie que les tropicalistas fréquenteraient par la suite à
leur manière, dans un dialogue, cette fois-ci, avec le pop art des années 1960.
   Serait-il cependant possible de produire un art de qualité dans l’étroite
arrière-cour brésilienne discrètement soustraite au regard — le « quintal » — ?
Curieusement, le « quintal » prédomine dans les textes de Schwarz jusque dans
la partie la plus connue de son œuvre, consacrée à Machado de Assis3. Son lec-
teur y reconnaîtra la force des espaces marginaux, mais il devra se demander si
l’enthousiasme manifesté pour cette petite fille pauvre qu’est Capitu, la voisine
du narrateur d’un des romans machadiens les plus célèbres, ne constitue pas le
signe de tout un projet critique, comme si le « quintal » constituait une sorte
de degré zéro de l’inconscient de Schwarz. Autrement dit, comme si dans
l’obliquité du regard du domestique reposait tout le nœud du problème, et que
Capitu était le signe irréductible et irrésistible d’un savoir tirant avantage de
son ancrage dans la périphérie.                                                                                           215
   La question se pose de savoir ce que l’on peut attendre des productions
provenant des « quintais », de ces arrières-cours du monde entier. On peut lui
apporter une réponse catégorique : en abandonnant la honte que l’on éprou-
vait dans des espaces plus sophistiqués, il était possible d’accueillir avec une
jubilation créatrice ce que les espaces marginaux avaient à offrir. Dans le cas
du jeune Caetano Veloso, selon Schwarz,
         l’incorporation d’éléments étrangers servait de faire-valoir à la
         matière nationale, qui retrouvait l’actualité grâce à des transgressions
         bien senties qui obligeaient à la réexaminer pour la rendre probléma-
         tique. À l’instar de l’anthropophagie oswaldienne, qu’il redécouvrait
         et reprenait à son compte, l’importation des innovations internatio-
         nales favorisait le déblocage et l’activation historique des réalités et
         des élans d’une arrière-cour, d’un « quintal », du monde4.

   Au long d’un arc temporel qui s’étend du modernisme de Oswald de
Andrade, dans les années 1920, au tropicalismo de Caetano, à partir des
années 1960, les éléments qui provenaient du monde entier, transformés et
adaptés aux inventions et aux goûts locaux, entraient dans une machine artis-
tique d’un nouvel ordre, capable d’offrir au monde une matière tout à la fois
locale et universelle.

  3
    Voir, entre autres, Schwarz, 1997.
  4
    Id., 2012, p. 61 : « a incorporação da coisa estrangeira vinha em benefício do foco nacio-
nal, puxado para a atualidade pelas transgressões bem meditadas, que o questionavam e lhe
aumentavam o valor problemático. À maneira da antropofagia oswaldiana, que vinha sendo
redescoberta por conta própria, a importação das inovações internacionais favorecia o desblo-
queio e a ativação histórica das realidades e dos impulsos de um quintal do mundo ».

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         Si Schwarz s’enthousiasme pour le potentiel de cette machine créatrice,
      il n’en formule pas moins des réserves. Pour lui, dans ses meilleurs pages,
      Oswald de Andrade aurait cannibalisé les « propositions poétiques des avant-
      gardes européennes », pour les combiner « aux réalités de l’ex-colonie, puisées
      dans des époques et dans des styles très différents » : le résultat s’avérait
      « incroyablement original », comme si « un jeu de mots euphorisant » laissait
      « poindre une issue utopique à notre retard tout aussi délicieux qu’incurable ».
      Telle est la lecture que fait Schwarz du modernisme du poète brechtienne-
      ment bref, Oswald de Andrade. Quarante ans plus tard, le tropicalismo allait
      conjuguer « les formes de la mode pop mondiale avec une matière propre à
      notre sous-développement, cette fois-ci pour produire l’effet contraire, où
      prédominerait le grotesque »5.
         Alors que dans les poèmes courts de Oswald de Andrade, dans les années
      1920, la combinaison disparate de l’art de facture européenne avec la réalité
      de l’ex-colonie suggérait une issue utopique, chez le Caetano Veloso d’après
216   1964, en matière de critique, on aurait baissé la garde, confluant dans « la per-
      pétuation éternelle de notre absurde dislocation historique, que la dictature
      militaire venait à nouveau de confirmer6 ». De sorte qu’après le coup d’État,
      le musicien semblait s’être réconcilié avec cette iniquité que la dictature avait
      approfondie, se désintéressant du social dans son ensemble, sa posture étant
      même renvoyée, à la limite, à une connivence avec un système politique qui
      enverrait aux portes de l’enfer ses critiques les plus cohérents et radicaux.
      Dresser un tel portrait est cruel, mais aussi injuste.
         Les deux éléments que Schwarz critique avec vigueur chez Caetano Veloso
      — son aveuglement face à l’exploitation capitaliste et, partant, son soutien au
      marché — fonctionnent comme des péchés capitaux : tout se passe comme
      si l’on avait affaire à un raisonnement plus théologique que sociologique. En
      somme, une saine relation avec le marché et le désistement par rapport à un
      certain agenda de la gauche pendant la dictature suffiraient à condamner
      le musicien, le rapprochant de cet « horizon revu à la baisse et avilissant du
      capital victorieux », comme on le lit à la fin de l’essai de Schwarz. De son
      point de vue, le capitalisme est un mal auquel succombe Caetano. Au lieu
      d’un « examen sobre des faits », celui-ci se serait engagé, tout au long de sa
      carrière, sur la voie d’une « personnification mythique du pays »7.

        5
          Ibid., pp. 101-102 : respectivement « soluções poéticas do vanguardismo europeu [combi-
      nando-as com] as realidades sociais da ex-colônia, cuja data e espírito eram de ordem muito
      diversa [com resultado] incrivelmente original [como se] uma piada euforizante [deixasse]
      entrever uma saída utópica para o nosso atraso meio delicioso, meio incurável » et « as for-
      mas da moda pop internacional a matérias características de nosso subdesenvolvimento, mas
      agora com efeito contrário, em que predominava a nota grotesca ».
        6
          Ibid., p. 102 : « a eternização de nosso absurdo desconjuntamento histórico, que acabava
      de ser reconfirmado pela ditadura militar ».
        7
          Ibid., p. 105 : « [em vez da] discriminação sóbria dos fatos, [ele teria se encaminhado, ao
      longo da carreira, para a] personificação mítica do país ».

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pedro meira monteiro o que é isso, caetano? révolution, corps et désir

   Il ne s’agit pas de discuter si le marché engendre la barbarie, si sa « régula-
tion » est suffisante pour faire reposer la civilisation sur les bases minimales
d’une justice sociale, ou s’il sera toujours, au contraire, l’espace d’une incon-
trôlable domination. Pour saisir les enjeux de la confrontation entre Roberto
Schwarz et Caetano Veloso, il convient de comprendre que Schwarz attend,
de la part de quiconque se positionne à gauche, plus qu’une simple fidélité
partisane ou de principe. Avec ses procédures d’exclusion, le marché défai-
sait les nœuds d’une utopie ancrée dans les imaginaires de gauche : Schwarz
manifeste particulièrement son malaise lorsque Caetano Veloso, supposé-
ment aveugle « au jeu des conflits et des alliances de classe », se serait laissé
émerveiller par le Brésil en pleine dictature, dans ce qui apparaît comme une
impardonnable « conversion au mythe ». Là où le critique attend un artiste
engagé, il trouve quelqu’un qui aurait déserté et abandonné la promesse
d’un futur imaginé avant le coup d’État — en référence au réchauffement de
l’agenda de la gauche au début des années 1960 au Brésil, en particulier sous
la présidence de João Goulart.                                                                                            217

  Plaisir instantané

   De manière schématique, on peut dire qu’une part importante de la gauche,
au Brésil et dans le monde, n’a pas pris en charge les aspirations ouvertes dans
les années 1960, qui avaient peu de choses en partage avec le futur pensé comme
synthèse historique. Ces aspirations cristalliseraient bien plutôt dans la valeur
de la curtição (un mot de la langue portugaise qui, sauf erreur, s’installe dans le
vocabulaire dans ces années-là, qui signifie la possibilité d’un plaisir instantané),
comme si c’était le moment lui-même qui était au centre de toutes les attentions,
démarche qui ouvrait la voie à la politique des corps et des sexualités, à l’expéri-
mentation individuelle et à l’élargissement du champ de la conscience en flirtant
avec l’inconscient, la pensée automatique et délirante. La fin de la décennie est
l’époque de gloire de Michel Foucault, de la « déconstruction » en France, c’est
le moment où émerge le discours écologique en Europe, de la recrudescence
du féminisme, de l’antipsychiatrie en Italie, etc. Cette effervescence, au Brésil,
était latente et prenait la forme d’une série de questions restées sans réponse et
pourtant très significatives pour les générations qui ont vécu la dictature : peut-
on dire que les attentions portées au corps, à l’individu et à ses désirs, sont des
velléités qui retardent la révolution ? S’adonner au plaisir de l’instant, s’ouvrir
au flux des images et des simulacres, sans les subordonner à rien, ne sont-ils que
pur désengagement, narcissisme irresponsable face à la souffrance des masses ?
Que signifie jouir des corps face aux urgences de l’histoire ?
   Quelle que soit la réponse apportée à ces questions, le marché lui-même
allait tenter de s’adapter aux « désirs » inscrits dans les agendas des années
soixante, instituant de nouvelles modalités de consommation dont nos actuels

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dossier genre, sexualités et démocratie

      modes de vie « sains » et « écologiques » ne sont qu’une conséquence tardive.
      On touche là un point indécidable, où la psychanalyse vient au secours de la
      théorie sociale : le désir, qui prétend tout faire voler en éclats, est talonné par
      le capital qui l’aiguillonne chaque fois qu’il s’arrête et se cristallise, prenant la
      forme d’une habitude. Dans tout nouveau comportement, le marché voit une
      « niche » à laquelle il répond avec sa redoutable efficacité.
         Si l’on parle de « distribution du désir », beaucoup de ceux qui ont embrassé
      la contre-culture présupposaient que le désir, le « querer », traversait toutes
      les classes sociales, et que la réalisation des pulsions individuelles ne pourrait
      pas être reportée jusqu’à l’avènement d’un état idéalisé du bonheur social. Le
      querer, l’idée d’être partant pour tout [« estar sempre a fim »], instaurent une
      dynamique dont l’essence est individualisante, ce qui par ailleurs contribue
      tout autant au renforcement de l’ego qu’à approfondir une blessure narcis-
      sique. En des termes moins techniques, nous pourrions dire qu’une fois qu’il
      s’en est remis à la force du désir, le moi s’ouvre à la possibilité d’une fissure
218   travaillant une subjectivité qui n’est plus fixe. Ce mécanisme est bien connu :
      le désir implique le risque de ne pas se reconnaître et de se retrouver à chaque
      instant face à un moi différent. « O quereres e o estares sempre a fim do que em
      mim é de mim tão desigual8 » : le chiasme d’un des vers baroques de Caetano
      Veloso dans sa chanson « O quereres » remet sur le métier la vieille querelle
      entre sujet et volonté. La véritable volonté d’être est la volonté d’être autre,
      toujours autre, comme si le moi était incapable de reposer en lui-même.
         Répétons que, pour ceux qui ont embrassé la contre-culture, le bonheur
      individuel équivalait au bonheur social, et vice-versa, dans une sorte d’état
      de révolution permanente dont l’étrange condition — une sorte de révolution
      sans fin — semble avoir fait retour au cours des dernières années, par exemple
      lorsque le cinéma a repris l’œuvre maîtresse des Beats, On the Road. Le film
      de Walter Salles comme le livre de Kerouac posent tous deux des questions
      auxquelles il est impossible d’apporter des réponses dans une époque comme
      la nôtre, qui valorise les objectifs clairement identifiés et récuse les formes
      les plus radicales d’errance. En fin de compte, quelles seraient les implica-
      tions de rester à la marge, lorsqu’un « réseau » nous connecte instamment
      au « social » ? Quel est le poids, quel prix paie-t-on à rester on the road ?
      Comment se déconnecter des réseaux aujourd’hui ? Quant à ceux qui sont
      confinés dans l’errance parce que la condition de marginal leur a été imposée,
      que faire de ces déshérités de la terre que l’ordre global met impitoyablement
      en mouvement ? Jusqu’à quand en sera-t-il ainsi ?
         Si certaines de ces questions explosent dans les années soixante, au moment
      du sacre progressif de la génération beatnik, quand les hippies symbolisent
      le désengagement vis-à-vis de l’ordre oppressif du « système », elles s’annon-
      çaient dès les années cinquante lorsque beaucoup prirent conscience du piège
        8
          Le vers pourrait être traduit de la manière suivante : « Les désirs, les envies incessantes
      d’explorer ce qui chez moi est de moi si différent » [note du traducteur].

        Mélanges de la Casa de Velázquez. Nouvelle série, 50 (1), 2020, pp. 211-226.   ISSN : 0076-230X. © Casa de Velázquez.
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tendu par l’après-guerre, surtout dans les États-Unis prospères du début de
la Guerre Froide : avec l’assouvissement des désirs matériels, qui est au cœur
du baby boom, le monde dans lequel se déploie le sujet se vide, confinant ce
dernier dans une fuite perpétuelle. Ce faisant, s’il est vrai qu’être toujours sur
la route fait apparaître une impossibilité, l’actualisation de ce désir de fuite
passe par l’écriture frénétique qui remémore et actualise le voyage (On the
Road en est l’illustration), tout en forgeant une réponse singulière à la déroute
qui menace tout état tenu pour « permanent ».
   On peut alors soutenir que l’accélération de la consommation génère des
espaces de jouissance insuffisants, un manque que l’individu comble, sur le
plan de l’expérience, par la quête de ce que les rayons de supermarché ne sau-
raient lui apporter. Ce problème devient bien plus intéressant quand on consi-
dère que la génération des tropicalistas, flirtant avec l’esprit pop, va jusqu’à
se réconcilier avec cet espace maudit du marché dans une acception large.
   C’est dans cet entrelacs de questions que se trouve probablement le nœud —
pratiquement passé sous silence par Schwarz — qui différencie les tropicalistas                                           219
de la gauche dans les infinies nuances qu’elle connaît dans les années soixante.
L’élan originel des Beats, qui se laissent emporter par un vide que crée l’espace
sans fin, s’actualise sous diverses formes au cours de cette décennie, installant
un certain malaise chez ceux qui, confrontés au vide sous toutes ses formes,
tentent de le combler en nourrissant l’espoir d’une « autre société ». Pour le dire
plus simplement, c’est toute une érotique liée à l’instant qui est refusée par la
mentalité révolutionnaire engagée, qui espère combler les trous laissés par ceux
qui passent à côté de son grand projet de libération collective.

  Chemins croisés

   Réfléchissons à présent à ce que peut nous dire aujourd’hui la confrontation
entre Caetano Veloso et Roberto Schwarz. Je me souviens des bandes dessinées
géniales, bien souvent homophobes, d’Henfil. Dans l’une d’elles, au début des
années 1980, peu après l’amnistie qui permettrait à Fernando Gabeira, parmi
d’autres, de rentrer au Brésil, c’est précisément Caetano Veloso qui figure à
côté de l’ex-guérillero, tous deux scandaleusement vêtus d’un minuscule tanga
sur la plage d’Ipanema, efféminés, se touchant les doigts de manière affectée,
s’interpellant l’un l’autre : « Gabê ! », « Caê ! ». La cruauté prend des formes
intéressantes quand l’humour lui sert de canal. Henfil excellait dans cet art.
   À quoi bon représenter Caetano Veloso et Fernando Gabeira côte à côte,
dans l’imagination du dessinateur ? Au-delà du fantasme de l’homosexualité,
on retrouve un profond malaise devant ceux qui s’étaient résolus à curtir, à
prendre leur pied. Mais que se passe-t-il quand le sujet s’interroge sur son
propre destin comme potentiellement déviant par rapport au destin collectif ?
La genèse du titre des mémoires de Fernando Gabeira, repris dans le titre de

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      cet article, est curieuse : face aux hésitations du guérillero qui, voyant la vie
      s’écouler en marge de son expédition clandestine, est tenté de quitter l’aven-
      ture, une question émerge teintée d’effroi : « À quoi joues-tu, mon pote ! Ne
      vois-tu pas que nous avons une grande responsabilité ?9 ».
         L’irruption de désirs soudains, indépendants de la mission révolutionnaire
      et de la certitude des finalités de la collectivité, met en lumière un univers de
      possibilités qui, dans le cas du tropicalismo, incluait l’idée de concevoir la culture
      comme un laboratoire permanent, en même temps que l’artiste se défaisait du
      poids de la responsabilité de la transformation du monde social. Plus avant,
      à partir des années quatre-vingt-dix, aussi bien dans ses chansons, dans ses
      mémoires, que dans des textes ensuite réunis dans un ouvrage10, Caetano Veloso
      allait ajouter à ce laboratoire d’insistantes questions sur le contraste entre diffé-
      rentes matrices civilisationnelles, s’interrogeant sur la force de l’Empire nord-
      américain. D’ailleurs, Schwarz admet tout ignorer de la production musicale de
      Caetano, de même qu’il ne comprend ni n’accepte le miroir tendu des États-Unis
220   qui donne toute sa profondeur à la réflexion sur le Brésil dans Verdade Tropical.
         Pour bon nombre de tropicalistas, à la fin des années soixante, l’intellectuel
      ne serait plus celui qui guide, ou qui s’imagine capable de canaliser, de lire
      ou d’interpréter les besoins et les projets de la population exploitée. Sa fonc-
      tion était désormais plutôt de provoquer, comme un animateur de télévision
      donnant de la voix à tout va, produisant des effets qui ne se réduiraient pas à
      la politisation des masses ou à leur « conscientisation », mais qui opéreraient
      au niveau même de l’industrie culturelle. Voilà leur champ de bataille, un
      terrain que la gauche a appris à considérer avec méfiance, comme un espace
      de « régression » et d’annulation du sujet pensant. L’ombre des philosophes de
      Francfort et de leur critique de l’industrie culturelle est immense, c’est sur son
      fond que se découpe la réaction de Roberto Schwarz face à Caetano Veloso.
         Cette confrontation entre les deux s’articule autour de la relation exis-
      tant entre l’ « intellectuel » et le « peuple ». La pomme de discorde s’incarne
      dans l’interprétation d’un moment d’anthologie du cinéma brésilien. Pour
      Schwarz, dans Terre en transe, film de 1967 réalisé par Glauber Rocha, le
      poète et journaliste Paulo Martins, incarné par l’acteur Jardel Filho, « exas-
      péré par la duplicité des leaders populistes, mais aussi par la passivité pré-poli-
      tique des masses populaires, qui ne sont pas capables d’affronter les dirigeants
      qui abusent d’elles », retombe « dans la truculence oligarchique (quoiqu’avec
      un objectif brechtien mêlant mise à distance et provocation) » :
                  Plaquant sa main sur la bouche d’un leader syndical qui s’adressait
               à lui en l’appelant docteur, il [Paulo Martins, toujours dans l’obser-
               vation qu’en fait Schwarz] s’adresse directement au public : « Voilà

         9
            Gabeira, 1996, p. 95. Publiés en 1979, dans le contexte de l’ouverture politique permettant
      le retour au Brésil d’exilés politiques comme Gabeira lui-même, ces mémoires allaient être
      traduits en espagnol deux ans plus tard, avec une présentation de Jorge Semprún : Id., 1981.
         10
            Veloso, 2005.

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         ce qu’est le peuple ! Un tas d’imbéciles, d’illettrés, qui ne com-
         prennent rien à la politique ! » À la fois sadique et auto-flagellateur,
         l’épisode souligne entre autres choses l’incertitude de l’intellectuel
         qui s’engage pour la cause du peuple en même temps qu’il conserve
         à l’endroit de ce dernier des jugements conservateurs — rarement
         explicités comme ici —11.

   La disqualification du peuple participait d’un « grand déballage histo-
rique », un processus complexe qui conduirait par la suite, toujours selon
le critique, « à l’aventure de la lutte armée dépourvue d’appui social ». Sorte
de « moquerie douloureuse sur les certitudes idéologiques de la période »,
la scène était certes déconcertante pour la gauche elle-même, mais elle sug-
gérait que la révolution n’était pas superflue, loin s’en faut, pour autant que
« les traits grotesques des couches dirigeantes et de la domination de classe »
étaient plus effrayantes que jamais. Face à l’impasse historique qui se profilait,
symbolisée par le film de Glauber Rocha, Schwarz n’envisage que deux possi-
bilités : le désespoir agonique auquel allait céder la gauche, ou l’« euphorie »                                          221
erronée qui guide l’interprétation que Caetano fit de cette scène.
   Voici le passage en question dans cette critique, tiré de Verdade Tropical,
de Caetano Veloso (en rappelant une fois de plus qu’il s’agit d’un texte origi-
nellement publié en 1997) :
           J’ai été témoin des vives discussions, des protestations indignées
         que cette scène provoquait dans les bars. Pour moi, elle symbolisait
         un grand événement que j’essayais de cerner des centaines de fois sans
         arriver à le nommer : la mort du populisme12.

  Dans la foulée, Caetano suggère que la foi dans les forces populaires n’était
plus de mise
         en tant qu’arme politique et que valeur éthique se suffisant à elle-même.
         Je me trouvais face à une véritable hécatombe. Et je souhaitais ardem-
         ment réfléchir à ce qui la motivait et en anticiper les conséquences. Le
         tropicalismo n’aurait jamais pu naître sans cet épisode traumatique13.

   11
      Schwarz, 2012, p. 76 : « Tapando com a mão a boca de um líder sindical, que o trata
de doutor, ele [Paulo Martins] se dirige diretamente ao público: “Estão vendo quem é o povo?
Um analfabeto, um imbecil, um despolitizado!”. Meio sádico, meio autoflagelador, o episódio
sublinha entre outras coisas a dubiedade do intelectual que se engaja na causa popular ao
mesmo tempo que mantém as avaliações conservadoras – raramente explicitadas como aqui
– a respeito do povo ».
   12
      Veloso, 2003, p. 77 (orig. dans Id., 1997, p. 104-105 : « Vivi essa cena — e as cenas de reação
indignada que ela suscitou em rodas de bar — como o núcleo de um grande acontecimento cujo
nome breve que hoje lhe posso dar não me ocorrera com tanta facilidade então (e por isso eu
buscava mil maneiras de dizê-lo para mim mesmo e para os outros): a morte do populismo »).
   13
      Id. : « como arma política ou valor ético em si. Essa hecatombe, eu estava preparado
para enfrentá-la. E excitado para examinar-lhe os fenômenos íntimos e antever-lhe as conse-
quências. Nada do que veio a se chamar “tropicalismo” teria tido lugar sem esse momento
traumático ».

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        Là où Caetano Veloso ressent la libération de l’artiste, Roberto Schwarz
      voit une trahison de classe. Depuis la perspective du critique littéraire, c’est
      comme si le musicien avait pris les mots de Paulo Martins pour argent comp-
      tant, en se dédouanant de toute responsabilité envers le destin des masses
      exploitées. Partant, le salut de « la mort du populisme » serait, pour Schwarz,
               le début d’un temps nouveau qu’il [Caetano] désire marquer, un
               temps où la dette historico-sociale vis-à-vis de ceux d’en bas — cer-
               tainement le moteur principal de la pensée critique brésilienne depuis
               l’abolitionnisme — a disparu. Il se distinguait des vaincus de 1964
               qui, dans cette acception, étaient tous des populistes.

         Ce qui suit permet de prendre la juste mesure du malaise qu’éprouve le cri-
      tique face au tropicalismo, lorsqu’il reprend les termes d’un débat déjà engagé
      dans les années soixante :
                  … le changement était considérable et il l’opposait au camp d’où il
222            venait, aux socialistes, aux nationalistes et aux chrétiens de gauche,
               à la tradition progressiste de la littérature brésilienne depuis la der-
               nière décennie du xixe siècle ainsi qu’aux personnes tout simplement
               éclairées pour lesquelles le lien interne, pour ne pas dire dialectique,
               entre richesse et pauvreté constituait depuis longtemps une donnée
               de la conscience moderne. La désillusion de Paulo Martins s’est
               transformée en exemption. Voilà la rupture, sauf erreur, qui est à
               l’origine de la nouvelle liberté portée par le tropicalismo. Si le peuple,
               comme antipode du privilège, n’est pas porteur virtuel d’un nouvel
               ordre, alors ce dernier disparaît de l’horizon, qui s’étiole à son tour
               considérablement14.

         Là où Caetano voit un élargissement de l’horizon, après que l’artiste s’est
      délesté du poids de cette représentation du peuple (« représentation » dans un
      sens surtout politique), Schwarz voit un resserrement de cet horizon, une tra-
      hison faite à la tradition éclairée de ceux qui ont toujours perçu la connexion
      profonde entre pauvreté et richesse — au moins depuis les abolitionnistes.
      Curieusement, peu après la publication de Verdade Tropical, Caetano Veloso
      allait revenir à la question de l’esclavage, dans cette véritable mise en scène
      de ce thème que constitue le concert Noites do norte, en 2001, partiellement
      inspiré d’un passage des mémoires du grand abolitionniste Joaquim Nabuco.
      Mais peut-être s’agit-il là d’un sujet qui excède notre propos.

         14
            Schwarz, 1997, pp. 78-79 : « a mudança era considerável e o opunha a seu próprio campo
      anterior, a socialistas, nacionalistas e cristãos de esquerda, à tradição progressista da litera-
      tura brasileira desde as últimas décadas do século 19, e, também, às pessoas simplesmente
      esclarecidas, para as quais há muito tempo a ligação interna, para não dizer dialética, entre
      riqueza e pobreza é um dado da consciência moderna. A desilusão de Paulo Martins transfor-
      mara-se em desobrigação. Esta a ruptura, salvo engano, que está na origem da nova liberdade
      trazida pelo tropicalismo. Se o povo, como antípoda do privilégio, não é portador virtual de
      uma nova ordem, esta desaparece do horizonte, o qual se encurta notavelmente ».

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   Le mythe et la faute

   Les tropicalistas, en somme, seraient ces égarés qui abandonnèrent derrière
eux ce nouvel ordre attendu, qui devenait, pour une majorité de la gauche, un
impératif éthique. Dans la perspective de Roberto Schwarz, Caetano Veloso
deviendrait un inventeur d’utopies mystificatrices, en particulier après son
retour d’exil, au début des années soixante-dix. Il insinue peut-être la pos-
sibilité de voir en Caetano Veloso un successeur contemporain de Gilberto
Freyre, adepte enthousiaste d’une vision clémente de l’histoire brésilienne,
champion de la démocratie raciale, mais incapable de percevoir que les articu-
lations idéologiques du Brésil dissimulent une matrice sociale inique qu’une
vision politiquement bien orientée se devrait d’affronter, étape préalable
indispensable à l’instauration d’un processus révolutionnaire proprement dit.
   On est frappé par le poids des mots « mythe » et « mythique » dans le
discours de Schwarz à l’endroit de Caetano, parce que le mythe confine à
l’idéologie en tant que ce qui occulte une exploitation réelle. Dans ce sens,                                             223
la critique de Schwarz fait résonner le mot fameux et provocateur de Roland
Barthes : « Statistiquement, le mythe est à droite15 ».
   Mais que met-on en jeu, dans cet embarrassant grand déballage ? Qu’est-
ce qui accompagne le geste théâtral consistant à quitter le costume du héros
révolutionnaire ou, plutôt, quel sens y a-t-il à resignifier ce costume ? C’est un
fait que les tropicalistas ont toujours répliqué à l’urgence associée à ces figu-
rations du héros. Le temps du « héros marginal » de Hélio Oiticica est aussi
l’occasion de se délester du poids de ce corps entièrement livré à la révolution.
   Curieusement, dans la langue de Freud, il n’y a qu’un mot pour dire à la
fois « dívida » [dette] et « culpa » [faute] : « Schuld ». Par ailleurs, en portugais,
les deux mots signifient un conflit impliquant quelqu’un d’autre. Dans le cas
présent, le « quelqu’un d’autre » de Caetano Veloso n’est autre que les masses
exploitées elles-mêmes, dont il se serait détourné, sans s’en sentir coupable
le moins du monde : il serait libre, sans n’avoir plus aucune dette à payer.
Mais n’oublions pas combien ces masses — ou peut-être ce qu’on appelle
encore le « peuple » — peuvent être également une idéalisation des intellec-
tuels, marxistes ou non. Nous pouvons tout aussi bien formuler une question
qui nous renvoie au présent, en nous éloignant davantage encore des termes
du débat opposant Roberto Schwarz à Caetano Veloso : où est le « peuple »,
devant lequel tant d’engagements sont pris ?
   Loin de nous l’idée de nier les structures perverses de l’accumulation dans
une société capitaliste, le rôle des couches exploitées dans la construction de
l’économie, ou l’intime connexion entre capitalisme et impérialisme. Mais
au miroir de la critique de Schwarz, la réflexion de Caetano Veloso permet
d’interroger le rôle de l’intellectuel — qu’il soit artiste ou critique universitaire

  15
       Barthes, 2002, p. 859.

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      — devant cet « autre » que sont les masses. En s’en remettant corps et âme à
      l’industrie culturelle et à un message alternatif, dépassant la démonisation dans
      laquelle la gauche le confinait, Caetano Veloso se libérait. C’est ce qu’on lit dans
      Verdade Tropical : « Lorsque j’entendais le poète de Terre en Transe déclarer qu’il
      n’avait aucune confiance en l’énergie libératrice du peuple, son message ne me
      semblait pas mettre fin à tout espoir de changement, au contraire. Il m’ouvrait
      de nouvelles possibilités, m’indiquait ce que je devais faire désormais16 ».
         Le désir ne s’accorde presque jamais avec ce que les autres proclament.
      L’« annonce de nouvelles possibilités » est une phrase légère, presque évanes-
      cente face au poids colossal de cette responsabilité collective qu’une grande
      partie de la gauche attribuait à l’artiste. Le musicien parle, en somme, d’une
      rupture dans cette chaîne de transmission qui maintient en fonctionnement
      l’imagination de l’intellectuel révolutionnaire, et qui présuppose sa nécessaire
      connexion avec la situation des couches les plus exploitées. Caetano Veloso
      a-t-il alors trahi les classes opprimées ou a-t-il simplement renoncé à la fonc-
224   tion messianique consistant à les venger ?
         La discussion est historique, parce qu’elle porte sur la révolution, sur les
      fantasmes et sur les projets de la gauche, vaincus dans le Brésil post-1964.
      C’est en même temps une question actuelle, qu’il s’agisse de la définition du
      « peuple » ou d’une approche sympathisante à l’égard de l’industrie cultu-
      relle. In fine, à l’heure des réseaux sociaux, de la flexibilisation du droit à la
      propriété intellectuelle, de la communication décentralisée et de l’émergence
      de nouveaux pouvoirs globaux dans les médias, le sampling généralisé de la
      culture est devenu un fait et, peut-être, une nécessité. Le « peuple » est alors
      un « utilisateur » de ce monde, même dans les contextes périphériques où
      l’inclusion numérique est déjà une réalité plus ou moins tangible.
         Nous pourrions engager une discussion théorique affûtée sur les différences
      entre l’« industrie culturelle » telle qu’elle était pensée dans les années soixante,
      et ce qui aujourd’hui prend le nom de « monde numérique ». Mais il est pro-
      bable que leurs différences intéressent moins que leurs ressemblances, puisque la
      « culture populaire » gagne de nouvelles possibilités dans ce contexte d’accéléra-
      tion de l’information sonore et visuelle. Il reste à n’en pas douter à répondre à la
      question de savoir ce qui est « populaire » dans ce contexte, et qui est ce « peuple »
      dans cette histoire. Il semble opportun de revenir à la formule lapidaire de Jesús
      Martín-Barbero qui, à la fin des années 1980, écrivait sur « lo popular que nos
      interpela desde lo masivo17 ». Autrement dit, si nous voulons nous interroger sur
      ce qui est populaire, il convient de porter le regard sur la culture de masse.
         Mais où se cache ce peuple ? La question est d’autant plus complexe que le
      Brésil a vécu récemment l’euphorie et le fantasme d’un décollage économique

        16
           Veloso, 2003, p. 85 (orig. dans Id., 1997, p. 115 : « Quando o poeta de Terra em transe
      decretou a falência da crença nas energias libertadoras do “povo”, eu, na plateia, vi não o fim
      das possibilidades, mas o anúncio de novas tarefas para mim »).
        17
           Martín-Barbero, 2003, p. 317.

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