Palestine - Association belgo-palestinienne

 
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TRIMESTRIEL N°87 – JANVIER/FÉVRIER/MARS 2021
DÉPÔT BRUXELLES X – AGRÉATION P401130
4,00 €

palestine           BULLETIN DE L’ASSOCIATION BELGO-PALESTINIENNE / WALLONIE-BRUXELLES

SOMMAIRE
DOSSIER CUISINE & RÉSISTANCE 04 / Cour pénale internationale 18
Élections 22 / Rapport sur l’apartheid 24 / Missions économiques régionales 26
Vaccins 30 / Activisme en ligne 32 / Exposition Sumud 36
Palestine - Association belgo-palestinienne
/
Khitam Saafin,
militante pour les droits
humains et présidente
de l’Union des comités
de femmes palestiniennes,
détenue administrativement par
les autorités d’occupation depuis
le 9 novembre 2020. © Charlotte Kates

Palestine n°87
Comité de rédaction Marianne Blume, Ouardia Derriche, Nadia Farkh, Pierre Galand, Nathalie Janne d’Othée,
Gabrielle Lefèvre, Gregory Mauzé et Christiane Schomblond | Ont contribué 7amleh, Mirna Bamieh,
Lucile Bertrand, Thierry Bingen, François Dubuisson, Catherine Fache, Simon Franssen, Samah Hijawi,
Fadi Kattan, Laurence Mekhitarian, Rania Muhareb, Mathilde Vittu, Dominique Waroquiez |
Relecture Ouardia Derriche | Graphisme Dominique Hambye | Photo couverture Des agriculteurs
palestiniens récoltent des dattes dans le centre de la bande de Gaza. © Atia Darwish
Les articles reflètent l’opinion de leurs auteurs et n’engagent pas l’ABP.

Association belgo-palestinienne Wallonie-Bruxelles asbl
Siège social : rue des Palais 154 à 1030 Bruxelles |Tél. 02 223 07 56 | info@abp-wb.be |
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d’impôt de 45% du montant de votre don | Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles
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                                                                                                        ÉDITO

                  Israël,
POUR TOUS SES CITOYENS !
                                                               UN ÉTAT

                                                                 par Pierre Galand, Président de l’ABP

Parmi les alliés de M. Netanyahou, il en est qui         ouvertement de son mépris pour ces mêmes
personnifient mieux que d’autres ses funestes            accords.
desseins. L’un d’eux, Itamar Ben-Gvir, colon
porte-parole de l’extrême-droite, moins connu            Ce qui prévaut aujourd’hui dans les cercles
qu’Avigdor Lieberman ou Naftali Bennett, anime           dirigeants israéliens, c’est l’incitation à la haine et
une alliance explicitement chargée par le Premier        la multiplication de formes de discriminations,
ministre israélien de glaner des voix aux franges        pires que sous l’apartheid en Afrique du Sud,
les plus extrêmes de son électorat. Ses membres          à l’égard des Palestiniens.
n’hésitent pas à appeler à l’épuration ethnique
de la Knesset en appelant à des mesures qui              Aujourd’hui, qui oserait encore affirmer qu’Israël n’a
empêchent l’accès de représentants non juifs à           pas eu pour objectif de détruire délibérément toute
l’assemblée israélienne. Celle-ci, après avoir voté      perspective d’un État palestinien dans les frontières
la loi sur l’État-nation du peuple juif, est donc tra-   de 1967 ? Qui croit encore à la volonté israélienne
vaillée au corps pour asseoir la suprématie juive        de parvenir à l’égalité entre tous ses citoyens,
en tant que valeur constitutionnelle. L’extension        seule garante de liberté pour les Palestiniens
des colonies et les plans de transfert de centaines      vivant en Israël et dans les territoires occupés ?
de milliers de citoyens palestiniens d’Israël conte-
nus dans le programme américano-israélien                Heureusement, dans un tel contexte, la bonne
« Vision pour la paix », porté par l’ex-administration   nouvelle est venue de la Cour pénale internatio-
Trump, constituent un édifice qui rend impossible        nale. En février dernier, la Cour s’est déclarée
tout accord de paix avec les Palestiniens.               compétente pour les crimes commis depuis 2014
                                                         dans les territoires palestiniens occupés.
La nouvelle administration Biden n’a à ce jour           La Procureure Fatou Bensouda a confirmé ce
donné aucun signe tangible de prise de distance          3 mars sa décision d’enquêter dans les T.O (lire
vis-à-vis de son prédécesseur ni du chef du              l’article de François Dubuisson page 18).
gouvernement israélien. L’ONU, son secrétaire-
général et les Européens en général sont dans            Bien sûr, M. Netanyahou a accusé les juges de la
l’attentisme vis-à-vis des Américains, ce qui est        CPI d’antisémitisme et les amis inconditionnels
inacceptable. Tout comme est inacceptable le fait        d’Israël, qui ont pourtant adhéré à la CPI, dont
que la Grande-Bretagne vienne d’accorder son             notamment l’Allemagne et l’Australie, ont
accréditation à la pro-colons Tzipi Hotovely             dénoncé la décision des juges…
comme ambassadrice d’Israël au Royaume-Uni.
Il est aberrant de voir l’UE plaider auprès des          Même si ce n’est qu’une étape dans un
Palestiniens pour qu’ils respectent les accords          processus de longue haleine, c’est en tout cas
passés avec Israël dans le cadre d’Oslo sans             un acte juridique qui revêt un caractère politique
dénoncer et sanctionner le gouvernement                  qui ne peut que réjouir ceux qui, depuis 15 ans,
israélien qui, par ses lois et déclarations, témoigne    ont engagé la campagne BDS.
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Assortiment de plats                                                    05
proche-orientaux.
                                                               DOSSIER
© joyfulkitchen
                                                                   Cuisine
                                                              & résistance

   La cuisine
palestinienne,
ENJEU DE RÉSISTANCE
LA CULTURE CULINAIRE FAIT PARTIE INTÉGRANTE DES TRADITIONS
DE CHAQUE PEUPLE, ET DONC DE SON IDENTITÉ. POUR LES PALESTINIENS,
LA DÉFENSE DE CE SAVOIR SÉCULAIRE EST TOUTEFOIS LOIN DE
SE LIMITER À UNE DIMENSION FOLKLORIQUE, MAIS CONTRIBUE
PLEINEMENT À LA LUTTE PLUS GLOBALE CONTRE LEUR DISPARITION
PROGRAMMÉE EN TANT QUE PEUPLE PAR ISRAËL.
DANS SA VOLONTÉ D’EFFACER SYMBOLIQUEMENT DE SON HISTOIRE
CEUX QU’IL A DÉPOSSÉDÉS DE LEURS TERRES, DE LEURS RESSOURCES
ET DE LEUR EXISTENCE POLITIQUE ET CULTURELLE, ISRAËL TENTE
MÉTHODIQUEMENT D’OCCULTER L’APPORT POURTANT SUBSTANTIEL DE
CES DERNIERS AU CREUSET DANS LEQUEL S’EST FORGÉ LE PATRIMOINE
CULINAIRE ISRAÉLIEN (pages 6 à 8).
UN PROCESSUS QUI DOIT ÊTRE RESITUÉ PLUS LARGEMENT
DANS LA PERSPECTIVE DES CONFUSIONS QUE L’OCCUPANT CHERCHE
À ENTRETENIR QUANT AUX QUESTIONS D’APPARTENANCES ET
D’APPROPRIATIONS IDENTITAIRES (pages 9 à 11).
CONTRE LES MENACES QUE FAIT PESER LA COLONISATION SUR LA
DISPARITION DES SAVOIRS CULINAIRES TRADITIONNELS, DES MOUVEMENTS
ÉMERGENT POUR PRÉSERVER CEUX-CI DE L’OUBLI, NOTAMMENT
EN ALLIANT ART, HISTOIRE, POLITIQUE ET GASTRONOMIE (pages 12 à 15).
ET PARCE QUE LE SOUTIEN À LA CAUSE PALESTINIENNE PEUT, PARFOIS, ÊTRE
AUSSI SOURCE DE RÉJOUISSANCE, CE NUMÉRO SE CONCLURA PAR LES
SUCCULENTS CONSEILS DE CUISINE DU CHEF FADI KATTAN (pages 16 et 17) !
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06
DOSSIER
Cuisine
& résistance

   MITONNER SON IMAGE DE MARQUE
          EN CONCASSANT
         CELLE DE L’AUTRE :

        recette israélienne
Alors que les apports de l’immigration juive à la cuisine locale
sont volontiers mis en valeur par le récit israélien dominant,
la contribution palestinienne à celle-ci est sciemment occultée.
Un état de fait qui dénote un processus colonial toujours en cours.
                                                                                       par Marianne Blume

Si on s’en réfère aux sites officiels israéliens, on     Juifs qui ont inondé le nouvel État d’Israël à la fin
ne sera pas étonné que, parlant de cuisine, les          du XIXe siècle depuis l’Europe de l’Est et la
Israéliens aiment le flou. Un site destiné aux           Russie. » Cette fois l’influence d’autre habitudes
touristes déclare que le débat est ouvert quant          culinaires est présente et l’aspect juif est noté.
à l’origine de ces plats synonymes d’Israël tels         Mais on remarquera que du côté des influences
que hummus, falafels, shawarma, shakshuka et             arabes, l’attribution de ces habitudes aux
knafeh (!). La vérité, d’après ce site, c’est que        Palestiniens – ou au moins, aux Arabes du terri-
« aucune preuve tangible n’existe sur le moment          toire – est totalement absente.
et le lieu exacts où l’un d’entre eux est arrivé dans
le régime alimentaire » et d’ajouter : « Comme pour      Le chef israélien étoilé qui vit à Philadelphie,
tous les autres plats de cette liste, la véritable       Michael Solomonov insiste, dans une interview,
origine du falafel est controversée et non               sur le fait que la cuisine israélienne est une cuisine
confirmée. » Par contre, une chose est claire : « La     juive multiple venue avec les migrants et qu’elle
nourriture est à l’épicentre de l’identité israélienne   est une marque d’identité qui fait exister Israël.
et une force qui unit tant de nationalités. » En bref,   Dans une autre interview, il reconnaît les Palesti-
la culture culinaire arabe et celle des indigènes        niens et la cuisine palestinienne mais pour lui, la
palestiniens sont oblitérées et, le plus important,      cuisine israélienne est justement le résultat d’un
c’est que ces plats forgent l’identité israélienne.      extraordinaire mélange. Néanmoins, sa manière
                                                         de dire est exclusive : « La cuisine israélienne
Sur un autre site, on peut lire : « La délicieuse        est presque ce qu’elle n’est pas; ce n’est pas
fusion des aliments d’Israël était due au creuset        seulement du Moyen-Orient, de la Méditerranée
culturel de la région de l’Afrique du Nord (Libye,       ou des Juifs, c’est tout cela et plus encore. Il y a
Tunisie, Maroc et Algérie) et de ses voisins du          aussi des influences de la Bulgarie, de la Hongrie,
Moyen-Orient (Yémen, Irak, Liban), ainsi que             de la Turquie, de la Grèce, de la Russie, du
d’autres pays méditerranéens, combiné avec les           Yémen et maintenant de l’Éthiopie et de la
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                                                                                                  DOSSIER
                                                                                                    Cuisine
                                                                                               & résistance

Géorgie à cause de toutes les personnes qui              culière : ashkenaze, yéménite, tunisienne, etc.
viennent dans le pays et du mélange des cultures.        Comment expliquer que cette cuisine juive qui
Et puis (souligné par moi) vous avez la cuisine          existait avant Israël soit qualifiée d’israélienne ?
palestinienne en Cisjordanie, qui est plus proche        Ensuite, mettre du désordre dans les idées : dire
de la cuisine galiléenne du nord d’Israël. » La cui-     que la cuisine israélienne est une sorte de
sine palestinienne est cantonnée à la Cisjordanie        melting pot interculturel et, volontairement,
et – oh miracle ! – est proche de la cuisine de          oublier ou relativiser la composante palestinienne,
Galilée, qui donc a toujours été israélienne !           c’est effectivement égarer l’opinion. Enfin, faire
Par ailleurs, dans sa façon gentille d’aborder           naître la désunion entre des personnes : dans sa
l’appropriation naturelle et universelle de la culture   volonté nationaliste identitaire, Israël se construit
culinaire, il y a un hic. Les pâtes parvenues en         contre le peuple qu’il occupe et, autant que
Belgique via l’immigration italienne sont-elles          possible, nie son existence, alimentant ainsi
devenues un parangon de la cuisine belge même            de fait le conflit. S’abstenir de mentionner
si elles font partie aujourd’hui des plats préférés      explicitement la contribution arabo-palestinienne
des Belges ? De même, quelqu’un revendique-t-il          est récurrent dans les récits non académiques
le couscous arrivé avec l’immigration marocaine          de la culture alimentaire israélienne, en particulier
comme belge même s’il fait partie des habitudes          dans les livres de cuisine israéliens. Pas étonnant,
culinaires de nombre d’entre nous ?                      dès lors, que les Palestiniens parlent non pas
                                                         simplement d’appropriation de leur culture – ici
BROUILLER LA RÉALITÉ                                     culinaire – mais de vol.
Brouiller. Toutes les définitions des dictionnaires
sont opérantes dans ce débat, que ce soit agiter         L’aspect identitaire des habitudes alimentaires
et mélanger de manière à mettre en complet               est évident et il apparaît aussi bien dans les livres
désordre ou mettre du désordre dans les idées            de cuisines juive que palestinienne : les auteurs
ou les affaires ou encore rompre une unité, faire        des uns comme des autres insistent sur
naître la désunion entre des personnes. D’abord,         l’importance de perpétuer leur culture au travers
on mélange tout : qu’est-ce que la cuisine juive         des gestes ancestraux appris dans la famille.
si ce n’est la cuisine des Juifs installés dans          Le fait d’appartenir à des groupes discriminés
différents pays et donc inscrits dans les habitudes      et/où minoritaires provoque ce besoin de clamer
alimentaires de ces pays en y ajoutant les règles        son existence.
de la kashrout ? Dès lors, il est évident que la
cuisine en Israël reflète toutes ces tendances qui       Dans le cas d’Israël, le problème est tout autre.
restent opérantes : d’ailleurs beaucoup de               Il s’agit à la fois et paradoxalement de s’inscrire
restaurants en Israël affichent leur identité parti-     dans le territoire du Moyen-Orient et à la fois de
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“
    IL S’AGIT À LA FOIS ET PARADOXALEMENT
DE S’INSCRIRE DANS LE TERRITOIRE
DU MOYEN-ORIENT ET À LA FOIS DE SE
DIFFÉRENCIER DE SES HABITANTS, D’AUTANT
PLUS QUAND ILS ONT ÉTÉ COLONISÉS.

se différencier de ses habitants, d’autant plus
quand ils ont été colonisés. En s’appropriant la
cuisine palestinienne, Israël parvient à deux
objectifs : tout d’abord, celui de s’offrir une
identité et ensuite, celui d’effacer, en la phagocitant,
celle du pays qu’il colonise. Dans ce contexte,
s’approprier la cuisine palestinienne en la
décrétant israélienne est une politique concertée
                                                           LA CUISINE PALESTINIENNE

                                                                                                “
                                                           Ronald Ranta et Yonatan Mendel ont étudié
                                                           en détail la genèse de la « cuisine israélienne » et
                                                           en déconstruisent ses éléments avec brio.
                                                           On apprend par exemple que la nourriture arabe
                                                           palestinienne est requalifiée de « nourriture arabe
                                                           Eretz Yisraeli », l’important ici étant la reconnais-
                                                           sance des Arabes comme un groupe minoritaire
                                                           en Israël avec une culture distincte mais pas d’un
et participe de l’entreprise de sociocide du               peuple palestinien avec ses propres aspirations
peuple palestinien. Comme le dit Steven Salaita,           politiques. En effaçant « palestinien », on efface le
« Quand des sionistes (ou leurs collaborateurs             peuple lui-même. Ils démontrent aussi comment,
ignorants) revendiquent de la nourriture arabe             en adoptant au début des pans de la culture
comme israélienne, il ne s’agit pas d’un parangon          arabe palestinienne (danse, cuisine, habits),
d’harmonie interculturelle mais de la destruction          les sionistes ont imputé cette culture aux
méthodique de la culture palestinienne. On                 Juifs arabes pour ensuite en faire une culture
peut atténuer l’ambiguïté en évitant le mot                israélienne. Qui élimine les Juifs arabes. Et voilà
“appropriation”, qui ne saisit pas de façon                la culture israélienne désarabisée.
adéquate la dynamique de la voracité d’Israël
pour tout ce qui peut avoir la marque “indigène”           Une auteure palestinienne, Reem Kassis,
dont il a besoin pour consolider une légitimité            constate : « Comme de nombreux universitaires
déjà ténue. “Vol” est plus exact. »                        et écrivains culinaires israéliens l’ont eux-mêmes
                                                           souligné, le mot “palestinien” est toujours
Comme on l’a vu plus haut, cette construction              considéré par de nombreux Israéliens comme
identitaire d’Israël au travers de la cuisine              une menace pour leur existence. »
n’est pas une invention palestinienne ou pro-
palestinienne, elle est présente dans le discours          Heureusement, la cuisine est aussi affaire de
israélien officiel : « La nourriture est à l’épicentre     résistance et les livres de cuisine palestinienne
de l’identité israélienne. » D’où son utilisation          fleurissent. Avec des références non seulement
intensive internationalement pour vendre une               aux traditions familiales ou villageoises mais
image colorée et pacifique d’Israël. Le problème           aussi au contexte politique. Car évoquer la
n’est pas de savoir qui cuisine ou mange mais              cuisine sans mentionner la colonisation, le vol
qui contrôle l’image et le profit de la nourriture,        des terres ou le nettoyage ethnique est tout
dit justement Steven Salaita.                              simplement impossible. Parlez de la Palestine,
                                                           cuisinez, faites connaître les plats palestiniens et
                                                           naturellement vous participerez à la résistance
                                                           de la Palestine. Bon appétit !
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                                                                                                   DOSSIER
                                                                                                      Cuisine

Israélien ? Juif ?
                                                                                                 & résistance

     Arabe ? Palestinien ?
Pour comprendre les réactions exaspérées des Palestiniens quand
Israël revendique comme « israélien » un produit de la culture
palestinienne, il est intéressant de se replonger dans le processus
politique qui construit l'équation « Israélien = Juif » et passe par
la négation des Palestiniens et la dépossession de leur culture.
Tentons d’y voir plus clair à travers ce dialogue imaginaire.
                                                                                    par Marianne Blume

 Dis-moi, c’est quoi, Israël pour toi ?
                                                              Drôle de question ! C’est un pays, un État.

           Et donc, tous ses habitants
           sont des Israéliens, n’est-ce pas ?         Ben oui !

 Mais explique-moi alors pourquoi           C’est un peu compliqué. En fait, il n’y a pas de
 sur leur carte d’identité, il n’est        nationalité israélienne, il n’y a qu’une citoyenneté
 pas marqué « israélien » ?                 israélienne. Et dans les registres d’état civil, les citoyens
                                            israéliens sont classifiés en 134 groupes : juif, arabe,
                                            druze, circassien, russe, etc. Néanmoins, sur le
                                            passeport, il est indiqué : « nationalité : israélienne ».
 C’est pas contradictoire ?!

                               Si. D’ailleurs, sur le site officiel de l’ambassade israélienne à Bruxelles,
                               on trouve un document spécial pour renoncer à sa nationalité mais
                               dans l’explication, on parle de renoncer à sa citoyenneté…

                Bizarre... Mais tu as dit qu’il y avait 134 groupes dans
                les registres d’état civil. Ils sont quand même tous égaux ?

 En principe, oui mais dans les faits, non. Surtout depuis la Loi fondamentale État-nation du peuple juif
 (2018) qui dit ceci: «L’État d’Israël est le foyer national du peuple juif, dans lequel il exerce son droit
 naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination.» et cette loi précise: «Le droit d’exercer
 l’autodétermination nationale au sein de l’État d’Israël est exclusif au peuple juif.» En bref, si tu es
 citoyen israélien mais pas juif, tu es comme un étranger, un citoyen de seconde zone. Tu comprends?
Palestine - Association belgo-palestinienne
Plus ou
moins.            Et comment ! Avraham Burg, qui est juif, israélien et a même été président de
Mais c’est        l’Organisation mondiale sioniste, le dit autrement : « Ce qui définit Israël,
pas un peu        désormais, c’est le seul monopole juif. Sans l’équilibre constitutionnel des droits
raciste ?         et libertés. En vertu de cette loi, un citoyen d’Israël qui n’est pas juif est assigné
                  à un statut inférieur. Comparable à celui qui a été assigné aux juifs pendant des
                  générations. Ce qui fut odieux pour nous, nous l’infligeons maintenant à nos
                  citoyens non juifs ». Il refuse d’appartenir à la « nation juive » car ce serait
                  appartenir au groupe des maîtres. Il n’admet pas que, parce qu’on est juif en
                  Israël, on soit supérieur aux autres citoyens israéliens. C’est pour cela qu’il a
                  demandé à ne plus être classifié comme « juif » dans les registres d’état civil.

C’est compliqué tout de même : Israélien/ juif, Israélien /non-juif, Israélien/Arabe…

                        Attends ! Il y a mieux. Si tu es israélien et juif et que tu critiques la politique
                        d’Israël, on te traite de mauvais juif, de « juif qui a la haine de soi ».

Mais un citoyen a le droit de critiquer la politique de son pays, non ?

           En principe, mais si tu es israélien et que tu critiques Israël, tu deviens un mauvais Juif
           et l’establishment te met au ban de la société. Et c’est comme ça que, partout dans le
           monde, les Juifs sont traités de la même façon quand ils critiquent Israël. Quant aux
           non-Juif critiques, ils sont carrément taxés d’antisémites.

Les Juifs            Oui. Israël, se proclamant le pays de tous les Juifs, prétend défendre
belges aussi ?       tous les Juifs du monde et donc on ne peut pas le mettre en cause.
                     D’ailleurs, le discours officiel fait continuellement référence au génocide
                     des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. En fait, c’est presque
                     comme si, en critiquant Israël, on niait les millions de Juifs exterminés
                     par les nazis, crime dont l’Europe porte une part de responsabilité.

             Quel embrouillamini ! Pour revenir aux non-Juifs en Israël, par exemple, si je suis
             Arabe – ce que toi tu appelles Palestinien israélien – et que je réalise un film, que je
             chante ou que j’écrive, je suis présenté comme quoi ? Israélien ?

   Bonne question ! Je ne sais pas si tu as vu le film israélien Ajami de Scandar Copti et Yaron
   Shani qui raconte une histoire de relations complexes entre Israéliens juifs et arabes à Jaffa
   (aujourd’hui une partie de Tel-Aviv). En 2009, au Festival de Cannes, il a reçu une mention
   spéciale dans la catégorie « Caméra d’or » et l’Oscar du meilleur film étranger en 2010. En
   Israël, on s’est félicité de ces prix. Néanmoins, Copti, qui est Israélien arabe (en langage clair,
   Palestinien d’Israël) a déclaré qu’il était sans doute citoyen d’Israël mais qu’il ne représentait
   pas Israël car ce pays ne le représentait pas. Comme il n’est pas Juif, il est citoyen de seconde
   catégorie et donc il ne veut pas que la reconnaissance internationale de son film l’oblige à
   être en quelque sorte un porte-parole d’Israël. Bien sûr, il a fait l’objet de critiques hargneuses.
   Tu imagines ? Tu es de la minorité palestinienne, tu reçois des fonds israéliens pour faire ton
   film et tu expliques pourquoi tu ne représentes pas Israël ! C’est mettre à mal toute la
   propagande israélienne (coexistence entre les communautés, pays démocratique ,etc.) au
   moment même où, avec le succès de ton film, tu es censé donner une belle image du pays.
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                                                                                            DOSSIER
                                                                                               Cuisine
                                                                                          & résistance

                Si je comprends bien, si l’artiste réussit internationalement,
                le produit artistique est labellisé israélien ?

C’est à peu près ça. Je te raconte une autre histoire.
La réalisatrice Suha Arraf, née dans le village
palestinien de Mi’liya aujourd’hui en Israël, a voulu                   C’est fort. Mais quelque
présenter son film Villa Touma au Festival de Venise                    chose m’échappe : les
(2014) comme palestinien. Aussitôt les représentants                    Palestiniens sont bien dans
israéliens sont montés aux barricades en arguant                        les registres d’état civil
que le film avait été financé par l’Israel Film Fund et                 israéliens ; alors, pourquoi
que, donc, soit il était israélien, soit la réalisatrice                ça embête les autorités
devait rembourser les fonds alloués. Finalement, par                    israéliennes ?
compromis, le film a été répertorié comme apatride.
Au critique de cinéma israélien, Goel Pinto, qui               C’est là que le bât blesse. Israël
soutient que, si elle accepte de l’argent d’un pays,           veut effacer les Palestiniens comme
elle est obligée de montrer sa gratitude en présentant         peuple vivant sur sa terre devenue
son film comme israélien et en représentant Israël             Israël et, dans les registres, ils sont
avec fierté, elle répond clairement. Primo, elle a le          nommés « Arabes ». Voilà ce que dit
droit de définir son identité comme elle veut.                 Sameh Zoabi, un autre réalisateur
Secundo, elle explique : « L’État d’Israël ne nous a           palestinien d’Israël qui a réalisé Tel
jamais acceptés en tant que citoyens égaux en droits.          Aviv on Fire, un film primé à de
Depuis la création de l’État, nous avons été marqués           nombreuses reprises : « Ils nous
comme l’ennemi et traités avec discrimination raciale          appellent généralement des Arabes
dans tous les domaines de la vie. Pourquoi, alors,             israéliens, mais si nous réussissons,
suis-je censée représenter Israël avec fierté ? En tant        nous devenons des Israéliens et
que cinéaste, est-ce que je deviens automatiquement            si nous faisons quelque chose
une employée du département de diplomatie                      qui n’est pas bon, nous sommes
publique du ministère des Affaires étrangères ? »              soudainement Palestiniens.
                                                               Voilà comment cela fonctionne. »

Eh bien, je n’imaginais pas ça !

           Tu as encore beaucoup à apprendre. Des créateurs de mode israéliens utilisent la
           broderie palestinienne et prétendent que c’est israélien. Même le keffieh ! Tu imagines
           un keffieh appelé « sémitique » ? Et qu’en dit le designer ? « J’espère sincèrement que
           ce foulard servira de symbole de fierté juive, d’unité de but, galvanisant les Juifs de
           différents horizons et deviendra peut-être un symbole emblématique de notre avenir !! »

           Arrête !                      Je ne peux pas tout te dire. Cela peut paraître anodin
                                         mais même la cuisine palestinienne, Israël a voulu
                                         l’effacer. Tu imagines qu’Israël revendique la propriété du
                                         falafel, produit phare de la région du Levant, et qu’il est
                                         devenu un emblème de la cuisine israélienne ?
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DOSSIER
Cuisine
& résistance

« CONNAÎTRE NOTRE CUISINE ET
                          SON HISTOIRE POUR
        mieux nous connaître »
Au carrefour de la militance, de l’art et de la cuisine, la Palestinian
Hosting Society a vu le jour en 2017 avec l’objectif de mieux faire
connaître le patrimoine culinaire palestinien, menacé d’oubli.
Son principe: des tables d’hôtes garnies de spécialités locales originales,
dont l’histoire, rigoureusement documentée, est mélodieusement contée
aux convives. Rencontre avec Mirna Bamieh, fondatrice et cheffe
d’orchestre de cette symphonie gustative et savante.
                                                    Mirna Bamieh, propos reccueillis par Gregory Mauzé

/
Menu of Dis/appearance dinner performance,
Esthetics of the Political Symposium, Bruxelles 2020.
© Mary Jiménez
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                                                                                                DOSSIER
                                                                                                   Cuisine
                                                                                              & résistance

Pouvez-vous revenir sur la genèse de la                ture locale en effaçant ses origines arabes, mais
Palestinian Hosting Society ? De nombreuses            également celles des différentes composantes
pratiques culinaires palestiniennes sont en voie de    de l’immigration juive, au profit de l’idée d’une
disparition. Bien que très variées, elles se sont      culture culinaire israélienne unique. L’héritage
uniformisées en raison de la déconnexion d’avec        palestinien a été absolument invisibilisé. Il y avait
les sources de savoir. Cela nous a conduits à          des livres de cuisine avec des recettes palesti-
faire des recherches sur les facteurs qui affectent    niennes qui éliminaient totalement l’élément
ces traditions, afin de les comprendre et de les       palestinien et présentaient celles-ci comme
transmettre à travers la cuisine et la narration.      purement israéliennes ! Peu à peu, les Palesti-
Le but est de rendre vie à ces recettes de manière     niens ont commencé à se faire entendre en
à ce que ces savoirs qui pourraient être perdus        mettant en évidence le caractère colonial de
fassent à nouveau partie de notre identité.            cette appropriation et de cette dépossession.

Diriez-vous que la colonisation israélienne est        Comment expliquer ce regain d’intérêt pour la
la plus grande menace qui pèse sur les savoirs         cuisine palestinienne ? Pendant longtemps, les
culinaires traditionnels palestiniens ? Dans le        Palestiniens ont été occupés avec des questions
monde entier, les traditions culinaires se perdent     essentielles de survie. De manière assez typique
avec l’industrialisation et la mondialisation.         pour une nation colonisée, le poids de la lutte
Le fait que tous les produits soient à peu près        nous a conduits à ne pas consacrer suffisamment
disponibles partout et à tout moment change notre      d’énergie à la transmission de la connaissance,
appréciation des terroirs. La Palestine n’y fait pas   dont les savoirs culinaires. Ma génération a donc
exception. Cela étant, la colonisation est effecti-    une grande responsabilité, nos anciens pouvant
vement un problème fondamental. La séparation          disparaître à tout moment, et le savoir qu’ils
des différentes parties de la Palestine et de leurs    détiennent avec eux… Ajoutons à cela le fait que
diasporas conduit à une perte de connaissances         ma génération est politiquement moins optimiste
culinaires. Un Palestinien de Cisjordanie ne sait      que la précédente. On tente donc de résister à
plus ce qui est cuisiné à Gaza ou en Galilée.          l’occupation grâce à d’autres ressources, parmi
Autre barrière importante : le vol des terres par      lesquelles la culture, et donc la nourriture.
l’occupant. Il ne faut pas oublier que les Palesti-    Se réapproprier ce savoir, l’assimiler et le mettre
niens sont à l’origine une nation de paysans.          en pratique est une manière de redonner de
Notre rapport à la nature, ce que nous donnons         l’espoir et de permettre au monde de nous voir
à la terre et ce qu’elle nous donne en retour est      à nouveau. Par ailleurs, il y a un intérêt croissant
de l’ordre de l’intime. Nous déconnecter de la         pour la cuisine partout dans le monde.
terre est donc pour Israël un moyen d’affaiblir
notre lutte. De plus en plus, la terre devient une     En tant que féministe, votre travail a-t-il fait
notion abstraite.                                      évoluer votre regard sur la cuisine, à laquelle
                                                       sont traditionnellement cantonnées les
La volonté de défendre la culture culinaire            femmes, et qui est à ce titre parfois perçue
palestinienne est-elle ancienne ? Bien entendu.        comme un frein à leur émancipation ? Je n’ai
Dès sa création, Israël s’est approprié la nourri-     jamais vu la cuisine comme une activité avilissante,
“
    DE MANIÈRE ASSEZ TYPIQUE POUR UNE
NATION COLONISÉE, LE POIDS DE LA LUTTE
NOUS A CONDUITS À NE PAS CONSACRER
SUFFISAMMENT D’ÉNERGIE À
LA TRANSMISSION DE LA CONNAISSANCE,
DONT LES SAVOIRS CULINAIRES.

sans doute parce que je n’ai pas été élevée dans
la culture du « féminisme traditionnel », mais dans
un milieu où le féminisme était présent dans tous
les aspects de la vie. Pour moi, la cuisine n’a
jamais été oppressive. Au contraire, elle a
toujours été synonyme d’empowerment.
Ma pratique de la narration autorise justement
à faire entendre sur les cuisines de nombreuses
voix (souvent des femmes) que le discours mé-
                                                                              “
                                                        cela participerait seulement de la normalisation,
                                                        en particulier pour ceux de la génération d’Oslo.
                                                        Nous avons été témoins des mensonges, des
                                                        déceptions, on a fait partie de ces groupes
                                                        d’Israéliens et de Palestiniens qui se rencontraient
                                                        pour faire de belles photos… Au bout du compte,
                                                        ça ne concourt qu’à polir l’image d’Israël. Je
                                                        pourrai mettre sur pied une table pour le grand
                                                        public en Israël seulement quand celui-ci aura
diatique et le capitalisme invalident en insinuant      vraiment commencé à se mobiliser pour mettre
qu’elles n’ont rien à apporter à l’art de la table.     fin aux injustices contre les Palestiniens. Le
                                                        processus de dépossession contre lequel nous
Il ne doit pas être évident de s’intéresser à           luttons est en marche depuis des décennies.
l’histoire culinaire pour un peuple qui subit           S’ils avaient voulu le voir, ils l’auraient déjà vu !
l’oppression de l’apartheid et de la colonisation
au quotidien. Avez-vous l’impression que les            Pourriez-vous, pour conclure, nous parler d’une
tables destinées aux Palestiniens ont autant de         des recherches qui vous a le plus marquée ?
succès que celles dédiées aux étrangers?                (longue hésitation, puis rire) C’est vraiment très
La Palestinian Hosting Society commence à être          difficile de choisir ! Tous ces projets représentent
connue ici et rencontre en effet un grand succès,       tous une expérience d’apprentissage pour moi,
car outre que nous découvrons des spécialités           qui a approfondi mes connaissances et fait grandir
locales originales, nous en apprenons l’histoire.       ma fierté pour ma culture et mes racines. La
Il y a un grand intérêt à mieux connaître celle-ci,     préparation de la Edible Wild Plants Table (table
qui permet de nous aider à mieux nous connaître         des plantes sauvages comestibles) de 2019 fut
nous-mêmes. Nous organisons également des               très particulière pour moi, car la recherche était
tables dans les villes sous contrôle total israélien,   passionnante. J’ai réalisé un long travail d’investi-
car la nourriture des Palestiniens de 1948 fait         gation de trois ou quatre mois dans les montagnes,
partie intégrante de notre patrimoine culinaire.        avec des grands-parents qui se remémoraient
                                                        les noms et les usages des plantes sauvages.
Envisageriez-vous d’organiser un projet à desti-        La prospection était extraordinaire, et le savoir si
nation de Juifs israéliens qui souhaiteraient           différent d’un endroit à l’autre… Le savoir récolté
mieux connaître la culture d’un peuple que              faisait également une grande place au retour des
leurs gouvernements successifs s’évertuent à            saisonnalités dans l’alimentation, ce à quoi je
effacer ? Je ne doute pas que beaucoup d’Israé-         suis particulièrement attachée.
liens critiques pensent qu’entendre des histoires
de Palestiniens est une façon de résister. Cela dit,    Site web > www.palestinehostingsociety.com
je ne pense pas que nos tables puissent contribuer      Instagram > https://www.instagram.com/pales-
au changement des mentalités. Je pense que              tine_hosting_society
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                                                                                                   DOSSIER
                                                                                                      Cuisine
                                                                                                 & résistance

                                                                                                                /
                                                                                               Ode à l’asperge
                                                                                      (Kitchen. Table.), collage.
                                                                                                 © Samah Hijawi

Art,
résistance et
petits plats…
  en Belgique aussi !
Doctorante en pratiques artistiques à l’ULB et à        nexion d’avec le terroir et l’aliénation proviennent
l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles,          clairement du colonialisme. Mais on peut faire
Samah Hijawi (dont nous faisions écho de la             le parallèle avec le poids de l’agro-industrie sur
performance Godefroid de Bouillon, le fils bâtard       notre alimentation ici en Belgique qui est, lui
d’Antar Bin-Shaddad dans notre numéro 84,               aussi, le fruit d’un rapport de pouvoir ».
3e trim. 2020) s’intéresse depuis longtemps aux
représentations de la résistance aux colonialités.      Autre projet de Samah, la performance Kitchen.
Ses recherches sur le sujet ont forgé son mode          Table. explore les histoires, les cultures et les
d’expression favori : le collage. « Un outil utile      pratiques liées aux politiques contemporaines
pour remonter le temps et reconstruire les              de l’alimentation. Elle se décline à travers le
narratifs, pour se réapproprier une histoire            dessin, l’écriture et la cuisine, en suivant trois fils
déformée par les dominants », explique celle            conducteurs thématiques que sont le mouve-
dont les parents sont originaires de Naplouse.          ment, la spiritualité et le contrôle sur les femmes
                                                        par leur alimentation. À l’inverse de Mirna Bamieh,
Cet intérêt l’a logiquement conduite à explorer         passer derrière les fourneaux n’allait pas forcé-
le récit culinaire palestinien malmené par le           ment de soi pour Samah. « Dans les années 90,
colonialisme israélien. Et à croiser le chemin          cuisiner ne faisait pas vraiment partie de la
de Mirna Bamieh, dont la performance Menu of            check-list pour être une femme indépendante et
Dis/appearance a inauguré le cycle The esthetics        forte. Je comprends maintenant que je me privais
of the political organisé par Samah à Bruxelles         d’un savoir important et qu’être “libérée de la
l’an dernier au Pianofabriek. « En travaillant avec     cuisine” pouvait aussi signifier une perte de
Mirna, je souhaitais creuser avec elle la façon         contrôle », explique l’artiste, qui concède que la
dont le politique était intégré aux pratiques           ligne féministe de ce projet est complexe, et
culinaires. » Si la Palestine fait office d’accroche,   nécessitera plus d’espace pour son élaboration.
l’artiste ne circonscrit pas sa réflexion aux
frontières de sa patrie. « En Palestine, la décon-      www.samahhijawi.com

                                                                                                     par G. M.
16
DOSSIER
Cuisine
& résistance

                                                                                                                  /
                                                                                                   © Fadi Kattan

                        CUISINEZ PALESTINIEN AVEC

le chef Fadi Kattan!
Derrière les fourneaux de son célèbre restaurant Fawda à Bethléem, le
Franco-Palestinien revisite la cuisine typique palestinienne en lui apportant
une touche moderne. Cette audace gastronomique n’empêche pas cet
amoureux du terroir de défendre avec force les traditions culinaires
séculaires menacées par l’occupation, notamment à travers son émission
tetas kitchen («la cuisine de grand-mère») diffusée sur la plateforme
digitale Rabet. C’est dans cet esprit de partage que Fadi Kattan a souhaité
nous faire découvrir sa recette de la mujaddara. À vos marmites!                                                  $

INGRÉDIENTS
1,5 tasse de lentilles vertes sèches / 2 tasses de      1 piment frais / 2 citrons / 2 cuillères à café d’huile
riz à grain moyen / 1 cuillère à café de cumin /        d’olive / du sel
1 cuillère à café de cannelle / 1 cuillère à café de    Sauce au yaourt > 250 gr de yaourt (palestinien
coriandre / 1/2 verre d’huile d’olive / 4 oignons       ou grec) / 1 cuillère à café de menthe séchée
rouges / 1 cuillère à café de sucre / 2 citrons /       Équipement nécessaire > 1 passoire / 1 grand
1 cuillère à café de sumac / 2 oignons verts / du sel   pot / 1 casserole / 1 planche à découper /
Ingrédients pour la salade > 3 concombres               1 assiette + papier de cuisine / 3 assiettes de
(si gros concombres 1 concombre) / 3 tomates            service (une pour la mujaddara, une pour la
1/2 bouquet de menthe / 1/2 bouquet de persil /         salade et une pour la sauce au yaourt)
/
                                                                             Main, chef cuistot et danseur !
                                                                                               © Our World’s

                                                            Our world’s :
                                                                 du global au local
> Faites cuire les lentilles dans une grande
casserole remplie d’eau salée pendant 20 minutes.      Découvrir les saveurs du monde à travers le
Une fois cuites, égouttez-les dans une passoire.       savoir-faire des premiers concernés, au profit
> Épluchez et coupez les oignons rouges en fins        d’un projet social inclusif : bienvenue chez Our
demi-cercles en forme de lune.                         World’s ! Fondée à Bruxelles au plus fort de la
> Faites chauffer une poêle à feu vif avec un peu      pandémie, l’ASBL propose un service traiteur
d’huile d’olive.                                       avec livraison de plats à domicile, assortie de
> Placer les lamelles d’oignon dans la poêle,          suggestions culturelles pour occuper ses soirées
saupoudrer d’un peu de sel et remuer doucement         confinées. La sélection des menus, qui varie au
pour les enrober d’huile. Réduisez le feu et           gré des mois, nous a jusqu’à présent fait voyager
couvrez. Cuire de 5 à 7 minutes.                       successivement à Gaza, à Jérusalem et en Syrie.
> Saupoudrez de sucre les oignons et augmentez         « Ce projet est d’autant plus important pour moi
le feu. Une fois caramélisés, retirez-les du feu.      que la cuisine palestinienne est très peu
> Placer la moitié des oignons sur du papier           connue », se réjouit Main, chef cuisinier de
absorbant pour les refroidir et l’autre moitié avec    l’ASBL, originaire du camp d’Al-Baaqa (Jordanie),
l’huile dans la poêle.                                 qui souhaite que l’équipe, essentiellement
> Dans une grande casserole, faites chauffer           composée de réfugiés palestiniens, s’élargisse
le reste de l’huile d’olive, mettez les épices et      rapidement à d’autres communautés. Si l’espace
remuez pendant 30 secondes.                            utile se limite pour l’heure à la cuisine, l’ASBL
> Ajoutez le riz, bien mélanger pour incorporer        voit grand pour l’après Covid-19. « Notre rêve, à
les épices.                                            terme, est de disposer d’un pôle restauration et
> Couvrir de 3 demi tasses d’eau chaude.               d’un pôle culturel, qui contribueraient ensemble
Porter à ébullition. Réduire à feu moyen et laisser    à l’emploi des réfugiés et offriraient un lieu de
cuire 3-4 minutes.                                     rencontres, d’échanges et de partage avec le
> Ajoutez les lentilles au riz.                        voisinage », explique Coline, cofondatrice de
Laisser cuire 10 à 15 minutes.                         l’association. Main, quant à lui, brûle de voir
> Ajouter les oignons et l’huile et remuer une fois.   l’endroit atteindre son plein potentiel, et de
Laisser cuire jusqu’à ce que l’eau soit absorbée et    pouvoir faire découvrir son autre passion : le
que le riz et les lentilles soient cuits.              dabké (danse palestinienne). « Les gens se
> Éteignez le feu et laissez reposer à couvert         méfient des réfugiés et les réfugiés les uns des
pendant 10 minutes.                                    autres, mais la danse et la nourriture permettent
> Préparez la vinaigrette : hachez finement les        de rassembler ». Vivement le monde d’après !
oignons verts, mélangez avec le jus de citron et le
                                                       Les menus du mois sont disponibles
sumac.
                                                       sur la page Facebook « Our worlds »
> Servir la mujaddara dans un plat de service en la
                                                       Renseignements et commandes :
remuant avec une fourchette. Versez la vinaigrette
                                                       ourworldsasbl@gmail.com / 0473 25 35 67
au-dessus. Décorer avec les oignons croustillants.
Sahtein! (Bon appetit!)                                                             par Gregory Mauzé
/
   Ambulance détruite
   à Shuja’iyya (Gaza)
     durant l’opération
« Bordure protectrice »,
           6 août 2014
         © Boris Niehaus
19
                                                                                      COUR PÉNALE
                                                                                   INTERNATIONALE

   LA DÉCISION DE LA COUR
PÉNALE INTERNATIONALE SUR LES
CRIMES COMMIS EN PALESTINE,

une étape décisive?
Après avoir confirmé sa compétence le 5 février 2021, la CPI
a annoncé ce 3 mars l’ouverture d’une enquête formelle sur les
crimes commis dans les territoires palestiniens. C’est une victoire
pour le droit international, même si on est encore loin d’un procès.
                                                                            par François Dubuisson

Tout commence en 2009, au lendemain de                qui aboutira favorablement en novembre 2012
l’opération israélienne « Plomb durci » à Gaza        par le vote de la Résolution 67/19 de l’Assemblée
(2008-2009). La Palestine lance une offensive         générale. La décision du Bureau du Procureur
diplomatique réaffirmant la revendication de          ne tombera qu’en avril 2012, soit plus de trois
sa qualité étatique et, dans ce cadre, transmet à     ans après le dépôt de la demande palestinienne.
la CPI une déclaration acceptant la compétence        Le Procureur se limitera à considérer que la
de la Cour, en vue de la voir enquêter sur les        question du statut de la Palestine étant incertaine,
crimes commis par l’armée israélienne en              il ne lui revient pas de la trancher, et que seule
territoire occupé. L’enjeu de cette démarche est      une position claire adoptée par l’ONU pourrait y
tout d’abord de déterminer si la Palestine est        apporter une solution. C’était pour le moins
un État, puisque seul un État existant est habilité   surprenant qu’un temps aussi disproportionné
à faire une telle déclaration ou devenir partie       ait été nécessaire pour donner une réponse
au Statut de Rome.                                    aussi élementaire et, sur le fond, de nombreuses
                                                      critiques pouvaient être émises, dont le fait que
2009-2014 : RECONNAISSANCE                            l’admission de la Palestine à l’UNESCO en tant
DE L’ÉTAT PALESTINIEN                                 qu’État membre n’était même pas mentionnée,
Saisi de la question, le Bureau du Procureur fait     alors que cette admission fournissait une preuve
alors un appel à contributions publiques pour         indubitable qu’une large majorité d’États
l’aider à résoudre cet épineux problème de droit      reconnaissaient la qualité étatique de la Palestine
international. Entretemps, la Palestine est           sur la scène internationale.
devenue un État membre de l’UNESCO (octobre
2011) et a entrepris des démarches à l’ONU pour       Début de la saison 2 : après l’offensive « Bordure
en devenir État membre puis, devant le veto des       protectrice » menée par les forces israéliennes
États-Unis, en devenir État observateur, procédure    à Gaza à l’été 2014, le ministre palestinien de la
20
COUR PÉNALE
INTERNATIONALE

Justice tente de « réactiver » la déclaration faite    préliminaire et être prêt à ouvrir une enquête.
en 2009, en se fondant sur le statut d’État            Le Procureur identifie quatre grandes catégories
observateur de la Palestine à l’ONU, accordé           de crimes de guerre sur lesquels il entend
postérieurement à la décision prise par le             investiguer :
Procureur en avril 2012. Cette initiative restera      – les crimes commis par le Hamas et d’autres
également sans résultat. Dans une déclaration          groupes palestiniens dans le contexte de
du 2 septembre 2014, la nouvelle Procureure            la guerre de Gaza de 2014, consistant
Fatou Bensouda indiquait que le Bureau                 principalement en des tirs de missiles vers des
« a examiné les implications juridiques de cette       populations civiles israéliennes ;
évolution [le nouveau statut à l’ONU] et a             – les crimes commis dans le même contexte par
conclu que si ce changement ne validait pas            l’armée israélienne, consistant principalement
rétroactivement la déclaration de 2009,                dans le ciblage et le meurtre de civils palestiniens
précédemment invalide, déposée sans la qualité         et la destruction de bâtiments civils ;
requise, la Palestine pouvait désormais adhérer        – les crimes commis par l’armée israélienne dans
au Statut de Rome. » Cette position soulevait de       le cadre de la « marche pour Gaza » de 2018,
nombreuses interrogations juridiques mais              au cours de laquelle des soldats ont ouvert le
ouvrait la voie à une future adhésion de la            feu, tué environ 200 civils palestiniens et blessé
Palestine à la CPI, puisque les doutes sur son         de nombreux autres ;
statut d’État semblaient avoir été levés.              – enfin, les crimes commis dans le cadre
                                                       de la politique de colonisation, en particulier
2015-2019 :                                            l’installation d’une population civile israélienne
LA « SITUATION DE LA PALESTINE »                       dans les territoires occupés.
S’ouvre alors une troisième phase, avec
l’adhésion formelle de la Palestine au Statut de       Mais, nouveau coup de théâtre, le Procureur
Rome en janvier 2015, accompagnée d’une                demande qu’une Chambre préliminaire se
déclaration reconnaissant la compétence                prononce sur l’étendue de la juridiction territoriale
de la CPI pour les crimes présumés commis              de la Cour, compte tenu des doutes qui peuvent
« sur le territoire palestinien occupé, y compris      persister à ce sujet. L’attente n’aura cette fois
Jérusalem-Est, à partir du 13 juin 2014. »             pas été vaine puisque, dans sa décision,
Peu après, la Procureure ouvrait un « examen           la Chambre préliminaire confirme la position
préliminaire » sur la « situation de la Palestine »,   du Bureau du procureur et décide que la Cour
consistant à vérifier la réunion des conditions de     a compétence sur tous les crimes commis
compétence de la Cour et à établir si des crimes       sur l’ensemble du territoire palestinien occupé,
relevant du Statut avaient pu y être commis.           y compris Jérusalem-Est, depuis juin 2014.
Cette phase préalable de la procédure, antérieure      La Chambre a établi que la Palestine doit bien être
à l’ouverture d’une véritable enquête, va durer...     considérée comme un « État partie au Statut de
cinq ans, délai qui a suscité une nouvelle fois        Rome » et que son territoire comprend l’ensemble
des doutes quant à la volonté véritable de la CPI      des territoires palestiniens occupés, y compris
de se saisir du dossier palestinien, dans un           Jérusalem-Est. La Chambre a également consi-
contexte où de nombreux États alliés d’Israël,         déré que les Accords d’Oslo, qui soustraient de
y compris européens, ne cachaient pas leur             la compétence pénale de l’Autorité palestinienne
réprobation devant les démarches palestiniennes.       les ressortissants israéliens, n’avait aucun effet
Finalement, en décembre 2019, le Bureau                sur la détermination de la juridiction territoriale
du Procureur annonce avoir clôturé l’examen            de la Cour, à ce stade de la procédure.
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