Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth - Les Lettres françaises
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SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth Éditorial de Jean Ristat Textes de : François R. Bouchet Arnaud Cassan Frédéric Daigne Jean-Yves Daniel David Elbaz Guillaume Faye François Forget Bernard Moninot Patrick Peter Cyril Pitrou Nicolas Prantzos Jean-Philippe Uzan LES LETTRES FRANÇAISES . J A N V I E R 2019. N O U V E L L E SÉRIE N° 1 (N°167) 2,5 euros w w w. l es- l et t res- f ra n ca i ses. f r
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE « Les gens qui ne comprennent rien à l’art ni à la science croient que ce sont là deux choses immensément différentes, dont ils ignorent tout. Ils s’imaginent rendre un service à la science en lui permettant d’être sans imagination, et ils croient faire progresser l’art en empêchant quiconque d’en attendre de l’intelligence. Il se peut que tel homme ait un don particulier pour une discipline particulière, mais il n’est pas d’autant plus doué dans cette discipline qu’il est plus incapable dans toutes les autres. Même si l’humanité a dû souvent et longtemps se passer du savoir comme de l’art, il reste que l’un et l’autre sont essentiels à ce que nous considérons être “l’humain”. Il n’existe personne qui soit totalement dépourvu de savoir, et il n’existe personne qui soit totalement dépourvu d’art. » Bertolt Brecht, L’Achat du cuivre,(1945) ÉDITORIAL Voici donc le premier numéro hors-série des Lettres françaises. Il est consacré à l’astrophysique. Je me suis toujours intéressé à l’histoire du ciel, à tel point que j’ai envisagé, il y a quelques années, d’écrire un grand poème dont je n’ai livré que le prologue Le Voyage à Jupiter. Jeune homme, l’une de de mes promenades favorites me conduisait, chaque été en Sologne, à visiter le grand radiotélescope de Nançay. En-dehors de ces considérations poétiques, il est clair que notre journal entend ne rien ignorer des différents champs du savoir. Ainsi le second hors-série aura-t-il pour thème la géographie. Merci à Daniel Kunth et à tous les collaborateurs de ce numéro « Pourquoi le Cosmos ? » Jean Ristat Couverture, Cadastre n° 41, de Bernard Moninot Abell 370, amas de galaxies qui montre par effet de lentille gravitationnelle des galaxies lointaines situées en 2 . LES LETTRES FRANÇAISES . J A N V I E R 2019.
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE Pourquoi le Cosmos ? Ce numéro spécial, entièrement consacré au Cosmos, a été élaboré avec Jean-Philippe Uzan. Nous avons choisi de centrer ce numéro autour de l’homme et sa place dans l’Univers. À ce jour, après tout, nous sommes les seuls êtres pensants connus, et faute d’interlocuteurs, nous devons assumer la responsabilité de nos paroles et de nos actes. Nous sommes seuls face à notre devenir, comptables de ce que nous en dévoilerons et en ferons. L ’extrême, l’inconnu et ce qui nous permet de sortir 100 milliards avec, dans chacune d’elles, au moins une cen- de notre condition limitée, font rêver. Or l’astro- taine de milliards d’étoiles, ce qui permet d’affirmer qu’il nomie touche à l’inaccessible et nous vivons pré- y a plus d’étoiles dans le ciel que de grains de sable sur la cisément une époque charnière où le ciel observable est Terre. devenu le terrain de tous les défis et de tous les émerveil- Notre Univers est structuré. Porte-t-il un sens ? Dit au- lements. Ajoutons que la parole d’un astronome lequel, à trement, jusqu’où pouvons-nous rêver d’être les enfants dé- l’inverse de l’allumeur de réverbères du Petit Prince, n’a sirés de l’Univers ? Cette structuration sans cesse évolutive jamais éteint ni allumé une étoile, est écoutée sans crainte invite certains à penser la science en réponse aux causes ni méfiance. Qu’avons-nous appris ? premières et décèle une forme d’intentionnalité. Ce point Comme toujours, la nature dépasse l’imagination de nos de vue relève-t-il de la science ? Nous ne le pensons pas. cerveaux les plus fertiles et les formules sans cesse renou- Mais la science n’évolue pas en vase clos. Elle peine à ga- velées qu’elle propose de l’infiniment petit jusqu’à l’infi- rantir son indépendance à l’égard de la subjectivité indivi- niment grand restent stupéfiantes. En l’espace de quelques duelle, où s’ancrent des aspirations mystiques, religieuses, années, nous avons vu surgir des mondes à dimensions mul- amoureuses ou esthétiques. tiples, des planètes extraordinaires, sans commune mesure Il est certain que son apport reste partiel, mais si ce qui avec celles du système solaire. Nous avons appris à contem- est faux ne peut certes pas décrire la réalité, il ne s’ensuit pler les lacs de méthane du satellite Titan, des volcans ruis- pas que ce qui est vrai l’épuise. L’astronomie n’échappe selants de laves glacées, les geysers d’azote de Triton, des pas à cette règle, et son développement mathématique et mers souterraines inviolées sous Europe, tandis que des cas- rationnel ne l’a jamais complètement éloignée de la di- cades de soufre incandescent ruissellent sur la face du sa- mension symbolique du monde, qu’elle nourrit en perma- tellite Io dans la banlieue de Jupiter. Au-delà du système nence. solaire, les galaxies s’éloignent, les quasars ultra-lumineux Mais n’est-il pas étonnant de pouvoir lire le ciel et de trouent l’obscurité du ciel, tandis que des images d’un uni- l’interpréter ? Nous avons la chance inouïe de ne pas vivre vers déformé par des lentilles gravitationnelles étourdissent au fond d’un océan ou dans une grotte obscure. Les artistes l’entendement des astronomes. traduisent en langage symbolique ce que nous, astronomes, Munis du concept mystico-iconoclaste du big bang, nous tentons d’écrire en langage scientifique. Dorénavant, pul- avons aujourd’hui repoussé les frontières de la croyance en sars, trous noirs, étoiles à neutrons, galaxies lointaines ou faveur de celles de la connaissance. Et ce n’est pas le moin- les quasars débordant d’énergie nourrissent l’imaginaire des dre des paradoxes. Ce pseudo fiat-lux qu’est le big bang, musiciens, des écrivains et des peintres. singularité impensable de notre soi-disant origine, se laisse Que d’impensables trésors accumulés depuis ces der- dévoiler aux limites du concevable. Il nous est maintenant nières décennies ! Notre génération a eu le privilège de permis d’approcher, par l’observation, des phénomènes qui contempler de visu la rotondité de la Terre et d’avoir été le se sont déroulés quelques centaines de milliers d’années témoin d’une aventure formidable, celle de l’exploration du après le big bang (après mais pas pendant), mais les récentes système solaire. La recherche de planètes extrasolaires in- découvertes des ondes gravitationnelles laissent augurer une vite à regarder les étoiles du firmament en s’imaginant que approche plus serrée de ces premières lueurs. Car enfin, si certaines abritent peut-être une forme de vie… Nous savons le big bang, comme le rappelle Jean-Philippe Uzan, n’est que les atomes présents dans la nature, le carbone de nos os que le point aveugle de notre univers et ne permet de poser ou le fer de notre hémoglobine, ont été forgés au sein de ces ni la question de l’origine ni celle de l’avant, nous disposons creusets stellaires, au point qu’il nous arrive de nous pro- d’une description aussi précise que possible de ce qui s’est clamer « enfants des étoiles ». L’homme descend de haut ! déroulé ensuite, pendant 13,8 milliards d’années, pour par- Et que dire de ce que nous ne comprenons pas ? L’ex- venir aujourd’hui au monde du vivant, à ce vivant qui parle, ploration du cosmos donnera-t-elle la clé des origines de la qui communique, et à notre civilisation dominatrice qui se vie ? Les lois du plus petit sont loin d’être reliées à celles sait vulnérable. Pour la première fois, la religion seule n’est du plus grand et aucun scénario actuel ne permet de com- plus habilitée à décrire la genèse et l’histoire du monde. prendre l’émergence du vivant entre ces deux régimes ex- Et quel impressionnant bilan si l’on songe que la Terre trêmes. NASA, ESA/Hubble, HST Frontiers Fields ne fut explorée qu’au XVIe siècle, que le soleil devint une Pourtant, le firmament inspire un idéal de beauté et de étoile au XVIIe, et que les étoiles de la Voie lactée ne fu- perfection jamais démenti. Carrefour du sacré, du reli- rent cartographiées qu’à l’aube du XIXe. L’Univers dé- gieux et de la science, le ciel nourrit cette conviction que voilé est entièrement – ou presque – l’œuvre du XXe la perfection doit être recherchée. Nombreux sont ceux siècle. qui lui ont consacré des vies entières et lèguent aux nou- Un pas grandiose fut franchi par l’astronome américain velles générations plus d’aventures en devenir que de ré- Edwin Hubble vers 1920, lorsqu’il établit que les nébu- ponses à leurs questions. n leuses étaient, tout comme la Voie lactée, des galaxies à part Daniel Kunth, entière. D’un coup, l’Univers devenait grand. L’Univers ob- astrophysicien, chercheur émérite au CNRS arrière plan. Elles sont déformées et certaines forment des arcs géants. servable, accessible à nos télescopes, en contient plus de Institut d’astrophysique de Paris LES LETTRES FRANÇAISES . J A N V I E R 2019 . 3
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE « Ceci se déplace à 29 km seconde par rapport au soleil » T elle est la phrase qu’on pouvait lire sur l’affiche que La Mélancolie, censé symboliser les limites de la science hu- fication énigmatique de ce Grand Verre. Les spéculations Piotr Kowalski avait conçue pour son exposition à la maine, signifie la fin d’une époque et annonce l’amer divorce sur la quatrième dimension sont au cœur de l’œuvre : « La galerie Claude Givaudan en 1968, et qu’il avait fait de l’art et de la science qui durera plusieurs siècles. Cepen- mariée est une projection à quatre dimensions dans notre apposer à la devanture des vitrines parisiennes, afin que le dant, les bases théoriques établies dès le Quattrocento par les monde à trois dimensions », confiait Duchamp à André Bre- passant-regardeur prenne conscience de la vitesse à laquelle artistes savants se trouveront confirmées au milieu du ton. « En plus, la perspective était très importante. Le grand lui-même se déplaçait autour du Soleil à bord du véhicule XXe siècle par la puissance de calcul des ordinateurs verre constitue une réhabilitation de la perspective qui avait Terre, ce que ses seuls sens ne lui permettaient pas de perce- déployant à l’infini les virtualités de l’espace numérisé. été complètement ignorée, décriée. La perspective, chez moi, voir. Il s’agissait là d’un geste artistique anonyme, hors les En 1610, Galilée publie Le messager des étoiles, et des- devenait absolument scientifique… c’est une perspective murs de la galerie – une exposition délocalisée, réduite à sine plusieurs lavis des phases de la Lune, à l’aide d’une lu- mathématique, scientifique. Elle était basée sur des calculs l’énonciation d’un fait non perceptible, une expérience de nette astronomique, le perspicillum, témoignant d’un souci et des dimensions » (Marcel Duchamp). pensée proposée au passant, le manifeste, en quelque sorte, d’exactitude qui est aussi celui de l’art. Ces observations, Dans les notes de la Boîte verte, on retrouve, à l’état em- d’une utilisation par l’art d’un énoncé scientifique. augmentées d’un instrument d’optique, sont un des moments bryonnaire, des méthodologies auxquelles ont recours les À cette époque, l’art conceptuel s’efforçait d’élaborer des majeurs de l’art du dessin. deux grands savants Poincaré et Einstein. bases théoriques pour une rationalisation de la pratique artis- L’art, cependant, n’a pas toujours été affecté par l’évolu- Pour le mathématicien, les grandes découvertes ne résul- tique, se fondant sur la linguistique, recyclant en ready made tion des représentations de l’espace dans les sciences. Depuis tent pas seulement de la logique, mais de l’intuition. Pour le documents et photos issus de la recherche scientifique. D’une les temps les plus anciens, et dans toutes les civilisations, les génial physicien, ce qui importe, ce sont les expériences de toute autre envergure était l’expérience de pensée de hommes ont projeté sur le ciel les fruits de leur imagination, pensée préalables. Dans ses notes, Duchamp mentionne les Kowalski : elle induisait l’idée qu’une simple phrase peut faire le ciel étant habité de corps célestes – humains ou animaux géométries non euclidiennes et les espaces à n-dimensions vaciller nos perceptions ordinaires. La dimension poétique de mythologiques – qui sont la symbolisation d’un ciel mental. de Poincaré, ainsi que la théorie de la cette intervention urbaine n’a cessé depuis d’exercer en tous Et cette imagerie est toujours d’une relativité et les concepts nouveaux qui lieux la même puissance émotionnelle, capable de modifier très grande beauté. Pour les an- se répandent dans les avant-gardes notre perception de chaque instant. La même année, sur les ciens, un corps en suspens dans dès 1910, en particulier parmi les ar- murs du Quartier latin, on pouvait lire ces mots de Jacques le ciel n’avait rien d’impossible, tistes du groupe de Puteaux autour Prévert : « De deux choses Lune, l’autre c’est le Soleil » ! alors qu’on qualifiera de surréa- de Jacques Villon, et qui seront vul- Ce qui me semble intéressant, c’est le dialogue possible liste le tableau de Magritte repré- garisés en 1912 dans Le voyage au entre ces deux phrases. Que nous dit-il ? Que nous raconte- sentant un monolithe énorme qui pays de la quatrième dimension de t-il du dialogue art-science ? Sont-elles des chambres d’écho, flotte dans le ciel au-dessous d’un Gaston de Pawlowski. des miroirs l’une pour l’autre ? nuage. Chez Duchamp, intuition, ha- Nous nous proposons d’évoquer ici certains temps forts Dans l’antiquité, les astro- sard et inconscient sont des forces de l’histoire de l’art, certains moments charnières où l’art nomes figuraient les étoiles et les créatrices, et l’expérimentation réapparaît dans l’art. Il définit s’articule et progresse avec la science et parfois la précède : constellations par le moyen d’images mnémotechniques, par son œuvre comme un retard en verre. La partie supérieure « Il n’y a rien dans l’astronomie qui ne soit fonction des des êtres et des choses d’ici-bas projetés sur le firmament en de la composition, en forme de nuage, s’intitule la voie lac- lignes visuelles et de la perspective, fille de la peinture ; car guise de repères. Insaisissable, lointain, abstrait, le ciel restait tée, dont le sens est double : il ne s’agit pas seulement de la c’est la peinture qui, pour les besoins de son art, a créé la le lieu de tous les phantasmes – un ciel traversé par la mi- trace scintillante des limites de notre galaxie, il faut aussi en- perspective », Léonard de Vinci. gration des animaux du zodiaque, transhumance céleste que tendre le jeu de mot voile acté. Les trois phases de transfor- Qu’il soit géométrique, cosmologique ou « intérieur », le l’on peut admirer dans l’extraordinaire fresque du ciel peinte mation de ce voile acté ont été réalisées selon une mot espace est central et commun à l’astronomie et à l’art. en 1555 au plafond de la Villa Farnese à Caprarola. scénographie particulière, que l’artiste a modélisée en sus- La peinture nous montre l’évolution de sa représentation ; Les observations astronomiques de Ptolémée (100-168), pendant un carré de gaze transparente devant un soupirail la science, elle, par les progrès de la connaissance, a fait Copernic (1473-1543), Kepler (1571-1630) ou Galilée entrouvert afin que les courants d’air puissent modifier la apparaître au XXe siècle le concept d’espace-temps. (1564-1642) ont favorisé l’apparition de représentations mo- forme de ses contours. Cette expérience a été enregistrée sur Dans les retables des Primitifs italiens déjà, où les loin- délisées du système planétaire, les sphères armillaires, ces trois clichés photographiques. Le dispositif de cet assem- tains, le ciel, l’infini sont représentés par des fonds d’or pur, instruments composés de cercles ou d’ellipses imbriqués blage est étrange, car la fonction habituelle d’un voile est de le précieux métal qui capte et réverbère la lumière est intégré géométriquement sur des axes mobiles, et dont les formes cacher la réalité. Or ici, paradoxalement, il dévoile et révèle au tableau en tant que phénomène physique. mathématiques ont influencé formellement la sculpture un fragment de l’espace réel visible en transparence. Il s’agit À la Renaissance, l’espace en perspective réunit dans moderne en Russie (Rodchenko et l’invention en 1919 de d’acter quelque chose d’indicible, un geste de pensée. Si le tableau point de vue et point de fuite, matérialisant spa- ses constructions spatiales suspendues). cette métaphore de l’indicible semble nous éloigner de la tialement la position du regardeur. En 1425, à Florence, À la fin du XIXe siècle, les théories scientifiques de la science, la complexité des interprétations possibles recèle l’architecte Brunelleschi opère une révolution dans la repré- couleur de Chevreul influenceront les peintres, Seurat en une puissance interrogative qui remet en question l’horizon sentation de l’espace : il se sert d’un dispositif géométrique particulier. Les Futuristes et Marcel Duchamp s’intéresseront provisoire de nos certitudes. Pour Duchamp, « lorsqu’un ar- et mathématique pour peindre une vue du baptistère San aux chronophotographies d’E. J. Marey synthétisant mou- tiste sait ce qu’il fait, cela n’a aucun intérêt » – déclaration Giovanni sur un panneau de bois. L’expérience est faite en vements et passages des corps. Petit à petit, la peinture et la d’importance quant aux conditions de la création chez les public, in situ, face au baptistère. Un miroir est placé devant sculpture intégreront la notion abstraite de temps à l’art de artistes. En est-il de même pour les scientifiques ? Si on en le tableau. Un trou est percé à l’emplacement précis du point l’espace. croit Jean-Marc Lévy-Leblond, on peut répondre « Oui ». de fuite situé sur la ligne d’horizon du tableau. L’observateur « L’artiste doit être au fait des connaissances de son L’événement fondateur qui ouvre au XXe siècle l’art à peut ainsi constater à travers l’oculus que l’image peinte en époque », affirme Marcel Duchamp. Comme il l’explique l’espace est le Carré Noir de Malevitch, peint en Russie en perspective coïncide parfaitement avec l’espace réel du bap- en 1960 dans ses entretiens avec Georges Charbonnier et 1915. Fondateur et théoricien du suprématisme, Malevitch tistère – moment inaugural qui institue de façon spectacu- avec Pierre Cabanne en 1967, lorsqu’il conçoit son œuvre initie une redéfinition radicale de l’espace, qui n’est plus re- laire les fondements mathématiques de la peinture. La mariée mise à nu par ses célibataires, même, il est sous présentable, mais qui se fond dans le réel, lui-même incarné En 1435, Alberti, avec la rédaction de son traité De Pic- l’influence de tout un corpus scientifique. Le chef-d’œuvre par le plan du tableau. En introduisant le blanc, en déchirant tura, pose les premières bases scientifiques de l’art de la pein- est accompagné de La Boîte verte, dans laquelle sont archi- le bleu du ciel, Malevitch étend l’espace à l’infini. L’art est ture. Quant à Léonard de Vinci, loin de subordonner l’art à vés tous les documents collectés au cours des onze années prêt à explorer d’autres domaines, à ouvrir le champ des pos- la science, il fait de la science un moyen pour l’art. Mais en de sa réalisation – véritable aventure créatrice, qui nous livre, sibles parce que la science et la technique permettent cette 1514, la figure de l’ange, dans le célèbre burin d’Albert Dürer dans toutes ses étapes, l’échafaudage intellectuel et la signi- exploration. Avec cette idée que « est beau ce qui est vrai », 4 . LES LETTRES FRANÇAISES . J A N V I E R 2019.
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE « L’œil peut être un obstacle à une vision claire », déclare le peintre américain Ad Reinhardt dans les années 1950 (belle illustration de l’allégorie de la caverne de Platon, pour qui la vue est un obstacle à la vision du Beau, du Bien, du Vrai). Dès le début du XXe siècle, la peinture est à nouveau cosa mentale et l’espace est conceptuel. Dans la seconde moitié de ce siècle, de plus en plus d’artistes ont pour pro- pos central l’espace, non pour le représenter, mais pour tra- vailler avec et dans l’espace lui-même. L’un des moments forts se situe dans les années trente, à l’époque des Constel- lations de Calder et de Miro. Les mobiles du sculpteur sont des œuvres interactives par les déplacements aléatoires provoqués par les visiteurs dans leur fragile équilibre de constellations. On se souvient du Concetto spaziale, Attesa (concept spa- tial, attente) de Lucio Fontana, fondateur, dans les années cinquante, du mouvement spatialiste, et qui sera aussi l’au- teur de plusieurs manifestes Pour le développement d’un art fondé sur l’unité de temps et d’espace. Dans les années soixante, les monochromes, les sculp- tures Rockets et Le Saut dans le vide d’Yves Klein témoi- gnent chez cet artiste d’un sentiment océanique obsessionnel qu’il attribue à l’expérience sublimée de l’espace. Le Mur de couteaux de Daniel Pommereulle, conçu en 1975 pour l’exposition Fin de siècle, est une œuvre puissante et violente. Sur un mur haut et large de marbre noir, l’artiste a reproduit une carte du ciel. À chaque étoile correspond une lame de métal chromé dont la base est plantée dans la pierre sombre. De face, le regardeur ne perçoit pas immédiatement le caractère menaçant de toutes ces lames pointées vers lui. Ébloui par cette multitude de lames scintillantes sur un fond noir de nuit, il a l’impression d’être face à un champ d’étoiles aveuglantes. Dans les années 1980, Jacques Monory, peintre de la figuration narrative, conçoit un ensemble de peintures de ciel dont la plus intéressante, n° 39, carte générale du ciel, 5766 étoiles parmi les plus visibles suivant leur magnitude et la disposition constellaire, porte la mention : « J’espérais l’ex- tase, je n’ai eu qu’un supplément de détachement ». Le bleu, qui caractérise l’œuvre de Monory, fait qu’on la qualifie sou- vent de figuration froide. On sait qu’en peinture les couleurs sont classées en deux catégories : couleurs chaudes et cou- leurs froides. Il est intéressant de noter que, pour les astro- physiciens, ces valeurs sont inversées : les étoiles, qui émettent une lumière bleue, sont des astres à température ex- trêmement élevée, tandis que le rouge – le fameux décalage vers le rouge des cosmologues – atteste d’un univers en expansion qui se refroidit ! Aux États-Unis, dans les années 60-70, certains artistes DR du Land Art se sont inspirés du fameux projet pour le Céno- Cadastre XXII, par Bernard Moninot. taphe de Newton de l’architecte Étienne-Louis Boullée, désormais il recherchera la vérité plutôt que la beauté. constructiviste, pour le célèbre projet Monument pour la comme d’autres seront influencés par les tracés de Nazca, Lissitzky, disciple de Malevitch, enrichit le vocabulaire su- IIIe Internationale, conçoit une tour en forme de spirale dont les lignes terrestres sont destinées à être vues du ciel, et prématiste d’éléments spatiaux tridimensionnels, représen- oblique de 400 mètres de haut qui perfore le ciel. Véritable par les extraordinaires Jantar Mantar, ces jardins astrono- tations axonométriques pour élever dans l’espace des corps rampe de lancement, elle fait tourner simultanément à l’in- miques indiens – édifices/obstacles à la lumière solaire, géométriques en équilibre qui flottent comme s’il n’y avait térieur de la structure trois volumes primaires, selon des du- construits en pierre et différents métaux, créés au XVIIIe siè- ni haut ni bas. Dès les années 1920, il pressent que les lois rées différentes, en jours, mois et années. cle par les astronomes de l’observatoire souterrain de de l’attraction terrestre seront abolies pour construire des édi- Les nouveaux matériaux, verre, acier, plexiglas et éclai- Samarkand sur tout le territoire du Rajasthan (à Jaipur, à fices en apesanteur. Ses tableaux sont des visions des futures rage artificiel, révèlent les propriétés nouvelles de l’espace Delhi, à Bénarès et à Ujjain). Ce sont des agrandissements stations orbitales habitées. À la même époque, pour la pièce en mouvement dans la transparence, la lumière, la durée. de gnomons et de sextants aux formes géométriques déme- de théâtre de Matiouchine, Victoire sur le Soleil, il imagine Pour Pevsner, Gabo, les frères Stenberg, Lissitzky, Tatline, surées permettant d’observer les mouvements de la voûte le dispositif d’une machine spectacle abstraite dont les neuf et plus tard Calder, la sculpture n’est plus un travail dans la céleste durant toute l’année, par la mesure d’angles du dé- personnages électromécaniques racontent la victoire sur le masse, elle conquiert l’espace. placement des étoiles et par projection des ombres portées Soleil : l’antique source d’énergie se fait enlever du ciel et La peinture va elle aussi s’échapper de la surface de pro- de la lumière solaire ou lunaire sur des surfaces de marbre se trouve remplacée par la nouvelle source d’énergie que jection qu’est traditionnellement le tableau, pour devenir un gradué. Ces observations étaient censées rendre plus précises l’homme a créée grâce à son savoir technique. objet de plus en plus dématérialisé et transparent. On vise les interprétations oraculaires des pandits. En 1919, Alexander Rodtchenko, avec sa Construction désormais à faire coïncider l’art avec la réalité des phéno- En 1977, dans le désert de l’Arizona, James Turrell a ovale suspendue, crée une œuvre mobile faite de cercles et mènes naturels. En Russie, dans les ateliers d’artistes Ob- entrepris de construire un gigantesque observatoire souter- d’ellipses imbriqués. À la même époque, Naum Gabo in- mokhou et Ounovis, l’intelligence collective est mise à rain, un skyspace, dans le Roden Crater, où il travaille la vente la première sculpture virtuelle. Tatline, sculpteur l’œuvre, comme dans la recherche scientifique. lumière en tant que matériau. Le visiteur est d’abord l l l LES LETTRES FRANÇAISES . J A N V I E R 2019 . 5
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE lll invité à s’immerger dans l’obscurité totale afin de modifier les conditions de sa perception. Après un long temps d’attente, il accède à des environnements percep- tuels. Dans plusieurs salles souterraines, le plafond est creusé de puits de lumière orientés en direction d’étoiles de différentes couleurs, jaunes, rouges ou bleues. Grâce à cette longue préparation psycho-sensorielle au cœur de salles obscures, le visiteur fait l’expérience physique de phénomènes colorés en s’immergeant dans la couleur na- turelle émise par le seul rayonnement des étoiles distantes, sans recours à aucun appareil. L’artiste Tom Shannon, dont les sculptures en lévitation défient les lois de la gravité, utilise pour ses installations la force magnétique du pôle. D’autres, dans différentes parties du globe, orientent leurs recherches vers le ciel : Nancy Holt, Dennis Oppenheim, Robert Morris, Anish Kapoor, Vladimir Škoda, Renaud Auguste-Dormeuil, Tomas Saraceno. Avec des techniques et des supports variés, ils nous proposent des expériences sensibles pour repenser nos perceptions et soumettre notre corps et notre conscience à l’épreuve de l’infini. Mentionnons enfin un atelier de création radiophonique de France Culture, Douze millions d’années-lumière d’ici, impliquant la participation d’un astrophysicien (Daniel Kunth), d’un artiste (Bernard Moninot) et d’un compositeur (Gilles Mardirossian) à la suite de l’écho médiatique produit le 24 janvier 2014 par l’observation de l’explosion d’une supernova, SN 2014J, qui libéra en quelques secondes une énergie égale à dix milliards de soleils (à écouter sur : https://www.franceculture.fr/emissions/creation-air/ acr-cnap-12-millions-dannees-lumiere-dici). On a longtemps pensé que les scientifiques avaient dés- enchanté le monde. Ne seraient-ce pas eux, au contraire, qui, en écrivant collectivement un nouveau récit de la fa- brication du monde, le réenchantent ? On voit qu’à notre époque, les préoccupations des ar- tistes se rapprochent progressivement de celles des scienti- fiques. Chercheurs et artistes, par des moyens d’expression différents, travaillent sur la base de savoirs rationnels. Il s’agit d’en finir avec le primat de la sensation esthétique sur la pensée, pour construire ensemble le projet révolutionnaire de laïciser l’infini. n Bernard Moninot, artiste plasticien. Château-Chalon 2017 Du big bang à la formation du A u XIXe siècle, on ignorait presque tout de la nature c’est que les étoiles les plus proches de nous se situent à les galaxies s’empressent de nous quitter comme les ba- physique des astres situés au-delà du système quelques années-lumière, celles du centre de la Voie lactée teaux d’une régate s’évanouissent à l’horizon peu après le solaire, tout comme on ne soupçonnait pas ce qu’il à quelques dizaines de milliers, et les galaxies les plus départ de la course. Pour la première fois, l’humanité sait y avait à découvrir par-delà les océans quelques siècles plus proches à plusieurs millions d’années-lumière ! Notre qu’il y a une limite naturelle à son savoir. tôt. Si l’invention du télescope a été cruciale pour les progrès connaissance de l’Univers vient encore assombrir un peu Si l’exploration physique de la totalité de l’espace cos- de la science, notre connaissance a également progressé plus nos espoirs d’exploration, car nous savons désormais mologique est sans espoir, l’observation du passé par nos grâce au lancement de sondes spatiales vers les confins du depuis les travaux d’Edwin Hubble (1929) que l’Univers fenêtres de bagnard est fascinante et les cosmologues sont système solaire, tout comme les grandes expéditions navales est en expansion : il s’étire perpétuellement. Cela signifie de véritables archéologues de salon. Dans un Univers en ont permis d’explorer les contours des nouveaux continents. qu’au-delà d’une certaine distance, la lumière d’un objet as- expansion, regarder le passé revient à regarder l’Univers L’histoire de l’exploration de l’Univers, dont le résultat trophysique lointain ne peut plus nous parvenir car au fur se contracter, les galaxies se rapprocher, la matière se le plus remarquable est la formulation du modèle cosmolo- et à mesure qu’elle se rapproche de nous, l’expansion nous densifier. L’Univers primordial était bien différent, il y a gique standard, est en revanche bien différente. Elle ressem- en éloigne. Non seulement on ne peut que regarder, mais 14 milliards d’années, et ressemblait à une soupe de parti- ble bien plus à celle d’un bagnard condamné à perpétuité on ne pourra observer l’Univers que jusqu’à une certaine cules très chaude. Plus nous remontions le temps, et plus sur l’île du Diable, qui chercherait à comprendre l’océan à distance, appelée horizon cosmologique, même avec les la matière était dense et chaude, au point que très loin dans travers les trois petites fenêtres de son obscure cellule. meilleurs télescopes du monde ! Cela nous condamne à ne le passé la température et la densité des particules furent L’année-lumière est par définition la distance parcourue par saisir que la partie observable tout comme le bagnard ne théoriquement infinies. Cet infini n’est que mathématique, la lumière en un an. Dès lors, depuis qu’Albert Einstein a pourra jamais voir l’océan au-delà de quelques dizaines de et il apparaît dans le modèle cosmologique extrapolé à ses expliqué dans sa théorie de la relativité (1905) que la célérité kilomètres en raison de la rotondité de la Terre, quand bien limites et signifie que l’on atteint les limites de notre en- de la lumière était une vitesse maximale, indépassable, pour même il fabriquerait un télescope avec sa gamelle métal- tendement. Le domaine de validité de nos théories est dé- tous les objets physiques, l’année-lumière est devenue la lique pour tenter d’y voir plus loin. Aucun espoir n’est per- passé. Cette limite théorique est appelée big bang, et c’est distance au-delà de laquelle il est vain de chercher à se ren- mis car, fait aggravant, l’expansion de l’Univers ne fait là que se portent les efforts des chercheurs lorsqu’ils étu- dre sur place, en un an. Si cette limite est problématique qu’accélérer, si bien que notre univers observable se réduit : dient l’Univers dit primordial. 6 . LES LETTRES FRANÇAISES . J A N V I E R 2019.
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE notre deuxième fenêtre d’observation depuis leur détection par Penzias et Wilson en 1964. Ils nous apprennent qu’il y a treize milliards d’années, la soupe était une purée bien mixée avec des petits grumeaux hérités du big bang, c’est- à-dire des zones plus denses en matière et qui sont à l’ori- gine des grandes structures de l’Univers. Ces grumeaux ne firent que grandir, car depuis cette époque plus rien n’empêche la matière de tomber là où il y en a déjà plus que la moyenne, la gravitation remplissant sa sourde besogne de rassembler, d’amasser, de construire peu à peu la toile cosmique que l’on observe à travers les relevés de millions de galaxies, notre troisième fenêtre. Les premières étoiles se formèrent là où la matière s’effondrait le plus et l’Univers s’illumina peu à peu de toutes ces nou- velles sources de lumière au sein des premières galaxies. Si la cosmologie a permis d’atteindre une vision cohérente de la formation des structures, le prix à payer a été l’intro- duction dans le modèle standard d’un nouveau type de ma- tière sensible à la gravité mais sans interaction avec la lumière ni la matière ordinaire, la fameuse matière noire. Elle est nécessaire pour expliquer la croissance des gru- meaux car en s’effondrant elle les aide à grossir, et on re- trouve son influence gravitationnelle dans les trajectoires des étoiles au sein des galaxies. Encore une fois la science est capable de préciser les contours de ce qu’elle ne sait pas, mais cette fois-ci aucun obstacle fondamental ne s’op- pose à ce que l’on découvre un jour de quoi est faite cette matière noire. Enfin, on sait depuis le milieu du XXe siècle que les étoiles tirent leur énergie des réactions de fusion nucléaire en leur centre, qui transforment les simples noyaux d’hy- drogène en élément plus lourds, et elles le font d’autant plus rapidement qu’elles sont massives. Les petites étoiles éclai- rent donc peu et pendant des milliards d’années tandis que les grosses brillent considérablement mais meurent beau- coup plus rapidement, en rejetant dans leur environnement Carte du fond du ciel, dont l’émission est due au rayonnement tous les éléments chimiques lourds synthétisés au cours de relique de la phase chaude et dense qui témoigne leur vie et de leur mort explosive. Ces débris peuvent en- des premiers instants de l’univers. Cette émission suite servir à former d’autres étoiles et leur cortège de pla- en tout point du ciel a été obtenue dans l’infra rouge lointain par la mission satellitaire Planck en 2015. L’ovale représente nètes comme notre système solaire en est un exemple, avec la sphère céleste et la palette de couleurs traduit les variations notre Terre composée essentiellement d’éléments lourds, d’émission des grumeaux primordiaux qui vont croître comme le fer ou le carbone, glanés dans ces déchets. et donner naissance aux étoiles et aux trous noirs. La dernière évolution cosmologique est celle de l’ob- Image ESA/Planck collaboration. servation de l’accélération de l’expansion de l’Univers système solaire (1998) grâce aux catalogues de supernovae, ces explosions d’étoiles en fin de vie. S’agit-il de la structure même de la gravité qui est répulsive, ou bien d’une matière d’un type nouveau dont la pression est négative ? Ce phénomène sur- Pour fouiller notre passé, nous disposons nous aussi de milliard de degrés. En trois minutes, les réactions de fusion prenant ne se manifeste que depuis quelques milliards trois fenêtres donnant sur l’Univers. La première, la nu- nucléaire produisirent tellement d’hélium qu’il constituait, d’années et comme il faut bien nommer ce que l’on ignore, cléosynthèse primordiale, s’ouvre sur l’Univers quelques et constitue toujours, un quart de la masse des noyaux ato- on l’appelle énergie noire en l’incorporant dans le modèle secondes après le big bang. La seconde, le rayonnement miques de l’Univers, le reste étant composé de noyaux cosmologique, noir prenant ici non pas la valeur d’une cou- fossile, s’ouvre quelques centaines de milliers d’années d’hydrogène, c’est-à-dire de protons isolés. L’observation leur mais celle de la crainte de ne pas comprendre. après. Enfin, la troisième fenêtre est constituée par les ob- dans le milieu intergalactique actuel de l’abondance de Grâce à ce modèle, la démarche scientifique a repoussé servations des galaxies et leur cartographie, et s’ouvre sur l’hélium, ainsi que de quelques autres éléments chimiques la frontière de la connaissance de manière considérable et l’Univers récent, c’est-à-dire quelques milliards d’années légers synthétisés en faible quantité pendant cette phase, nous savons précisément les points qui nous échappent, à après le big bang. C’est la cohérence de ce que l’on observe constitue notre première fenêtre d’observation. savoir la physique du big bang initial, la nature de la ma- depuis ces trois fenêtres qui rend le modèle cosmologique Pendant les premières centaines de milliers d’années qui tière noire et celle de l’énergie noire. Le XXIe siècle ne sera standard robuste. Il est ainsi passé du statut d’hypothèse, suivirent, les noyaux d’hydrogène et d’hélium ne pouvaient pas trop long pour éclaircir ces mystères. Mais nous pou- au milieu du XXe siècle, à celui de fait scientifique bien se lier aux électrons pour former des atomes, car les pho- vons d’ores et déjà affirmer que nous disposons d’une vi- établi, tout comme l’étude des fossiles et des couches géo- tons de cette soupe primordiale les en empêchaient. sion de l’Univers robuste nous permettant de nous poser logiques a mené à une connaissance avancée de l’évolution Lorsque la température devint inférieure à quelques mil- des questions inenvisageables il y a encore 50 ans, à tel des espèces vivantes et de la Terre. liers de degrés, environ celle des couches externes du So- point que nous percevons même la frontière qui sépare la Une fraction de seconde après le big bang, la tempéra- leil, les atomes purent alors se former. Les photons devenus partie de l’Univers observable du reste inobservable et à ture était descendue à quelques milliers de milliards de de- trop peu énergétiques ne pouvaient plus les ioniser et ils se jamais inaccessible à notre connaissance. Ce n’est pas un grés et les protons et neutrons purent se former à partir de mirent à voyager librement dans l’univers devenu transpa- cauchemar, nous sommes bien au bagne, mais la cellule est la soupe de quarks de l’Univers primordial. La nucléosyn- rent. Et depuis cette époque ils se propagent librement cha- dorée et la vue est magnifique. n thèse, qui décrit la formation des noyaux légers à partir cun dans leur direction, si bien que l’Univers encore Cyril Pitrou, de l’assemblage de neutrons et de protons, put alors avoir aujourd’hui est rempli de cette nuée de photons primor- cosmologue, chargé de recherche au CNRS lieu peu après, lorsque la température était de l’ordre du diaux que l’on appelle rayonnement fossile, et qui constitue Institut d’astrophysique de Paris LES LETTRES FRANÇAISES . J A N V I E R 2019 . 7
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE La Terre : une planète exceptionnelle ? N ous venons de vivre une révolution scientifique légère baisse du flux solaire entraîne une baisse globale sans précédent. Il a enfin été démontré que la plu- des températures, avec pour effet d’augmenter la surface part des étoiles de notre Galaxie sont entourées de couverte par les glaces et la neige. Ces surfaces glacées et planètes, et même de planètes rocheuses, comme la Terre. brillantes ont pour caractéristique de réfléchir le rayonne- Des centaines de milliards de planètes nous entourent. ment solaire vers l’espace et d’amplifier le refroidissement Si le grand public s’y attendait, nourri par la science-fic- de la planète. Les températures baissent partout de plu- tion, l’information est scientifiquement majeure et apporte sieurs dizaines de degrés, la glace remplace l’eau liquide un premier élément de réponse à la question millénaire : sur la planète, et ce même si on replace la Terre sur son y a-t-il ailleurs d’autres Terres propices à la vie ? orbite d’origine... La vie telle que nous la connaissons – et telle que nous Ces résultats suggèrent non seulement que la Terre sem- pouvons l’imaginer – se fonde sur la chimie du carbone ble être exactement à bonne distance du Soleil, mais que dans l’eau liquide. Sur Terre, partout où il y a de l’eau toute planète couverte d’eau peut être sujette à des instabi- liquide la vie est active, et la biologie s’arrête dès qu’elle lités climatiques irréversibles, lorsque par exemple la lumi- est absente. Cette vie a pu se développer, envahir notre pla- nosité de son étoile varie. Or la luminosité du Soleil a varié nète et transformer l’environnement de la surface de la Terre de plus de 25 % depuis que la vie est apparue il y a environ en profitant d’une source d’énergie sans équivalent : le 4 milliards d’années. Pourtant les relevés géologiques mon- rayonnement solaire exploité grâce à la photosynthèse. trent que l’eau liquide a presque toujours coulé sur notre Ainsi, c’est la présence ininterrompue d’eau liquide en sur- planète. Comment la Terre a-t-elle pu s’en sortir ? face pendant des milliards d’années qui caractérise notre En fait, il existe sur Terre des mécanismes régulateurs monde, et qui a permis notre existence. du climat à long terme. Par exemple, le « cycle géochi- Dans notre système solaire, la Terre est exceptionnelle mique des carbonates-silicates » semble capable de réguler de ce point de vue. Certes, l’exploration spatiale a révélé la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère afin que de nombreuses lunes glacées comme Europe, d’assurer en permanence un effet de serre suffisant pour Ganymède (autour de Jupiter) ou Encelade et Titan (autour maintenir l’eau à l’état liquide. En effet, le gaz carbonique de Saturne) abritent sous leur surface des couches d’eau (CO2) de l’atmosphère est en permanence dissous par liquide. Cependant, ces océans cachés restent dans les l’eau de pluie qui ruisselle sur les continents. Transporté ténèbres. Rien n’indique pour l’instant que des formes de dans les océans, l’essentiel de ce CO2 réagit avec les autres vie ont pu apparaître. De tels mondes sont peut-être abon- produits du lessivage des continents, et se retrouve sous dants dans l’Univers, mais on peine à imaginer comment forme de roches calcaires sur le plancher océanique. En une vie complexe pourrait s’y développer, et surtout com- cas d’un affaiblissement de la luminosité solaire, cette dis- ment la détecter à distance. parition du CO2 et la suppression de son effet de serre se- Nos voisines Mars et Vénus sont aujourd’hui des pla- rait fatale au climat tempéré. Heureusement, sur Terre, le nètes arides où l’eau liquide ne peut se former en surface. phénomène de tectonique des plaques entraîne en perma- Il n’en a pas toujours été ainsi. L’étude de la surface de Mars nence le plancher océanique en profondeur sous les conti- a ainsi révélé que dans sa jeunesse, il y a plus de trois mil- nents, où pression et température deviennent très élevées. liards d’années, la planète était couverte de lacs et de Là, le CO2 gazeux est reformé et recyclé dans l’atmo- rivières d’eau liquide qui ont laissé des traces dans sa géo- sphère via les volcans. À l’échelle géologique, ce cycle logie. Mars était alors propice à la vie, mais cela n’a pas contrôle la quantité de CO2 présent dans l’atmosphère et duré. Probablement à cause de sa petite taille (la moitié de son effet de serre, car si la production de CO2 atmosphé- la Terre), Mars a perdu l’essentiel de son atmosphère et une rique par les volcans est à peu près constante, sa consom- partie de son eau. Vénus, elle, fait la même taille que la mation par dissolution dans l’eau liquide dépend Terre. Cependant, elle est un peu plus proche du Soleil et directement de l’intensité des précipitations, elles-mêmes on peut calculer que si la Terre se trouvait à sa place, le d’autant plus fortes que les températures sont élevées. En rayonnement solaire chaufferait les océans au point de les particulier, quand la Terre se couvre de glace (les archives vaporiser. Pour être propice à la vie et à son évolution, il géologiques indiquent que cela est arrivé brièvement à faut conserver une atmosphère adaptée, et rester à la bonne plusieurs reprises au cours de son histoire), le CO2 issu mouvement. Et que dire de Vénus qui a la même taille que distance de son étoile : ni trop près (sinon toute l’eau serait des volcans s’accumule dans l’atmosphère sans pouvoir la Terre ? Cette fois il semble que c’est le manque d’eau sous forme de vapeur), ni trop loin (il n’y aurait que de la se dissoudre dans l’eau gelée. En quelques millions d’an- dans le manteau qui augmente la viscosité et empêche la glace). La Terre semble exactement à la bonne distance, nées, une épaisse atmosphère de CO2 se forme, l’effet de tectonique des plaques. Pourquoi la Terre a t-elle un man- mais est-ce une coïncidence heureuse ? Resterait-elle pro- serre associé fait fondre la glace, et la Terre est sauvée... teau plus hydraté que Vénus, pas trop visqueux, et donc pro- pice à la vie si son orbite était légèrement différente ? Notre planète bénéficie donc d’un véritable thermostat pice à la tectonique des plaques ? Plusieurs hypothèses sont On peut effectuer virtuellement l’expérience de déplacer géophysique, rendu possible par le phénomène de tecto- avancées. Cela pourrait être le fruit d’un hasard exception- la Terre en modélisant numériquement le climat dans un or- nique des plaques. Est-ce que ce phénomène est probable nel, comme par exemple un impact tardif avec une proto- dinateur. Les résultats sont surprenants : si la Terre est rap- sur les autres planètes ? Nous ne le savons pas. Dans le sys- planète, après la formation de la Terre. prochée du Soleil de 5 %, l’accroissement de l’insolation tème solaire seule la Terre en « bénéficie ». Les corps plus D’autres particularités rares de la Terre ou du système tend à évaporer l’eau à la surface et la proportion de vapeur petits, comme Mars, semblent se refroidir trop vite pour que solaire pourraient aussi avoir joué un rôle déterminant dans d’eau dans l’atmosphère augmente. Cette vapeur d’eau ac- l’activité géophysique interne (« la convection du man- son environnement favorable : la présence de la Lune qui croît considérablement l’effet de serre. Elle renforce le teau ») soit suffisamment intense pour briser la croûte ex- stabilise l’inclinaison de l’axe de rotation (et donc le climat), réchauffement de la planète, ce qui amplifie d’autant plus terne et générer le mouvement des plaques. Sur les planètes un champ magnétique planétaire fort (qui protège des par- l’évaporation. Le climat s’emballe. Inexorablement, les rocheuses plus grosses que la Terre (il n’y en a pas dans le ticules énergétiques chargées), l’existence de Jupiter comme océans se vaporisent et l’eau liquide disparaît de la surface système solaire, mais on peut les modéliser), les calculs in- « protection » contre les bombardements météoritiques (les de la planète, comme sur Vénus. diquent que la pression interne est telle qu’elle augmente la systèmes stellaires configurés comme le système solaire À l’inverse, si on éloigne la Terre de 5 % du Soleil, la viscosité du manteau de la planète, ce qui empêche aussi le sont relativement rares), etc. On peut même s’interroger sur 8 . LES LETTRES FRANÇAISES . J A N V I E R 2019.
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