Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth - Les Lettres françaises

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Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth - Les Lettres françaises
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).
    Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

                                                                                             Pourquoi
                                                                                             le Cosmos ?
                                                                                             par Daniel Kunth

                                                                                             Éditorial de
                                                                                             Jean Ristat

                                                                                             Textes de :
                                                                                             François R. Bouchet
                                                                                             Arnaud Cassan
                                                                                             Frédéric Daigne
                                                                                             Jean-Yves Daniel
                                                                                             David Elbaz
                                                                                             Guillaume Faye
                                                                                             François Forget
                                                                                             Bernard Moninot
                                                                                             Patrick Peter
                                                                                             Cyril Pitrou
                                                                                             Nicolas Prantzos
                                                                                             Jean-Philippe Uzan

            LES LETTRES   FRANÇAISES   . J A N V I E R 2019. N O U V E L L E           SÉRIE N°   1 (N°167)   2,5 euros
                                       w w w. l es- l et t res- f ra n ca i ses. f r
Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth - Les Lettres françaises
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE

    « Les gens qui ne comprennent rien à l’art ni à la science croient
  que ce sont là deux choses immensément différentes, dont ils ignorent
   tout. Ils s’imaginent rendre un service à la science en lui permettant
d’être sans imagination, et ils croient faire progresser l’art en empêchant
    quiconque d’en attendre de l’intelligence. Il se peut que tel homme
 ait un don particulier pour une discipline particulière, mais il n’est pas
     d’autant plus doué dans cette discipline qu’il est plus incapable
  dans toutes les autres. Même si l’humanité a dû souvent et longtemps
    se passer du savoir comme de l’art, il reste que l’un et l’autre sont
           essentiels à ce que nous considérons être “l’humain”.
        Il n’existe personne qui soit totalement dépourvu de savoir,
        et il n’existe personne qui soit totalement dépourvu d’art. »

                                    Bertolt Brecht,
                                L’Achat du cuivre,(1945)

                                ÉDITORIAL

   Voici donc le premier numéro hors-série des Lettres françaises.
                    Il est consacré à l’astrophysique.
            Je me suis toujours intéressé à l’histoire du ciel,
                       à tel point que j’ai envisagé,
           il y a quelques années, d’écrire un grand poème
        dont je n’ai livré que le prologue Le Voyage à Jupiter.
Jeune homme, l’une de de mes promenades favorites me conduisait,
 chaque été en Sologne, à visiter le grand radiotélescope de Nançay.
              En-dehors de ces considérations poétiques,
         il est clair que notre journal entend ne rien ignorer
                     des différents champs du savoir.
   Ainsi le second hors-série aura-t-il pour thème la géographie.
          Merci à Daniel Kunth et à tous les collaborateurs
                de ce numéro « Pourquoi le Cosmos ? »

                                       Jean Ristat

Couverture, Cadastre n° 41,
de Bernard Moninot                                                            Abell 370, amas de galaxies qui montre par effet de lentille gravitationnelle des galaxies lointaines situées en

2 . LES LETTRES         FRANÇAISES   . J A N V I E R 2019.
Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth - Les Lettres françaises
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE

                                                                                                                                                           Pourquoi
                                                                                                                                                         le Cosmos ?
                                                                                                                      Ce numéro spécial, entièrement consacré au Cosmos, a été élaboré avec Jean-Philippe Uzan.
                                                                                                                        Nous avons choisi de centrer ce numéro autour de l’homme et sa place dans l’Univers.
                                                                                                                      À ce jour, après tout, nous sommes les seuls êtres pensants connus, et faute d’interlocuteurs,
                                                                                                                       nous devons assumer la responsabilité de nos paroles et de nos actes. Nous sommes seuls
                                                                                                                              face à notre devenir, comptables de ce que nous en dévoilerons et en ferons.

                                                                                                                    L
                                                                                                                             ’extrême, l’inconnu et ce qui nous permet de sortir      100 milliards avec, dans chacune d’elles, au moins une cen-
                                                                                                                             de notre condition limitée, font rêver. Or l’astro-      taine de milliards d’étoiles, ce qui permet d’affirmer qu’il
                                                                                                                             nomie touche à l’inaccessible et nous vivons pré-        y a plus d’étoiles dans le ciel que de grains de sable sur la
                                                                                                                    cisément une époque charnière où le ciel observable est           Terre.
                                                                                                                    devenu le terrain de tous les défis et de tous les émerveil-          Notre Univers est structuré. Porte-t-il un sens ? Dit au-
                                                                                                                    lements. Ajoutons que la parole d’un astronome lequel, à          trement, jusqu’où pouvons-nous rêver d’être les enfants dé-
                                                                                                                    l’inverse de l’allumeur de réverbères du Petit Prince, n’a        sirés de l’Univers ? Cette structuration sans cesse évolutive
                                                                                                                    jamais éteint ni allumé une étoile, est écoutée sans crainte      invite certains à penser la science en réponse aux causes
                                                                                                                    ni méfiance. Qu’avons-nous appris ?                               premières et décèle une forme d’intentionnalité. Ce point
                                                                                                                        Comme toujours, la nature dépasse l’imagination de nos        de vue relève-t-il de la science ? Nous ne le pensons pas.
                                                                                                                    cerveaux les plus fertiles et les formules sans cesse renou-      Mais la science n’évolue pas en vase clos. Elle peine à ga-
                                                                                                                    velées qu’elle propose de l’infiniment petit jusqu’à l’infi-      rantir son indépendance à l’égard de la subjectivité indivi-
                                                                                                                    niment grand restent stupéfiantes. En l’espace de quelques        duelle, où s’ancrent des aspirations mystiques, religieuses,
                                                                                                                    années, nous avons vu surgir des mondes à dimensions mul-         amoureuses ou esthétiques.
                                                                                                                    tiples, des planètes extraordinaires, sans commune mesure             Il est certain que son apport reste partiel, mais si ce qui
                                                                                                                    avec celles du système solaire. Nous avons appris à contem-       est faux ne peut certes pas décrire la réalité, il ne s’ensuit
                                                                                                                    pler les lacs de méthane du satellite Titan, des volcans ruis-    pas que ce qui est vrai l’épuise. L’astronomie n’échappe
                                                                                                                    selants de laves glacées, les geysers d’azote de Triton, des      pas à cette règle, et son développement mathématique et
                                                                                                                    mers souterraines inviolées sous Europe, tandis que des cas-      rationnel ne l’a jamais complètement éloignée de la di-
                                                                                                                    cades de soufre incandescent ruissellent sur la face du sa-       mension symbolique du monde, qu’elle nourrit en perma-
                                                                                                                    tellite Io dans la banlieue de Jupiter. Au-delà du système        nence.
                                                                                                                    solaire, les galaxies s’éloignent, les quasars ultra-lumineux         Mais n’est-il pas étonnant de pouvoir lire le ciel et de
                                                                                                                    trouent l’obscurité du ciel, tandis que des images d’un uni-      l’interpréter ? Nous avons la chance inouïe de ne pas vivre
                                                                                                                    vers déformé par des lentilles gravitationnelles étourdissent     au fond d’un océan ou dans une grotte obscure. Les artistes
                                                                                                                    l’entendement des astronomes.                                     traduisent en langage symbolique ce que nous, astronomes,
                                                                                                                        Munis du concept mystico-iconoclaste du big bang, nous        tentons d’écrire en langage scientifique. Dorénavant, pul-
                                                                                                                    avons aujourd’hui repoussé les frontières de la croyance en       sars, trous noirs, étoiles à neutrons, galaxies lointaines ou
                                                                                                                    faveur de celles de la connaissance. Et ce n’est pas le moin-     les quasars débordant d’énergie nourrissent l’imaginaire des
                                                                                                                    dre des paradoxes. Ce pseudo fiat-lux qu’est le big bang,         musiciens, des écrivains et des peintres.
                                                                                                                    singularité impensable de notre soi-disant origine, se laisse         Que d’impensables trésors accumulés depuis ces der-
                                                                                                                    dévoiler aux limites du concevable. Il nous est maintenant        nières décennies ! Notre génération a eu le privilège de
                                                                                                                    permis d’approcher, par l’observation, des phénomènes qui         contempler de visu la rotondité de la Terre et d’avoir été le
                                                                                                                    se sont déroulés quelques centaines de milliers d’années          témoin d’une aventure formidable, celle de l’exploration du
                                                                                                                    après le big bang (après mais pas pendant), mais les récentes     système solaire. La recherche de planètes extrasolaires in-
                                                                                                                    découvertes des ondes gravitationnelles laissent augurer une      vite à regarder les étoiles du firmament en s’imaginant que
                                                                                                                    approche plus serrée de ces premières lueurs. Car enfin, si       certaines abritent peut-être une forme de vie… Nous savons
                                                                                                                    le big bang, comme le rappelle Jean-Philippe Uzan, n’est          que les atomes présents dans la nature, le carbone de nos os
                                                                                                                    que le point aveugle de notre univers et ne permet de poser       ou le fer de notre hémoglobine, ont été forgés au sein de ces
                                                                                                                    ni la question de l’origine ni celle de l’avant, nous disposons   creusets stellaires, au point qu’il nous arrive de nous pro-
                                                                                                                    d’une description aussi précise que possible de ce qui s’est      clamer « enfants des étoiles ». L’homme descend de haut !
                                                                                                                    déroulé ensuite, pendant 13,8 milliards d’années, pour par-           Et que dire de ce que nous ne comprenons pas ? L’ex-
                                                                                                                    venir aujourd’hui au monde du vivant, à ce vivant qui parle,      ploration du cosmos donnera-t-elle la clé des origines de la
                                                                                                                    qui communique, et à notre civilisation dominatrice qui se        vie ? Les lois du plus petit sont loin d’être reliées à celles
                                                                                                                    sait vulnérable. Pour la première fois, la religion seule n’est   du plus grand et aucun scénario actuel ne permet de com-
                                                                                                                    plus habilitée à décrire la genèse et l’histoire du monde.        prendre l’émergence du vivant entre ces deux régimes ex-
                                                                                                                        Et quel impressionnant bilan si l’on songe que la Terre       trêmes.
                                                                           NASA, ESA/Hubble, HST Frontiers Fields

                                                                                                                    ne fut explorée qu’au XVIe siècle, que le soleil devint une           Pourtant, le firmament inspire un idéal de beauté et de
                                                                                                                    étoile au XVIIe, et que les étoiles de la Voie lactée ne fu-      perfection jamais démenti. Carrefour du sacré, du reli-
                                                                                                                    rent cartographiées qu’à l’aube du XIXe. L’Univers dé-            gieux et de la science, le ciel nourrit cette conviction que
                                                                                                                    voilé est entièrement – ou presque – l’œuvre du XXe               la perfection doit être recherchée. Nombreux sont ceux
                                                                                                                    siècle.                                                           qui lui ont consacré des vies entières et lèguent aux nou-
                                                                                                                        Un pas grandiose fut franchi par l’astronome américain        velles générations plus d’aventures en devenir que de ré-
                                                                                                                    Edwin Hubble vers 1920, lorsqu’il établit que les nébu-           ponses à leurs questions. n
                                                                                                                    leuses étaient, tout comme la Voie lactée, des galaxies à part                                                  Daniel Kunth,
                                                                                                                    entière. D’un coup, l’Univers devenait grand. L’Univers ob-                       astrophysicien, chercheur émérite au CNRS
arrière plan. Elles sont déformées et certaines forment des arcs géants.                                            servable, accessible à nos télescopes, en contient plus de                                   Institut d’astrophysique de Paris

                                                                                                                                                                                          LES LETTRES       FRANÇAISES     . J A N V I E R 2019 . 3
Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth - Les Lettres françaises
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE

                      « Ceci se déplace à 29 km seconde
                           par rapport au soleil »
T
         elle est la phrase qu’on pouvait lire sur l’affiche que    La Mélancolie, censé symboliser les limites de la science hu-          fication énigmatique de ce Grand Verre. Les spéculations
         Piotr Kowalski avait conçue pour son exposition à la       maine, signifie la fin d’une époque et annonce l’amer divorce          sur la quatrième dimension sont au cœur de l’œuvre : « La
         galerie Claude Givaudan en 1968, et qu’il avait fait       de l’art et de la science qui durera plusieurs siècles. Cepen-         mariée est une projection à quatre dimensions dans notre
apposer à la devanture des vitrines parisiennes, afin que le        dant, les bases théoriques établies dès le Quattrocento par les        monde à trois dimensions », confiait Duchamp à André Bre-
passant-regardeur prenne conscience de la vitesse à laquelle        artistes savants se trouveront confirmées au milieu du                 ton. « En plus, la perspective était très importante. Le grand
lui-même se déplaçait autour du Soleil à bord du véhicule           XXe siècle par la puissance de calcul des ordinateurs                  verre constitue une réhabilitation de la perspective qui avait
Terre, ce que ses seuls sens ne lui permettaient pas de perce-      déployant à l’infini les virtualités de l’espace numérisé.             été complètement ignorée, décriée. La perspective, chez moi,
voir. Il s’agissait là d’un geste artistique anonyme, hors les          En 1610, Galilée publie Le messager des étoiles, et des-           devenait absolument scientifique… c’est une perspective
murs de la galerie – une exposition délocalisée, réduite à          sine plusieurs lavis des phases de la Lune, à l’aide d’une lu-         mathématique, scientifique. Elle était basée sur des calculs
l’énonciation d’un fait non perceptible, une expérience de          nette astronomique, le perspicillum, témoignant d’un souci             et des dimensions » (Marcel Duchamp).
pensée proposée au passant, le manifeste, en quelque sorte,         d’exactitude qui est aussi celui de l’art. Ces observations,               Dans les notes de la Boîte verte, on retrouve, à l’état em-
d’une utilisation par l’art d’un énoncé scientifique.               augmentées d’un instrument d’optique, sont un des moments              bryonnaire, des méthodologies auxquelles ont recours les
    À cette époque, l’art conceptuel s’efforçait d’élaborer des     majeurs de l’art du dessin.                                            deux grands savants Poincaré et Einstein.
bases théoriques pour une rationalisation de la pratique artis-         L’art, cependant, n’a pas toujours été affecté par l’évolu-            Pour le mathématicien, les grandes découvertes ne résul-
tique, se fondant sur la linguistique, recyclant en ready made      tion des représentations de l’espace dans les sciences. Depuis         tent pas seulement de la logique, mais de l’intuition. Pour le
documents et photos issus de la recherche scientifique. D’une       les temps les plus anciens, et dans toutes les civilisations, les      génial physicien, ce qui importe, ce sont les expériences de
toute autre envergure était l’expérience de pensée de               hommes ont projeté sur le ciel les fruits de leur imagination,         pensée préalables. Dans ses notes, Duchamp mentionne les
Kowalski : elle induisait l’idée qu’une simple phrase peut faire    le ciel étant habité de corps célestes – humains ou animaux            géométries non euclidiennes et les espaces à n-dimensions
vaciller nos perceptions ordinaires. La dimension poétique de       mythologiques – qui sont la symbolisation d’un ciel mental.                                      de Poincaré, ainsi que la théorie de la
cette intervention urbaine n’a cessé depuis d’exercer en tous       Et cette imagerie est toujours d’une                                                             relativité et les concepts nouveaux qui
lieux la même puissance émotionnelle, capable de modifier           très grande beauté. Pour les an-                                                                  se répandent dans les avant-gardes
notre perception de chaque instant. La même année, sur les          ciens, un corps en suspens dans                                                                   dès 1910, en particulier parmi les ar-
murs du Quartier latin, on pouvait lire ces mots de Jacques         le ciel n’avait rien d’impossible,                                                                 tistes du groupe de Puteaux autour
Prévert : « De deux choses Lune, l’autre c’est le Soleil » !        alors qu’on qualifiera de surréa-                                                                   de Jacques Villon, et qui seront vul-
    Ce qui me semble intéressant, c’est le dialogue possible        liste le tableau de Magritte repré-                                                                 garisés en 1912 dans Le voyage au
entre ces deux phrases. Que nous dit-il ? Que nous raconte-         sentant un monolithe énorme qui                                                                      pays de la quatrième dimension de
t-il du dialogue art-science ? Sont-elles des chambres d’écho,      flotte dans le ciel au-dessous d’un                                                                  Gaston de Pawlowski.
des miroirs l’une pour l’autre ?                                    nuage.                                                                                                   Chez Duchamp, intuition, ha-
    Nous nous proposons d’évoquer ici certains temps forts              Dans l’antiquité, les astro-                                                                    sard et inconscient sont des forces
de l’histoire de l’art, certains moments charnières où l’art        nomes figuraient les étoiles et les                                    créatrices, et l’expérimentation réapparaît dans l’art. Il définit
s’articule et progresse avec la science et parfois la précède :     constellations par le moyen d’images mnémotechniques, par              son œuvre comme un retard en verre. La partie supérieure
« Il n’y a rien dans l’astronomie qui ne soit fonction des          des êtres et des choses d’ici-bas projetés sur le firmament en         de la composition, en forme de nuage, s’intitule la voie lac-
lignes visuelles et de la perspective, fille de la peinture ; car   guise de repères. Insaisissable, lointain, abstrait, le ciel restait   tée, dont le sens est double : il ne s’agit pas seulement de la
c’est la peinture qui, pour les besoins de son art, a créé la       le lieu de tous les phantasmes – un ciel traversé par la mi-           trace scintillante des limites de notre galaxie, il faut aussi en-
perspective », Léonard de Vinci.                                    gration des animaux du zodiaque, transhumance céleste que              tendre le jeu de mot voile acté. Les trois phases de transfor-
    Qu’il soit géométrique, cosmologique ou « intérieur », le       l’on peut admirer dans l’extraordinaire fresque du ciel peinte         mation de ce voile acté ont été réalisées selon une
mot espace est central et commun à l’astronomie et à l’art.         en 1555 au plafond de la Villa Farnese à Caprarola.                    scénographie particulière, que l’artiste a modélisée en sus-
La peinture nous montre l’évolution de sa représentation ;              Les observations astronomiques de Ptolémée (100-168),              pendant un carré de gaze transparente devant un soupirail
la science, elle, par les progrès de la connaissance, a fait        Copernic (1473-1543), Kepler (1571-1630) ou Galilée                    entrouvert afin que les courants d’air puissent modifier la
apparaître au XXe siècle le concept d’espace-temps.                 (1564-1642) ont favorisé l’apparition de représentations mo-           forme de ses contours. Cette expérience a été enregistrée sur
    Dans les retables des Primitifs italiens déjà, où les loin-     délisées du système planétaire, les sphères armillaires, ces           trois clichés photographiques. Le dispositif de cet assem-
tains, le ciel, l’infini sont représentés par des fonds d’or pur,   instruments composés de cercles ou d’ellipses imbriqués                blage est étrange, car la fonction habituelle d’un voile est de
le précieux métal qui capte et réverbère la lumière est intégré     géométriquement sur des axes mobiles, et dont les formes               cacher la réalité. Or ici, paradoxalement, il dévoile et révèle
au tableau en tant que phénomène physique.                          mathématiques ont influencé formellement la sculpture                  un fragment de l’espace réel visible en transparence. Il s’agit
    À la Renaissance, l’espace en perspective réunit dans           moderne en Russie (Rodchenko et l’invention en 1919 de                 d’acter quelque chose d’indicible, un geste de pensée. Si
le tableau point de vue et point de fuite, matérialisant spa-       ses constructions spatiales suspendues).                               cette métaphore de l’indicible semble nous éloigner de la
tialement la position du regardeur. En 1425, à Florence,                À la fin du XIXe siècle, les théories scientifiques de la          science, la complexité des interprétations possibles recèle
l’architecte Brunelleschi opère une révolution dans la repré-       couleur de Chevreul influenceront les peintres, Seurat en              une puissance interrogative qui remet en question l’horizon
sentation de l’espace : il se sert d’un dispositif géométrique      particulier. Les Futuristes et Marcel Duchamp s’intéresseront          provisoire de nos certitudes. Pour Duchamp, « lorsqu’un ar-
et mathématique pour peindre une vue du baptistère San              aux chronophotographies d’E. J. Marey synthétisant mou-                tiste sait ce qu’il fait, cela n’a aucun intérêt » – déclaration
Giovanni sur un panneau de bois. L’expérience est faite en          vements et passages des corps. Petit à petit, la peinture et la        d’importance quant aux conditions de la création chez les
public, in situ, face au baptistère. Un miroir est placé devant     sculpture intégreront la notion abstraite de temps à l’art de          artistes. En est-il de même pour les scientifiques ? Si on en
le tableau. Un trou est percé à l’emplacement précis du point       l’espace.                                                              croit Jean-Marc Lévy-Leblond, on peut répondre « Oui ».
de fuite situé sur la ligne d’horizon du tableau. L’observateur         « L’artiste doit être au fait des connaissances de son                 L’événement fondateur qui ouvre au XXe siècle l’art à
peut ainsi constater à travers l’oculus que l’image peinte en       époque », affirme Marcel Duchamp. Comme il l’explique                  l’espace est le Carré Noir de Malevitch, peint en Russie en
perspective coïncide parfaitement avec l’espace réel du bap-        en 1960 dans ses entretiens avec Georges Charbonnier et                1915. Fondateur et théoricien du suprématisme, Malevitch
tistère – moment inaugural qui institue de façon spectacu-          avec Pierre Cabanne en 1967, lorsqu’il conçoit son œuvre               initie une redéfinition radicale de l’espace, qui n’est plus re-
laire les fondements mathématiques de la peinture.                  La mariée mise à nu par ses célibataires, même, il est sous            présentable, mais qui se fond dans le réel, lui-même incarné
    En 1435, Alberti, avec la rédaction de son traité De Pic-       l’influence de tout un corpus scientifique. Le chef-d’œuvre            par le plan du tableau. En introduisant le blanc, en déchirant
tura, pose les premières bases scientifiques de l’art de la pein-   est accompagné de La Boîte verte, dans laquelle sont archi-            le bleu du ciel, Malevitch étend l’espace à l’infini. L’art est
ture. Quant à Léonard de Vinci, loin de subordonner l’art à         vés tous les documents collectés au cours des onze années              prêt à explorer d’autres domaines, à ouvrir le champ des pos-
la science, il fait de la science un moyen pour l’art. Mais en      de sa réalisation – véritable aventure créatrice, qui nous livre,      sibles parce que la science et la technique permettent cette
1514, la figure de l’ange, dans le célèbre burin d’Albert Dürer     dans toutes ses étapes, l’échafaudage intellectuel et la signi-        exploration. Avec cette idée que « est beau ce qui est vrai »,

4 . LES LETTRES        FRANÇAISES      . J A N V I E R 2019.
Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth - Les Lettres françaises
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE

                                                                                                                                               « L’œil peut être un obstacle à une vision claire », déclare
                                                                                                                                           le peintre américain Ad Reinhardt dans les années 1950 (belle
                                                                                                                                           illustration de l’allégorie de la caverne de Platon, pour qui la
                                                                                                                                           vue est un obstacle à la vision du Beau, du Bien, du Vrai).
                                                                                                                                               Dès le début du XXe siècle, la peinture est à nouveau
                                                                                                                                           cosa mentale et l’espace est conceptuel. Dans la seconde
                                                                                                                                           moitié de ce siècle, de plus en plus d’artistes ont pour pro-
                                                                                                                                           pos central l’espace, non pour le représenter, mais pour tra-
                                                                                                                                           vailler avec et dans l’espace lui-même. L’un des moments
                                                                                                                                           forts se situe dans les années trente, à l’époque des Constel-
                                                                                                                                           lations de Calder et de Miro. Les mobiles du sculpteur sont
                                                                                                                                           des œuvres interactives par les déplacements aléatoires
                                                                                                                                           provoqués par les visiteurs dans leur fragile équilibre de
                                                                                                                                           constellations.
                                                                                                                                               On se souvient du Concetto spaziale, Attesa (concept spa-
                                                                                                                                           tial, attente) de Lucio Fontana, fondateur, dans les années
                                                                                                                                           cinquante, du mouvement spatialiste, et qui sera aussi l’au-
                                                                                                                                           teur de plusieurs manifestes Pour le développement d’un art
                                                                                                                                           fondé sur l’unité de temps et d’espace.
                                                                                                                                               Dans les années soixante, les monochromes, les sculp-
                                                                                                                                           tures Rockets et Le Saut dans le vide d’Yves Klein témoi-
                                                                                                                                           gnent chez cet artiste d’un sentiment océanique obsessionnel
                                                                                                                                           qu’il attribue à l’expérience sublimée de l’espace.
                                                                                                                                               Le Mur de couteaux de Daniel Pommereulle, conçu en
                                                                                                                                           1975 pour l’exposition Fin de siècle, est une œuvre puissante
                                                                                                                                           et violente. Sur un mur haut et large de marbre noir, l’artiste
                                                                                                                                           a reproduit une carte du ciel. À chaque étoile correspond une
                                                                                                                                           lame de métal chromé dont la base est plantée dans la pierre
                                                                                                                                           sombre. De face, le regardeur ne perçoit pas immédiatement
                                                                                                                                           le caractère menaçant de toutes ces lames pointées vers lui.
                                                                                                                                           Ébloui par cette multitude de lames scintillantes sur un fond
                                                                                                                                           noir de nuit, il a l’impression d’être face à un champ d’étoiles
                                                                                                                                           aveuglantes.
                                                                                                                                               Dans les années 1980, Jacques Monory, peintre de la
                                                                                                                                           figuration narrative, conçoit un ensemble de peintures de ciel
                                                                                                                                           dont la plus intéressante, n° 39, carte générale du ciel, 5766
                                                                                                                                           étoiles parmi les plus visibles suivant leur magnitude et la
                                                                                                                                           disposition constellaire, porte la mention : « J’espérais l’ex-
                                                                                                                                           tase, je n’ai eu qu’un supplément de détachement ». Le bleu,
                                                                                                                                           qui caractérise l’œuvre de Monory, fait qu’on la qualifie sou-
                                                                                                                                           vent de figuration froide. On sait qu’en peinture les couleurs
                                                                                                                                           sont classées en deux catégories : couleurs chaudes et cou-
                                                                                                                                           leurs froides. Il est intéressant de noter que, pour les astro-
                                                                                                                                           physiciens, ces valeurs sont inversées : les étoiles, qui
                                                                                                                                           émettent une lumière bleue, sont des astres à température ex-
                                                                                                                                           trêmement élevée, tandis que le rouge – le fameux décalage
                                                                                                                                           vers le rouge des cosmologues – atteste d’un univers en
                                                                                                                                           expansion qui se refroidit !
                                                                                                                                               Aux États-Unis, dans les années 60-70, certains artistes
DR

                                                                                                                                           du Land Art se sont inspirés du fameux projet pour le Céno-
                                                      Cadastre XXII, par Bernard Moninot.
                                                                                                                                           taphe de Newton de l’architecte Étienne-Louis Boullée,
     désormais il recherchera la vérité plutôt que la beauté.            constructiviste, pour le célèbre projet Monument pour la          comme d’autres seront influencés par les tracés de Nazca,
     Lissitzky, disciple de Malevitch, enrichit le vocabulaire su-       IIIe Internationale, conçoit une tour en forme de spirale         dont les lignes terrestres sont destinées à être vues du ciel, et
     prématiste d’éléments spatiaux tridimensionnels, représen-          oblique de 400 mètres de haut qui perfore le ciel. Véritable      par les extraordinaires Jantar Mantar, ces jardins astrono-
     tations axonométriques pour élever dans l’espace des corps          rampe de lancement, elle fait tourner simultanément à l’in-       miques indiens – édifices/obstacles à la lumière solaire,
     géométriques en équilibre qui flottent comme s’il n’y avait         térieur de la structure trois volumes primaires, selon des du-    construits en pierre et différents métaux, créés au XVIIIe siè-
     ni haut ni bas. Dès les années 1920, il pressent que les lois       rées différentes, en jours, mois et années.                       cle par les astronomes de l’observatoire souterrain de
     de l’attraction terrestre seront abolies pour construire des édi-       Les nouveaux matériaux, verre, acier, plexiglas et éclai-     Samarkand sur tout le territoire du Rajasthan (à Jaipur, à
     fices en apesanteur. Ses tableaux sont des visions des futures      rage artificiel, révèlent les propriétés nouvelles de l’espace    Delhi, à Bénarès et à Ujjain). Ce sont des agrandissements
     stations orbitales habitées. À la même époque, pour la pièce        en mouvement dans la transparence, la lumière, la durée.          de gnomons et de sextants aux formes géométriques déme-
     de théâtre de Matiouchine, Victoire sur le Soleil, il imagine       Pour Pevsner, Gabo, les frères Stenberg, Lissitzky, Tatline,      surées permettant d’observer les mouvements de la voûte
     le dispositif d’une machine spectacle abstraite dont les neuf       et plus tard Calder, la sculpture n’est plus un travail dans la   céleste durant toute l’année, par la mesure d’angles du dé-
     personnages électromécaniques racontent la victoire sur le          masse, elle conquiert l’espace.                                   placement des étoiles et par projection des ombres portées
     Soleil : l’antique source d’énergie se fait enlever du ciel et          La peinture va elle aussi s’échapper de la surface de pro-    de la lumière solaire ou lunaire sur des surfaces de marbre
     se trouve remplacée par la nouvelle source d’énergie que            jection qu’est traditionnellement le tableau, pour devenir un     gradué. Ces observations étaient censées rendre plus précises
     l’homme a créée grâce à son savoir technique.                       objet de plus en plus dématérialisé et transparent. On vise       les interprétations oraculaires des pandits.
         En 1919, Alexander Rodtchenko, avec sa Construction             désormais à faire coïncider l’art avec la réalité des phéno-          En 1977, dans le désert de l’Arizona, James Turrell a
     ovale suspendue, crée une œuvre mobile faite de cercles et          mènes naturels. En Russie, dans les ateliers d’artistes Ob-       entrepris de construire un gigantesque observatoire souter-
     d’ellipses imbriqués. À la même époque, Naum Gabo in-               mokhou et Ounovis, l’intelligence collective est mise à           rain, un skyspace, dans le Roden Crater, où il travaille la
     vente la première sculpture virtuelle. Tatline, sculpteur           l’œuvre, comme dans la recherche scientifique.                    lumière en tant que matériau. Le visiteur est d’abord l l l

                                                                                                                                               LES LETTRES       FRANÇAISES       . J A N V I E R 2019 . 5
Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth - Les Lettres françaises
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE

lll     invité à s’immerger dans l’obscurité totale afin de
modifier les conditions de sa perception. Après un long
temps d’attente, il accède à des environnements percep-
tuels. Dans plusieurs salles souterraines, le plafond est
creusé de puits de lumière orientés en direction d’étoiles
de différentes couleurs, jaunes, rouges ou bleues. Grâce à
cette longue préparation psycho-sensorielle au cœur de
salles obscures, le visiteur fait l’expérience physique de
phénomènes colorés en s’immergeant dans la couleur na-
turelle émise par le seul rayonnement des étoiles distantes,
sans recours à aucun appareil.
    L’artiste Tom Shannon, dont les sculptures en lévitation
défient les lois de la gravité, utilise pour ses installations la
force magnétique du pôle. D’autres, dans différentes parties
du globe, orientent leurs recherches vers le ciel : Nancy
Holt, Dennis Oppenheim, Robert Morris, Anish Kapoor,
Vladimir Škoda, Renaud Auguste-Dormeuil, Tomas
Saraceno. Avec des techniques et des supports variés, ils
nous proposent des expériences sensibles pour repenser nos
perceptions et soumettre notre corps et notre conscience à
l’épreuve de l’infini.
    Mentionnons enfin un atelier de création radiophonique
de France Culture, Douze millions d’années-lumière d’ici,
impliquant la participation d’un astrophysicien (Daniel
Kunth), d’un artiste (Bernard Moninot) et d’un compositeur
(Gilles Mardirossian) à la suite de l’écho médiatique produit
le 24 janvier 2014 par l’observation de l’explosion d’une
supernova, SN 2014J, qui libéra en quelques secondes une
énergie égale à dix milliards de soleils (à écouter sur :
https://www.franceculture.fr/emissions/creation-air/
acr-cnap-12-millions-dannees-lumiere-dici).
    On a longtemps pensé que les scientifiques avaient dés-
enchanté le monde. Ne seraient-ce pas eux, au contraire,
qui, en écrivant collectivement un nouveau récit de la fa-
brication du monde, le réenchantent ?
    On voit qu’à notre époque, les préoccupations des ar-
tistes se rapprochent progressivement de celles des scienti-
fiques. Chercheurs et artistes, par des moyens d’expression
différents, travaillent sur la base de savoirs rationnels. Il
s’agit d’en finir avec le primat de la sensation esthétique sur
la pensée, pour construire ensemble le projet révolutionnaire
de laïciser l’infini. n
                          Bernard Moninot, artiste plasticien.
                                     Château-Chalon 2017

                                                                            Du big bang à la formation du
A
           u XIXe siècle, on ignorait presque tout de la nature     c’est que les étoiles les plus proches de nous se situent à      les galaxies s’empressent de nous quitter comme les ba-
           physique des astres situés au-delà du système            quelques années-lumière, celles du centre de la Voie lactée      teaux d’une régate s’évanouissent à l’horizon peu après le
           solaire, tout comme on ne soupçonnait pas ce qu’il       à quelques dizaines de milliers, et les galaxies les plus        départ de la course. Pour la première fois, l’humanité sait
y avait à découvrir par-delà les océans quelques siècles plus       proches à plusieurs millions d’années-lumière ! Notre            qu’il y a une limite naturelle à son savoir.
tôt. Si l’invention du télescope a été cruciale pour les progrès    connaissance de l’Univers vient encore assombrir un peu              Si l’exploration physique de la totalité de l’espace cos-
de la science, notre connaissance a également progressé             plus nos espoirs d’exploration, car nous savons désormais        mologique est sans espoir, l’observation du passé par nos
grâce au lancement de sondes spatiales vers les confins du          depuis les travaux d’Edwin Hubble (1929) que l’Univers           fenêtres de bagnard est fascinante et les cosmologues sont
système solaire, tout comme les grandes expéditions navales         est en expansion : il s’étire perpétuellement. Cela signifie     de véritables archéologues de salon. Dans un Univers en
ont permis d’explorer les contours des nouveaux continents.         qu’au-delà d’une certaine distance, la lumière d’un objet as-    expansion, regarder le passé revient à regarder l’Univers
    L’histoire de l’exploration de l’Univers, dont le résultat      trophysique lointain ne peut plus nous parvenir car au fur       se contracter, les galaxies se rapprocher, la matière se
le plus remarquable est la formulation du modèle cosmolo-           et à mesure qu’elle se rapproche de nous, l’expansion nous       densifier. L’Univers primordial était bien différent, il y a
gique standard, est en revanche bien différente. Elle ressem-       en éloigne. Non seulement on ne peut que regarder, mais          14 milliards d’années, et ressemblait à une soupe de parti-
ble bien plus à celle d’un bagnard condamné à perpétuité            on ne pourra observer l’Univers que jusqu’à une certaine         cules très chaude. Plus nous remontions le temps, et plus
sur l’île du Diable, qui chercherait à comprendre l’océan à         distance, appelée horizon cosmologique, même avec les            la matière était dense et chaude, au point que très loin dans
travers les trois petites fenêtres de son obscure cellule.          meilleurs télescopes du monde ! Cela nous condamne à ne          le passé la température et la densité des particules furent
L’année-lumière est par définition la distance parcourue par        saisir que la partie observable tout comme le bagnard ne         théoriquement infinies. Cet infini n’est que mathématique,
la lumière en un an. Dès lors, depuis qu’Albert Einstein a          pourra jamais voir l’océan au-delà de quelques dizaines de       et il apparaît dans le modèle cosmologique extrapolé à ses
expliqué dans sa théorie de la relativité (1905) que la célérité    kilomètres en raison de la rotondité de la Terre, quand bien     limites et signifie que l’on atteint les limites de notre en-
de la lumière était une vitesse maximale, indépassable, pour        même il fabriquerait un télescope avec sa gamelle métal-         tendement. Le domaine de validité de nos théories est dé-
tous les objets physiques, l’année-lumière est devenue la           lique pour tenter d’y voir plus loin. Aucun espoir n’est per-    passé. Cette limite théorique est appelée big bang, et c’est
distance au-delà de laquelle il est vain de chercher à se ren-      mis car, fait aggravant, l’expansion de l’Univers ne fait        là que se portent les efforts des chercheurs lorsqu’ils étu-
dre sur place, en un an. Si cette limite est problématique          qu’accélérer, si bien que notre univers observable se réduit :   dient l’Univers dit primordial.

6 . LES LETTRES        FRANÇAISES      . J A N V I E R 2019.
Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth - Les Lettres françaises
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE

                                                                                                                                             notre deuxième fenêtre d’observation depuis leur détection
                                                                                                                                             par Penzias et Wilson en 1964. Ils nous apprennent qu’il y
                                                                                                                                             a treize milliards d’années, la soupe était une purée bien
                                                                                                                                             mixée avec des petits grumeaux hérités du big bang, c’est-
                                                                                                                                             à-dire des zones plus denses en matière et qui sont à l’ori-
                                                                                                                                             gine des grandes structures de l’Univers.
                                                                                                                                                 Ces grumeaux ne firent que grandir, car depuis cette
                                                                                                                                             époque plus rien n’empêche la matière de tomber là où il
                                                                                                                                             y en a déjà plus que la moyenne, la gravitation remplissant
                                                                                                                                             sa sourde besogne de rassembler, d’amasser, de construire
                                                                                                                                             peu à peu la toile cosmique que l’on observe à travers les
                                                                                                                                             relevés de millions de galaxies, notre troisième fenêtre. Les
                                                                                                                                             premières étoiles se formèrent là où la matière s’effondrait
                                                                                                                                             le plus et l’Univers s’illumina peu à peu de toutes ces nou-
                                                                                                                                             velles sources de lumière au sein des premières galaxies.
                                                                                                                                             Si la cosmologie a permis d’atteindre une vision cohérente
                                                                                                                                             de la formation des structures, le prix à payer a été l’intro-
                                                                                                                                             duction dans le modèle standard d’un nouveau type de ma-
                                                                                                                                             tière sensible à la gravité mais sans interaction avec la
                                                                                                                                             lumière ni la matière ordinaire, la fameuse matière noire.
                                                                                                                                             Elle est nécessaire pour expliquer la croissance des gru-
                                                                                                                                             meaux car en s’effondrant elle les aide à grossir, et on re-
                                                                                                                                             trouve son influence gravitationnelle dans les trajectoires
                                                                                                                                             des étoiles au sein des galaxies. Encore une fois la science
                                                                                                                                             est capable de préciser les contours de ce qu’elle ne sait
                                                                                                                                             pas, mais cette fois-ci aucun obstacle fondamental ne s’op-
                                                                                                                                             pose à ce que l’on découvre un jour de quoi est faite cette
                                                                                                                                             matière noire.
                                                                                                                                                 Enfin, on sait depuis le milieu du XXe siècle que les
                                                                                                                                             étoiles tirent leur énergie des réactions de fusion nucléaire
                                                                                                                                             en leur centre, qui transforment les simples noyaux d’hy-
                                                                                                                                             drogène en élément plus lourds, et elles le font d’autant plus
                                                                                                                                             rapidement qu’elles sont massives. Les petites étoiles éclai-
                                                                                                                                             rent donc peu et pendant des milliards d’années tandis que
                                                                                                                                             les grosses brillent considérablement mais meurent beau-
                                                                                                                                             coup plus rapidement, en rejetant dans leur environnement
                                                                                                               Carte du fond du ciel,
                                                                                             dont l’émission est due au rayonnement          tous les éléments chimiques lourds synthétisés au cours de
                                                                                   relique de la phase chaude et dense qui témoigne          leur vie et de leur mort explosive. Ces débris peuvent en-
                                                                                  des premiers instants de l’univers. Cette émission         suite servir à former d’autres étoiles et leur cortège de pla-
                                                                      en tout point du ciel a été obtenue dans l’infra rouge lointain
                                                                      par la mission satellitaire Planck en 2015. L’ovale représente         nètes comme notre système solaire en est un exemple, avec
                                                                     la sphère céleste et la palette de couleurs traduit les variations      notre Terre composée essentiellement d’éléments lourds,
                                                                            d’émission des grumeaux primordiaux qui vont croître             comme le fer ou le carbone, glanés dans ces déchets.
                                                                                  et donner naissance aux étoiles et aux trous noirs.
                                                                                                                                                 La dernière évolution cosmologique est celle de l’ob-
                                                                                                           Image ESA/Planck collaboration.
                                                                                                                                             servation de l’accélération de l’expansion de l’Univers

système solaire                                                                                                                              (1998) grâce aux catalogues de supernovae, ces explosions
                                                                                                                                             d’étoiles en fin de vie. S’agit-il de la structure même de la
                                                                                                                                             gravité qui est répulsive, ou bien d’une matière d’un type
                                                                                                                                             nouveau dont la pression est négative ? Ce phénomène sur-
       Pour fouiller notre passé, nous disposons nous aussi de     milliard de degrés. En trois minutes, les réactions de fusion             prenant ne se manifeste que depuis quelques milliards
   trois fenêtres donnant sur l’Univers. La première, la nu-       nucléaire produisirent tellement d’hélium qu’il constituait,              d’années et comme il faut bien nommer ce que l’on ignore,
   cléosynthèse primordiale, s’ouvre sur l’Univers quelques        et constitue toujours, un quart de la masse des noyaux ato-               on l’appelle énergie noire en l’incorporant dans le modèle
   secondes après le big bang. La seconde, le rayonnement          miques de l’Univers, le reste étant composé de noyaux                     cosmologique, noir prenant ici non pas la valeur d’une cou-
   fossile, s’ouvre quelques centaines de milliers d’années        d’hydrogène, c’est-à-dire de protons isolés. L’observation                leur mais celle de la crainte de ne pas comprendre.
   après. Enfin, la troisième fenêtre est constituée par les ob-   dans le milieu intergalactique actuel de l’abondance de                       Grâce à ce modèle, la démarche scientifique a repoussé
   servations des galaxies et leur cartographie, et s’ouvre sur    l’hélium, ainsi que de quelques autres éléments chimiques                 la frontière de la connaissance de manière considérable et
   l’Univers récent, c’est-à-dire quelques milliards d’années      légers synthétisés en faible quantité pendant cette phase,                nous savons précisément les points qui nous échappent, à
   après le big bang. C’est la cohérence de ce que l’on observe    constitue notre première fenêtre d’observation.                           savoir la physique du big bang initial, la nature de la ma-
   depuis ces trois fenêtres qui rend le modèle cosmologique           Pendant les premières centaines de milliers d’années qui              tière noire et celle de l’énergie noire. Le XXIe siècle ne sera
   standard robuste. Il est ainsi passé du statut d’hypothèse,     suivirent, les noyaux d’hydrogène et d’hélium ne pouvaient                pas trop long pour éclaircir ces mystères. Mais nous pou-
   au milieu du XXe siècle, à celui de fait scientifique bien      se lier aux électrons pour former des atomes, car les pho-                vons d’ores et déjà affirmer que nous disposons d’une vi-
   établi, tout comme l’étude des fossiles et des couches géo-     tons de cette soupe primordiale les en empêchaient.                       sion de l’Univers robuste nous permettant de nous poser
   logiques a mené à une connaissance avancée de l’évolution       Lorsque la température devint inférieure à quelques mil-                  des questions inenvisageables il y a encore 50 ans, à tel
   des espèces vivantes et de la Terre.                            liers de degrés, environ celle des couches externes du So-                point que nous percevons même la frontière qui sépare la
       Une fraction de seconde après le big bang, la tempéra-      leil, les atomes purent alors se former. Les photons devenus              partie de l’Univers observable du reste inobservable et à
   ture était descendue à quelques milliers de milliards de de-    trop peu énergétiques ne pouvaient plus les ioniser et ils se             jamais inaccessible à notre connaissance. Ce n’est pas un
   grés et les protons et neutrons purent se former à partir de    mirent à voyager librement dans l’univers devenu transpa-                 cauchemar, nous sommes bien au bagne, mais la cellule est
   la soupe de quarks de l’Univers primordial. La nucléosyn-       rent. Et depuis cette époque ils se propagent librement cha-              dorée et la vue est magnifique. n
   thèse, qui décrit la formation des noyaux légers à partir       cun dans leur direction, si bien que l’Univers encore                                                                    Cyril Pitrou,
   de l’assemblage de neutrons et de protons, put alors avoir      aujourd’hui est rempli de cette nuée de photons primor-                                     cosmologue, chargé de recherche au CNRS
   lieu peu après, lorsque la température était de l’ordre du      diaux que l’on appelle rayonnement fossile, et qui constitue                                         Institut d’astrophysique de Paris

                                                                                                                                                 LES LETTRES       FRANÇAISES     . J A N V I E R 2019 . 7
Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth - Les Lettres françaises
SPÉCIAL ASTROPHYSIQUE

          La Terre :
 une planète exceptionnelle ?
N
          ous venons de vivre une révolution scientifique         légère baisse du flux solaire entraîne une baisse globale
          sans précédent. Il a enfin été démontré que la plu-     des températures, avec pour effet d’augmenter la surface
          part des étoiles de notre Galaxie sont entourées de     couverte par les glaces et la neige. Ces surfaces glacées et
planètes, et même de planètes rocheuses, comme la Terre.          brillantes ont pour caractéristique de réfléchir le rayonne-
Des centaines de milliards de planètes nous entourent.            ment solaire vers l’espace et d’amplifier le refroidissement
Si le grand public s’y attendait, nourri par la science-fic-      de la planète. Les températures baissent partout de plu-
tion, l’information est scientifiquement majeure et apporte       sieurs dizaines de degrés, la glace remplace l’eau liquide
un premier élément de réponse à la question millénaire :          sur la planète, et ce même si on replace la Terre sur son
y a-t-il ailleurs d’autres Terres propices à la vie ?             orbite d’origine...
    La vie telle que nous la connaissons – et telle que nous          Ces résultats suggèrent non seulement que la Terre sem-
pouvons l’imaginer – se fonde sur la chimie du carbone            ble être exactement à bonne distance du Soleil, mais que
dans l’eau liquide. Sur Terre, partout où il y a de l’eau         toute planète couverte d’eau peut être sujette à des instabi-
liquide la vie est active, et la biologie s’arrête dès qu’elle    lités climatiques irréversibles, lorsque par exemple la lumi-
est absente. Cette vie a pu se développer, envahir notre pla-     nosité de son étoile varie. Or la luminosité du Soleil a varié
nète et transformer l’environnement de la surface de la Terre     de plus de 25 % depuis que la vie est apparue il y a environ
en profitant d’une source d’énergie sans équivalent : le          4 milliards d’années. Pourtant les relevés géologiques mon-
rayonnement solaire exploité grâce à la photosynthèse.            trent que l’eau liquide a presque toujours coulé sur notre
Ainsi, c’est la présence ininterrompue d’eau liquide en sur-      planète. Comment la Terre a-t-elle pu s’en sortir ?
face pendant des milliards d’années qui caractérise notre             En fait, il existe sur Terre des mécanismes régulateurs
monde, et qui a permis notre existence.                           du climat à long terme. Par exemple, le « cycle géochi-
    Dans notre système solaire, la Terre est exceptionnelle       mique des carbonates-silicates » semble capable de réguler
de ce point de vue. Certes, l’exploration spatiale a révélé       la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère afin
que de nombreuses lunes glacées comme Europe,                     d’assurer en permanence un effet de serre suffisant pour
Ganymède (autour de Jupiter) ou Encelade et Titan (autour         maintenir l’eau à l’état liquide. En effet, le gaz carbonique
de Saturne) abritent sous leur surface des couches d’eau          (CO2) de l’atmosphère est en permanence dissous par
liquide. Cependant, ces océans cachés restent dans les            l’eau de pluie qui ruisselle sur les continents. Transporté
ténèbres. Rien n’indique pour l’instant que des formes de         dans les océans, l’essentiel de ce CO2 réagit avec les autres
vie ont pu apparaître. De tels mondes sont peut-être abon-        produits du lessivage des continents, et se retrouve sous
dants dans l’Univers, mais on peine à imaginer comment            forme de roches calcaires sur le plancher océanique. En
une vie complexe pourrait s’y développer, et surtout com-         cas d’un affaiblissement de la luminosité solaire, cette dis-
ment la détecter à distance.                                      parition du CO2 et la suppression de son effet de serre se-
    Nos voisines Mars et Vénus sont aujourd’hui des pla-          rait fatale au climat tempéré. Heureusement, sur Terre, le
nètes arides où l’eau liquide ne peut se former en surface.       phénomène de tectonique des plaques entraîne en perma-
Il n’en a pas toujours été ainsi. L’étude de la surface de Mars   nence le plancher océanique en profondeur sous les conti-
a ainsi révélé que dans sa jeunesse, il y a plus de trois mil-    nents, où pression et température deviennent très élevées.
liards d’années, la planète était couverte de lacs et de          Là, le CO2 gazeux est reformé et recyclé dans l’atmo-
rivières d’eau liquide qui ont laissé des traces dans sa géo-     sphère via les volcans. À l’échelle géologique, ce cycle
logie. Mars était alors propice à la vie, mais cela n’a pas       contrôle la quantité de CO2 présent dans l’atmosphère et
duré. Probablement à cause de sa petite taille (la moitié de      son effet de serre, car si la production de CO2 atmosphé-
la Terre), Mars a perdu l’essentiel de son atmosphère et une      rique par les volcans est à peu près constante, sa consom-
partie de son eau. Vénus, elle, fait la même taille que la        mation par dissolution dans l’eau liquide dépend
Terre. Cependant, elle est un peu plus proche du Soleil et        directement de l’intensité des précipitations, elles-mêmes
on peut calculer que si la Terre se trouvait à sa place, le       d’autant plus fortes que les températures sont élevées. En
rayonnement solaire chaufferait les océans au point de les        particulier, quand la Terre se couvre de glace (les archives
vaporiser. Pour être propice à la vie et à son évolution, il      géologiques indiquent que cela est arrivé brièvement à
faut conserver une atmosphère adaptée, et rester à la bonne       plusieurs reprises au cours de son histoire), le CO2 issu        mouvement. Et que dire de Vénus qui a la même taille que
distance de son étoile : ni trop près (sinon toute l’eau serait   des volcans s’accumule dans l’atmosphère sans pouvoir            la Terre ? Cette fois il semble que c’est le manque d’eau
sous forme de vapeur), ni trop loin (il n’y aurait que de la      se dissoudre dans l’eau gelée. En quelques millions d’an-        dans le manteau qui augmente la viscosité et empêche la
glace). La Terre semble exactement à la bonne distance,           nées, une épaisse atmosphère de CO2 se forme, l’effet de         tectonique des plaques. Pourquoi la Terre a t-elle un man-
mais est-ce une coïncidence heureuse ? Resterait-elle pro-        serre associé fait fondre la glace, et la Terre est sauvée...    teau plus hydraté que Vénus, pas trop visqueux, et donc pro-
pice à la vie si son orbite était légèrement différente ?             Notre planète bénéficie donc d’un véritable thermostat       pice à la tectonique des plaques ? Plusieurs hypothèses sont
    On peut effectuer virtuellement l’expérience de déplacer      géophysique, rendu possible par le phénomène de tecto-           avancées. Cela pourrait être le fruit d’un hasard exception-
la Terre en modélisant numériquement le climat dans un or-        nique des plaques. Est-ce que ce phénomène est probable          nel, comme par exemple un impact tardif avec une proto-
dinateur. Les résultats sont surprenants : si la Terre est rap-   sur les autres planètes ? Nous ne le savons pas. Dans le sys-    planète, après la formation de la Terre.
prochée du Soleil de 5 %, l’accroissement de l’insolation         tème solaire seule la Terre en « bénéficie ». Les corps plus        D’autres particularités rares de la Terre ou du système
tend à évaporer l’eau à la surface et la proportion de vapeur     petits, comme Mars, semblent se refroidir trop vite pour que     solaire pourraient aussi avoir joué un rôle déterminant dans
d’eau dans l’atmosphère augmente. Cette vapeur d’eau ac-          l’activité géophysique interne (« la convection du man-          son environnement favorable : la présence de la Lune qui
croît considérablement l’effet de serre. Elle renforce le         teau ») soit suffisamment intense pour briser la croûte ex-      stabilise l’inclinaison de l’axe de rotation (et donc le climat),
réchauffement de la planète, ce qui amplifie d’autant plus        terne et générer le mouvement des plaques. Sur les planètes      un champ magnétique planétaire fort (qui protège des par-
l’évaporation. Le climat s’emballe. Inexorablement, les           rocheuses plus grosses que la Terre (il n’y en a pas dans le     ticules énergétiques chargées), l’existence de Jupiter comme
océans se vaporisent et l’eau liquide disparaît de la surface     système solaire, mais on peut les modéliser), les calculs in-    « protection » contre les bombardements météoritiques (les
de la planète, comme sur Vénus.                                   diquent que la pression interne est telle qu’elle augmente la    systèmes stellaires configurés comme le système solaire
    À l’inverse, si on éloigne la Terre de 5 % du Soleil, la      viscosité du manteau de la planète, ce qui empêche aussi le      sont relativement rares), etc. On peut même s’interroger sur

8 . LES LETTRES       FRANÇAISES      . J A N V I E R 2019.
Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth - Les Lettres françaises Pourquoi le Cosmos ? par Daniel Kunth - Les Lettres françaises
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