Poussés au-delà de nos limites - RAPPORT - Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d'Ebola de l'Histoire - Médecins Sans ...

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Poussés au-delà de nos limites - RAPPORT - Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d'Ebola de l'Histoire - Médecins Sans ...
RAPPORT

Poussés au-delà de
nos limites
Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d’Ebola de l’Histoire
Poussés au-delà de nos limites - RAPPORT - Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d'Ebola de l'Histoire - Médecins Sans ...
Sommaire
                                                       Au cours des douze derniers mois, des milliers de travailleurs
5    Tirer la sonnette
                                                       de la santé ont risqué leur vie pour venir en aide aux patients
     d’alarme
                                                       et lutter contre l’épidémie d’Ebola tout en étant confrontés à la
9    Une coalition mondiale                            stigmatisation et à la peur au sein même de leur communauté.
     de l’inaction                                     La vulnérabilité du personnel médical à Ebola est une double
                                                       tragédie car le virus tue les personnes censées enrayer sa
14   Dernier espoir de                                 progression. À ce jour, près de 500 travailleurs de la santé ont
     contrôler l’épidémie                              succombé à Ebola en Guinée, au Libéria et en Sierra Leone.
17   Pas de remède…
     mais des soins                                    À travers ce rapport, nous rendons hommage à nos 14 collègues
                                                       de MSF qui ont perdu la vie en Guinée, en Sierra Leone et au
22   Et ensuite ?
                                                       Libéria au cours de l’épidémie. Leur disparition est une grande
24   Carte de la région                                perte et nous tenons à exprimer notre plus profonde sympathie à
                                                       leurs familles et à leurs amis.

 Patients Ebola                                        Centres Ebola                                                   Dépense

                                                        'HSXLVOHGpEXWGHO·pSLGpPLHHQ$IULTXHGHO·2XHVW06)
                                                                                                                       (Q06)DGpSHQVp euros dans sa lutte
            8.351 personnes admises dans les centres    a mis sur pied FHQWUHVGHSULVHHQFKDUJHG·(ERODHW
                                                                                                                       FRQWUH(EROD
            GHSULVHHQFKDUJHG·(ERODGH06)           de transit*
                                                        Sierra Leone             Guinée               Libéria
                                                                                                                        Libéria

                                                                                                                                            Sierra
                                                                                                                                            Leone

                                                                                                                                                                   Guinée
            4.962FDVG·(ERODFRQÀUPpV

            2.329 personnes guéries dans nos centres
            GHSULVHHQFKDUJHG·(EROD

                                                        * Les centres de transit accueillent, pour une courte durée,   789 668HXURVRQWpWpGpERXUVpVSRXUOH0DOLOH1LJpULD
                                                        les patients attendant leurs résultats sanguins. Si les        et le Sénégal.
                                                        tests se révèlent négatifs, ils peuvent partir ; dans le cas
                                                        contraire, ils seront transférés dans un centre de prise en
                                                        FKDUJHG·(EROD

PHOTO DE COUVERTURE
5 octobre 2014, centre de traitement
de Monrovia, au Libéria. Revêtu d’un
équipement de protection, un membre du
personnel médical de MSF porte un
enfant soupçonné d’être atteint d’Ebola.
© John Moore/Getty Images

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Poussés au-delà de nos limites - RAPPORT - Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d'Ebola de l'Histoire - Médecins Sans ...
s’ajoutant aux décès directement impu-

                             Introduction                                                                                tables à Ebola.

                                                                                                                         Un an plus tard, le climat de peur et l’am-
                                                                                                                         pleur de la désinformation continuent à
                                                                                                                         limiter la capacité du personnel soignant
                                                                                                                         à éradiquer le virus. En Sierra Leone,
                             Un an après le début de l’épidémie d’Ebola la plus meurtrière                               des foyers actifs persistent, tandis qu’en
                                                                                                                         Guinée, le personnel de santé a essuyé
                             de l’Histoire, au moins 24.000 personnes ont été infectées par                              de violentes attaques en raison de la
                             le virus et plus de 10.000 d’entre elles ont perdu la vie. Ebola a                          méfiance et de la peur toujours bien pré-
                             détruit des vies et des familles, laissant de profondes cicatrices,                         sentes au sein de la population. Fait plus
                             et a déchiré le tissu social et économique de la Guinée, du Libéria                         encourageant : parmi les pays touchés,
                                                                                                                         le Libéria a enregistré le plus net recul
                             et de la Sierra Leone.
                                                                                                                         du nombre de cas. Toutefois, le risque
                             Le virus a fait son chemin à travers ces      Malgré cette tragédie, le monde a, dans       d’une nouvelle flambée subsistera tant
                             trois pays, atteignant une propagation        un premier temps, ignoré les appels à         qu’Ebola continuera à se propager en
                             géographique sans précédent. La peur          l’aide, puis s’est décidé à réagir sur le     Guinée et en Sierra Leone, pays voisins.
                             et la panique se sont abattues sur la po-     tard. Dans l’intervalle, plusieurs mois
                             pulation, les malades et leurs familles       ont été perdus et de nombreux malades         Un défi d’envergure nous attend encore.
                             ont sombré dans le désespoir et le per-       sont morts. Nul ne connaît le nombre          Pour pouvoir déclarer la fin de l’épi-
                             sonnel de santé national ainsi que les        exact de décès provoqués par l’épidémie.      démie, nous devons identifier jusqu’au
                             équipes de MSF se sont retrouvés dé-          En effet, suite à l’effondrement – consé-     dernier cas. Il nous faut pour cela faire
                             bordés et épuisés. Les soignants, qui ne      cutif à l’épidémie – des services de santé,   preuve d’une méticulosité pratiquement
                             disposent d’aucun traitement pour com-        les décès dus aux cas de paludisme non        inédite dans le domaine des interven-
                             battre la maladie, ne sont ni formés ni       traités, aux accouchements compli-            tions humanitaires médicales sur le ter-
                             préparés au fait de perdre au moins 50%       qués et aux accidents de la circulation       rain. Nous ne pouvons nous permettre ni
                             de leurs patients.                            ont considérablement alourdi le bilan,        erreurs ni complaisance, car le nombre
                                                                                                                         de nouveaux cas par semaine reste plus
                             Centre de traitement de MSF à Kailahun, en Sierra Leone. Une équipe médicale s’apprête à    élevé que lors de toutes les épidémies
                             entrer dans la zone à risque.                                                               précédentes. Les succès engrangés
© Sylvain Cherkaoui/Cosmos

                                                                                                                                                             3|
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dans une zone, en termes de recul du
nombre de cas, peuvent se voir rapide-         UNE ANNÉE TRISTEMENT EXCEPTIONNELLE
ment anéantis par une recrudescence
                                               Bien que MSF ait contribué à endiguer, avec d’autres, les épidé-
subite et inattendue dans une autre
région.                                        mies d’Ebola dans neuf pays au cours des 20 dernières années,
                                               l’épidémie qui sévit en Afrique de l’Ouest s’est révélée d’une
Beaucoup de questions mais peu                 ampleur catastrophique, unique dans l’histoire. Depuis un an,
de réponses simples
                                               MSF a été poussée au-delà de ses limites et a dû déployer une
Un an après le début de l’épidémie, de
                                               réponse marquée par un grand nombre de mesures inédites
très nombreux points d’interrogation
subsistent. Comment l’épidémie a-t-            pour l’organisation, bien souvent prises dans des circonstances
elle pu devenir si incontrôlable? Pour-        tragiques et difficilement descriptibles.
quoi la communauté internationale a-t-         Pour la première fois :
elle tant tardé à prendre conscience de
la gravité de la situation et à réagir ? Que   ∙   Nous avons perdu autant de patients      ∙   Lorsque les services nationaux
peut-on mettre sur le compte de la peur,           à cause d’ Ebola (2.547 décès). Cette        d’inhumation ont été débordés par
de l’absence de volonté politique et d’ex-         hécatombe a été un véritable choc            le nombre de décès, nous avons
pertise, ou d’une combinaison funeste              pour les équipes de MSF. Même                acheminé et construit des inciné-
de ces trois facteurs ? Les choix opérés           dans la plupart des zones de guerre,         rateurs pour brûler des corps à
par MSF étaient-ils les meilleurs ? Com-           perdre un si grand nombre de                 Monrovia.
ment notre organisation aurait-elle pu             patients en si peu de temps est inouï.   ∙   Nous avons distribué à près de
faire plus et sauver davantage de vies ?       ∙   Nous avons vu des collègues de MSF           600.000 habitants de Monrovia
Qu’avons-nous appris de cette épidémie             infectés par Ebola. 28 sont tombés           quelques 70.000 kits de protection et
et que faudra-t-il faire différemment à            malades et 14 ont succombé au virus.         désinfection à domicile.
l’avenir ? Beaucoup de questions mais          ∙   Nous avons dû refuser d’admettre         ∙   Nous avons distribué des médica-
peu de réponses simples.                           des malades atteints d’Ebola,                ments contre le paludisme à plus de
                                                   lorsque notre centre de prise en             650.000 personnes à Monrovia et à
Les équipes de MSF sont encore absor-              charge de Monrovia a été saturé par          1,8 million de personnes à Freetown.
bées par la lutte contre l’épidémie. Il est        le nombre de patients.                   ∙   Nous avons construit un centre de
difficile de tirer des conclusions défini-     ∙   Nous avons répondu à une épidémie            maternité spécialisé pour accueillir
tives sans avoir le recul nécessaire pour          de fièvre hémorragique virale                les femmes enceintes souffrant
procéder à un examen critique détaillé             d’une ampleur sans précédent dans            d’Ebola.
de la situation. Ici nous présentons les           plusieurs pays en même temps :           ∙   Nous avons entrepris le plus vaste
premières réflexions sur l’année écoulée           Ebola en Guinée, en Sierra Leone,            effort de transfert de connaissances
et décrivons les moments clés et les               au Libéria, au Nigeria, au Mali et au        de l’histoire de MSF en dispensant,
principaux défis d’après le point de vue           Sénégal, plus une épidémie d’Ebola,          dans nos sièges, une formation aux
du personnel de MSF. Des analyses plus             sans lien avec l’épidémie principale,        procédures sécurisées de prise en
approfondies suivront très certainement.           en République Démocratique du                charge d’Ebola à 800 membres du
                                                   Congo et une épidémie de fièvre de           personnel de MSF ainsi qu’à 250
Ce rapport repose sur plusieurs di-                Marburg en Ouganda.                          membres du personnel d’autres
zaines d’entretiens, qui nous ont permis       ∙   Nous avons répondu à une épidémie            organisations, comme l’Organisation
de recueillir des instantanés de la réa-           d’Ebola couvrant une zone géo-               Mondiale de la Santé, le Center for
lité vécue par nos équipes sur le ter-             graphique si vaste et touchant des           Disease Control (CDC) américain,
rain et au niveau du siège depuis un an.           centres urbains densément peuplés.           et d’autres organisations comme
Nous avons été mis à l’épreuve, poussés        ∙   Nous avons dû détacher des                   IMC - International Medical Corps,
au-delà de nos limites, et nous avons              ressources humaines d’autres                 GOAL, Save the Children et la Croix-
commis notre part d’erreurs.                       projets d’urgence MSF. Le personnel          Rouge française, entre autres. Des
                                                   international et national détaché du         centaines d’autres personnes ont par
Un autre constat s’impose : personne               siège et d’autres projets MSF dans           ailleurs été formées sur le terrain.
n’était préparé à la propagation ni à              le monde s’élève à 213 personnes sur     ∙   Nous avons démarré des essais cli-
l’ampleur cauchemardesques de l’épi-               les 1.300 volontaires internationaux         niques de traitements et de vaccins
démie d’Ebola. Sa nature exception-                déployés pour combattre Ebola.               expérimentaux en pleine épidémie.
nelle a montré l’inefficacité et la len-       ∙   Nous avons ouvert un centre de           ∙   Nous avons pris la parole devant
teur des systèmes de santé et de l’aide            prise en charge d’Ebola doté de              l’Assemblée Générale des Na-
humanitaire dans leur réponse aux ur-              250 lits. Par le passé, le plus grand        tions Unies, pour alerter les États
gences. Sous les yeux du monde entier,             centre que nous avions construit pour        membres sur le fait que le monde
les pratiques habituelles ont vite révélé          répondre à une épidémie d’Ebola              était en train de perdre la bataille
leur insuffisance, une inadéquation de             d’envergure comptait 40 lits.                contre Ebola.
moyens qui s’est soldée par des milliers
de morts. Quelles leçons pourrons-nous
tirer de ces erreurs ?

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Poussés au-delà de nos limites - RAPPORT - Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d'Ebola de l'Histoire - Médecins Sans ...
Tirer la sonnette d’alarme
                             « Sans précédent », « hors de contrôle » : la guerre des mots

                             Une « mystérieuse maladie »                 plus approfondi, j’ai dit à mes collègues :   formation du personnel médical local
                             Le 14 mars, le Dr. Esther Sterk, du bu-     Nous avons manifestement affaire à une        aux mesures de protection personnelle,
                             reau de MSF de Genève, est informée         fièvre hémorragique virale. Nous de-          sensibilisation au virus dans les commu-
                             d’une « mystérieuse maladie » dont fait     vrions nous préparer à une épidémie           nautés locales, enterrements sécurisés
                             état le ministère de la santé guinéen.      d’Ebola, même si cette maladie n’a ja-        et organisation d’un service d’ambu-
                             Plusieurs membres du personnel mé-          mais été signalée dans cette région. »        lances. Peu après, le Dr. Van Herp rejoint
                             dical ayant traité les malades sont dé-                                                   l’équipe pour initier le dépistage, recher-
                             cédés et la mortalité est très élevée.      Trois équipes d’urgence de MSF sont dé-       cher les cas suspects dans la région et
                             Soupçonnant un foyer de fièvre hémorra-     ployées sur-le-champ, une de Genève           surveiller la propagation du virus afin de
                             gique virale Lassa, elle transmet le rap-   et une de Bruxelles, les deux dotées de       de la contenir.
                             port décrivant les symptômes des cas au     renforts et de matériel. La troisième, une
                             Dr. Michel Van Herp, épidémiologiste en     équipe de MSF basée en Sierra Leone et        Le 21 mars, tard dans la soirée, arrive la
                             chef pour les fièvres hémorragiques vi-     ayant déjà eu à traiter des fièvres hémor-    confirmation du laboratoire ayant ana-
                             rales au siège de MSF à Bruxelles.          ragiques, est redirigée de l’autre côté de    lysé les échantillons envoyés en Eu-
                                                                         la frontière. Équipée de matériel de pro-     rope. Le 22, le ministère guinéen de la
                             « Dans ce rapport médical, l’élément        tection, elle est la première à arriver à     santé déclare officiellement l’épidémie
                             qui a tout de suite attiré mon attention,   Guéckédou, en Guinée, le 18 mars.             d’Ebola.
                             c’était les hoquets, un symptôme ty-
                             piquement associé à Ebola », se sou-        Se fiant à ses premières impressions,         Une propagation sans précédent
                             vient le Dr. Van Herp. « Après un examen    l’équipe lance immédiatement les acti-        Le travail d’enquête des épidémiolo-
                                                                         vités prioritaires prévues en cas d’épi-      gistes révèle certaines chaînes de trans-
                             Le centre de traitement d’Ebola de MSF à    démie d’Ebola : prise en charge des           mission sans lien entre elles dans dif-
                             Kailahun, en Sierra Leone.                  malades à l’hôpital de Guéckédou,             férentes zones de la Guinée forestière.
© Sylvain Cherkaoui/Cosmos
Poussés au-delà de nos limites - RAPPORT - Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d'Ebola de l'Histoire - Médecins Sans ...
© Amandine Colin/MSF
Guinée, 31 mars.                              des épidémies antérieures et n’est pas         d’identifier les cas et de mener une en-
                                              non plus sans précédent.                       quête. Les symptômes peuvent être fa-
Qui plus est, une grande partie des per-                                                     cilement confondus avec ceux d’autres
sonnes infectées a de la famille au Li-       « Nous avions affaire à l’espèce Zaïre, la     maladies, comme le choléra et le palu-
béria et en Sierra Leone, pays voisins.       souche d’Ebola la plus mortelle, qui se        disme, et les experts formés pour recon-
                                              propageait dans une région non pré-            naître Ebola sont rares, tant au sein de
« Nous commencions à comprendre que           parée, alors que les malades et leurs          MSF que dans le monde en général.
la propagation de cette épidémie était        proches se déplaçaient à une échelle
tout à fait inédite. Quelques jours après     que nous n’avions jamais vue aupara-           Toutefois, les épidémies antérieures
mon arrivée, nous avons reçu une alerte       vant. Même les défunts étaient trans-          étaient apparues, pour l’essentiel, dans
faisant état de cas suspects de l’autre       portés d’un village à l’autre », se souvient   des villages isolés de l’Afrique centrale
côté de la frontière, à Foya, au Libéria      le Dr. Van Herp.                               ou de l’Est, où elles étaient plus faciles
Ensuite, la situation a évolué de mal en                                                     à contenir. Cette nouvelle épidémie
pis : neuf jours plus tard, un cas confirmé   « Nous avons mis en balance le risque          d’Ebola est quant à elle apparue aux
est apparu à 650 km de Guéckédou – à          d’accroître encore la panique par rapport      frontières entre la Guinée, le Libéria et la
Conakry, capitale de la Guinée », raconte     à la certitude que cette épidémie serait       Sierra Leone, frontières perméables que
Marie-Christine Ferir, coordinatrice des      beaucoup plus difficile à contrôler que        les habitants des trois pays franchissent
urgences à MSF.                               toute autre épidémie passée », explique        régulièrement.
                                              le Dr. Van Herp. « Je n’avais quant à moi
Le 31 mars, MSF déclare publiquement          aucun doute quant à l’ampleur sans pré-        La peur et la suspicion face à un virus in-
qu’il s’agit d’une épidémie « sans précé-     cédent de cette épidémie : toutes nos          connu, les pratiques funéraires propices
dent » en raison de la dissémination géo-     sonnettes d’alarme s’étaient déclen-           à la transmission du virus, la méfiance
graphique des cas. Ce qui aujourd’hui pa-     chées dès le départ. »                         vis-à-vis des politiciens, des cas passés
rait évident est jugé, à l’époque, comme                                                     sous silence ou des malades cachés et la
exagéré et alarmiste par beaucoup.            Un virus sans frontières                       faiblesse du système de santé publique,
                                              Depuis plus de trois mois, Ebola se pro-       qui n’a pas les moyens de diagnostiquer
Le 1er avril, l’Organisation mondiale         pageait sans attirer l’attention. Mais il      Ebola et d’y répondre efficacement : au-
de la santé (OMS), par le biais de son        n’est pas rare que cette maladie reste         tant de facteurs qui ont contribué à la
porte-parole principal à Genève, est la       non diagnostiquée pendant un certain           flambée du virus dans toute la région.
première organisation à mettre en doute       temps. Lors des huit précédentes épi-
la déclaration de MSF, arguant que la dy-     démies d’Ebola, près de deux mois en
namique virale ne diffère pas de celle        moyenne avaient été nécessaires avant

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Poussés au-delà de nos limites - RAPPORT - Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d'Ebola de l'Histoire - Médecins Sans ...
Déploiement des équipes MSF en
ordre dispersé
Pendant les deux premières semaines,             LES SIX MESURES CLÉS POUR PARVENIR À
plus de 60 travailleurs internationaux           CONTRÔLER UNE ÉPIDÉMIE D’EBOLA
de MSF ont été déployés en Guinée et
ont mis en place trois centres de prise
en charge Ebola à Guéckédou, Macenta             1. Isoler les patients dans des centres de de prise en charge d’Ebola dotés de
et Conakry, tout en vérifiant les cas sus-          personnel formé, dispenser des soins de soutien et offrir un soutien psycho-
pects et en essayant de mener toutes les            social aux patients et à leurs familles.
autres activités prioritaires « standard »       2. Assurer et promouvoir des inhumations sécurisées au sein des
prévues lors d’une épidémie d’Ebola (voir           communautés.
encadré « Les six mesures clés pour par-         3. Mener des activités de sensibilisation à grande échelle afin d’aider les com-
venir à contrôler une épidémie d’Ebola).            munautés à comprendre la nature de la maladie, les mesures de protection
                                                    et la façon dont elles peuvent aider à freiner sa propagation. Ces activités sont
« Au début, le problème n’était pas le              plus efficaces lorsqu’elles prennent en compte la culture et les traditions des
nombre de cas mais la dissémination des             communautés.
foyers sur de nombreuses zones. Par le           4. Mener et promouvoir une surveillance active et précise de la maladie afin de
passé, comme Ebola restait confiné dans             localiser les nouveaux cas, d’assurer le suivi des voies de transmission pro-
la même zone, nous étions en mesure                 bables et d’identifier les sites qui nécessitent une désinfection méticuleuse.
d’organiser rapidement les opérations            5. Conduire et promouvoir un traçage actif et méticuleux des personnes à
dans la zone en question afin de contenir           risque car ayant été en contact avec des malades. Si les contacts ne sont pas
l’épidémie », explique le Dr. Armand                cartographiés et suivis, l’efficacité de toutes les autres mesures est compro-
Sprecher, spécialiste de santé publique             mise et la maladie continue à se propager.
chez MSF. « Cette fois, les gens se dépla-       6. S’assurer que des soins médicaux restent accessibles pour les patients
çaient beaucoup plus et Ebola a voyagé              ayant besoin de soins non liés à Ebola (paludisme, maladies chroniques,
avec eux. Nous devions donc reproduire              soins obstétriques, etc.). Cette mesure nécessite la mise en œuvre de me-
nos interventions à différents endroits et          sures de protection et de politiques strictes pour les services de santé et leur
déplacer nos quelques soignants expéri-             personnel, en particulier dans les zones où des contacts sont possibles avec
mentés tels des pions d’un jeu d’échec,             des patients atteints d’Ebola.
en tâchant d’évaluer où ils seraient les
mieux placés pour agir rapidement. »

Le 31 mars, des cas sont confirmés au
Libéria. L’une des équipes de MSF en
Guinée est redirigée sur place afin de
créer des centres d’isolement à Mon-
rovia et à Foya, et de former le personnel
de santé. Douze cas seulement sont dé-
clarés en dix jours et, à la mi-mai, la si-
tuation semble être sous contrôle au Li-
béria. Après 21 jours sans nouveaux cas
et une fois le personnel médical local
                                               © Joffrey Monnier/MSF

formé, l’équipe de MSF quitte le pays
pour aller prêter main forte aux équipes
de Guinée.

« Bien que, en mai, nous ayons éga-
lement constaté un recul du nombre
de cas en Guinée forestière, nous res-
tions vigilants, craignant des chaînes de
transmission cachées », commente le Dr.
Van Herp. « Les épidémies d’Ebola sur-        Gbando, en Guinée. Le Dr Michel Van Herp, épidémiologiste chez MSF, explique ce qu’est
viennent souvent par vagues. On peut          Ebola, comment s’en protéger et éviter la transmission.
très bien constater une accalmie dans
une zone et, plus tard, voir le nombre de     confirmés de l’autre côté de la frontière     auraient pour origine la Sierra Leone.
cas repartir à la hausse. Tant que le suivi   avec la Sierra Leone.                         MSF alerte immédiatement le minis-
du dernier contact n’a pas été mené à                                                       tère de la santé et l’OMS à Freetown pour
bout, on ne peut pas crier victoire. »        Un début d’épidémie passé                     qu’ils puissent suivre la situation.
                                              inaperçu en Sierra Leone
Pendant ce temps, tout le monde s’in-         Au milieu et à la fin du mois de mars, on     Dès le début de l’épidémie, l’entreprise
terroge face à l’étrange absence de cas       découvre en Guinée des cas d’Ebola qui        américaine de biotechnologies Metabiota

                                                                                                                                 7|
Poussés au-delà de nos limites - RAPPORT - Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d'Ebola de l'Histoire - Médecins Sans ...
et l’université de Tulane, partenaires de
l’hôpital de Kenema, en Sierra Leone,
aident le ministère de la santé de Sierra
Leone à enquêter sur les cas suspects.
Leurs analyses de laboratoire concluent
à l’absence d’Ebola, tandis que leurs ac-
tivités de surveillance continue semblent
ne pas avoir détecté les cas d’Ebola qui
se sont déclarés dans le pays.

« Nous avions concentré nos res-
sources sur les zones présentant des
cas confirmés en Guinée et au Libéria »,
explique Marie-Christine Ferir. « Nous

                                                                                                                                   © Julien Rey/MSF
ne pouvions pas vraiment nous per-
mettre de mettre en doute les informa-
tions officielles provenant de Freetown
et selon lesquelles les investigations ne
révélaient aucun cas confirmé en Sierra
Leone. »                                      Le centre de traitement d’Ebola de MSF à Guéckédou, en Guinée.

Puis, le 26 mai, le premier cas confirmé      conclusion. Malgré cela, MSF n’était         « Le 21 juin, nous avons à nouveau tiré
est déclaré en Sierra Leone et le minis-      pas préparée à faire face à une situation    la sonnette d’alarme en déclarant pu-
tère de la santé demande à MSF d’inter-       aussi inédite, à la fois en termes d’am-     bliquement que l’épidémie était hors de
venir. MSF donne la priorité à la mise        pleur de l’épidémie et du rôle de premier    contrôle et que, seuls, nous ne pouvions
en place d’un centre de prise en charge       plan dans la lutte contre Ebola qu’elle      pas gérer le grand nombre de nouveaux
d’Ebola à Kailahun, l’épicentre de la         serait appelée à jouer.                      cas et de foyers d’infection », se rappelle
flambée en Sierra Leone à ce moment-là.                                                    le Dr. Bart Janssens, directeur des opé-
Les équipes étant déjà dispersées, et le      Hors de contrôle                             rations à MSF. « Nous demandions le dé-
nombre de cas étant élevé, MSF n’a plus       À la fin du mois de juin, les équipes de     ploiement de personnel médical qualifié,
assez de capacités pour assurer simul-        MSF constatent que le virus se transmet      l’organisation de formations et l’intensi-
tanément des activités de proximité es-       de façon active sur plus de 60 sites de      fication des mesures de sensibilisation
sentielles, comme la sensibilisation et la    Guinée, du Libéria et de Sierra Leone.       et de suivi des contacts. Malheureuse-
surveillance.                                 Confrontées à une épidémie exception-        ment, rien de tout cela ne s’est concré-
                                              nellement virulente et incapables de         tisé après notre appel à l’aide. Nous
« Quand nous avons démarré nos ac-            faire face à tous les besoins, les équipes   avions l’impression de prêcher dans le
tivités à Kailahun, nous nous sommes          cherchent à limiter les dégâts et dédient    désert. »
rendu compte que c’était déjà trop tard. Il   l’essentiel des ressources à la gestion
y avait des malades partout. Nous avons       des centres Ebola. Mais elles ne peuvent      En dépit de la gravité évidente de la si-
construit un centre de 60 lits, et non de     pas déployer l’éventail complet des acti-     tuation, MSF est une nouvelle fois taxée
20, comme celui avec lequel nous avions       vités de lutte contre l’épidémie sur tous     d’alarmisme pour avoir déclaré que
commencé à travailler en Guinée », ra-        les sites concernés.                          l’épidémie est hors de contrôle. Dans le
conte Anja Wolz, coordinatrice du projet                                                    même temps, les autorités gouverne-
d’urgence à MSF. « Comme le ministère         Dans les trois pays, des dizaines de          mentales et les membres de l’OMS en
de la santé et les partenaires de l’hôpital   membres du personnel médical local            Guinée et en Sierra Leone minimisent
de Kenema refusaient de nous commu-           succombent à la maladie. Lors d’une           l’ampleur de l’épidémie en insistant sur
niquer leurs données ou leurs listes de       épidémie d’Ebola, lorsque les struc-          le fait qu’elle est sous contrôle et en ac-
contacts, nous travaillions à l’aveuglette    tures de soins ne sont pas dotées d’un        cusant MSF de provoquer inutilement la
et ce alors que les malades continuaient      système approprié de lutte contre l’in-       panique.
à arriver en nombre. »                        fection, elles sont souvent des terrains
                                              propices à la diffusion du virus, et de-     « À la fin, nous ne savions plus quels
Après une brève période d’espoir, nourri      viennent des lieux dangereux pour le         mots utiliser pour secouer le monde et
par le recul du nombre de cas en Guinée       personnel comme pour les patients.           lui faire comprendre à quel point l’épi-
et au Libéria en mai, l’épidémie cachée       Cette épidémie ne fait pas exception à       démie échappait réellement à notre
en Sierra Leone commence à prendre de         la règle, mais à une échelle jamais ob-      contrôle », se souvient le Dr. Janssens.
l’ampleur et réactive l’épidémie dans les     servée auparavant.
pays voisins.
Aujourd’hui, décrire l’épidémie comme
un événement sans précédent revient à
énoncer une évidence mais, pendant des
mois, MSF a été la seule à arriver à cette

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Poussés au-delà de nos limites - RAPPORT - Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d'Ebola de l'Histoire - Médecins Sans ...
Une coalition mondiale
                       de l’inaction
                        Manque de volonté politique, d’expertise ou simple peur ?
                       Réticences et obstacles                        la Guinée se plaignant de ce que MSF          elles preuve de transparence au sujet de
                        Dans un premier temps, les gouverne-          sème la panique dans le but de récolter       la propagation des cas, mais ne reçoivent
                        ments de Guinée et de Sierra Leone ont        des fonds. En Sierra Leone, en juin, le       que peu d’aide de l’extérieur en réponse
                        été très réticents à admettre la gravité de   gouvernement ordonne à l’OMS de ne            à leurs pressants appels à l’aide. Le gou-
                        l’épidémie, une situation qui a fait obs-     faire état que des décès confirmés par        vernement est accusé à tort d’alarmisme
                        tacle au déploiement d’une réponse ra-        un laboratoire, ce qui, du fait de l’exclu-   par sa propre population qui croit y voir
                        pide. Réaction fréquente en cas d’épi-        sion des cas probables et suspects, a         un stratagème pour l’obtention d’aides
                        démie d’Ebola – et d’ailleurs de toute        pour effet d’alléger le bilan des victimes.   internationales.
                        autre maladie inféctieuse dangereuse          Des obstacles inutiles sont dressés et
                       – les autorités se montrent souvent peu        compliquent la réponse des équipes de         Un manque de leadership
                        enclines à donner l’alarme immédia-           MSF. Celles-ci se voient en effet refuser     L’OMS joue un rôle de premier plan dans
                        tement, par crainte de créer la panique       l’accès aux listes de contacts et doivent     la protection de la santé publique mon-
                        parmi la population, de perturber le          partir de zéro pour déterminer quels vil-     diale. Il est notoire que son expertise ré-
                        fonctionnement du pays ou de faire fuir       lages sont touchés, où et comment elles       side dans son travail normatif et dans les
                        les visiteurs et les investisseurs.           doivent agir.                                 conseils techniques qu’elle dispense aux
                                                                                                                    pays du monde entier. En revanche, elle
                       Le 10 mai, les médias guinéens rap-            Confrontées à l’explosion des cas en été,     arrive difficilement à répondre aux ur-
                       portent une déclaration du président de        les autorités libériennes font quant à        gences et aux épidémies car elle manque
                                                                                                                    de ressources humaines et des capacités
                       Le centre de traitement d’Ebola de MSF à Freetown, en Sierra Leone.                          de préparation nécessaires pour pouvoir
© Yann Libessart/MSF

                                                                                                                                                        9|
Poussés au-delà de nos limites - RAPPORT - Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d'Ebola de l'Histoire - Médecins Sans ...
se déployer rapidement sur le terrain et      Tout comme le CDC, avec ses laboratoires       Certains membres du personnel recrutés
porter assistance aux patients.               et ses épidémiologistes spécialisés,           localement par MSF sont abandonnés
                                              l’OMS a un mandat international pour di-       par leur communauté, chassés de leur
« Lorsqu’il est devenu évident que ce         riger la gestion des urgences mondiales        foyer, leurs enfants sont marginalisés et
n’était pas simplement le nombre de cas       en matière de santé et possède le sa-          empêchés de jouer avec les autres. Le
qui était préoccupant mais plutôt la pro-     voir-faire pour juguler Ebola. Pourtant,       dévouement et le travail acharné de ces
pagation de l’épidémie, des lignes direc-     tant le Bureau régional de l’Afrique que       personnes au cours de l’année écoulée
trices claires auraient dû être établies et   le Siège de l’OMS à Genève n’ont pas ra-       méritent une reconnaissance infinie.
un leadership aurait dû être assumé par       pidement compris la nécessité d’affecter
l’OMS », précise Christopher Stokes, di-      davantage de personnel au travail de           Libéria : un SOS en juin
recteur général de MSF. « Il incombait à      terrain, ni mobilisé des ressources hu-        La fin du mois de juin est marquée par
l’OMS, et non à MSF, de combattre Ebola. »    maines supplémentaires et n’ont pas            une réunion à Genève du Réseau mon-
                                              non plus investi à temps des moyens pour       dial d’alerte et d’action en cas d’épi-
Les informations circulent peu entre les      former davantage de personnel.                 démie (GOARN) de l’OMS, une plateforme
pays et leurs fonctionnaires comptent sur                                                    clé qui rassemble des ressources tech-
l’OMS pour faire la liaison entre eux. Il     « Nous avons mobilisé la totalité de nos       niques et humaines pour répondre aux
faut attendre juillet pour qu’un nouveau      spécialistes des fièvres hémorragiques         épidémies. À cette occasion, MSF insiste
leadership dans les bureaux nationaux         et de notre personnel médical et logis-        sur la nécessité urgente de déployer une
de coordination de l’OMS soit instauré et     tique expérimenté, dont beaucoup sont          réponse efficace dans la région et lance
qu’un centre opérationnel régional soit       retournés à plusieurs reprises en Afrique      un appel vibrant en faveur d’un renforce-
établi à Conakry, en Guinée, dans le but      de l’Ouest . Mais nous ne pouvions être        ment des équipes au Libéria.
de superviser le soutien technique et         partout en même temps et notre rôle
opérationnel apporté aux pays touchés         n’aurait pas dû être de nous charger in-       « J’ai achevé ma présentation à la réu-
par le virus.                                 tégralement de l’organisation de la ré-        nion du GOARN en disant que je recevais
                                              ponse », estime Brice de le Vingne, di-        chaque jour des appels téléphoniques du
Au lieu de se limiter, pendant des mois, à    recteur des opérations à MSF. « MSF ne         ministère de la santé libérien demandant
un soutien consultatif aux autorités na-      dispose pas d’une ‘armée Ebola’ avec une       de l’aide. J’ai dit aussi que MSF n’avait
tionales, l’OMS aurait dû admettre beau-      caserne de personnel en stand-by. Notre        plus de personnel expérimenté à en-
coup plus tôt que cette épidémie néces-       organisation repose sur la disponibilité et    voyer au Libéria pour répondre à ces ap-
sitait le déploiement de moyens plus          l’engagement de nos volontaires. »             pels », se souvient Marie-Christine Ferir.
conséquents sur le terrain. Tous les élé-                                                    « Je me rappelle avoir souligné le fait que
ments à l’origine de la recrudescence de      Pendant ce temps, malgré la stigmati-          nous pouvions encore stopper l’épidémie
l’épidémie en juin étaient déjà présents      sation et la crainte au sein de sa propre      au Libéria en y acheminant de l’aide sans
en mars, mais l’analyse de la situation,      communauté, le personnel médical na-           délai. C’était le début de l’épidémie et
la reconnaissance de sa gravité et la vo-     tional épuisé, relève le défi courageu-        nous avions encore du temps. Même s’il
lonté d’assumer la responsabilité d’une       sement et sans relâche en continuant           a été entendu, cet appel n’a débouché sur
riposte solide ont fait défaut.               le combat quotidien contre l’épidémie.         aucune action. »

Manque d’expertise et de
personnel
Étant donné que les précédentes épidé-
mies d’Ebola s’étaient déclarées à une
échelle beaucoup plus restreinte, le
nombre de spécialistes dans le monde
n’a pas été suffisant pour endiguer cette
nouvelle épidémie.

Pour MSF, la limite la plus lourde de
conséquences est l’insuffisance en
nombre de personnel assez expérimenté
pour faire face à une épidémie d’une telle
ampleur. Les « vétérans » MSF d’Ebola
sont une quarantaine au moment où
                                                                                                                                       © Caitlin Ryan/MSF

l’épidémie éclate. Ils doivent simultané-
ment mettre en place et gérer les opéra-
tions en première ligne, tout en assurant
la formation du personnel inexpéri-
menté. À ce jour, un an après, plus de 1
300 membres du personnel international
et 4 000 du personnel national ont été        Monrovia, au Libéria. Les équipes de construction bâtissent ce qui deviendra ELWA 3, le plus
                                              grand centre de traitement d’Ebola au monde, avec 250 lits.
déployés.

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Je suis horrifié
                                                                                                                         par la taille du
                                                                                                                         centre que nous
                                                                                                             construisons, par les conditions
                                                                                                             effroyables qui y règnent et
                                                                                                             par ce que les gens endurent.
                                                                                                             C’est horrible de voir ce que
                                                                                                             notre personnel doit faire,
                                                                                                             compte tenu des risques et de
                                                                                                             la chaleur. Nous nous battons
                                                                                                             pour soigner ces patients si
                                                                                                             nombreux. Nous essayons

                                                                                        © Caitlin Ryan/MSF
                                                                                                             d’adapter le centre et de
                                                                                                             l’agrandir au fur et à mesure
                                                                                                             de l’accroissement des besoins,
                                                                                                             mais le rythme est impossible
                                                                                                             à tenir. Nous ressentons
Monrovia, au Libéria. Une équipe médicale de MSF discute avec les malades faisant la queue
devant les portes du centre de traitement ELWA 3. L’équipe détermine qui peut entrer dans
                                                                                                             une culpabilité et une honte
la zone de triage en vue d’une potentielle admission au centre.                                              terribles de ne pouvoir offrir
                                                                                                             une réponse adéquate aux
Bien que la coordination entre les ac-           Fin juillet, deux membres du personnel                      besoins des patients.
teurs soit officiellement organisée à la         de Samaritan’s Purse, des Américains,
suite de la réunion du GOARN et de la            contractent le virus. Leur organisation                     Brett Adamson,
réunion régionale à Accra début juillet,         suspend ses opérations dans les deux                        coordinateur terrain de MSF à Monrovia,
on constate un manque évident de lea-            seuls centres de prise en charge Ebola                      août 2014
dership de la part de l’OMS : les décisions      du Libéria, à Monrovia et à Foya, dans le
ne sont pas prises à l’échelle nécessaire        nord-ouest du pays. Personne ne vient
en ce qui concerne l’établissement des           les remplacer pour aider le ministère de
priorités, l’attribution des rôles et des        la santé à soigner les patients.                            ayant reçu seulement deux jours de for-
responsabilités, la redevabilité pour la                                                                     mation intensive. Cela allait être dange-
qualité des actions et la mobilisation des       Ce retrait suscite de douloureuses dis-                     reux mais nous devions trouver le moyen
ressources requises.                             cussions chez MSF. Nous estimons que                        d’intervenir à Monrovia et à Foya. »
                                                 nous fonctionnons déjà à 100 %, avec des
« Les réunions ont eu lieu mais l’action         équipes extrêmement dispersées en                           Les formations s’intensifient au siège de
n’a pas suivi », conclut Mme Ferir.              Guinée et en Sierra Leone. Nous crai-                       Bruxelles et sur le terrain. Nous entre-
                                                 gnons de nous pousser au-delà de nos                        prenons le plus gros travail de transfert
Catastrophe au Libéria                           limites en reprenant la gestion de ces                      de connaissances de l’histoire de MSF,
Fin juin, Lindis Hurum, coordinatrice des        centres. Que se passera-t-il si des er-                     avec pour résultat, la formation de 1.000
urgences MSF, arrive à Monrovia, au Li-          reurs sont commises, que de nombreux                        personnes. Dans le même temps, une
béria. Étant donné le peu de personnel           membres du personnel tombent ma-                            équipe de MSF est déployée à Foya et
expérimenté pouvant encore être dé-              lades et que le projet s’effondre ? Cela                    nous commençons à construire le centre
ployé, sa petite équipe de trois personnes       a déjà été le cas en juillet dans l’hôpital                 MSF d’ELWA 3 à Monrovia, qui atteindra
est envoyée pour dispenser des conseils          du ministère de la santé à Kenema, en                       une capacité de 250 lits.
techniques et aider le ministère de la           Sierra Leone, ainsi que pour Samari-
santé à effectuer le suivi des contacts et       tan’s Purse au Libéria. Qu’arrivera-t-il                    « Même si nous savions qu’ELWA 3 était
assurer les activités liées à l’eau et à l’as-   si, poussée au-delà de ses limites, MSF                     le plus grand centre de prise en charge
sainissement. Elles aident à l’installation      perd toute sa capacité à gérer la crise et                  jamais construit, nous n’ignorions pas
d’un centre de 40 lits, dont la gestion doit     personne ne vient la remplacer ?                            qu’il ne suffirait pas. Nous étions déses-
être confiée à Samaritan’s Purse, une or-                                                                    pérés devant notre incapacité à faire plus
ganisation américaine d’aide humani-             « D’une certaine façon, la décision a été                   et nous savions exactement ce qu’entraî-
taire et commencent à aider le ministère         prise pour nous : nous ne pouvions quitter                  neraient ces limites. Cela signifiait qu’il
de la santé à organiser la coopération. Le       Monrovia en aggravant une situation                         y aurait des cadavres dans les maisons
virus se répand comme une traînée de             déjà effroyable », se rappelle Brice de le                  et dans les rues. Que des malades n’au-
poudre dans la capitale et le centre de          Vingne, directeur des opérations de MSF.                    raient pas accès à un lit du centre et trans-
prise en charge d’Ebola est vite saturé de       « Nous allions devoir franchir notre seuil                  mettraient donc le virus à leurs proches »,
malades.                                         de risque et envoyer sur le terrain des                     se rappelle Rosa Crestani, coordinatrice
                                                 coordinateurs sans expérience d’Ebola et                    de la Task Force Ebola de MSF.

                                                                                                                                             11|
ceux qui en étaient au début de la ma-          respond,” says Dr Liu. “Who else could
ELWA 3 : des portes fermées,                   ladie, ou ceux qui mouraient ou étaient         step into the breach immediately be-
23,5 heures par jour                           les plus contagieux. Nous avons tendu           fore the epidemic spiralled further out of
À la fin du mois d’août, chaque matin, le      vers une position intermédiaire. Nous           control?”
centre ELWA 3 ne peut être ouvert que          admettions le plus grand nombre de
pendant 30 minutes. Seuls quelques pa-         patients qu’un degré de sécurité rai-           Le tournant – Ebola traverse
tients peuvent être admis pour à leur          sonnable permettait, ainsi que les plus         l’océan
tour occuper les lits libérés par ceux qui     malades. Mais nous maintenions des li-          Le 8 août, l’OMS annonce enfin que l’épi-
ont succombé pendant la nuit. Des gens         mites : nous refusions de mettre plus           démie constitue « une urgence de santé
meurent sur le gravier devant les portes.      d’une personne dans chaque lit », pour-         publique de portée internationale », une
Un père a amené sa fille dans le coffre        suit-elle. « Nous ne pouvions offrir que        procédure qui permet de débloquer des
de sa voiture, suppliant le centre de l’ad-    des soins palliatifs de base. Il y avait tant   financements et de déployer des experts
mettre afin que ses autres enfants ne          de patients et si peu de personnel que ce-      plus rapidement. À cette date, plus d’un
soient pas contaminés à la maison. Il a        lui-ci ne pouvait consacrer qu’une minute       millier de personnes ont déjà perdu la vie.
dû être refoulé.                               en moyenne à chaque malade. C’était             Quelles raisons ont fini par convaincre
                                               une horreur indescriptible. »                   l’OMS de déclarer la situation d’urgence ?
« Nous avons dû prendre l’horrible déci-
sion de choisir qui serait admis dans le “We were in uncharted waters and could                Fin juillet, la confirmation arrive qu’un
centre », explique Rosa Crestani. « Nous not wait the two months necessary                     médecin américain travaillant pour l’or-
avions deux ‘solutions’ : laisser entrer for other aid agencies to train up and                ganisation caritative Samaritan’s Purse

 EBOLA FRAPPE LE NIGERIA, LE SÉNÉGAL ET LE MALI
 Catastrophe évitée grâce à des réponses rapides
 La crainte d’une épidémie régionale encore plus importante était                              Mali
 tout à fait fondée. MSF a aidé les gouvernements du Nigeria, du                               8 cas, 6 morts
 Sénégal et du Mali à contenir et à éviter la transmission d’Ebola                             Le premier cas d’Ebola, une fillette
                                                                                               âgée de deux ans, se déclare au Mali
 une fois le virus présent sur leur territoire. Comme l’épidémie
                                                                                               le 23 octobre. MSF envoie une équipe
 faisait déjà rage dans les pays voisins, les trois États ont suivi                            pour participer à la construction d’un
 de près l’éventuelle propagation du virus. Cette vigilance a                                  centre de de prise en charge d’Ebola à
 heureusement contribué à l’efficacité de la riposte.                                          Bamako et dans la ville de Kayes, où la
                                                                                               petite fille est décédée, ainsi que pour
 « Comme nos équipes étaient déjà dé-          contre l’infection, a clairement permis         former le personnel de santé à la prise
 bordées dans les trois pays les plus          d’éviter une épidémie généralisée.              en charge des cas, à la surveillance et à
 touchés, nous nous sommes concen-                                                             la mobilisation sociale.
 trés sur le soutien technique. Le niveau      Sénégal
 de gestion directe assuré par MSF va-         1 cas confirmé, 0 mort                          Au Mali, MSF a adopté une approche
 riait selon les capacités locales déjà        À la demande du gouvernement du Sé-             plus proactive que dans les deux autres
 existantes », explique Teresa Sancris-        négal, MSF organise en avril 2014 une           pays, avec notamment la gestion des
 toval, coordinatrice d’urgence pour MSF.      formation sur Ebola. Une partie des             deux centres, l’organisation d’enterre-
 Une stratégie similaire avait été prévue      équipes formées s’occupent ensuite du           ments conformes au protocole de sé-
 à Monrovia avant que l’épidémie ne soit       cas d’Ebola arrivé à Dakar en août. Une         curité ainsi que des activités de sur-
 hors de contrôle.                             équipe MSF composée de 2 personnes              veillance. Cette réponse renforcée
                                               aide aussi le ministère de la santé à           s’explique par le fait que le Mali dis-
 Nigeria                                       mettre sur pied un centre de de prise           pose d’un système de santé moins so-
 19 cas confirmés, 1 cas suspect,              en charge d’Ebola et à former le per-           lide et de ressources insuffisantes pour
 8 morts.                                      sonnel à la prise en charge des cas, à          faire face à l’épidémie, ainsi que par un
 À la fin juillet, le Nigeria enregistre son   l’identification des personnes ayant été        soutien moindre de la part des autres
 premier cas d’Ebola : un passager aé-         en contact avec des malades et à la mo-         partenaires.
 rien en provenance du Libéria. Bien que       bilisation sociale. En une semaine, l’in-
 le virus ait atteint Lagos (20 millions       tégralité des personnes ayant eu des            Le Nigeria, le Sénégal et le Mali ont
 d’habitants) et Port Harcourt (1 million      contacts avec les patients est identifiée.      tous eu accès à des laboratoires de ni-
 d’habitants), seules 20 personnes ont         Des staff des neuf régions considérées          veau international, ce qui leur a permis
 été infectées au total. La réponse rapide     comme plus à risque sont également              d’obtenir rapidement les résultats des
 du gouvernement, qui a déployé notam-         formées à la riposte contre l’épidémie.         tests. L’expérience dans ces trois pays
 ment des ressources humaines et fi-                                                           souligne l’importance d’une surveil-
 nancières significatives et mis en œuvre                                                      lance rigoureuse et d’une réponse ra-
 des mesures rigoureuses de lutte                                                              pide dès le début de l’épidémie.

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a contracté le virus. Il sera rapatrié aux     méticuleuse est nécessaire pour se pré-                      Je crois qu’il est
États-Unis pour y recevoir des soins mé-       parer à ce défi.                                             juste de dire que
dicaux. Par après, un premier cas d’Ebola
                                                                                                            nous sommes des
est diagnostiqué en dehors d’Afrique de        « Nous avons essayé de souligner que
l’Ouest. Le patient, de retour de cette        toutes les formes de réponse n’impli-           Médecins Sans Frontières,
région récemment, est pris en charge           quaient pas de porter un « costume de           mais pas des médecins sans
dans un hôpital de Dallas, aux États-          cosmonaute ». L’identification des per-         limites. Nos limites, nous les
Unis. C’est ensuite au tour d’une infir-       sonnes ayant été en contact avec des ma-        avons atteintes et c’est très
mière espagnole – qui s’était occupée          lades, la promotion de la santé, ainsi que
                                                                                               frustrant : je constate des
d’un concitoyen infecté – de contracter        la distribution de savon, de chlore et de
le virus : le premier cas de transmission      seaux étaient urgemment nécessaires »,          besoins énormes et je n’ai tout
du virus d’homme à d’homme en dehors           déclare le Dr. Jean-Clément Cabrol, di-         bonnement pas les ressources
d’Afrique.                                     recteur des opérations à MSF. « Toutes          humaines pour y répondre.
                                               les activités ne se limitent pas à la zone      Nous avons de l’argent grâce à
« Quand on a pris conscience que le virus      à haut risque, mais chacune d’entre elles
                                                                                               nos donateurs. Nous avons de
pouvait traverser l’océan, le manque de        doit bien être réalisée par quelqu’un – et
volonté politique n’était plus une option »,   à très grande échelle. » Néanmoins, la          la volonté et de la motivation
affirme le Dr. Joanne Liu, présidente in-      plupart des organisations humanitaires          à revendre, mais je n’ai pas
ternationale de MSF. « Lorsqu’Ebola est        se sont montrées très réticentes face au        le personnel pour gérer cette
devenu une menace pour la sécurité in-         risque perçu de travailler dans le cadre        situation. »
ternationale et non plus une crise hu-         de l’épidémie d’Ebola, car elles crai-
manitaire affectant une poignée de pays        gnaient de ne pas être capables de pro-         Lindis Hurum,
pauvres d’Afrique de l’Ouest, le monde a       téger leur personnel.                           coordinatrice des urgences MSF à Monrovia,
enfin commencé à se réveiller. »                                                               août 2014
                                               MSF ne fait pas exception. L’expérience
Facteur de craintes et paralysie               d’Ebola acquise par MSF s’est centra-
mondiale                                       lisée au fil des ans au sein d’un groupe
En août, la communauté internationale          d’experts et la prise en charge de cette
reconnaît enfin la gravité de l’épidémie,      maladie est considérée comme une spé-
mais le renforcement de la réponse se          cialité. Les sections de MSF ayant peu ou
fait toujours attendre. Est-ce la peur du      pas d’expérience du virus se sont d’abord
virus qui retarde la riposte rapide si dé-     montrées réticentes à l’idée d’intervenir
sespérément attendue ?                         immédiatement. MSF aurait dû mobiliser
                                               plus rapidement l’ensemble de ses capa-
Il est vrai qu’Ebola suscite une peur légi-    cités pour répondre à l’épidémie.
time et presque universelle rarement ob-
servée avec d’autres maladies. L’absence       Fin août, l’épidémie avait « explosé » dans
d’un traitement efficace, les symptômes        les trois pays. À la suite de discussions
douloureux et pénibles, ainsi que le taux      avec d’autres organisations humani-
de mortalité élevé entrainent une inquié-      taires, il a été estimé qu’il faudrait au mi-
tude publique extrême non seulement            nimum deux à trois mois pour les former
dans les communautés affectées, mais           et pour qu’elles soient prêtes à intervenir.
aussi au sein du personnel de santé lui-       Le compte à rebours avait commencé et
même. Les soignants sont parmi les pre-        Ebola était en train de gagner. A ce stade,
miers à tomber malades, ce qui décou-          le financement n’était plus le principal
rage d’autres volontaires de venir porter      problème et il était clair que des béné-
secours aux populations touchées.              voles non formés ne seraient pas suf-
                                               fisants pour endiguer l’épidémie. Du
Les catastrophes naturelles, comme les         personnel formé et bien équipé était né-
inondations et les séismes, engendrent         cessaire de toute urgence sur le terrain.
généralement une mobilisation géné-
reuse de ressources et une intervention        « Nous étions en territoire inconnu et
directe de la part des organisations hu-       nous ne pouvions pas attendre les deux
manitaires et des États concernés. Mais,       mois nécessaires pour que d’autres
dans ce cas, la peur de l’inconnu et le        agences humanitaires soient formées
manque d’expertise concernant la ma-           et prêtes à intervenir. Qui d’autre pou-
ladie ont paralysé la plupart des orga-        vait prendre le train en marche avant que
nisations humanitaires et des bailleurs        l’épidémie ne soit totalement hors de
de fonds. La gestion d’un centre de prise      contrôle ? », raconte le Dr. Liu.
en charge d’Ebola implique une marge
d’erreur si étroite qu’une formation

                                                                                                                              13|
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