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supported by Geogr. Helv., 75, 271–284, 2020 https://doi.org/10.5194/gh-75-271-2020 © Author(s) 2020. This work is distributed under the Creative Commons Attribution 4.0 License. Ramener la justice sociale au centre de la carte : propositions pour un renouvellement critique de la cartographie participative axée sur l’empowerment Jennifer Barella Institute of Geography, University of Neuchâtel, Neuchâtel, 2000, Switzerland Correspondence: Jennifer Barella (jennifer.barella@unine.ch) Received: 8 August 2019 – Revised: 28 July 2020 – Accepted: 31 July 2020 – Published: 4 September 2020 Résumé. This paper discusses the need for a deeper critical interrogation of participatory mapping (PM) me- thod as a tool for social justice. This stance is informed by the author’s involvement in a NGO and community-led PM project in an informal settlement in Khayelitsha (Cape Town, South Africa). The paper argues that academic PM literature is ill-equipped to truly examine its potential for social justice. Firstly, this is due to the PM em- powerment framework having shifted from an emancipatory aim to a governing tool. Secondly, this shift does not allow for the consideration of the power relations inherent to PM to be engaged with. This paper concludes by engaging the three epistemological and postcolonial roots of PM in order to provide a starting point for (re)centering PM on social justice. 1 Introduction légié pour exprimer des revendications territoriales et de dé- veloppement (Appadurai, 2000 ; Elwood, 2008). On assiste aujourd’hui à une diffusion importante et à une La question de l’empowerment lié à l’utilisation d’infor- standardisation de ces méthodes à l’échelle internationale. mations géographiques produites de façon participative est Mais, que reste-t-il en terme d’empowerment, en particulier de plus en plus importante dans tous les pays qui mobilisent lorsque les objectifs de ces projets ne sont pas atteints ou ces technologies en tant que levier de développement urbain lorsque les projets tombent dans une impasse ? et outil pour la justice sociale. Pour répondre à cette question, l’article partira d’une ex- Dans les villes du Sud global une grande partie de la popu- périence de cartographie participative menée en 2018 dans lation urbaine vit dans des conditions d’habitat précaire et de la ville du Cap, en Afrique du Sud. La première section marginalisation. Celles-ci sont notamment caractérisées par présentera la mise en œuvre de ce projet en insistant sur un manque d’accès aux principaux services, une forte vulné- les raisons qui ont conduit à son apparent échec. En effet, rabilité face aux risques naturels, aux expulsions, aux délo- le plan d’aménagement conçu sur la base de cette carto- calisations forcées et aux insuffisances des programmes de graphie ne verra vraisemblablement pas le jour. Cependant, logement social. Ceci est lié avant tout à un manque de re- d’autres dynamiques sur le plan à la fois social et politique connaissance politique de la légitimité du « droit à la ville » sont apparues au cours de cette expérience. L’échec du pro- de ces populations, mais également à un manque de connais- jet est donc peut-être plus lié à un mauvais ajustement de la sances stratégiques et de données concernant leurs conditions grille d’analyse qu’à une inefficacité de l’opération de car- de vie (Parnell and Pieterse, 2014 ; Roy, 2011). Les initiatives tographie en elle-même. La suite de l’article explore alors qui visent à l’amélioration des conditions de vie de ces habi- de manière critique les outils conceptuels autour de la no- tant.es précaires et à leur reconnaissance politique se heurtent tion d’empowerment que la méthode « cartographie partici- en effet, presque systématiquement, au manque d’informa- pative » permet de mettre en évidence, à la fois de manière tions sur ces lieux, ces populations et leurs dynamiques. De théorique et opérationnelle. Afin de réconcilier la cartogra- ce fait, la production participative de l’information géogra- phie participative avec une approche plus critique des jeux phique à l’aide d’outils cartographiques et de Systèmes d’In- de pouvoir qui la sous-tendent, la seconde section de l’article formations Géographiques (SIG) constitue un moyen privi- reviendra sur l’histoire de cette pratique – du Participatory Published by Copernicus Publications for the Geographisch-Ethnographische Gesellschaft Zürich & Association Suisse de Géographie.
272 J. Barella: Ramener la justice sociale au centre de la carte Rural Appraisal dans le Sud global à l’aménagement parti- tat et d’installations sanitaires précaires et insuffisantes pour cipatif dans le Nord global – et montrera que l’analyse du garantir des conditions de vie saines et dignes pour les ré- potentiel émancipatoire de ces pratiques a été progressive- sident.es – au sens des objectifs d’Habitat III (UNHabitat, ment abandonnée en faveur de leur emploi comme outil de 2017) – ainsi que par une forte pauvreté, de nombreux pro- gestion et de « gouvernance néolibérale » (Bacqué et Bie- blèmes de sécurité et un taux de chômage élevé. wener, 2013). Pour finir, l’article retracera les enjeux éman- Comme de nombreux projets de cartographie participa- cipatoires des méthodes participatives de cartographie qui tive, le travail s’est déroulé en deux étapes principales, qui peuvent être retrouvées dans trois sources épistémologiques visaient à récolter des données spatiales d’une part et socio- – la critique de la raison cartographique, la critique de l’Etat économiques d’autre part. La première étape consistait à car- développementaliste et les approches STS postcoloniales – tographier les maisons informelles (shacks) et les infrastruc- et convergent vers la recherche de justice sociale par le biais tures sur le terrain, par une comparaison d’images aériennes de la critique postcoloniale. avec l’existant, en se rendant sur place. Une cartographie ma- nuelle était réalisée à partir de relevés de terrain, puis les in- formations étaient numérisées à l’aide de SIG. La deuxième 2 L’échec d’un projet de cartographie participative à étape était celle d’un recensement des résident.es au moyen Khayelitsha (Afrique du Sud), problèmes de d’un questionnaire sociodémographique élaboré ad hoc par méthode ou biais d’analyse ? l’ONG en collaboration avec les résident.es. Ce dernier était rendu disponible au moyen d’une application pour tablettes Dans le cadre de la recherche-action à laquelle j’ai parti- et smartphones, et également réalisé sur la base de SIG. cipé en 2018, j’ai travaillé pendant cinq mois pour Develop- Ce protocole de recherche a permis la production d’une ment Action Group (DAG), une organisation non gouverne- représentation cartographique du quartier, le recensement mentale (ONG) basée dans la ville du Cap en Afrique du Sud. des aménités et services publics, ainsi que la création d’un Depuis 1986, et donc bien avant la fin de l’apartheid, l’ONG registre des habitant.es et de leurs conditions financières soutient les collectivités locales dans leurs revendications de et d’emploi. Ce profiling était nécessaire afin d’établir une droits politiques et spatiaux, notamment au moyen de pro- image de base de S section, de repérer qui était potentielle- grammes de formation en leadership, d’aide au logement so- ment bénéficiaire de subventions gouvernementales pour le cial et de développement des quartiers informels. Un de ses logement 1 et de documenter les secteurs lacunaires en ma- slogans met la dimension émancipatoire au centre « Empo- tière d’investissements publics. S’appuyant sur cet état des wering people to create change since 1986 ». lieux cartographique, l’objectif premier du projet était de Mon rôle au sein de DAG était d’aider à la mise en place soutenir les revendications d’accès au logement social et à d’un projet pilote de cartographie et de recensement partici- la propriété foncière des résident.es de S section face à la patifs dans le quartier informel nommé « S section » dans le municipalité du Cap. Le but du projet était donc d’aboutir township de Khayelitsha. Plus, précisément, j’étais en charge à un empowerment de la communauté par le biais de l’ac- de digitaliser la collecte des données spatiales et sociodémo- quisition de droits fonciers et de meilleures conditions de graphiques au moyen d’applications SIG de collecte de géo- logement – un empowerment distributif au sens de la litté- données, ainsi que d’animer les ateliers de formation pour rature sur la cartographie participative (Elwood, 2002). Pour les cartographes volontaires de S section et de les accom- ce faire, le processus participatif a débouché sur l’élaboration pagner dans les étapes cartographiques et de recensement. d’un plan de développement intégré du quartier permettant à Cette participation active m’a permis de faire simultané- la fois de reloger chaque résident.e in situ, d’aménager de ment de l’observation participante et de mener des entretiens l’espace public et de respecter les quotas d’accès aux typo- semi-directifs avec divers acteurs locaux – avec les membres logies de logement gouvernemental. Sur la base du plan, il d’ONGs travaillant dans le même secteur que DAG, avec des habitant.es de S section ainsi qu’avec des fonctionnaires du 1. En Afrique du Sud, depuis l’entrée en vigueur du cadre de gouvernement de la municipalité du Cap et de la province du politiques socio-économiques du Reconstruction and Development Western Cape. Programme (RDP) postapartheid, les foyers disposant d’un faible La communauté de S section est composée d’environ 700 revenu ont le droit d’accéder à une propriété ou à des logements habitant.es. Depuis plusieurs décennies, elle est installée sur fournis par le gouvernement. Le type de logement auquel les foyers une surface qui s’étale sur trois parcelles cadastrales diffé- auront accès dépend de leur niveau de revenu. Cependant, dans la pratique, le droit au logement des citoyen.nes sud-africain.es les rentes. A l’époque du projet, elles appartenaient toutes à la plus démuni.es se traduit souvent par une longue attente, exacer- municipalité du Cap, mais n’étaient pas toutes légalement bant les difficultés de leurs conditions de vie (Oldfield and Grey- constructibles. Le quartier, hérité de la ségrégation urbaine ling, 2015). Les foyers tendent donc à trouver des solutions alterna- issue de l’apartheid, est entouré par des habitations formelles tives pour gagner en visibilité et accélérer les interventions sur leur et dépend politiquement et fonctionnellement de l’aire mé- cadre de vie. Comme pour S section, s’organiser au niveau social tropolitaine du Cap. Comme de nombreuses autres poches de en demandant l’appui d’ONG locales est une stratégie couramment pauvreté urbaine, il est caractérisé par des structures d’habi- employée dans la région du Cap. Geogr. Helv., 75, 271–284, 2020 https://doi.org/10.5194/gh-75-271-2020
J. Barella: Ramener la justice sociale au centre de la carte 273 était envisagé de tenir la municipalité responsable de ses po- sur des tiers, etc. Parallèlement, pour l’ONG ce projet était litiques d’aménagement et de rendre prioritaire l’intervention une opportunité pour tester sa capacité d’innovation, pour urbaine à S section. Cependant, les négociations se sont rapi- former son personnel à l’utilisation des SIG, mais aussi pour dement trouvées dans une impasse à cause de l’impossibilité créer des coalitions entre ONGs et collectivités informelles, de trouver un accord entre les acteurs – le leadership de S et pour dévoiler les agendas politiques intéressés des politi- section, l’ONG et la municipalité du Cap. Aggravé par l’in- ciens locaux, etc. capacité de la communauté locale elle-même à s’entendre en Or, sans un recentrement autour de la question de la interne, ce blocage a finalement amené l’ONG à abandonner justice sociale par le biais d’une conceptualisation de le projet – comme l’explique rétrospectivement un collabo- l’empowerment (en tant que redistribution de ressources et rateur de l’ONG « one of the reasons why we’ve actually remise en question des rapports de domination), ces aboutis- decided not to pursue the S section thing anymore is because sements et détournements gravitant autour de la cartographie there was no tangible outcome that could happen from this participative ne peuvent pas être restitués ni analysés. Passer [mapping and enumeration project] » (Entretien personnel, à côté de ces observations équivaut à passer sous silence les juin 2019). On peut donc se demander ce qu’il reste de l’ob- conditions dans lesquelles les luttes pour une justice sociale jectif du projet – « Empowering people to create change », et spatiale se négocient par, pour et avec les populations les un des slogans de l’ONG – malgré l’échec de la mise en ap- plus démunies ou marginalisées. Ces limites rencontrées lors plication pratique de ce plan. d’une expérience de terrain, justifient l’urgence d’interroger La réponse n’est pas évidente. Dans la littérature scienti- davantage le cadrage théorique de ces méthodes. fique existante, les projets de cartographie participative qui ont échoué sont rarement relatés, et leur apport aux collec- 3 La cartographie participative et l’empowerment, tivités locales en termes d’empowerment reste peu abordé. histoires d’une dépolitisation Les études qui traitent du potentiel d’empowerment de la cartographie participative ne proposent ni n’appliquent une Cette section présente la cartographie participative et conceptualisation claire de cette notion. Comme le remarque la notion d’empowerment, puis aborde la manière dont Elwood (2002), ces études n’interrogent pas réellement la di- l’empowerment est traité dans la cartographie participative versité des raisons et des conditions dans lesquelles un tel pour la justice sociale. projet aboutit effectivement à des formes d’empowerment des participant.es, et, surtout, elles associent presque systé- matiquement l’empowerment à l’aboutissement des objec- 3.1 La cartographie participative, une discipline d’étude tifs des projets. Si l’on reprend cette approche, l’expérience et un outil de développement à l’intersection de conduite à S section n’aurait pas produit l’empowerment sou- théories, pratiques et contextes haité en raison de l’absence de mise en application des pré- La cartographie participative est l’union de la pratique car- conisations du plan de développement, et donc en raison de tographique et des méthodes participatives. Il s’agit d’un ou- l’absence de réponse concrète aux revendications d’accès au til méthodologique et épistémologique qui vise une transfor- logement. Par ailleurs, aucune réflexion autour de l’idée d’un mation sociale par le biais de la production et de l’utilisa- disempowerment ou d’une instrumentalisation de ces projets tion collective et partagée d’information spatiale – dans ses n’a été proposée. formes variées. La cartographie participative revendique une En revanche, de tels projets participatifs sont de plus en méthodologie inclusive et décentralisée de la production de plus fréquents et exigent des efforts importants – du point l’information géographique 2 (Chambers, 2006). Sous cette de vue individuel, collectif et organisationnel. Ils impliquent appellation générale sont regroupées toute une série de pra- un engagement sur le long terme, des investissements parfois tiques collectives, allant de l’élaboration de croquis carto- onéreux, de nombreuses ressources humaines et techniques, graphiques, à la récolte de données spatiales pour le profi- la mise en place de collaborations, l’apprentissage de com- ling des communautés 3 (Appadurai, 2012 ; Cochrane et al., pétences variées, etc. Inévitablement, les impacts de ces pro- jets sont bien plus importants et immédiats que leur seule 2. Comme le montre Hirt au sujet des cartographies autochtones, visée finale. L’empowerment est incarné dans des acteurs et les pratiques d’élaboration collective et participative des savoirs se manifeste de manières variées. Par exemple, dans le cas géographiques en tant que telles ne sont de loin pas un phénomène de S section, le projet cartographique a notamment été utilisé récent (Hirt, 2008). Certaines formes particulières uniquement ont par les habitant.es comme espace de formation, de recherche été documentées et formalisées en tant que méthodologies et pra- tiques de la discipline cartographique dans les quatre dernières dé- d’emploi, comme plateforme pour gravir les échelons du lea- cennies seulement. C’est de ces dernières pratiques que traite cette dership local, comme espace pour profiter de la technologie publication. à des fins personnelles ou pour obtenir une rétribution, etc. 3. Par community profiling on entend une méthode pour éta- Cet espace a été également utilisé par le leadership du quar- blir une image « de base » de la communauté concernée en re- tier et par certains fonctionnaires des sub-councils pour faire cueillant un set de données spécifiques sur une série de facteurs de la propagande politique, pour acquérir des informations variés (Banque Mondiale). https://doi.org/10.5194/gh-75-271-2020 Geogr. Helv., 75, 271–284, 2020
274 J. Barella: Ramener la justice sociale au centre de la carte 2014 ; Day et al., 2007), à la création de plateformes web ou gagement des chercheuses et chercheurs dans l’action so- d’applications avec des interfaces cartographiques (Hagen, ciale. Les recompositions politiques majeures engagées dans 2017), à l’analyse d’images satellitaires (Dennis et al., 2005 ; les décennies précédentes, comme les luttes pour l’indépen- Nora and Niina, 2009), etc. – comme le montre aussi le cas de dance des pays colonisés et les transitions démocratiques, S section à Khayelitsha. Ces méthodes sont opérationnalisées poussent davantage à questionner l’inclusion des citoyen.n.es par de nombreux acteurs – chercheurs et chercheuses univer- dans les débats publics et les manières dont leurs revendica- sitaires, acteurs étatiques, agents internationaux du dévelop- tions peuvent remonter vers la sphère publique du gouver- pement et de plus en plus d’acteurs non-étatiques comme les nement. C’est dans ces contextes que Peluso (1995) désigne ONG – et dans des domaines variés – comme le dévelop- par le terme « contre-cartographie » (counter-mapping) toute pement, l’aménagement du territoire, la gestion des risques production et utilisation de la cartographie où l’information environnementaux et la gouvernance urbaine. géographique ne représente pas les intérêts des élites mais Afin de comprendre les inégalités socio-spatiales et de exprime les revendications des populations marginalisées en trouver une manière d’y répondre, la géographie a large- vue d’obtenir des changements sociaux. ment questionné l’imbrication entre espace et pouvoir – par L’importante diffusion de la cartographie participative à exemple à travers des travaux de Alain Reynaud (1981) et partir des années 1990 s’explique par deux facteurs conver- David Harvey (1973). Puisque justice sociale et spatiale sont gents concernant les innovations technologiques. Premiè- intimement liées (Lefebvre, 1974 ; Soja, 2009), la cartogra- rement, les nouvelles technologies de l’information géo- phie participative est un bon outil pour renouveler les mé- graphique (les SIG, le GPS et les logiciels d’acquisition thodes de recherche car elle se positionne à l’interface entre d’images satellitaires) ont diversifié les formes du savoir géo- pratique et théorie. Avant de devenir un objet et une méthode graphique et renforcé la propagation de ces pratiques. Par de recherche, la cartographie participative a vu le jour dans exemple, le champ des SIG participatifs émerge dans la se- le domaine du développement rural et de la gestion des res- conde moitié des années 1990 et s’insère entre autres dans la sources naturelles dans les pays du Sud global (Chambers, filiation de la cartographie participative (Dunn, 2007 ; Har- 2007). Les prototypes de ces méthodes sont formalisés par ris and Weiner, 1998). Le rôle des SIG d’abord et du Geo- Robert Chambers dans les années 1980 dans le cadre du Par- web ensuite, qui numérise et permet la diffusion en ligne ticipatory Rural Appraisal (PRA). Le PRA regroupe une sé- de données géographiques, ont tout particulièrement façonné rie de méthodes qui permettent aux participant.es d’agir sur les analyses et les applications de ces méthodes (Crampton, leurs conditions de vie par la production et la valorisation 2011). Notamment, depuis les années 2000 les initiatives col- de leurs connaissances sur le territoire afin de répondre à laboratives menées par les contributeurs de OpenStreetMap, des problématiques qu’elles ont elles-mêmes identifiées. La pour combler les lacunes en matière d’information géogra- production et l’utilisation de l’information spatiale, le plus phique dans les pays du Sud global, sont également analysées souvent sous forme cartographique, sont un outil central de au prisme de la cartographie participative (Pánek, 2011.). ces méthodes. Dans les premières expérimentations, cette ap- Deuxièmement, la démocratisation des techniques de l’in- proche cartographique était utilisée par les expert.es en tant formation et de la communication (TIC) – l’accès aux équi- que manière de « débroussailler le terrain d’étude » et de pements informatiques et à Internet – est présentée par les collecter des « informations référentielles sur le territoire » à organisations internationales en tant qu’opportunité pour im- l’aide des populations qui y habitent (Burini, 2012). Elle a ra- pulser un développement (Dakouré, 2014) et pour implémen- pidement évolué vers une méthode d’action participative qui ter davantage d’initiatives de cartographie participative. En permet aux populations les plus démunies ou marginalisées effet, la production d’information géographique pour repré- de prendre le processus en main, de revendiquer la connais- senter les savoirs et les conditions de vie des populations les sance produite et de guider les priorités des projets de déve- plus démunies ou marginalisées est devenue l’une des tech- loppement dans un but d’auto-détermination (Burini, 2012 ; niques participatives les plus répandues parmi celles élabo- Chambers, 2006). Les sources principales de la cartographie rées par les agences internationales de développement, puis participative en tant que discipline d’étude peuvent être iden- par les ONG locales, en faveur d’une réduction de la pauvreté tifiées dans la cartographie critique, les études du développe- dans les pays du Sud global (Burini, 2012). ment et, plus récemment les Science and Technology Studies La cartographie participative a donc connu un essor consi- (STS) appliqués à la cartographie et aux SIG (cf. Sect. 4). dérable dans des contextes géographiques divers et au service La transformation du rapport de pouvoir entre expert.es et de projets sociétaux différents. De même, la littérature ras- populations locales (Burini, 2012) et l’entrée dans l’époque semblée sous la dénomination de « cartographie participa- du numérique (Castells, 1999), sont parmi les principes qui tive » étudie en réalité différents modes de production des in- ont contribué au succès de ces pratiques. La reconnaissance formations spatiales (Chambers, 2006). Les recherches sont de l’expertise des individus et des collectifs sur leur propre largement façonnées par les travaux sur les SIG et notam- territoire, introduite par le PRA, – par opposition à la va- ment par la société du centre de recherche nord-américain lorisation de l’expertise du chercheur cartographe unique- NCGIA (National Centre for Geographical Information and ment – encourage les méthodologies participatives et l’en- Analysis). C’est donc dans le Nord global que ces méthodes Geogr. Helv., 75, 271–284, 2020 https://doi.org/10.5194/gh-75-271-2020
J. Barella: Ramener la justice sociale au centre de la carte 275 ont principalement été théorisées – par opposition à leur (1987) et Lorraine Gutiérrez (1990). Elle est ensuite adoptée contexte d’émergence et à leur immense multiplication dans par les universitaires pour identifier de nouvelles approches les pays du Sud global (Mukherjee, 2015 ; Radil and Ander- en rupture « avec des modalités d’intervention considérées son, 2019). comme paternalistes, hiérarchiques et inégalitaires » (Bac- Cette disjonction géographique illustre bien le cli- qué and Biewener, 2013 : 8). Cette rupture s’accompagne vage épistémologique mis en exergue par Jennifer Robin- d’un renouveau des méthodes de recherche, qui se veulent son (2006) qui distingue études urbaines dans le Nord global participatives afin de permettre un engagement explicite et études du développement dans le Sud global. La littéra- entre recherche et action sociale (Schurr and Segebart, ture existante sur la cartographie participative se divise en 2012). Dans ce même tournant, la cartographie participative effet en deux catégories : les théories et études de cas por- s’affirme en tant que processus participatif de recueil de tant sur des initiatives de développement dans le Sud global données et de recherche-action. d’une part, et celles issues des études urbaines et de l’aména- L’empowerment est à la fois une approche qui a une visée gement dans le Nord global d’autre part (Brown and Kyttä, de justice sociale, et un cadre théorique qui étudie les moda- 2014 ; Radil and Anderson, 2019). Dans les cas issus du Nord lités pour y parvenir. Par empowerment on désigne à la fois global, la cartographie participative se greffe aux débats au- un état et un processus d’accroissement des capacités d’un tour de la participation dans le cadre de l’aménagement ur- individu ou d’un collectif à s’autodéterminer et agir sur sa bain et, plus récemment, dans le champ d’étude des savoirs vie (Sen, 1999). Le terme indique une approche du dévelop- citoyens (citizen science) (Thompson, 2016). Ces travaux se pement et du changement social, et s’applique au niveau in- focalisent davantage sur des expériences institutionnalisées, dividuel, collectif et politique (Abbott, 2003 ; Alkire, 2001 ; qui se déploient sous le contrôle de l’autorité politique qui les Friedmann, 1992 ; Zimmerman, 2000). Le niveau individuel, promeut (Radil and Anderson, 2019). Dans les cas issus du ou psychologique, est le plus largement étudié, notamment Sud global, en revanche, les premières études datent des ap- grâce aux contributions de la psychologie communautaire proches PRA et étaient focalisées sur la gestion des risques (Zimmerman, 2000). Il fait référence aux compétences intra- et l’évaluation des vulnérabilités dans des contextes ruraux personnelles, comportementales et cognitives d’un individu (Mukherjee, 2015). Enfin, dans les pays du Sud global plu- – comme la perception de soi, les compétences, la capacité sieurs initiatives de cartographie participative sont promues de comprendre les intentions d’autrui et la volonté d’exer- par des organisations non gouvernementales (ONG) ou des cer un contrôle sur sa vie – et se focalise sur la construction groupes d’activistes qui travaillent pour les collectivités lo- d’une « conscience critique » et d’une capacité d’action au- cales. 4 tonome et programmatique (Gutiérrez, 1990). Le niveau col- lectif, ou organisationnel, représente la dimension interper- 3.2 La notion d’empowerment, de la perspective sonnelle de l’action et désigne la capacité de « s’organiser émancipatoire à l’outil néolibéral avec » et « d’agir sur » – ce qui s’appose à la fois aux in- dividus (création d’un collectif) et aux groupes sociaux par- La notion d’empowerment devient centrale dans les années tageant des objectifs (coalition). Enfin, le niveau politique, 1990 et 2000 et marque de manière importante les études ou social, relève de la transformation de la société dans son et pratiques de cartographie participative. En revanche, cette ensemble par le biais de l’action collective (Bacqué and Bie- notion sera graduellement dépolitisée par son instrumentali- wener, 2013). Ces niveaux sont distingués dans un but ana- sation au sein de politiques de développement et de réduction lytique, mais opèrent de manière interdépendante. de la pauvreté. La notion d’empowerment postule que les problèmes D’après Bacqué et Biewener (2013), la notion sociaux et politiques découlent d’une répartition inégale d’empowerment trouve ses racines dans les luttes du des ressources et de relations de domination à et entre mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. Elle se ces niveaux. Pour remédier à ce problème, une démarche diffuse dans les années 1970 par le biais de la société civile d’empowerment passe donc par la redistribution des res- et des mouvements militants féministes, antiracistes et post- sources – qu’elles soient matérielles, symboliques ou de pou- coloniaux aux Etats-Unis et en Asie du Sud en particulier voir – et par l’acquisition de compétences, à travers la parti- – notamment par les travaux de Barbara Bryant Solomon cipation à des activités et actions collectives (Bénit-Gbaffou, 2015 ; Zimmerman, 2000). L’empowerment ne désigne pas 4. Cette rupture entre contextes géographiques s’applique moins uniquement une transformation individuelle ou collective, à la littérature sur les cartographies en contexte autochtone. D’une mais implique la remise en question des subjectivités et des part, par peuples autochtones la littérature se réfère à une catégo- rie politique et juridique élaborée au sein des Nations Unies et qui relations de pouvoir qui sont la cause du différentiel de ca- s’écarte de la distinction entre Nord et Sud globaux (Hirt, 2008 ; pacité à s’autodéterminer de certains individus et groupes Lerch, 2014). D’autre part, cette littérature demeure plus ancrée, sociaux (Bacqué and Biewener, 2013). En effet, la notion non sans controverses, dans les débats sur la décolonisation et sur d’empowerment puise dans la conception poststructuraliste les interdépendances territoriales néocoloniales (Hirt and Lerch, et relationnelle de « pouvoir », tel qu’il est défini à par- 2013). tir des œuvres de Stephen Lukes (1974) et de Michel Fou- https://doi.org/10.5194/gh-75-271-2020 Geogr. Helv., 75, 271–284, 2020
276 J. Barella: Ramener la justice sociale au centre de la carte cault (1975). D’une part, le pouvoir est pensé et se ma- qué and Biewener, 2013). Dans cette utilisation, la notion nifeste dans la dialectique entre des formes institutionnali- se rapproche de la logique gestionnaire néolibérale qui ré- sées (structure) et des formes internalisées (capacité d’agir). duit l’empowerment à une mesure participant d’un projet de D’autre part, les capacités d’agir des collectivités et des in- management de la population. D’après Cornwall et Brock dividus, dépendent de leur subjectivité, qui est modelée et (2005) dans les politiques de développement, ceci revient située dans des rapports de pouvoir. Les processus d’empo- d’une part à responsabiliser les plus démunis de leur situa- werment passent donc par la valorisation de la subjectivité du tion et, d’autre part, à considérer les individus comme des groupe, ou de l’individu, dit « marginalisé » en tant qu’affir- citoyens génériques abstraits. Or, cette vision masque les rap- mation et exercice de son pouvoir (Bacqué and Biewener, ports sociaux de pouvoir sous-jacents à la subjectivité et à la 2013). Dans cette acception, empowerment sous-entend la rationalité des acteurs, qui sont nécessaires pour comprendre conception d’un pouvoir génératif – au sens qu’il promeut les spécificités des revendications des populations margina- un changement, qu’il peut être acquis et échangé – par oppo- lisées. La dualité conceptuelle de cette notion, qui permet sition à un pouvoir de domination ou d’autorité. Il représente de répondre aux inégalités à la fois par la redistribution des l’échelon analytique manquant entre l’individu et le groupe ressources et la remise en question radicale de rapports de social, car il se manifeste dans la relation entre acteurs et pouvoir et de domination, se voit réduite à la première visée dans l’acte de s’organiser – puisque cet acte implique des distributive uniquement. échanges et des transferts (d’opinion, de compétences, d’ar- Ce tournant vide la notion d’empowerment de sa posture gent, de responsabilités, d’autorité, etc.). émancipatoire, car il l’écarte des courants féministe et post- Cette visée transformative et émancipatrice requiert une colonial et de leur ancrage dans la justice sociale qui était au pleine conscience des matrices d’oppression sociale – cœur de l’acception originelle de ce concept. Rapidement, comme par exemple le genre, la race et la classe – de ce cette acception distributive de la justice sociale se diffuse fait, la notion d’empowerment est inhérente aux débats sur parmi les militants et les ONG qui emploient ce terme dans la justice sociale. Ces deux termes sont parfois utilisés de une visée émancipatoire, certes, mais également en tant que manière interchangeable, cependant la justice sociale est à la passe-partout pour obtenir les fonds des bailleurs internatio- fois une visée et une dimension centrale de l’empowerment. naux (Hirt and Lerch, 2013) – contribuant ainsi à dépoliti- Dans un but de justice sociale, l’empowerment est un outil ser le concept. Le mot « empowerment » était récurrent dans conceptuel et analytique qui permet d’appréhender la com- les slogans et logos de l’ONG sud-africaine avec laquelle le plexité des rapports de pouvoir et d’aborder structurellement projet cartographique à S section a été réalisé. Le terme ap- les inégalités sociales. paraissait de manière très visible sur différents supports de Dans les années 1990, à travers les organisations interna- communication : les bannières du site web, les en-têtes du tionales, telles que l’Organisation des Nations Unies et la papier à lettre, et même dans les images de profil des groupes Banque Mondiale, l’empowerment s’impose dans le vocabu- Whatsapp – un support couramment utilisé pour coordonner laire courant des politiques publiques internationales et na- les communications diverses concernant les activités de for- tionales de développement – comme le programme Black mation de l’ONG au bénéfice des collectivités. En revanche, Economic Empowerment dans l’Afrique du Sud postapar- son sens et ses implications n’ont jamais été discutés, ni lors theid, ou encore le programme Empowerment Zones aux d’activités avec les communautés, ni lors de rendez-vous vi- Etats-Unis. Cette internationalisation de l’empowerment re- sant à définir la stratégie d’action de l’ONG en interne. pose sur deux facteurs principaux. Premièrement, sur la stan- D’un projet radical pour la transformation sociale à un dardisation du lexique politico-administratif des grandes ins- buzzword néolibéral vidé de sens politique (Bacqué et Bie- titutions quant aux stratégies de réduction de la pauvreté wener, 2013 ; Cornwall et Brock, 2005), l’utilisation de la (Cornwall and Brock, 2005). Deuxièmement, sur une réor- notion d’empowerment a largement mué dans le temps. Ce ganisation des pouvoirs locaux et nationaux par une « mo- mouvement sémantique et cette dépolitisation a considéra- dernisation » administrative qui « condui[t] à repenser le rôle blement impacté les outils méthodologiques et épistémolo- des administrés et [met] en avant la responsabilité des indi- giques qui empruntent ce terme. C’est notamment le cas de vidus et l’enjeu de la participation » (Bacqué et al., 2005 in la cartographie participative, une discipline à la croisée entre Bacqué et Biewener, 2013 : 14) vis-à-vis de la lutte contre les recherche et activisme social. inégalités. Ceci est clairement visible dans la réorganisation politique postapartheid en Afrique du Sud, où la participation 3.3 Empowerment et cartographie participative pour la représente le pilier de l’exercice de la démocratie dans la lé- justice sociale gislation du gouvernement local (Republic of South Africa, 1998). Si l’empowerment est un outil conceptuel au service de la Dans cette dernière vague, la notion d’empowerment est justice sociale, la cartographie participative apparait davan- mentionnée en tant qu’outil de « bonne gouvernance » et tage comme un outil méthodologique pour l’atteindre. est substituée par de nouveaux termes comme, par exemple, La cartographie participative s’est saisie de la notion participation, citoyenneté et, justement, gouvernance (Bac- d’empowerment dans les années 1990 et 2000 de plusieurs Geogr. Helv., 75, 271–284, 2020 https://doi.org/10.5194/gh-75-271-2020
J. Barella: Ramener la justice sociale au centre de la carte 277 façons. La notion est tout d’abord mobilisée dans les débats pas valorisée par le rendu final du projet. Conformément à sur les avantages et limites de ces approches pour les partici- l’objectif final, et afin d’accélérer les interventions sanitaires pant.es (Craig et al., 2002 ; Harris and Weiner, 1998). Mais et l’attribution des logements sociaux pour S section, le pro- elle a été aussi mobilisée pour rendre compte de multiples jet cartographique a mobilisé une information géographique questions plus spécifiques, comme la question des revendi- conforme au langage des aménageurs. De ce fait, la sélection cations des droits à la terre dans le cas de la cartographie au- du type de savoir à représenter a été largement influencée par tochtone (Hirt, 2008), celle de la reconnaissance des problé- l’ONG. Plus que le savoir ordinaire et les récits des expé- matiques des groupes socialement marginalisés (par exemple riences de vie et des problèmes quotidiens des habitant.es, Freund et al., 2016 et Townley et al., 2016) ou encore celle c’est le savoir géographique dans sa forme managériale qui a des luttes pour la reconnaissance et l’aménagement d’habi- été privilégié. tats précaires (Abbott, 2003) – comme dans le cas de S sec- La troisième dimension de l’empowerment est le « déve- tion à Khayelitsha. loppement de capacités » qui se définit en tant qu’extension Dans ses recherches d’inspiration féministe, Sarah Elwood de la capacité des citoyen.n.es et des collectivités à agir pour rassemble les travaux sur la cartographie et les SIG partici- leur auto-détermination (Elwood, 2002). Il s’agit de la di- patifs qui traitent de la question d’empowerment et propose mension la plus explorée car elle repose sur la vaste littéra- une catégorisation multidimensionnelle de ce concept en se ture sur les différentiels de capacité d’action (agency achie- basant sur les manières dont il a été utilisé dans la littéra- vement) des individus et des collectivités (Alkire, 2001 : 31). ture. La mobilisation de la notion est courante dans les an- Cette conceptualisation s’éloigne de l’idée selon laquelle la nées 1990–2000, notamment dans la recherche sur le déve- redistribution du pouvoir serait liée à une concession plus loppement communautaire (community development), le mi- ou moins temporaire émanant d’une autorité – comme il litantisme citoyen et l’organisation collective dans le cadre est sous-entendu dans la « transformation distributive ». Au de politiques d’aménagement urbain dans le Nord global (El- contraire, elle permet d’appréhender les individus et les col- wood, 2002). Elwood dégage trois critères analytiques per- lectivités en tant qu’acteurs stratégiques. Cette dimension est mettant d’évaluer qualitativement le degré d’empowerment très importante au vu de la grande diffusion de ces pratiques de ces méthodes : la transformation distributive (distributive car elle pose la question de savoir ce qui reste aux indivi- change), la transformation procédurale (procedural change), dus et groupes au-delà de la production d’informations géo- et le développement de capacités (capacity building). graphiques. Par contre, si elle est considérée indépendam- Premièrement, la « transformation distributive » indique ment des autres dimensions, elle participe à la responsabili- une vision de l’empowerment focalisée sur les résultats du sation des plus démunis vis-à-vis de leur situation et omet processus qui sont mesurés en relation à une transformation ainsi la toile de rapports de pouvoir et de domination colo- matérielle. Il s’agit notamment des projets de cartographie niale dans laquelle ces acteurs stratégiques opèrent (Corn- participative qui ont pour but premier l’amélioration de l’ac- wall and Brock, 2005). Dans le cas de S section, des ateliers cès à des biens et services et au déblocage d’opportunités de formation pour les habitant.es étaient intégrés au proces- de participation à la prise de décision pour des populations sus de cartographie et portaient sur des compétences diverses marginalisées. C’est le cas des objectifs primaires du projet (utiliser et produire une carte, demander de l’aide sociale, de S section, qui mobilisait les méthodes participatives de comprendre les niveaux de gouvernement sud-africain et leur cartographie dans le but de recueillir les informations straté- fonctionnement, participer à la discussion sur le budget mu- giques nécessaires à l’élaboration d’un plan d’aménagement nicipal, etc.). Or, bien que nombreux, ces moments étaient du quartier informel. L’implémentation de ce plan de déve- traités par l’ONG comme de simples effets secondaires du loppement in situ, était la visée primaire du processus, à tra- projet – il est donc difficile de saisir leurs apports réels en vers de laquelle évaluer la réussite du projet. termes d’empowerment. Deuxièmement, la « transformation procédurale » définit Elwood (2002) montre que les études traitent de ces trois l’empowerment en tant que changement substantiel dans la dimensions émancipatoires à l’instar d’aboutissements fi- reconnaissance de quel savoir spatial est considéré légitime naux des projets. Elle suggère de considérer ces dimen- dans la prise de décision. Il s’agit par exemple d’études qui sions de manière conjointe et dans leurs interrelations afin portent sur l’utilisation de cartes ou de données spatiales pro- de construire un cadre analytique pour la cartographie et les duites par une population afin d’obtenir un contrôle sur les SIG participatifs. Cependant, même à travers ce cadrage il décisions qui concernent le territoire qu’elle habite (Young, est ardu d’analyser comment et dans quelles conditions ces 2012). Le savoir ordinaire dans ce sens n’est plus seulement projets peuvent être véritablement empowering et pour qui, rendu visible, mais devient une ressource légitime pour la car les dimensions individuelles (ou psychologiques), orga- gestion d’un territoire. De nombreux travaux sur les savoirs nisationnelles et sociales, et notamment les subjectivités des spatiaux autochtones (Indigenous Spatial Knowledge) dans acteurs et leurs rapports de pouvoir, se trouvent mélangés, le cadre de revendications territoriales correspondent à cette voire leurs imbrications dans les différentes dimensions ne vision émancipatrice de l’information géographique (Hirt, sont pas traitées. 2008). Or, dans le cas de S section, cette dimension n’était https://doi.org/10.5194/gh-75-271-2020 Geogr. Helv., 75, 271–284, 2020
278 J. Barella: Ramener la justice sociale au centre de la carte Or, c’est bien au sein des rapports de pouvoir entre ac- tions dans lesquelles l’inclusion et l’émancipation des popu- teurs, notamment dans les contextes coloniaux ou de ségré- lations marginalisées sont possibles. gation, que se définissent les objectifs des projets et donc le type d’émancipation souhaitée, mais également les modalités 4.1 La critique de la raison cartographique – (in)visibilité choisies pour les atteindre (le type d’outil cartographique, les cartographique informations qui seront représentées, etc.). La critique de la raison cartographique se base sur la re- connaissance de la cartographie en tant que représentation 4 Retour sur les prémisses de la cartographie mimétique (Bhabha, 1984) et en tant que construction d’une participative : la critique postcoloniale configuration historique particulière des relations de pou- voir : la représentation géographique n’est que le dessin Tout comme pour l’émergence de la notion d’un dessein. La cartographie participative est une réponse d’empowerment, les sources épistémologiques de la aux critiques de la complicité de la cartographie dans les em- cartographie participative entretiennent un lien fort avec la prises coloniales et impérialistes (Hirt, 2008 ; Huggan, 1989). critique postcoloniale qui n’est que rarement explicité. Ce La carte du colonisateur était un dispositif de hiérarchisa- lien est retracé ici par le biais des trois origines intellectuelles tion et de normalisation des territoires et des sujets. Elle était principales de la cartographie participative qui convergent l’outil graphique qui inscrivait la rhétorique coloniale sur un vers une pratique relativement unifiée – la critique de espace considéré comme vide et dont on considère qu’il n’a la « raison cartographique » 5 , la critique des études du été approprié par personne. Les approches critiques de la car- développement et les approches de construction sociale des tographie considèrent la carte en tant que « texte culturel », technologies – et s’appuie sur des exemples issus du projet donc en tant qu’élément linguistique, bien que graphique, au sud-africain. service d’une rhétorique de domination (Harley, 1989 ; Ja- La définition du terme « postcolonial » est largement dé- cobs, 1996). C’est en acceptant l’interprétation textuelle des battue 6 . Cette entreprise politique et intellectuelle trouve cartes qu’il est possible de déconstruire la prétention à la neu- ses origines dans les études littéraires (Bhabha, 1984 ; Said, tralité des conventions cartographiques et de montrer qu’elles 1978). En suivant les définitions de Roy (2016), Hirt (2008) sont déterminées par des rapports de pouvoir (Harley, 1989 ; et Anderson (2002), le postcolonial est considéré ici en tant Jacobs, 1996 ; Pickles, 2006). De ce fait, il devient possible que cadre dans lequel appréhender les phénomènes contem- de délibérément s’approprier la question cartographique et porains sous un angle critique, propositionnel et explicite- de l’utiliser au bénéfice d’un autre type de programme poli- ment inséré dans un débat de justice sociale – au sens de tique. C’est au cœur de cette réflexion épistémologique que remise en question des rapports de domination. Du point de la carte acquiert un pouvoir émancipateur qui permet de sub- vue épistémologique, il questionne le problème de l’eurocen- vertir les dynamiques d’exclusion et de domination (Peluso, trisme concernant tant les savoirs coloniaux que leur héri- 1995). Comme elle a servi à la création d’un récit, elle per- tage (Roy, 2016). Les préoccupations postcoloniales de jus- met aussi de l’inverser et d’en raconter un nouveau. Les pro- tice sont intrinsèquement spatiales. Puisque le projet colonial jets de cartographie participative dans un but de justice so- est considéré comme un acte de violence géographique, l’in- ciale postulent que la visibilité cartographique est au centre surrection et les revendications des colonisé.es passent éga- de la démarche émancipatoire – être sur la carte, c’est exis- lement par une recherche et une restitution de l’espace dont ter et réclamer ses droits sur le « vide cartographique ». En ils/elles ont été dépossédé.es, à la fois matériellement et sym- revanche, comme le remarquent Choplin et Lozivit (2019) boliquement (Jacobs, 1996 ; Said, 1978). Dans la littérature dans leur expérience de cartographie participative dans un sur la cartographie participative, ceci revient à identifier et à quartier précaire de Cotonou (Bénin), les enjeux de la visi- dénoncer la complicité de la discipline cartographique dans bilité cartographique sont ambivalents. D’une part, visibilité la réalisation de tout projet colonial et par extension de tout signifie officialiser les revendications des habitant.es de ces projet de domination. Dès leur émergence, les projets de car- quartiers, d’autre part, elle signifie officialiser l’illégalité de tographie participative se distinguent par la volonté de pen- certaines conditions que l’on peut rencontrer. ser de manière renouvelée les modalités de production de la Ce statut ambigu des entreprises des cartographies par- connaissance spatiale et en particulier de réfléchir aux condi- ticipatives appliquées à des organisations territoriales in- formelles en milieu urbain est bien illustré par l’exemple 5. Ce terme est emprunté à Farinelli, F. : La crisi della ragione d’étude du projet à S section, notamment autour de la ques- cartografica, Einaudi, 2009. La « raison cartographique » fait réfé- tion de la cartographie des réseaux d’eau. Le projet incluait rence à l’influence historique de la cartographie et de ses corollaires en effet un recensement des points d’eau dans le quartier. dans la lecture du monde propre à la culture occidentale – et qui aurait été imposée aux peuples du monde par la colonisation. Or, à l’exception d’environ cinq points d’eau officiels ins- 6. Nous ne souhaitons pas ici simplifier la complexité de cette tallés par la municipalité et partagés par les 700 habitant.es, entreprise intellectuelle, mais nous nous restreindrons à expliciter l’intégralité des connections au réseau d’eau des habitations ce que nous entendons par « postcolonial » dans notre argument. informelles étaient illégales. Afin de représenter leurs condi- Geogr. Helv., 75, 271–284, 2020 https://doi.org/10.5194/gh-75-271-2020
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