REVUE DES GUIDES # 2 - Dialogue en Route

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REVUE DES GUIDES # 2 - Dialogue en Route
Découvrir la diversité. Ensemble.

REVUE DES
GUIDES # 2
REVUE DES GUIDES # 2 - Dialogue en Route
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                                                                         10       Edito                                                                                              3

                                                                        Le Blog
                                                                    des Guides

                                                                                                                        Juliette Salzmann               Lia Ludwig
                                                                                                                        Assistante de direction         Co-coordinatrice du réseau des
La diversité racontée par des                       4                                                                   et co-coordinatrice du réseau   guides Suisse romande
jeunes                                                                                                                  des guides Suisse romande

                                                   
Le réseau de guides en chiffres                    6                                     Pour la deuxième année        sur le Blog ? Rappelons quelques événements qui
                                                                                          consécutive, « Dialogue       permettent d’éclairer une préoccupation actuelle.
Rencontre avec les nouvelles                        8                                     en Route » a le plaisir de    En juillet 2020, la statue de David de Pury, située
guides                                                                                  vous proposer la lecture      sur une place éponyme au centre de Neuchâtel, est
                                                                                          de sa Revue des Guides !      retrouvée couverte de peinture rouge, symbolisant
Le Blog des Guides                                 10                                   Dans cette édition, vous      le sang versé d’esclaves. En effet, l’homme d’affaires
                                                                                          trouverez 6 nouveaux          du 18ème siècle, qui a légué sa fortune à la ville, s’est
                                                                                          articles ainsi que quelques   enrichi grâce à la traite d’humain·e·s. Entre-temps,

                                                          40
« Intersectionnalité » :                                                                  inédits, tels que la          sous la pression de l’opinion publique, la statue s’est
penser la discrimintion au pluriel.                 12                                    série « Le Mot du mois »,     vue dotée d’une plaque explicative. Que faire du
                                                                                          publiée sur les réseaux       passé esclavagiste de personnalités glorifiées et visi-
Au sujet de la nature humaine : quel lien entre                                           sociaux ces douze der-        bilisées dans l’espace public ? Le débat a été ouvert.
racisme et sécularisation ?                         16                                    niers mois (page 36).         Certain·e·s demandent que ces monuments soient

                                                          Le Mot                          Le Blog de « Dialogue
                                                                                                                        retirés, d’autres avancent qu’il faut, au contraire, les
                                                                                                                        laisser sur place, au nom du respect de l’histoire.
Compte-rendu de la table ronde « Les minorités en
Islam : chrétien·ne·s, juif·ve·s, femmes savantes         du mois                         en Route » donne la
                                                                                          possibilité aux guides
                                                                                                                        D’autres propositions sont faites : offrir des parcours
                                                                                                                        pédagogiques au grand public et ainsi mettre en
et hérésies »                                       22                                    de faire entendre leur        contexte, débaptiser les noms des places ou des
                                                                                          voix sur une plateforme       rues, placer ces figures dans les musées et autres
Être non-civilisé·e·s en 2022                       26                                    publique. En partageant       espaces moins visibles ou encore, transformer ces
                                                                                          des récits personnels,        statues, les faire dialoguer avec le regard d'artistes
                                                                                          des réflexions ou le          contemporain·e·s
Représentation de personnalités controversées                                             résultat de recherches
dans l’espace public – quel paysage                                                       académiques, ils et           Ces mobilisations, dans la lignée du mouvement
commémoratif pour la Suisse ?                       30                                    elles communiquent            « Black Lives Matter », doivent perdurer. En effet,
                                                                                          leurs points de vue et        le racisme est encore à observer en de nombreux
Minorité religieuse rime-t-elle toujours                                                  connaissances quant à         lieux ; il prend aussi d’autres formes, par la mobilisa-
                                                                                          des sujets de société.        tion de plus en plus fréquente d’arguments culturels
avec discrimination ?                               36                                                                  ou religieux. Nos guides décident d’évoquer ces lieux
                                                                                          Dans les écrits qui           de mémoire, le racisme institutionnel et celles et
                                                                                          suivent, vous remarque-       ceux qui le subissent et proposent des réflexions qui
Le Mot du mois                                     40                                   rez que des thématiques       s’inscrivent dans la mission générale de « Dialogue
                                                                                          reviennent de façon           en Route » : prévenir les préjugés et les stéréotypes
La norme pénale anti-discrimination 58                                                    récurrente. C’est le cas      qui peuvent émerger d’une méconnaissance de
                                                                                          notamment de celles du        l’autre. Cette mise en mots, bien qu’insuffisante,
                                                                                          racisme et de l’héritage      est certainement essentielle. Que cette réflexion en
Appel à candidature                                60                                   colonial. Comment expli-      faveur de l’égalité perdure – à travers vous peut-être
                                                                                        quer l’intérêt des Guides     aussi. Bonne lecture !
Contact et faire un don                            62                                   à traiter de ces questions
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4                                                                                                                                                                                              5

   La diversité
racontée par des
      jeunes
    Pour faciliter la prise de contact et la transmission, ce sont
    principalement de jeunes guides, formé·e·s à la médiation,
     qui transmettent des connaissances à d’autres jeunes. Il
    paraît essentiel de viser avant tout ce public car ils et elles   De gauche à droite : María Chacón, Lia Ludwig, Violette Marbacher,
                   sont les citoyen·ne·s de demain.                   Camille Aeschimann, Elsa Saliba, Sarah Osman, Claire Robinson
                                                                      Photo : © Eyeshot

                                                                      En 2014, IRAS COTIS initie un projet novateur de                     – lors des visites pour des classes d’école et autres
                                                                      médiation culturelle et définit des objectifs et des                 groupes. « Dialogue en Route » est pensé comme un
                                                                      mesures en consultant des personnes clés issues                      projet collaboratif dans lequel les guides ont un rôle
                                                                      des milieux culturels, religieux, éducatifs, de l’inté-              central. Les guides sont impliqué·e·s dans son orga-
                                                                      gration et de la jeunesse ; « Dialogue en Route » voit               nisation, son développement et son évaluation. Ainsi,
                                                                      alors le jour.                                                       chacun·e est libre d’amener de nouvelles idées et
                                                                                                                                           de proposer des sous-projets. En outre, le réseau de
                                                                      Les « Guides en Route » constituent un réseau                        guides – du fait de sa diversité – est déjà lui-même
                                                                      national de jeunes d’horizons culturels et de milieux                conçu comme une plateforme d’échange intercultu-
                                                                      sociaux variés dont le rôle principal est d’animer des               rel et d’échange de connaissances. Il permet à des
                                                                      offres de sensibilisation à la diversité culturelle et               jeunes de toute la Suisse d’être en lien et d’échanger
                                                                      religieuse – qui va dans le sens d’une déconstruction                autour de thématiques qui les touchent.
                                                                      des stéréotypes et d’une prévention des préjugés
REVUE DES GUIDES # 2 - Dialogue en Route
Le réseau                           guides agé·e·s de
6                                                                                                                             7

de guides                           22 à 30 ans
en chiffres                         appartenant à

                                    7
                                       confessions
                                       différentes
guides en
Suisse romande                                                                   Des personnes qui

18
                                                                                 s’engagent pour
                                                                                 un meilleur vivre
                                                                                 ensemble
langues
représentées
au sein du réseau

11
                                    Des étudiant·e·s
                                    en sciences des religions, relations
                                    internationales, histoire de l’art, études
                                    muséales et sciences humaines

communautés                                                                      impliqué·e·s dans

                                 6
et nationalités                                                                  les domaines de
différentes                                                                      l’intégration   de la culture   de la pédagogie

                    basé·e·s dans
                    cantons différents
REVUE DES GUIDES # 2 - Dialogue en Route
8                                                                                                                                                                                                                                9

Rencontre avec
                                                                                                                                                                         Sarah
les nouvelles                                                                                                                                                            Osman (22)
guides                                                                                                                                                                   « L’éducation représente le meilleur moyen de
                                                                                                                                                                         combattre les stéréotypes et les violences qui en
                                                                                                                                                                         découlent. « Dialogue en Route » permet d’abor-
                                                                                                                                                                         der les thématiques liées à la diversité religieuse
                                                                                                                                                                         et culturelle et à la migration qui souvent, parce
« Dialogue en Route » a eu le plaisir d’accueillir de                                                                                                                    qu’elles sont mal connues, sont l’objet de peur ou
nouvelles guides en 2021. Elles se présentent en                                                                                                                         de sentiments négatifs. Ce projet permet donc de
exposant leurs motivations à faire partie du projet.                                                                                                                     créer un dialogue sur ces thématiques, un endroit
                                                                                                                                                                         où des interrogations peuvent être posées et obtenir
                                                                                                                                                                         réponses, et de briser certains stéréotypes. Pouvoir
                                                                                                                   Photo : © Eyeshot
                                                                                                                                                                         participer à ce projet constitue un moyen efficace de
                                                                                                                                                                         contribuer à rendre notre société plus tolérante. »

                                                        Elsa
                                                        Saliba (24)                                               Matylda
                                                        « Je considère que la diversité est une richesse indis-
                                                        pensable à toute société. Je m’intéresse à explorer
                                                        comment elle se traduit dans des contextes reli-
                                                                                                                  Florez (25)
                                                        gieux, artistiques et sociétaux.                          « Il me semble fondamental de rendre compte de la
                                                                                                                  complexité et de la diversité des expériences vécues
                                                        Pour moi, le projet « Dialogue en Route » est une         pour tendre vers une société plus égalitaire et non
                                                        invitation non seulement à penser la différence,          discriminatoire.
                                                        mais aussi à comprendre comment elle se mani-
                                                        feste dans la société. Grâce à ce projet, les élèves      Être guide pour le projet « Dialogue en Route »
                                                        auront l’occasion de découvrir la diversité qui les       me permet de réflechir et me questionner avec la
                                                        entoure d’un point de vue communautaire, spirituel        population qui m’entoure. C’est aussi un moyen de
    Photo : © Eyeshot                                                                                                                                                                                        Photo : © Eyeshot
                                                        et artistique qui est en même temps divertissant. »       partager des connaissances et des points de vue. »
REVUE DES GUIDES # 2 - Dialogue en Route
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Le Blog
DES GUIDES
REVUE DES GUIDES # 2 - Dialogue en Route
« Intersectionnalité » :                                 Article rédigé par          13

                                                         Matylda Florez
			 penser la discrimintion
			 au pluriel.

À l’instant où j’écris le titre de cet article,
Word le souligne en rouge. Le terme
d’« intersectionnalité » est de plus en plus
débattu dans les milieux militants et en
sciences sociales, pourtant il reste peu
présent dans le langage courant.
                              Que signifie-t-il ? Je propose d’en donner une brève
                              définition et de réfléchir à comment l’approche in-
                              tersectionelle peut être mise en pratique afin de ne
                              pas reproduire des formes d’oppressions.
REVUE DES GUIDES # 2 - Dialogue en Route
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     Je me bats contre le sexisme                                                             bats contre le sexisme
                                                                                              dont je suis victime mais
                                                                                                                                                                                  15

     dont je suis victime mais
                                                                                              mon expérience n’est
                                                                                              pas égale à celle d’une
                                                                                              femme racisée à mo-

     mon expérience n’est pas                                                                 bilité réduite qui subit
                                                                                              simultanément des dis-

     égale à celle d’une femme                                                                criminations de genre,
                                                                                              de race et de validité.

     racisée à mobilité réduite                                                               Écouter, amplifier la
                                                                                              voix, donner la parole

     qui subit simultanément des                                                              Les groupes minoritaires

     discrimantions de genre, de                                                              ont été et sont encore
                                                                                              largement représentés

     race et de validité.
                                                                                              par les autres groupes
                                                                                              dominants. Il est temps
                                                                                              d’écouter et de donner
                                                                                              la parole aux personnes
                                                                                              concernées et ainsi
                                                                                                                           Photo : « Dialogue en Route »
                                                                                              de visibiliser leurs
                                                                                              expériences sociales et
                                                                                              leur réalité vécue. Ces      ses privilèges et de sa position sociale est la pre-
     Emma DeGraffenreid est une femme noire. En 1976,            Mais comment mettre          espaces d’expression se      mière étape pour tendre vers un monde plus juste.
     elle attaque en justice une entreprise pour discrimi-       en pratique l’approche       trouvent dans les discus-
     nation raciste et sexiste à l’embauche. L’entreprise        intersectionnelle ? Je       sions quotidiennes, les
     prouve cependant qu’elle emploie des femmes ainsi           propose ici deux élé-        débats politiques mais
     que des personnes noires, ce qui est vrai, seulement        ments de réponse qui         aussi dans les médias,
     il s’agit de femmes blanches et d’hommes noirs. La          ne sont évidemment           les séries, les films, les
     catégorie sociale de femme noire n’étant pas consi-         pas exhaustifs mais qui,     livres, etc. C’est entre
     dérée comme telle, Emma perd son procès face à              je l’espère, invitent à la   autres en représentant
     une justice qui ne répond pas à sa double identité          réflexion.                   les groupes minoritaires
     et à la discrimination raciste et sexiste qu’elle subit                                  et en leur donnant une
     simultanément.                                              Repenser ses privilèges*     voix que leurs expé-
                                                                                              riences particulières de
     C’est en réponse à ce genre de situations qu’émerge         Chacun·e d’entre nous        discrimination pourront
     alors le concept d’« intersectionnalité ». Il a été         se situe à l’intersection    être nommées, prises
     développé par la juriste et féministe anti-raciste          d’un certain nombre          en compte et que des
     afro-américaine Kimberlé Crenshaw en 1989. La               de privilèges et d’op-       changements pourront
     définition juridique de la discrimination étant             pressions. Se confronter     alors avoir lieu.
     trop réductrice, elle propose d’utiliser le terme           à ses privilèges est
     d’intersectionnalité afin de rendre compte de la            essentiel pour prendre       Cette notion d’intersec-
     complexité des expériences de marginalisation des           conscience de la place       tionnalité a donc pour
     femmes noires de classes défavorisées. Ce terme est         occupée dans la société.     but de repenser les
     aujourd’hui plus largement utilisé pour penser l’ar-        Par exemple, la cou-         inégalités dans la société
     ticulation entre les différentes formes d’oppressions       leur de peau blanche         avec plus de justesse et
     que les individus subissent en fonction du genre, de        n’est que très rarement      de pertinence, en accep-
     la race, la classe, la sexualité, la religion et d’autres   discutée en tant que         tant et en reconnaissant
     axes de discrimination.                                     telle ou même nommée         les différences. Pour
                                                                 et ne fait pas l’objet       cela, chacun·e doit se
     Le combat de Crenshaw pour la reconnaissance                de débats. Le privilège      questionner sur sa place
     des identités plurielles et des discriminations             réside alors dans le fait    au sein de la société,
     particulières s’inscrit dans la continuité des mouve-       de ne pas avoir à se         dans les mouvements
     ments féministes afro-américains et des féministes          questionner sur cette        sociaux, mais aussi sur
     autochtones et indigènes qui luttent depuis bien            « blanchité ». Dans mon      comment être inclusif·ve
     longtemps pour leurs droits spécifiques (voir par           cas, je me positionne en     et concevoir sa place
     exemple le travail d’Audre Lorde et d’Angela Davis).        tant que femme, je suis      au sein d’un groupe.
                                                                 blanche et valide. Je me     Prendre conscience de
REVUE DES GUIDES # 2 - Dialogue en Route
Au sujet de la nature                                                    Article rédigé par   17

                                                                         Claire Robinson
humaine :
quel lien entre racisme
et sécularisation ?

Dans cet article, Claire nous éclaire sur
les liens entre deux phénomènes
centraux à la construction de la            Illustration : Mikyung Lee

modernité : quelle relation peut-on
penser entre racisme et sécularisation ?
Comment ces concepts ont-ils impac-
té en profondeur notre vision
de l’être humain ?
REVUE DES GUIDES # 2 - Dialogue en Route
18   Pour commencer,              humain et de sa valeur ; une question centrale à                                                                 19
     une tentative de dé-         laquelle, de tout temps, les différentes traditions
     finition s’impose. La        religieuses ont répondu.
     sécularisation décrit le
     processus de différencia-    La reconnaissance d’une dimension transcendan-
     tion ou transformation       tale à l’existence humaine a fait partie des visions
     des sphères institution-     du monde de toutes les civilisations qui nous ont
     nelles du « religieux »      précédées. Dans la pensée européenne médiévale,
     (institutions ecclésias-     l’être humain était un être fondamentalement
     tiques et Églises) et        théomorphe, créé à l’image de Dieu. Cette essence
     du « séculier » (État,       était inférée par sa faculté intellectuelle (Ogunnaike
     économie, science, art,      2016 : 786). Influencé par les philosophes grecs, et
     etc.), de déclin réel ou     en particulier Aristote et Plotin, l’intellect (noûs en
     supposé du « religieux »     grec et intellectus en latin) était considéré comme la
     et de privatisation de       faculté la plus élevée, divine et intuitive, permettant
     la pratique religieuse       à l’être humain de percevoir directement Dieu et les
     (Casanova 2009 : 1050).      vérités divines. L’intellect se différenciait donc de la
     Le terme, basé sur la        faculté rationnelle (dianoetikón ; ratio), limitée à la
     formule de Max Weber         pensée discursive et spéculative, et donc inférieure
     de « désenchantement         (ibid. : 789). Un autre concept hérité des doctrines
     du monde », peut aussi       grecques était la grande chaîne des êtres (scala na-
     signifier une capacité       turæ), qui a continué d’être centrale dans la pensée
     croissante à donner          occidentale. Elle représente l’idée que tout dans le
     des explications             cosmos est ordonné selon une hiérarchie. Dans la
     « non-religieuses »          période médiévale, Dieu se trouvait au sommet et
     (Calhoun 2012 : 337-338).    était donc la mesure de toute chose. Le rang oc-
     Quant au racisme, il         cupé dans cette hiérarchie était alors défini par la
     est défini comme une         participation à la nature du Bien et par le degré de
     croyance en l’existence      conformité à l’image de Dieu. Conséquence de la
     naturelle de « races »       doctrine de l’Imago Dei, qui conférait à tout·e un·e
     et d’une hiérarchisa-        chacun·e sa dignité propre, l’être humain était pensé
     tion de ces dernières        comme la plus haute créature vivante sur terre,
     (Ogunnaike 2016),            au-dessus des animaux, des plantes et des minéraux
     comme un ensemble            (Ogunnaike 2016 : 788-789). Mais une hiérarchie de
     de techniques visant         l’humanité existait tout de même, basée sur l’im/
     à gérer les différences      perfection spirituelle (ibid. et Wynter 2003 : 287)
     (Lentin 2020) ou encore      de chaque individu. La centralité de la spiritualité
     comme un système de          dénuait les aspects matériels ou physiques de toute
     domination. Ces deux         importance (Ogunnaike 2016 : 790), contrairement à         légitimant ainsi leur mise en esclavage (Ogunnaike
     phénomènes consti-           la nouvelle hiérarchie « raciale » qui allait émerger.     2016 : 797 et Wynter 2003 : 269).
     tutifs de la modernité
     ont émergé en Europe         En effet, la date clé de 1492 amorça une véritable         Avec le déclin progressif de l’autorité et du pouvoir
     dans des contextes           rupture. La question fondamentale sous-jacente             temporel de l’Église et la nécessité de justification
     historiques, sociaux, éco-   aux rencontres européennes avec l’« Autre » dans           des pratiques racistes, la conception théocentrique
     nomiques spécifiques.        les Amériques, exemplifiée par la controverse de           de l’être humain a graduellement été remplacée
     Autant complexes que         Valladolid, était de savoir ou de redéfinir ce que         par une conception séculière ou désacralisée
     leurs développements         signifie « être humain ». Les deux hommes d’Église         - degodded (Wynter 2003). Elle a ensuite été théo-
     soient, un aspect en         espagnols, Las Casas et Sepúlveda, débattirent             risée de manière successive et systématique. Les
     particulier, celui de leur   de la nature et donc du statut des habitant·e·s            penseurs de la Renaissance ont fait revivre le culte
     relation, me semble          indigènes des nouveaux territoires coloniaux               gréco-romain du corps, en partie en conjonction
     avoir été peu abordé         espagnols. Las Casas argumenta en faveur d’une             avec la tendance à un intérêt accru pour le monde
     – voire reste méconnu        nature théocentrique (chrétienne) et d’une mission         matériel. Ceux de la période des Lumières, aussi
     – lorsqu’il est question     d’évangélisation. Il s’opposa à une mise en esclavage      appelée l’« âge de la raison », ont insisté sur le fait
     de racisme. En effet,        systématique des indigènes, les percevant toujours         que seule la faculté rationnelle pouvait mener à
     l’idée même de « race »      comme des congénères et potentiel·le·s chré-               la connaissance, éclipsant ainsi la faculté intellec-
     implique une certaine        tien·ne·s. Sepúlveda prit position pour la conception      tuelle et l’accès et le lien directs de l’être humain
     philosophie de laquelle      émergente humaniste et ratiocentrique de l’être            à la transcendance. Enfin, les intellectuel·le·s du
     découle une concep-          humain, identifiant les indigènes comme n’étant            courant humaniste se sont focalisé·e·s sur le génie
     tion spécifique de l’être    pas en pleine possession de la faculté rationnelle et      de l’être humain ;
20                                                                                         21

     « l’homme est la mesure de toute chose » étant une       Cette rupture dans la
     citation devenue l’un des symboles de cette pen-         conception de l’être
     sée (Ogunnaike 2016 : 792 et Wynter 2003). Aussi,        humain a eu des effets
     en conséquence de cette sécularisation, tant de la       empiriques majeurs sur
     nature humaine que de la connaissance, la grande         « l’émergence de l’Eu-
     chaîne des êtres a subi une trans(dé)formation           rope » et sa construction
     majeure (ibid.). Certes, Dieu est toujours présent en    en tant « civilisation
     arrière-plan, mais en termes d’univers connaissable,     mondiale » d’un côté
     perceptible et intelligible des philosophes et des       et de l’autre, la mise en
     scientifiques, l’homme a pris sa place (Ogunnaike. :     esclavage de l’Afrique,
     791). Il ne s’agit pourtant pas de n’importe quel        les conquêtes des
     homme ou quelle femme : « être humain » est              Amériques et l’asservis-
     devenu synonyme d’homme blanc, européen et               sement de l’Asie (Wynter
     rationnel. La place de l’être humain dans cette nou-     2003 : 263). Enfin, il est
     velle hiérarchie n’est plus informée par son degré       important, outre la
     d’im/perfection spirituelle mais plutôt par son degré    question du racisme, de
     d’ir/rationalité (Wynter 2003 : 287) et par sa confor-   se questionner sur les
     mité à celui ou celle qui se trouve au sommet. C’est     effets de la sécularisa-
     ainsi que la construction du concept de « race » a       tion. Ce phénomène est
     permis à l’Occident, alors en expansion mondiale, de     à penser non en terme
     répondre à la question de ce que signifie « être hu-     d’absence – un monde
     main » (Wynter 2003 : 264). Alors que jusque dans la     dépourvu du « religieux »,
     période médiévale les personnes noires étaient per-      mais plutôt en terme de
     çues comme païennes/non-chrétiennes, inférieures         présence : il façonne nos
     mais toujours humaines, après la Renaissance et les      imaginaires sociaux, qui
     Lumières, elles ont été considérées comme irra-          à leur tour contribuent
     tionnelles et donc moins/pas tout à fait humaines        à construire le monde
     (Ogunnaike 2016 et Wynter 2003).                         (Calhoun 2012 : 335, 360).
Compte-rendu de la table ronde              Article rédigé par                               23

« Les minorités en Islam : chrétien·ne·s,   Sarah Ziadé
juif·ve·s, femmes savantes et hérésies »

Sarah nous propose un
compte-rendu de la table
ronde « Les minorités
en Islam : chrétien·ne·s,
juif·ve·s, femmes savantes et
hérésies » qui a eu lieu dans
le cadre du festival « Histoire
& Cité » à Lausanne. Lors de
cette table ronde, quatre
intervenants ont mis en
lumière le rôle de différentes
minorités sociales dans
le développement de la
pensée islamique.

                                                                 Photo : « Dialogue en Route »
24
     La pauvreté ne serait donc                                                               musulman. De par ce
                                                                                              statut, ils·elles étaient
                                                                                                                                                                                  25

     pas corrélée au christianisme
                                                                                              reconnu·e·s comme juri-
                                                                                              diquement inférieur·e·s
                                                                                              dans le pacte d’Umar,

     mais plutôt aux chances de                                                               un traité passé entre
                                                                                              le calife Umar et les

     naître dans une famille plus                                                             monothéistes non-mu-
                                                                                              sulman·e·s en l’an 717.

     ou moins aisée.
                                                                                              De nombreuses discri-
                                                                                              minations y figuraient
                                                                                              telles que l’interdiction
                                                                                              de construire de nou-
                                                                                              veaux édifices ou encore
                                                                                              l’obligation de porter
                                                                                              un signe distinctif. Ils et
                                                                                              elles étaient en contre-
                                                                                              partie protégé·e·s par les
                                                                                              musulman·e·s.
                                                                                                                            ses femmes partageaient plus de temps avec lui et
                                                                                              Blain Auer nous a parlé       avaient une espérance de vie plus longue que les
                                                                                              de la communauté mu-          hommes, ce qui leur donnait un grand avantage
                                                                                              sulmane Ahmadiyya qui         pour enseigner l’Islam après la mort du Prophète.
     L’Islam est aujourd’hui régulièrement au cœur des            croire que leur pré-        trouve ses origines en        Mais le temps passant, les femmes ont perdu leur
     discussions sociétales. Les mêmes sujets reviennent          carité était due à une      Inde à la fin du 19ème        rôle de transmettrices et interprètes. La femme
     encore et encore sur la place publique concernant            distribution inégale        siècle. La principale         était vue comme séductrice et incapable de gérer
     les nombreuses controverses que l’on connait à               des richesses qui favo-     mésentente entre cette        les questions religieuses. En effet, la société patriar-
     cette religion. Mais qu’en est-il des sujets dont            risait les musulman·e·s,    communauté et les             cale prenant le dessus, les femmes sont restées à
     personne ne parle ? Une conférence, qui s’est tenue          en réalité certain·e·s      musulman·e·s chiites          la maison tandis que les hommes enseignaient et
     le 2 avril 2022 à Lausanne dans le cadre du festival         musulman·e·s étaient        et sunnites repose sur        apprenaient en voyageant. Aujourd’hui cependant,
     « Histoire & Cité », avait pour objectif de mettre en        tout autant pauvres. La     la croyance au Messie         quelques voix féminines se soulèvent afin de récla-
     lumière les « invisibles » de cette religion. Les in-        pauvreté ne serait donc     Mirza Ghulam Ahmad            mer leur place dans le domaine de la connaissance
     tervenants, Blain Auer, Amir Dziri, Wissam Halawi            pas corrélée au chris-      qui prétendait être un        religieuse. Nous ne pouvons qu’espérer que ces voix
     et David Hamidovic ont, chacun à leur tour, voulu            tianisme mais plutôt        guide pour les musul-         soient suffisamment fortes.
     mettre en avant quelques minorités qui ont influen-          aux chances de naître       man·e·s. Le Pakistan,
     cé l’histoire de l’Islam.                                    dans une famille plus ou    reconnaissant ce              L’influence que portent certaines minorités n’est
                                                                  moins aisée. Il a rappelé   courant comme une             donc pas toujours visible sur le moment. C’est
     David Hamidovic a commencé par faire un bref                 ensuite que la méde-        hérésie, a décidé de          lorsque l’on regarde rétrospectivement le chemin
     résumé de l’influence des juif·ve·s sur l’Islam. Pour        cine arabe, bien connue     punir quiconque pré-          parcouru que l’on parvient à mettre en place toutes
     ce faire, il a mis en lumière les liens très étroits entre   de nos jours, avait         tendait être ahmadi tout      les pièces du puzzle. Certaines sont plus grosses
     ces deux religions. En effet, le Coran parle à de            comme premier·ère·s         en étant musulman·e·.         que d’autres mais sans les petites, le puzzle serait
     maintes reprises des Israélien·ne·s et des juif·ve·s.        docteur·oresse·s les        Aujourd’hui, cette            incomplet.
     Vers les 10 et 11ème siècles, musulman·e·s et juif·ve·s      chrétien·ne·s arabes.       communauté compte
     étaient souvent confronté·e·s les un·e·s aux autres,         Ces dernier·ère·s ont       entre 10 et 20 millions de    L’Histoire nous enseigne de multiples leçons que
     ce qui n’a guère engendré d’acculturation mais un            traduit les livres de       fidèles dans le monde         l’on peut retenir mais l’humain·e a parfois simple-
     transfert de cultures, d’échanges et de négociations.        Gallien, un médecin         et détient la première        ment décidé de se focaliser sur les grandes lignes en
     David Hamidovic a fini par donner l’exemple des              grec renommé du 2ème        mosquée construite en         ignorant, voire niant, le rôle historique des minorités
     karaïtes, un courant du judaïsme fondé sur la Bible          siècle après J.-C. qui a    Suisse. Elle est située à     ethniques, de genre ou religieuses.
     hébraïque et rejetant la loi orale, s’opposant de ce         laissé derrière lui des     Zürich. L’Ahmadisme
     fait aux rabbanites. Les karaïtes ont établi un dia-         écrits sur la médecine      n’est pas reconnu
     logue avec les musulman·e·s pour leur demander               d’une grande moder-         comme un courant de
     une protection vers le 10ème siècle. Ils·elles se sont       nité pour l’époque, et      l’islam par la plupart des
     installé·e·s dès lors à Constantinople et en Égypte,         ont transmis le savoir      musulman·e·s.
     cohabitant avec les musulman·e·s.                            qu’ils renfermaient. Les
                                                                  chrétien·ne·s avaient       Enfin, Amir Dziri nous
     Wissam Halawi a continué l’exposé en se rappro-              le statut de dhimmi -       a parlé du rôle des
     chant du point de vue chrétien. Il a commencé par            terme qui désignait les     femmes au début de
     rappeler que les chrétien·ne·sétaient, globalement,          citoyen·ne·s non-mu-        l’Islam. A l’époque du
     dans une situation précaire. Bien que l’on pourrait          sulman·e·s dans un État     Prophète Muhammad,
Être non-civilisé·e·s            Article rédigé par   27

                                 Elsa Saliba
en 2022

Depuis le début de la guerre
en Ukraine, les médias
relayent de nombreux
discours qui comparent les
réfugié·e·s ukrainien·ne·s aux
réfugié·e·s issu·e·s de pays
extra-européens. Dans cet
article, Elsa nous livre une
réflexion sur la différence de
traitement des réfugié·e·s
selon leur origine et leur
soi-disant degré
de « civilisation ».
28
     On entend aussi parler de                                                                     d’actualité aujourd’hui.
                                                                                                   Pour quelle raison
                                                                                                                               29

     pays plus « civilisés » que
                                                                                                   aurions-nous besoin de
                                                                                                   qualifier « l’autre » de
                                                                                                   « barbare » quand nous

     d’autres, classifiant ainsi les                                                               avons aujourd’hui tous
                                                                                                   les moyens nécessaires

     refugié·e·s de manière iné-                                                                   pour établir un dialogue
                                                                                                   entre les différents

     gale selon leur nationalité.
                                                                                                   peuples malgré la multi-
                                                                                                   tude de langues parlées
                                                                                                   dans le monde ? Cette
                                                                                                   citation mérite notre at-
                                                                                                   tention et pourrait jouer
                                                                                                   un rôle dans la réflexion
                                                                                                   vis-à-vis des situations
                                                                                                   où l’on compare les êtres
                                                                                                   humains et réduit la
                                                                                                   valeur de leur humanité.

     Au début de cette année, nous avons été témoins               les civilisations occiden-
     de plusieurs déclarations faites dans les médias et           tales pour désigner des
     sur les réseaux sociaux, comparant les refugié·e·s            cultures étrangères. En
     de continents différents ; selon certain·e·s, les             effet, le mot « barbare »
     citoyen·nne·s de pays proches, qui partagent des              fait référence au chant
     ressemblances physiques avec le peuple du pays                incompréhensible des
     où elles et ils cherchent à trouver refuge, sont plus         oiseaux, et le mot « sau-
     dignes d’être acceuilli·e·s. On entend aussi parler de        vage » à la vie animale,
     pays plus « civilisés » que d’autres, classifiant ainsi les   sans culture et sans
     refugié·e·s de manière inégale selon leur nationalité.        morale.

     Est-il pourtant possible de parler de peuples civilisés       En qualifiant quelqu’un·e
     et de peuples non-civilisés en 2022 ? Quelle est l’ori-       de « sauvage » ou de
     gine de ce débat et que pourrait-il nous apprendre ?          « barbare », on vise à le·la
                                                                   déshumaniser. Ce que
     Le livre Race et Histoire (1952) écrit par Claude             la déclaration de Lévi-
     Lévi-Strauss, anthropologue et ethnologue français            Strauss veut mettre en
     offre une réflexion importante pour notre propos.             relief, c’est le fait que, en
     Dans cet ouvrage, Lévi-Strauss dénonce les préjugés           traitant d’autres êtres
     racistes en faisant une déclaration assez choquante :         humains de « barbares »          Photo : Ravi Sharma

     « Le barbare c’est celui qui croit à la barbarie ».           pour les déshumaniser,
                                                                   l’individu responsable
     Lévi-Strauss critique dans son ouvrage les thèses             de ce discours montre
     influencées par le colonialisme (notamment celle              son intention qui est
     de Gobineau) qui classent les êtres humains en                assez violente, même
     races et donnent le droit à certains peuples, qui             « barbare » selon l’an-
     se croient supérieurs aux autres, de prendre à leur           thropologue. Pour lui,
     charge l’éducation et la civilisation des peuples qu’ils      alors, l’individu qui traite
     pensent culturellement inférieurs à eux.                      les autres peuples de
                                                                   barbares et qui croit à
     Il explique que la différence entre les races et les          la barbarie, manque lui-
     cultures n’est que le fruit d’une discrimination da-          même d’humanité.
     tant de l’Antiquité, dans laquelle tous les peuples qui
     ne faisaient pas partie de la culture gréco-romaine           Il est assez remarquable
     étaient considérés comme « barbares ». Les deux               qu’un propos daté
     mots « barbare » et « sauvage » sont employés par             de 1952 soit toujours
Représentation de                         Article rédigé par   31

                                          Claire Robinson
personnalités controversées
dans l’espace public – quel
paysage commémoratif
pour la Suisse ?

Le 8 juin 2020, je publiais sur ma page
Facebook le commentaire suivant :
« Colston est tombé à l’eau à Bristol,
qui est chaud pour faire subir le même
sort à de Pury ? », accompagné d’une
émission radio concernant « La face
noire de Neuchâtel ».
32   Le même jour, Le             tidien ». Des étudiant·e·s noir·e·s ont aussi partagé                                                                                                                                              33
     « Collectif pour la          l’impossibilité de « sentir leurs intérêts protégés par
     Mémoire » déposait à la      un établissement [l’Université de Genève] dont les
     chancellerie communale       agissements minimisent le racisme scientifique et
     une pétition munie de        ses conséquences, encore bel et bien réels ».
     plus de 2500 signatures
     pour demander le retrait     Toutefois, certain·e·s pourraient se demander
     de la statue de David de     pourquoi des statues que personne ne remarque
     Pury.                        ou la nomination de bâtiments et de rues posent
                                  problème ? Pour réitérer les propos de Mohamed
     Cet appel à déboulonner      Mahmoud Mohamedou en d’autres termes, il est
     des statues érigées en       question ici de choix, par rapport à notre mémoire
     l’honneur de person-         collective, à notre patrimoine, c’est-à-dire à notre
     nalités controversées,       identité collective qui est intrinsèquement liée à
     du fait de leurs activités   des valeurs communes. Bien que la Suisse n’ait pas
     coloniales, esclavagistes    formellement participé à l’entreprise impérialiste
     et/ou pour la diffusion      et coloniale, fait sur lequel on aime insister et qui
     de théories racialistes,     nourrit notre imaginaire collectif, on ne peut pas en
     sexistes et/ou validistes,   dire de même des individus helvétiques de l’époque.
     a suscité un débat           En effet, des recherches académiques sont menées
     l’année dernière, revi-      depuis une quinzaine d’années pour clarifier et faire
     vifié notamment par          lumière sur leurs activités et leurs idéologies, qui
     le mouvement global          s’inscrivent plus largement dans un passé colonial
     « Black Lives Matter ».      suisse. L’entreprise coloniale et impérialiste qui se
     Certain·e·s, comme l’his-    situe à différents niveaux – idéologique, discursif,
     torien Nicolas Blancel,      psychologique et matériel – fait partie de notre
     considèrent que « dé-        histoire. Selon la chercheuse Patricia Putschert,
     boulonner les statues,       « comme dans le reste de l’Europe occidentale, la
     c’est un peu effacer         population suisse a appris à regarder le monde
     l’histoire ».                d’une manière coloniale et à se considérer comme
                                  supérieure. Cette vision raciste du monde se re-
     Pour Mohamed                 trouve dans la culture populaire (…) ».
     Mahmoud Mohamedou,                                                                     Image de ©Banksy : La statue d’Edward Colston, un esclavagiste notoire du XVIIème siècle, a été déboulonnée et jetée à l’eau le 7 juin
     professeur d’histoire        Mais alors quelles solutions peuvent être apportées       2020 par des participant·e·s à une marche « Black Lives Matters » à Bristol. L’artiviste Banksy, en réponse aux débats entourant cet
     internationale à l’IHEID,    à la problématique du paysage commémoratif ?              évènement, entre celles et ceux qui argumentaient pour le maintien de la statue et celles et ceux qui soutenaient son retrait, a publié sur
     la question du pay-          Comment faire face à notre passé qui a laissé ses         son compte Instagram le 9 juin 2020 une solution alternative qui conciliait dans une certaine mesure les deux positions : « What should
     sage commémoratif            traces matériellement mais également mentale-             we do with the empty plinth in the middle of Bristol? Here’s an idea that caters for both those who miss the Colston statue and those who
     concerne plus la démo-       ment et psychologiquement ?                               don’t. We drag him out the water, put him back on the plinth, tie cable round his neck and commission some life size bronze statues of
     cratie que l’histoire, et                                                              protestors in the act of pulling him down. Everyone happy. A famous day commemorated. »
     il ajoute : « une statue     Pragmatiquement, suite à l’appel d’une partie de la
     c’est une célébration,       population concernant la statue de David de Pury, le
     c’est quelque chose          Conseil communal neuchâtelois a décidé de mettre
     qu’on élève de plus,         une plaque explicative concernant ses activités
     donc qu’est-ce qu’une        esclavagistes. À Genève, le projet 100Elles* propose
     communauté veut              de questionner la nomination des rues à travers un
     reconnaître ? ». Dans ce     autre prisme, celui du genre, et a établi une liste de
     sens, il me semble que       cent femmes qui remplissent « les critères officiels                                                                             en conservant les statues mais en les accompagnant
     l’on se doit d’écouter       pour obtenir une rue à leur nom » et les a mises en                                                                              de dispositifs, vidéos ou inscriptions par exemple,
     et de ne pas minimiser       avant dans les rues de la ville. Leurs biographies ont                                                                           « la présence même de cette statue a plus d’intérêts
     le vécu d’une partie de      été publiées et des visites guidées sont organisées.                                                                             mémoriels aujourd’hui que sa disparition pure et
     la population qui fait       Ailleurs, le maire de Londres a créé une commission                                                                              simple », à l’exemple de ce que propose Banksy.
     état de son insécurité       chargée de revoir toutes les statues érigées à travers
     lorsqu’elle marche dans      la ville. À Berlin, le musée de la Citadelle de Spandau                                                                          Enfin, entre celles et ceux qui craignent « l’efface-
     des rues qui portent         abrite les statues qui ont été déboulonnées au XXème                                                                             ment de l’histoire » et les autres qui revendiquent
     les noms « de criminels,     siècle après la Seconde Guerre mondiale. Enfin,                                                                                  une justice mémorielle, il semble y avoir un consen-
     de personnes racistes,       selon l’historien Pap Ndiyae, il y a énormément de                                                                               sus : la nécessité de revisiter l’histoire, d’ouvrir le
     esclavagistes, de colons »   possibilités à explorer, au-delà du simple débat entre                                                                           débat et d’entreprendre une approche pédagogique
     et qui parle d’une forme     déboulonner ou non, qui seraient plus créatives et                                                                               pour que la population, notamment les jeunes,
     de « violence au quo-        qui détourneraient le sens originel de glorification :                                                                           connaissent véritablement toutes les facettes de
34   leur histoire et de ses implications aujourd’hui.
     Poursuivant les mêmes objectifs, « Dialogue en               Une nouvelle offre à Genève,                                                         35

                                                                  intitulée « Les élites locales
     Route » vous propose un nouveau parcours à
     Genève, intitulé « Les élites locales et la fabrique
     des inégalités », qui s’intéresse dans une première
     visite à certaines figures de la Genève internationale
     et dans une seconde, aux savants genevois qui ont            et la fabrique des inégalités,
     des monuments à leur nom et qui ont contribué au
     façonnement des inégalités.                                  parcours guidés entre his-
                                                                  toire et mémoire », propose
                                                                  d’aller à la rencontre des
                                                                  bustes de personnalités his-
                                                                  toriques locales commémo-
                                                                  rées dans l’espace public qui
                                                                  ont contribué à la construc-
                                                                  tion des inégalités à travers
                                                                  les discours discriminatoires,
                                                                  allant du racisme au sexisme
                                                                  en passant par le validisme
                                                                  et le classisme aux 19ème et
                                                                  20ème siècles.

                                                                  Que doit-on faire de ces personnages commémorés dans l’espace public qui
                                                                  ont contribué à construire des discours discriminatoires et à l’histoire
                                                                  coloniale de la Suisse ? Dans la continuité de la nouvelle offre « Les élites
                                                                  locales et la fabrique des inégalités », Claire propose quelques réflexions autour
                                  Photo : « Dialogue en Route »
                                                                  de cette problématique.
Minorité religieuse                     Article rédigé par   37

                                        Juliette Salzmann
rime-t-elle toujours
avec discrimination ?
Si les discriminations ciblent
majoritairement les minorités, c’est
aussi souvent vrai lorsqu’il s’agit
de minorités religieuses. Mais est-
ce forcément toujours le cas ? Pour
répondre à cette question, Juliette a
questionné notre partenaire Jean-Paul
Gloor, membre du Centre bouddhiste
tibétain Gendun Drupa à Martigny, sur
son vécu en tant que personne issue
d’une minorité religieuse en Suisse.
38
     « Sa Sainteté le Dalaï Lama                                                             années 70 aux États-
                                                                                             Unis puis en Europe. En
                                                                                                                                                                                39

     met beaucoup en avant les
                                                                                             effet, les concepts de
                                                                                             chakras, de karma, de
                                                                                             réincarnation ou encore

     valeurs communes à toutes                                                               la figure du Bouddha
                                                                                             nous paraissent plutôt

     les traditions plutôt que ce                                                            familiers tant ils ont été
                                                                                             intégrés dans le langage

     qui nous différencie. »
                                                                                             et les croyances locales.

                                                                                             Malgré la réception
                                                                                             globalement positive
                                                                                             du bouddhisme en
                                                                                             Suisse, lorsque le Centre
                                                                                             Gendun Drupa a ouvert
                                                                                             ses portes à Martigny en
                                                                                             2008 la communauté
                                                                                             a dû faire face à une
                                                                                             certaine méfiance de la
                                                                                             part de la population lo-
                                                                                             cale. En effet, les suicides
                                                                                             et assassinats collectifs
     L’appartenance religieuse peut être un élément             met en avant le message      de l’Ordre du Temple
     de rejet et de discrimination, qui va parfois jusqu’à      véhiculé par sa religion.    Solaire à Salvan (VS)
     s’institutionaliser, comme le montrent par exemple         Selon lui, cette image       et Cheiry (FR) en 1994
     les votations contre la construction des minarets ou       positive du boudd-           marquaient encore les          curiosité et sympathie, plutôt que méfiance et rejet.
     le port de la burqa en Suisse. Ces votations exempli-      hisme repose d’une           esprits. Selon Jean-Paul       Faire partie d’une minorité n’implique pas néces-
     fient bien l’islamophobie qui peut exister en Suisse       part sur le message de       Gloor, l’usage courant         sairement de la discrimination, mais souvent de
     et la discrimination sur la base de la religion. Alors     non-violence prôné par       du terme de « gourou »         la méconnaissance. Il est vrai que les bouddhistes
     que l’islam est souvent au centre des débats sur           le Dalaï Lama et d’autre     dans le bouddhisme ren-        semblent bénéficier en Suisse de stéréotypes posi-
     l’intégration, que le ou la musulman·e converti·e est      part, sur une forme          voyait à l’imaginaire de       tifs qui découlent d’une histoire longue et complexe
     parfois perçu·e comme un·e « traître·sse », qu’il est      d’universalisme : « Sa       la « secte » et faisait écho   des rapports entre « Orient » et « Occident » qui a
     difficile pour les femmes musulmanes d’avoir un            Sainteté le Dalaï Lama       avec l’histoire régionale      façonné notre imaginaire. Il me semble important
     accès serein à l’espace public, qu’en est-il du vécu       met beaucoup en avant        de ces dérives sectaires       de poser la question de la provenance de ces stéréo-
     d’autres minorités religieuses en Suisse ?                 les valeurs communes         qui avaient tourné au          types à travers lesquels nous percevons les autres.
     J’ai voulu questionner Jean-Paul Gloor, notre parte-       à toutes les traditions      drame. Afin de désamor-        Qu’ils soient positifs ou négatifs, ils ont souvent une
     naire du Centre bouddhiste tibétain Gendun Drupa           plutôt que ce qui nous       cer cette méfiance, la         grande influence sur nos interactions humaines.
     à propos de son vécu en tant que membre d’une              différencie. » dit-il. En    communauté du Centre           L’histoire peut nous aider à comprendre d’où nous
     communauté minoritaire (0,5% de bouddhistes                tant que personne            Gendun Drupa a tenu à          viennent ces stéréotypes et préjugés. Mais, en
     résidant en Suisse en 2020 selon l’OFS). Lors d’un         extérieure à la com-         s’impliquer dans la vie        attendant de fouiller les archives ou se plonger dans
     entretien, je lui ai demandé comment il vivait son         munauté, j’y vois - en       de la ville de Martigny,       les livres, nous pouvons aussi nous rencontrer, ap-
     rapport aux autres en faisant partie d’une minorité        plus du message évo-         notamment lors d’évé-          prendre à se connaitre et atténuer la méfiance par
     religieuse. Vit-il lui aussi de la discrimination, ou de   qué par Jean-Paul qui        nements organisés              le partage et le dialogue. Voilà en tout cas ce à quoi
     la méfiance, en raison de son appartenance reli-           semble convainquant          en collaboration avec          aspire « Dialogue en Route ».
     gieuse ? Comment perçoit-il le regard que les autres       – la longue évolution du     les paroisses chré-
     portent sur lui et sa communauté ? Il est important        cours de l’histoire et des   tiennes, ou le « Festival
     de noter que Jean-Paul Gloor est un homme suisse,          rapports entre « Orient »    des 5 Continents »
     converti au bouddhisme, il n’est donc pas perçu de         et « Occident » qui se       par exemple. Elle
     premier abord comme un étranger. Étant un boudd-           sont construits avec une     s’est aussi investie
     histe laïc, il ne porte pas non plus de signe distinctif   forme d’idéalisation des     dans la Plateforme
     qui signifierait son appartenance religieuse.              spiritualités orientales     Interreligieuse Valais
                                                                et une fascination des       (PIV) ou a encore orga-
     Jean-Paul semble être d’accord avec moi sur le fait        Occidentaux·ales pour        nisé des journées portes
     que le bouddhisme bénéfice d’une meilleure répu-           le bouddhisme (et            ouvertes au Centre.
     tation que d’autres minorités religieuses en Suisse,       l’hindouisme), en parti-     De manière géné-
     ce qui le désole profondément. Je lui ai donc de-          culier dans les nouveaux     rale, les membres du
     mandé son avis sur les raisons de cette réputation.        mouvements religieux,        Centre Gendun Drupa
     En tant que membre de la communauté, Jean-Paul             en vogue à partir des        de Martigny suscitent
40            41

Le Mot
DU MOIS   →
Le mot
                                  43

du mois

Pendant une année et
chaque mois, notre guide
Maxime Buonocore, étudiant
en histoire des religions et
français, nous a proposé la
définition d’une notion se
situant au cœur du
projet « Dialogue en Route ».
Ces définitions souhaitent
mettre en lumière la com-
plexité de certains termes
et nous inviter à la réflexion.
44                                                                                                                                 45

                   En général,
                   les stéréotypes
                   exploitent des
                   effets de
                   contraste et de
                   hiérarchisation
                   entre les
                   personnes que
       MARS 2021   le stéréotype
     STÉRÉOTYPE    « représente » et
                   celles qui
                   le véhiculent.

                   Un stéréotype est une idée reçue, une représen-             sur la vie des personnes touchées : ainsi, ils peuvent
                   tation caricaturale et relativement stable dans le          mener à des discriminations à l’encontre des
                   temps d’un groupe humain, d’une classe sociale              femmes ou autres individus dans le domaine pro-
                   ou d’une communauté religieuse, que l’on véhi-              fessionnel par exemple, notamment à l’embauche.
                   cule sans nécessairement s’en rendre compte. Les            Dans le cadre religieux, les stéréotypes qui visent
                   stéréotypes simplifient la réalité en rapportant les        certaines communautés religieuses peuvent donner
                   individus qu’ils sont censés représenter à quelques         lieu à des sentiments de peur ou de rejet à l’égard
                   caractéristiques exacerbées ou basées sur des a prio-       des individus appartenant à ces communautés. En
                   ri, autant positifs que négatifs. On entend souvent         échangeant et en dialoguant avec des personnes de
                   par exemple que les Suisse·sse·s sont ponctuel·le·s         sensibilités différentes, on peut prendre conscience
                   ou qu’ils·elles aiment le fromage. En général, les          du fait que les stéréotypes sont rarement fondés,
                   stéréotypes exploitent des effets de contraste et de        et rendre ainsi l’image que l’on se fait de « l’autre »
                   hiérarchisation entre les personnes que le stéréotype       moins superficielle et plus complexe.
                   « représente » et celles qui le véhiculent. D’autres sté-
                   réotypes, plus négatifs, ont des impacts importants
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