Une économie raciale de l'obligation : loan sharks et travailleurs afro-américains au début du XXe siècle
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Sociologie du travail Vol. 61 - n° 4 | Octobre-Décembre 2019 Prix du jeune auteur 2018 Une économie raciale de l’obligation : loan sharks et travailleurs afro-américains au début du XXe siècle A Racial Economy of Obligation: Loan Sharks and African-American Workers in the early 20th Century Simon Bittmann Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/sdt/28381 DOI : 10.4000/sdt.28381 ISSN : 1777-5701 Éditeur Association pour le développement de la sociologie du travail Référence électronique Simon Bittmann, « Une économie raciale de l’obligation : loan sharks et travailleurs afro-américains au début du XXe siècle », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 61 - n° 4 | Octobre-Décembre 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 29 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/sdt/ 28381 ; DOI : 10.4000/sdt.28381 Sociologie du travail is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International License.
Sociologie du travail, vol. 61, n° 4, octobre-décembre 2019 — Articles varia Une économie raciale de l’obligation : loan sharks et travailleurs afro-américains au début du XXe siècle A Racial Economy of Obligation: Loan Sharks and African- American Workers in the early 20th Century Simon Bittmann Résumé Cet article analyse la relation de crédit comme une séquence de trois moments — la transaction initiale, le recouvrement des créances et le recours à une procédure judiciaire pour impayés — à partir de l’étude de prêts octroyés par des entreprises blanches à des travailleurs afro-américains du Sud des États-Unis au début du XXe siècle. Ces moments ne mobilisent pas uniquement la dyade prêteur-débiteur mais un ensemble d’intermédiaires et d’institutions économiques ou judiciaires : l’agent de recouvrement, le juge, l’huissier de justice et l’employeur. La relation de crédit donne lieu à de multiples interactions marchandes, qui diffèrent selon leur distance par rapport aux lieux de vie et de travail des emprunteurs et selon leur degré d’institutionnalisation. L’article montre la manière dont l’encastrement du crédit participe d’une économie raciale de l’obligation : les prêteurs inscrivent ces relations dans des formes extérieures de domination, qui s’exercent par la ségrégation résidentielle, le système de justice et le procès de travail. Mots-clés : Crédit, Pouvoir, Salaire, Race, Genre, Droit. Abstract This article analyses the credit relationship as a three-step process — the initial transaction, debt collection mechanisms and judicial procedures of garnishment — drawing on a study of small loans made by white companies to African-American workers in cities in the U. S. South in the early twentieth century. These interactions were not restricted to the lender-borrower dyad but include various economic and judicial intermediaries: the debt collector, the judge, the bailiff and the employer. The credit relationship creates various economic interactions which differ in terms of their distance, with respect to the home and workplace and their degrees of institu- tionalisation. The article shows how the embeddedness of credit contributes to a racial economy of obligation: lenders rely on external forms of domination to ensure debt repayment, which operate through residential segregation, the judicial system and the labour process. Keywords: Credit, Power, Wages, Race, Gender, Law. « Ils [les Blancs] avaient pour eux les juges, les jurys, les fusils à pompe, la loi — en un mot le pouvoir. Mais il s’agissait d’un pouvoir criminel, qu’il convenait non pas de respecter mais de craindre et de déjouer par tous les moyens possibles » (James Baldwin, The Fire Next Time, 2017 [1963], p. 28)1. Cet article étudie le fonctionnement d’un système de crédit de petites sommes, mis en place par des entreprises « blanches » à destination d’Afro-Américains dans les villes du Sud des États-Unis au cours des années 1900 et au début des années 1910. À partir des années 1880, ces villes connaissent un afflux massif de populations d’affranchis venus des régions rurales pour profiter de la croissance industrielle et des nouvelles opportunités d’emploi (Dittmer, 1980 ; Kuhn, 2005). Le recours au crédit n’est pas une nouveauté 1 « They had the judges, the juries, the shotguns, the law – in a word, power. But it was a criminal power, to be feared but not respected, and to be outwitted in any way whatever ». 1
S. Bittmann, « Une économie raciale de l’obligation : loan sharks et travailleurs afro-américains au début du XXe siècle » pour ces arrivants : parmi les formes communes de crédit rural figurent le crédit des commerçants aux métayers, garantis par les futures semences (crop-lien), ou les systèmes coopératifs qui se développent après la fin de l’esclavage (Du Bois, 1901 ; Hunter, 1997, p. 135). Cependant, au sein de l’espace urbain, ces populations doivent trouver de nou- velles sources de financement. Dans ce contexte, des agences de crédit gérées par des capitalistes blancs ouvrent et proposent des prêts de faibles montants, souvent inférieurs à 5 dollars et renouvelés sur de longues périodes, un ensemble de traits qui a conduit à la diffusion de l’expression « loan sharks » (prêteurs usuriers) pour qualifier ces créanciers2. À Atlanta (Géorgie), des estimations indiquent qu’entre 60 et 70 % des clients de ces agences sont des travailleurs afro-américains, en grande majorité issus de migrations récentes, et exerçant des métiers dans le secteur domestique ou l’industrie3. Les agences de crédit sont implantées dans des quartiers ségrégués où résident ces travailleurs et elles offrent deux types de prêts. Le premier type est consenti sous forme d’hypothèques mobi- lières (chattel mortgages) : dans ce cas, les biens possédés par le débiteur garantissent le remboursement de la dette et, à la différence du prêt sur gage, ceux-ci ne quittent pas le domicile de l’emprunteur. Parmi les travailleurs ayant recours à ces prêts, on trouve de nombreuses femmes domestiques : nous le verrons à propos des blanchisseuses, dont la possession d’un petit capital lié à l’exercice de ce métier facilite l’accès au crédit. Le second type de prêt est accordé sous forme d’avances sur salaires — qualifiées de payday plans — à des travailleurs ayant des besoins de financement avant le versement de leur paie ; les revenus de la semaine ou du mois représentent dans ce cas les seules garanties fournies par le débiteur. Les travailleurs qui ont recours à ce type de prêt sont majori- tairement des hommes, ouvriers de l’industrie. Cette étude éclaire une question encore peu étudiée à ce jour (Lauer, 2017, p. 141), celle de la participation des Afro-Américains au système de crédit des Blancs durant la pre- mière moitié du XXe siècle. Depuis la crise de 2008, de nombreux travaux se sont intéressés à l’histoire du crédit aux États-Unis, mais ces contributions s’intéressent davantage aux évolutions culturelles et politiques de long terme qu’aux configurations locales précises prises par le marché (Marron, 2009 ; Hyman, 2011 ; Trumbull, 2014). De surcroît, le choix de placer la focale sur les villes industrielles du Sud permet d’adopter une perspective différente de travaux qui portent souvent sur le cas de New York4. Enfin, ces recherches n’accordent qu’une place marginale aux rapports sociaux de race : l’une des seules études analysant les relations de crédit au prisme de ces rapports est celle publiée par Martha 2 L’expression « loan sharks » (littéralement « requins du crédit ») est une étiquette (Becker, 1963) utilisée par les milieux réformateurs urbains pour dénoncer ces agences de crédit. Notre recours à ce qualificatif ne signifie en rien que nous nous approprions cette critique, mais il s’agit de l’expression la plus cou- ramment employée, dans l’espace public et dans la littérature, pour faire référence à ces prêteurs. Entre le début du XXe siècle et le milieu des années 1940, de nombreuses « croisades » sont en effet organisées contre ce type de crédit dans l’ensemble du pays, par des réformateurs issus de trois sphères principales : des professionnels du droit partisans du courant du « réalisme juridique », des philanthropes et des hommes d’affaires soucieux de réforme sociale. Pour plus de détails sur ces mouvements, leurs ressorts idéologiques et leurs répertoires d’action, voir Bittmann, 2019. Ce système de crédit, autant que l’expression « loan sharks », perdure à l’ère contemporaine : la sociologie économique et la sociologie urbaine ont beaucoup insisté sur l’importance de ce type de prêteurs — connus aujourd’hui sous le nom de « payday lenders » — pour l’économie des classes populaires. Selon Loïc Wacquant (2007, p. 122-123), ces agences sont au cœur du « street capitalism » qui caractérise le quotidien des quartiers pauvres. De même, Matthew Desmond (2016, p. 308-309) évoque l’usage de ces crédits par les classes populaires afro-américaines de Milwaukee, et Sudhir Venkatesh (2006, p. 139-145) mentionne leur importance pour le Southside de Chicago. 3 Rapport du grand jury au juge du tribunal supérieur du comté de Fulton, 1903, Archives de la fondation Russell Sage (ci-après RSF), 16, Loan Shark Campaign (ci-après LSC) Georgia 1903 ; « Small loans by unlicensed lenders in Georgia », 7 avril 1926, RSF, 57, Georgia Statistics. 4 Deux thèses d’histoire ont été consacrées à ces formes de crédit à New York, en histoire économique (Easterly, 2010) et en histoire du droit (Fleming, 2018). 2
Sociologie du travail, vol. 61, n° 4, octobre-décembre 2019 — Articles varia Olney (1998), dans laquelle l’autrice montre que les Afro-Américains ont plus souvent que les Blancs, dans les années 1910, recours au crédit affecté à l’achat d’un bien particulier, sous forme de vente à tempérament. Les Blancs ont quant à eux plus de facilité à obtenir un crédit direct auprès des commerçants, un écart lié, selon l’économiste, aux différentes garanties fournies par ces populations : la vente à tempérament suppose l’achat d’un bien qui peut être ressaisi en cas de défaut de paiement, alors que l’« ardoise » des commer- çants s’appuie uniquement sur la « parole » des débiteurs. Ainsi, les vendeurs de biens à crédit seraient plus enclins à accorder des prêts aux Afro-Américains que les petits commerçants blancs, qui eux ne prêteraient qu’aux emprunteurs blancs, ceux avec lesquels ils entretiennent des liens de proximité. Le cas étudié dans cet article concerne un troi- sième type de crédit qui n’est pas abordé par Martha Olney5 et qu’on peut qualifier de forme hybride, puisqu’il mobilise à la fois des documents formels et des interactions directes entre prêteurs et débiteurs. Il s’agit en effet, dans le cas des loan sharks et de leurs clients, de prêts qui ne sont pas affectés à l’achat d’un bien spécifique, mais qui impli- quent bien, en cas de défaut, des procédures de saisie de biens ou de salaire, donc des garanties dont il faut évaluer la qualité. Si la relation de crédit a longtemps été analysée à l’aide de catégories binaires — formes anciennes et modernes de prêts, systèmes formels et informels, etc. (voir Lemercier et Zalc, 2012) — réduisant le type de rapports sociaux mobilisés à ceux qui relèvent d’une forme de lien chaud entre prêteur et débiteur, soit à l’inverse d’un rapport strictement matériel et impersonnel, un ensemble de travaux ont permis de mettre à mal l’usage trop simpliste de ces dichotomies. Les travaux d’Anaïs Albert (2012, 2014) portant sur les magasins de vente à crédit Dufayel à la Belle Époque montrent notamment que le face-à-face entre débiteurs et « abonneurs », qui perçoivent les paiements et renouvellent les prêts sur les lieux de vie, laisse par moments place à des interactions beaucoup plus formelles, notamment lors de procès pour impayés. De même, les travaux d’Hélène Ducourant (2012) ont documenté les techniques de démarchage des entreprises de crédit à la consommation en France et les différentes modalités, juridiques et interactionnelles, sur lesquelles elles s’appuient pour obtenir le remboursement des créances. Partant de l’analyse des conditions de félicité des transactions (Dufy et Weber, 2003, p. 26) et des types d’interactions auxquels les échanges donnent lieu, cet article donne à voir différentes formes d’encastrement de ce système de crédit. Si les nombreuses tensions raciales qui caractérisent les villes du Sud (voir infra) interdisent de faire de ces relations le prolongement de proximités sociales, culturelles ou religieuses souvent asso- ciées au crédit des classes populaires6, nous montrerons cependant que les agences sont bien implantées à l’échelle locale et qu’elles entretiennent des relations de longue durée avec leurs clients. Ainsi, plutôt que de considérer l’encastrement économique uniquement sous l’angle d’une interconnaissance, de relations de proximité ou de confiance qui unis- sent débiteurs et prêteurs, nous analysons la façon dont ces derniers s’appuient sur des formes de domination extérieures aux échanges marchands pour garantir le rembour- sement des créances : comme l’indique Gilles Laferté (2010, p. 8) à la suite de Craig Muldrew (1998), les relations de crédit fonctionnent comme un système d’obligations dont il faut éclairer les rouages. Notre travail poursuit en ce sens celui de Laurence Fontaine (2012), qui a montré à quel point les relations de crédit de la France d’Ancien Régime étaient un lieu d’exercice de la domination féodale. Plus précisément, le cas des villes industrielles du Sud permet de mettre en lumière les modalités d’encastrement de 5 La base de données étudiée (et fournie) par l’autrice, issue d’une étude du Bureau of Labor Statistics, ne contient pas d’information sur le type de crédit traité ici. 6 G. Laferté et S. O’Connell (2015) parlent à ce titre de « crédit socialisé » pour qualifier l’endettement populaire. Pour des études empiriques sur des systèmes de crédit fondés sur l’interconnaissance ou l’appartenance à des mêmes communautés culturelles, voir Finn (2001) et Laferté et al. (2010). 3
S. Bittmann, « Une économie raciale de l’obligation : loan sharks et travailleurs afro-américains au début du XXe siècle » la relation de crédit dans des rapports de domination raciale, qui s’observent à trois niveaux principaux. Nous mettrons en évidence le rôle de la ségrégation résidentielle dans l’organisation de ce système d’échange, le poids des institutions judiciaires qui, par le spectre des saisies, encadrent l’ensemble des moments de la relation et, enfin, les inter- connexions entre les relations de crédit et le procès de travail. Cela permettra enfin de souligner l’existence de fortes dynamiques de genre : les emprunteuses et emprunteurs afro-américains sont affectés différemment par ces relations de crédit, et les modalités d’interaction varient selon les deux types de crédit évoqués plus haut. L’article propose un cadre d’analyse qui s’appuie sur l’étude de trois moments de la relation de crédit — l’octroi du prêt lors de la transaction initiale, les versements régu- liers lors du recouvrement et le recours à une procédure judiciaire en cas de défaut — qui permettent de décrire à la fois l’hybridité des modes d’interaction caractérisant ces échanges et la continuité des formes de domination qui s’exercent tout au long de la relation. Enfin, si les déplacements entre différents modes d’interaction relèvent avant tout du choix des prêteurs, des possibilités critiques de contestation de la part des em- prunteurs peuvent être, par endroits, mises en évidence. La première partie de l’article présente le cas étudié, la situation historique des villes industrielles du Sud au début du XXe siècle et rend compte de la méthodologie adoptée, puis les parties 2 et 3 s’intéressent aux trois moments de la relation de crédit évoqués ci-dessus. 1. Le cas des loan sharks du Sud et de leurs clients Le matériau récolté permet de décrire un système de crédit au sein de villes du Sud-Est du pays, avant tout de Géorgie et de l’Alabama ; une grande partie des résultats empiri- ques portent sur la ville d’Atlanta et nous évoquons les généralisations possibles au cours de l’article. Ce choix s’explique avant tout par le développement industriel sans égal que connaît la ville au sein de l’économie sudiste, mais il découle également de la qualité de conservation des archives étatiques : depuis les travaux pionniers de W. E. B. Du Bois (Provenzo, 2013), la Géorgie a en effet souvent été prise comme exemple pour docu- menter les inégalités raciales et les spécificités des villes du Sud. Dans ce qui suit, nous présentons la situation économique et raciale au début du XXe siècle, puis la méthodo- logie qui a guidé le travail empirique. 1.1. Un système de crédit interracial au sein des villes industrielles Si ce travail se concentre sur les prêts émis à destination d’emprunteurs afro-américains, le crédit interracial ne représente qu’une fraction de l’activité des prêteurs, qui ont égale- ment de nombreux clients blancs7. Les entreprises de crédit sont ainsi organisées en réseaux d’agences, souvent à cheval sur plusieurs États : au sein de villes comme Atlanta, les entreprises installent des agences dans le centre, à destination des populations blanches, et ouvrent des agences de quartier au cœur des lieux de résidence afro-américains. Comprendre cette structure organisationnelle nécessite de décrire le contexte démo- graphique et racial propre à ces villes du Sud. Des travaux récents ont suggéré l’existence de schémas de ségrégation différents selon la trajectoire économique et démographique 7 Deux des trois formes de domination — judiciaire et par le procès de travail — peuvent également être observées dans le cas des clients blancs, quoique dans une moindre mesure : il existe, pour ces emprun- teurs, des exemples de contestation explicite des procédures judiciaires (par les emprunteurs eux-mêmes ou par leurs employeurs) et l’affinité raciale avec les prêteurs permet des formes de négociation différentes. En effet, les métiers exercés par les clients blancs sont plus hétérogènes que ceux des emprunteurs afro- américains, ce qui souligne des attentes moins strictes en matière de garanties, et les prêts sont accordés sur de plus longues périodes (plusieurs mois, par opposition à une à trois semaines). Pour plus de détails, voir Bittmann, 2020. 4
Sociologie du travail, vol. 61, n° 4, octobre-décembre 2019 — Articles varia des villes (Grigoryeva et Ruef, 2015 ; Logan et Martinez, 2018) : le modèle du « ghetto », caractéristique de certaines villes du Nord, n’est en effet pas représentatif de l’ensemble du pays. On observe deux principaux modèles sudistes de ségrégation résidentielle. D’une part, le modèle dit des « ruelles arrières » (back alleys) ou des « rues parallèles » (side streets) s’applique aux villes où l’implantation d’Afro-Américains est antérieure à l’abolition de l’esclavage : ainsi, à Charleston (Caroline du Sud) ou Savannah (Géorgie), ce mode d’orga- nisation de l’habitat prisé par les propriétaires d’esclaves consistait à bâtir des taudis derrière les villas ou les manoirs, souvent coupés des rues principales, de manière à exercer un contrôle social maximal sur les asservis. D’autre part, au sein de villes comme Atlanta et Birmingham (Alabama) au développement plus tardif, les nouvelles populations d’affranchis se regroupent en communautés homogènes, souvent à proximité des quartiers blancs ou des usines, de manière à profiter des opportunités d’emploi. La population d’Atlanta quadruple ainsi entre 1880 et 1910 et la proportion d’Afro-Américains atteint 33,5 % en 1910, l’un des plus hauts pourcentages du pays. Les femmes représentent plus de la moitié de cette population, du fait de la situation défavorable dans laquelle elles sont placées en milieu rural après la fin de l’esclavage (Jones, 1991 ; Hunter, 1997). Pour sa part, la municipalité d’Atlanta a constamment cherché à disperser ces communautés, ce qui produit une répartition en poches résidentielles fortement homogènes et distantes les unes des autres, souvent traversées par des rues ou des quartiers blancs. Nous représen- tons sur la figure 1 le centre-ville d’Atlanta et les principaux quartiers afro-américains : si ces derniers sont contigus aux lieux de résidence blanche, ils sont souvent situés en contre-bas, à proximité des décharges, des terrains vagues ou du « mauvais côté » des lignes de chemin de fer (Ananat, 2011). Figure 1. Atlanta, 1906. Les principaux quartiers afro-américains et le downtown Source : Atlanta City Map, 1906, Université Emory (http://disc.library.emory.edu/atlantamaps/1906-atlanta- city-map/, page consultée le 20/11/2017). Légende : Le centre-ville, où sont implantées les agences des clients blancs, s’est développé autour du croisement des deux lignes de chemin de fer. Les quartiers afro-américains sont quant à eux dispersés, séparés les uns des autres par des poches ou des rues de résidences blanches. 5
S. Bittmann, « Une économie raciale de l’obligation : loan sharks et travailleurs afro-américains au début du XXe siècle » Atlanta compte l’un des plus hauts taux de mortalité du pays et la ville est sujette à des épidémies régulières de tuberculose (Hunter, 1997). Un tiers de la population n’a pas accès l’eau et un quart des habitations ne sont pas reliées aux égouts municipaux. Les choix en matière de résidence, d’emploi ou de transport sont fortement limités pour les Afro-Américains, qui subissent de surcroît des violences quotidiennes aussi bien de la part des autorités policières que des milices blanches (Dittmer, 1980). La ville est ainsi le théâtre de violents affrontements au début du XXe siècle, connus sous le nom des « émeutes raciales de 1906 », qui donnent lieu à l’un des plus violents épisodes de répression des communautés afro-américaines dans l’histoire du pays, et suite auxquelles la municipalité vote les premières ordonnances de ségrégation raciale (Power, 1983). C’est dans ce contexte que se développent les pratiques de crédit décrites plus haut : en 1903, 74 agences implantées au centre-ville sont identifiées par le grand jury du comté, un nombre qui n’inclut pas les agences de quartier8. L’autorité judiciaire estime à 13 000 le nombre de clients de ces agences, pour une population totale de 89 872 habitants9. Une seconde étude, publiée en 1925 par un organisme philanthropique, estime à 30 000 le nombre de débiteurs endettés auprès d’une des 125 agences d’Atlanta10, pour une popu- lation du comté de 275 000 habitants. Aux deux dates, entre 10 et 15 % des habitants de la ville sont donc clients des loan sharks. Les prêts oscillent principalement entre 1 et 10 dollars et sont régulièrement renouvelés. À titre indicatif, une blanchisseuse et un ouvrier de chemin de fer afro-américains gagnent respectivement autour de 4 dollars et 15 dollars par semaine en Géorgie (Reed 1921), ce qui souligne que les prêts peuvent représenter une partie importante du revenu. 1.2. Méthodologie d’enquête : décrire le crédit des classes populaires afro-américaines La stratégie de collecte a eu pour objectif principal de rassembler des matériaux permet- tant de décrire les cadres de l’interaction marchande et, ainsi, de comprendre les types de rationalité qui gouvernent les transactions. Il s’agissait avant tout de se départir des analyses produites par les réformateurs de l’époque, très abondantes et constituant souvent l’unique source des travaux contemporains évoquant les loan sharks. Pour ce faire, nous avons regroupé un ensemble de sources primaires et secondaires ; celles-ci permettent d’analyser les relations entre prêteurs et débiteurs et de décrire le contexte économique et social au sein duquel prennent place les échanges, mais également le fonctionnement du système judiciaire et la structure du marché du travail local. La nécessité de recourir à un ensemble hétérogène de sources s’explique par le type d’entreprises étudiées ici : si ces agences de crédit sont loin d’appartenir à une économie informelle, il s’agit néanmoins de petites entreprises, implantées localement et opérant aux marges de la loi (Fleming, 2018). Elles ont ainsi laissé peu de traces au sein des fonds généraux dédiés à la business history. À titre d’exemple, le fonds Corporate Reports (27 000 firmes), hébergé par la Harvard Business School, ne contient aucun dossier des agences ou chaînes d’agences 8 Rapport du grand jury au juge du tribunal supérieur du comté, 1903, RSF, 16, LSC Georgia 1903. Le grand jury est un organe judiciaire de common law, issu du droit britannique, qui a été introduit dès le milieu du XVIIe siècle au sein des colonies américaines, avec pour objectif de soulager l'activité des tribunaux (Edwards, 1906). Cet organe est composé de notables locaux élus et peut être réuni de manière exceptionnelle, à la demande d’un juge supérieur d’État, afin d’enquêter sur des crimes ou délits commis en série. Cela représente une alternative à l'ouverture d'une enquête policière, pour une frange spécifique d'affaires pénales relevant de l’ « intérêt public ». Au début du XXe siècle, ce type d’organe est fréquem- ment réuni pour enquêter sur différentes pratiques considérées comme des maux sociaux (l’usure, le trafic sexuel, le jeu d’argent, etc.) ou afin de dénoncer des pratiques organisées de corruption. 9 Rapport du grand jury, op. cit., et Recensement de 1900, Atlanta (http://earlyushistory.net/wp- content/uploads/2015/05/1900-population-census-georgia.pdf, page consultée le 15/09/2018). 10 Rapport annuel de l’Atlanta Thrift, 28 décembre 1931, RSF, 15, LSC 1931. 6
Sociologie du travail, vol. 61, n° 4, octobre-décembre 2019 — Articles varia décrites ici. Les données collectées proviennent de quatre ensembles de sources, dont trois sont issus de centres d’archives locaux et un d’archives philanthropiques. Pour ce qui est des archives locales, quatre principaux centres ont été visités : les archives officielles de l’État, Georgia State Archives (ci-après GSA) et les fonds de l’Atlanta History Center (ci-après AHC), qui regroupent des sources privées ou municipales relatives à l’histoire locale, les fonds conservés au sein des universités Georgia State et Emory, et les archives municipales de Birmingham (Alabama). En premier lieu, nous avons identifié les dossiers de contentieux pour impayés de crédit au sein des archives de la justice de paix, échelon inférieur de la justice civile d’État ayant juridiction sur les montants inférieurs à 100 dollars : cette stratégie a déjà été suivie par Anaïs Albert (2012, 2014) pour le Paris de la Belle Époque et par Margot Finn (1998) pour l’Angleterre de la seconde moitié du XIXe siècle. Ces sources permettent d’observer les créanciers ayant recours au recouvre- ment judiciaire, mais également la manière dont ces transactions sont pratiquées (types de contrats, types d’évaluation des garanties) et jugées par ces tribunaux11. En deuxième lieu, un unique livre de comptes d’un prêteur d’Atlanta a pu être identifié : il contient l’ensemble des transactions effectuées par le prêteur James M. Hill durant les années 1910 et 1911, les montants accordés, versés, et les noms des clients. Nous avons enregistré les informations relatives aux 799 transactions effectuées par J. M. Hill durant quatorze semaines d’activité, de janvier à avril 1910. Différents travaux d’histoire du crédit s’ap- puient sur ce type de documents comptables (Laferté et al., 2010 ; McFall, 2014), riches mais dont la collecte reste aléatoire : si la généralisation des résultats tirés de l’analyse de cette pièce doit être contrôlée, les autres types de sources tendent à en confirmer les principaux traits, en particulier la surreprésentation des femmes parmi les emprunteurs afro-américains, les types de métier exercés par les clients et les montants et durées des prêts. En troisième lieu, nous mobilisons un ensemble d’archives numériques. Les annu- aires municipaux permettent de repérer les adresses (et les métiers) d’un grand nombre de résidents, des agences et des tribunaux, et ainsi de dresser un portrait de la ségré- gation démographique, économique et judiciaire de la ville. En complément, différentes bases de journaux ont été dépouillées afin d’obtenir des informations sur les pratiques des prêteurs et des autorités judiciaires, ainsi que sur certains faits divers, en particulier lors de conflits liés au recouvrement ; nous avons recherché par mots-clés des articles publiés au sein des principaux journaux de la ville, entre 1890 et 191512. Enfin, nous faisons usage de certaines sources philanthropiques, en prêtant une attention particulière aux biais potentiels : au-delà des discours construits sur l’endettement popu- laire, les réformateurs qui se sont confrontés au problème de l’« usure » ont méthodique- ment collecté des sources primaires, judiciaires et organisationnelles relatives aux acti- vités des loan sharks qu’ils cherchaient à décrire et à éradiquer. Nous avons dépouillé les archives de la principale organisation mobilisée, la fondation Russell Sage, qui a lutté pendant près de quarante ans contre l’« usure » : l’organisation a été pionnière dans la diffusion d’une conception « scientifique » du travail philanthropique, notamment par la mise en place des premières enquêtes sociales (O’Connor, 2007). Ces fonds contiennent un important volume de documents dédiés aux agences de crédit et aux « croisades » menées contre les prêteurs, ce qui explique qu’elles sont organisées par États13. On y trouve des corpus d’articles de presse, des correspondances entre certains prêteurs et la 11 Si les dossiers de la justice de paix ont été très mal conservés aux États-Unis, des pièces ont toutefois pu être consultées pour deux juges en poste à Atlanta au début du XXe siècle ; AHC, MSS 809, Justice of the Peace Records (ci-après JPR), J. P. Bloodworth 1906-1908, H. A. Godby 1921-1924. 12 Microfilms de l’Atlanta Journal and Consitution et de l’Atlanta Georgian, Atlanta Fulton Public Library (ci- après AFPL). 13 Cartons « Unlicensed lenders », RSF, 123 et 124 ; cartons « Small loan companies », Alabama, Géorgie, Kentucky, RSF, 15, 16, 17, 20 et 21. 7
S. Bittmann, « Une économie raciale de l’obligation : loan sharks et travailleurs afro-américains au début du XXe siècle » fondation, mais également des comptes rendus d’audience de procès impliquant les prêteurs et des documents saisis lors de perquisitions effectuées aux bureaux d’agences. Ces pièces incluent des contrats de prêts, des lettres adressées aux clients et un corpus de correspondances entre les gérants d’agences et leur direction. Les deux enquêtes menées par les grands jurys du comté de Fulton, en 1903 et 1910, réunissent des documents similaires, notamment des comptes et contrats que les prêteurs sont alors contraints de livrer14. Enfin, les réformateurs d’Atlanta ont enregistré, devant notaire, les témoignages de deux agents de recouvrement employés pendant plus de quinze ans par différentes agences de crédit du Sud : les archives de la fondation contiennent à la fois les comptes rendus, écrits au discours indirect libre, et deux livrets dénonciateurs publiés à la suite de ces témoignages15. Contrairement aux livrets, les comptes rendus n’ont pas de ligne argumentative précise : bien qu’écrits dans un contexte de mobilisation, ils décrivent avant tout le travail quotidien des agents, ce qui permet de confirmer les pratiques observées pour le prêteur James M. Hill et, plus généralement, de confronter la réalité décrite aux sources primaires. 2. Naissance de la relation de crédit : une interaction marchande hybride « Une vieille femme nègre entre dans l’agence pour effectuer sa demande de crédit […] : Loan shark : “Quel est votre nom ?” Cliente : “Janie Smith” Loan shark : “Quel est votre métier ?” Janie Smith : “Je lave et repasse pour les gens blancs [white folks]” Loan shark : “Où habitez-vous ?” Janie Smith : “J’habite au … Jackson Street” Loan shark : “Est-ce que vous possédez des meubles ?” Janie Smith : “Oui, sir. Je voudrais avoir l’argent aujourd’hui, vu que je dois payer mon loyer. Comme il a plu, je n’ai pas pu suspendre les habits des Blancs toute la semaine dernière. Mon loyer doit être payé aujourd’hui” »16. 2.1. L’autorisation de saisie : un contrat au cœur du face-à-face L’interaction stylisée ci-dessus, décrite par un agent de recouvrement, suggère que le premier contact s’établit au bureau de l’entreprise, à un comptoir dédié. Dans le cas du prêteur J. M. Hill, les clients se déplacent au bureau situé sur l’artère de McDaniel Street, qui traverse le quartier ouvrier afro-américain de Mechanicsville. De même, la correspon- dance entre un comptable et sa direction montre que l’ouverture d’une agence entraîne un débat sur les potentiels clients du « quartier »17. Le livre de comptes de James M. Hill donne une idée plus précise de cette implantation : pour l’année 1910, les adresses de 59 clients ont été identifiées18 et celles-ci montrent que tous résident dans un périmètre 14 Nous nous appuyons principalement sur les rapports rendus au juge du tribunal supérieur, synthétisant, entre autres par des statistiques, les éléments de l’enquête ; RSF, 16, LSC Georgia 1903, 1910. 15 Compte-rendu écrit par J. E. Goodwin, « Statement to Atlanta Legal Aid Society », 8 mars 1927 ; J. E. Goodwin, Loan sharks of the South, 1927, publication de la Russell Sage Foundation, RSF, 16, LSC 1927 ; Compte-rendu écrit par James Vaughan, « Statement to Atlanta Thrift Society », 1932. 123, King ; James Vaughan, The Truth About Loan Sharks, 1932, publication de la RSF, RSF, 19, Miscellaneous. 16 J. Vaughan, The Truth About Loan Sharks, op. cit. 17 Lettre, Leake à Norris, 9 mai 1932, RSF, 124, Leake and Taylor Correspondence. 18 Seuls ces 59 clients, sur les 177 emprunteurs figurant dans les comptes de J. M. Hill entre janvier et avril 1910, ont pu être appariés avec des noms des annuaires. Nous avons exclu les entrées multiples, les appariés dont l’adresse n’est pas indiquée ou ceux dont l’adresse indique un lieu de travail, lorsqu’il s’agit d’une entreprise. Il ne semble pas y avoir de biais de sélection dans l’appariement ainsi effectué : les recenseurs municipaux n’enquêtent en effet qu’auprès de 42 % des clients, ce qui explique le faible taux d’appariement. 8
Sociologie du travail, vol. 61, n° 4, octobre-décembre 2019 — Articles varia inférieur à 1,5 kilomètre autour de l’agence (figure 2). L’implantation locale facilite le déplacement des clients à l’agence, à une époque où celui-ci peut s’avérer long et coûteux (Hunter 1997, p. 99 ; Ananat, 2011), et permet de maintenir séparées les différentes popu- lations de clients : les agences du centre-ville étant réservées à la clientèle blanche19, cette partition a pour effet d’empêcher toute interaction entre populations dans l’espace de l’agence. Simultanément, cela permet de pratiquer des prêts dont les termes diffèrent selon la couleur de peau : une estimation fournie par un avocat de Géorgie indique des taux d’intérêts annuels compris entre 240 % et 360 % pour les Blancs, entre 480 % et 540 % pour les Afro-Américains20. Il ne s’agit dès lors ni d’un crédit entièrement de proximité ou de porte-à-porte, puisqu’il nécessite le déplacement des clients dans l’espace institutionnalisé de l’agence, ni d’un crédit entièrement à distance, du fait de l’implanta- tion locale de l’entreprise. Figure 2. Lieux de résidence des clients afro-américains de J. M. Hill, janvier à avril 1910 Sources : Atlanta City Directory, 1908 et 1913 (https://archive.org/details/emory?and[]=directory%20atlanta) ; Atlanta City Map, 1906, université Emory ; GSA, J. M. Hill Business Papers, 1910-1911 (http://disc.library.emory.edu/atlantamaps/1906-atlanta-city-map/. Légende : Le périmètre dessiné par les adresses des clients est représenté sur la carte de droite ; il recouvre les quartiers afro-américains de Mechanicsville et Vine City. Sur la carte de gauche, le rond plein correspond à l’adresse du prêteur Hill, les cercles fins aux adresses des clientes et les cercles gras aux adresses des clients. Cette hybridité s’observe également du point de vue de la transaction effectuée. Si l’interaction à l’agence donne lieu à la signature d’un contrat de crédit, il ne faut pas surévaluer l’importance de ce formalisme aux dépens du face-à-face : celui-ci joue également un rôle central dans l’établissement de la transaction. En effet, les gérants d’agences se chargent personnellement de faire signer les contrats de prêt21 : un dirigeant d’Atlanta défend ce choix auprès de ses gérants locaux, en insistant sur la nécessité de sonder en sa présence la psychologie du futur débiteur22. En filigrane, cela suggère une forme d’évaluation indirecte du risque, par une connaissance de la personne mais surtout, comme nous le montrons, du métier indiqué et des garanties associées à son exercice : s’implanter dans des quartiers homogènes du point de vue des professions exercées permet 19 L’ensemble des adresses indiquées lors des procès intentés par le prêteur Daniel H. Tolman, implanté au centre-ville, à l’encontre d’emprunteurs blancs et portés devant un juge de paix, se situent loin de l’agence. Billets à ordre, D. H. Tolman, AHC, MSS 809, JPR, Bloodworth 1906. 20 « Macon Telegraph’s fine service in uncovering operations of loan sharks », The Butler Herald, 17 mai 1928, AFPL. 21 James Goodwin, « Statement to Atlanta Legal Aid Society », op. cit. 22 Lettre de P. E. Leake à William Norris, 20 mai 1932, RSF, 123, Taylor and Leake Correspondence. 9
S. Bittmann, « Une économie raciale de l’obligation : loan sharks et travailleurs afro-américains au début du XXe siècle » d’entrer en relation, au sein de ces populations, avec des clientèles de travailleurs stables et offrant des garanties de qualité. L’unique document contractuel signé par les clients, le billet, est une courte bande de papier standardisée et imprimée où doivent être renseignés le montant du prêt, l’année, le nom du client et celui de son employeur. Nous fournissons dans la figure 3 un exemple de contrat issu des documents du prêteur James Hill, à destination d’un salarié de la Southern Railway Co, l’un des principaux employeurs de la ville23. Plus qu’à la présence d’un tel document, il faut s’intéresser aux usages faits, par les prêteurs, du dispositif contractuel. Que produit l’usage de ces documents sur la relation de crédit et quels rôles ceux-ci jouent-ils lors de l’interaction au bureau de l’agence ? En premier lieu, le contrat n’indique pas qu’il s’agit d’une transaction de crédit : comme le stipule en lettres majus- cules le billet, la transaction « NE DOIT EN AUCUN CAS ÊTRE CONSIDÉRÉE COMME UN PRÊT D’ARGENT » (figure 3). Le document signé est en réalité une autorisation de saisie, qui sera portée devant le juge de paix en cas de défaut : comme l’explique un avocat d’une société d’assistance judiciaire, « en cas de procès, celle-ci [l’autorisation de saisie] est présentée non comme une “saisie sur salaire” mais comme preuve de l’existence d’un contrat »24. Ainsi, le « contrat », sous la forme d’une autorisation ex ante de saisie, fonc- tionne comme un dispositif d’engagement pour l’emprunteur : la signature fournit la preuve de l’engagement pris, et, simultanément, elle énonce que la transaction est garantie par les revenus des débiteurs. Le billet à ordre représente ainsi un artefact, symbolisant la menace qui pèse sur le salaire du débiteur. En second lieu, la technicité du vocabulaire utilisé et la standardisation de la mise en page jurent avec la saisie très partielle des informations : ni le mois ou le jour de la transaction, ni les échéances de paiement, ni le nom du prêteur, ni même les frais ou intérêts ne sont indiqués25. Il im- porte avant tout, pour le prêteur, d’obtenir une signature du client et que celui-ci indique le nom de son employeur. Comme l’a souligné Stewart Macaulay (1963, p. 58-62), les Figure 3. Billets à ordre, J. M. Hill, 1910-1911 Sources : GSA, J. M. Hill Business Papers, 1910-1911. Légende : Lors de la transaction, les informations clés sont le nom de l’emprunteur, le montant du prêt et le nom de l’employeur (l’adresse étant conservée dans un autre registre). 23 De nombreux exemples de contrats similaires ont été retrouvés à la fois dans les archives de la justice de paix et dans les documents récoltés par la RSF : les pratiques décrites ne sont en aucun cas spécifiques au prêteur James M. Hill, les sources tendant plutôt à souligner une forte standardisation des documents. 24 « How the borrower is hoodwinked and the kinds of contracts used », Anti-Usury Bureau of Louisville, Kentucky, 1933, RSF, 120, Miscellaneous. 25 Cette saisie lacunaire se retrouve dans l’ensemble des contrats observés dans différents États. 10
Sociologie du travail, vol. 61, n° 4, octobre-décembre 2019 — Articles varia contrats cherchent souvent moins à spécifier toutes les éventualités possibles de la rela- tion marchande qu’à créer la possibilité de l’échange : signer n’implique pas que tout soit rationalisé ou explicité, ou que le signataire ait conscience de l’ensemble des engage- ments pris. Le billet fonctionne comme un signal formel donnant naissance à la relation de crédit, un « script standardisé » commun à l’ensemble des emprunteurs et un point de référence pour le futur de la relation, notamment en cas de défaut de paiement (Suchman, 2003, p. 131 ; Hart et Moore, 2008). Dans les cas d’avances sur salaire, la loi de Géorgie impose que l’employeur soit prévenu de l’engagement pris par son salarié, mais cette démarche n’est pas respectée par les prêteurs26. De même, les hypothèques mobilières nécessitent, pour être applicables, la signature d’un contrat d’hypothèque : le prêteur doit légalement faire vérifier les biens possédés par le débiteur, estimer leur valeur, et enregistrer ces informations devant no- taire. Des exemples correspondent à cet idéal juridique, dans le cas d’emprunteurs blancs, mais jamais pour des montants aussi faibles que ceux dont il est question ici : cette for- malité est dans ces cas souvent contournée ou négligée27. L’évaluation des biens par le créancier est en réalité difficile et coûteuse. Les fortes tensions raciales rendent difficiles les déplacements dans les quartiers pour les autorités judiciaires ou policières (Hunter, 1997, p. 128). De plus, les objets gagés peuvent avoir été achetés à crédit, être déjà gagés auprès d’autres créanciers, ou ne pas être stockés chez leur propriétaire, des stratégies déjà mises en évidence dans le cas de la France par Anaïs Albert (2014). Mais surtout, les juges ne réclament pas la présentation d’un tel document pour émettre un ordre de saisie de biens. Ces jugements, connus à l’époque sous le nom de fi-fas28, permettent à l’huissier mandaté de procéder à la saisie au domicile du débiteur jusqu’au montant de la dette, comprenant le principal, les intérêts accumulés et le coût de la procédure. Lors- que le grand jury de 1903 s’intéresse aux pratiques de trois justices de paix du comté, il observe que 1 427 fi-fas ont été émis en 1902 et que « 90 % » des billets jugés sont adossés à des titres de dette « pour lesquels la sécurité offerte n’a quasiment aucune valeur »29. Les exemples sont en effet nombreux, dans les journaux de l’époque, de parcours d’endettement de débiteurs faisant face à un grand nombre de fi-fas30. Ces procédures sont utilisées afin de contourner les problèmes liés à l’évaluation des garanties : les prêteurs peuvent saisir ce qui se trouve au domicile du débiteur le jour de la saisie, sans égards pour la propriété des biens. Tout en gardant en tête les difficultés auxquelles sont expo- sés ceux qui font défaut, on peut également y voir une ressource pour les emprunteurs. Le flou qui entoure la vérification des garanties permet d’obtenir de multiples prêts sans avoir à fournir la preuve systématique de possession du capital requis. Différents faits divers relatent ce type de stratégie dans la presse de l’époque, lorsque plusieurs prêteurs se retrouvent en concurrence pour saisir les maigres biens d’un foyer31. 2.2. Une évaluation indirecte du risque par le secteur d’emploi et le lieu de résidence Les gérants ne procèdent donc pas à une vérification formelle des garanties fournies par les emprunteurs, et cela n’est pas compensé par une relation personnelle ou d’inter- connaissance entre prêteurs et clients. Dès lors, comment expliquer l’expansion de ce 26 « Law regulating garnishments and assignments of wages, by State, 1900-1936 », section « Georgia », 1936, RSF, 156, Laws affecting. 27 Le gérant d’une agence d’Atlanta a ainsi fait certifier devant notaire la liste des biens susceptibles d’être saisis, pour un prêt de 200 dollars émis à C. D. Gentry, résident blanc d’Atlanta. Fulton Investment Co. Vs C. D. Gentry, mai 1921, AHC, MSS 809, JPR, Godby 1921. 28 Fieri facias, « que vous faites faire ». Ce procédé est également largement utilisé dans les procès intentés par des commerçants. 29 Rapport du grand jury au juge du tribunal supérieur du comté de Fulton, 1903. 30 « Told story of interest: it ate up all of her wages », Atlanta Journal and Constitution, 9 novembre 1903, AFPL. 31 « Yards of legal tape », Atlanta Journal and Constitution, 6 octobre 1903, p. 7, AFPL. 11
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