V. HERBERT MARCUSE ET LE NÉO-MARXISME - DE L'AUTOCRITIQUE D'UNE PHILOSOPHIE OUVERTE - Jacob Klapwijk
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Hokhma 76/2001, pp. 1-15 À LA RECHERCHE par Jaco b D’UNE PHILOSOPHIE OUVERTE KLAPWIJK, Professeur à l ’Université Libre Cinquième partie 1 d ’A msterdam, Pays-Bas V. HERBERT MARCUSE ET LE NÉO-MARXISME DE L’AUTOCRITIQUE D’UNE PHILOSOPHIE OUVERTE Dans ce dernier exposé, nous nous pencherons sur la théorie néo marxiste d’Herbert Marcuse, qu'il préfère lui-même présenter comme «théorie critique ». Toujours en quête de ce qui caractérise une philosophie ouverte, nous vérifierons si cette théorie, à même de dévoiler les mécanismes cachés de notre société de consommation et les intérêts inavoués de la philosophie dominante, est aussi autocritique, c’est-à-dire si elle est également apte et disposée à évoquer ouvertement ses propres motivations pré-philosophiques. 1. L’école de Francfort Depuis les révoltes estudiantines des années soixante, le marxisme et le néo-marxisme ont de nouveau fait l’objet d ’âpres débats. Quelle est la signification de Karl Marx pour le 20e siècle ? La société moderne, occi dentale, peut-elle réellement être renouvelée à l’aide des concepts de lutte1 1 Cet article est le dernier chapitre, mis à jour et augmenté, de Philosophien im Wiederstreit. Zur Philosophie von Dilthey, Heidegger, James, Wittgenstein und Marcuse, éd. S.R. Külling, Verlag Schulte + Gerth, D-Asslar et Immanuel-Verlag, CH-Riehen, 1985. Nous remercions les éditeurs de leur autorisation, et M. Pierre Metzger pour la traduction et l’adaptation de la bibliographie.
des classes et de révolution ? Peut-on fonder à bon droit sur Le Capital ou sur les Premiers écrits philosophiques du maître les idées nouvelles sur la démocratisation des institutions sociales, la politisation de la science, etc., propagées dans les années soixante et soixante-dix ? Si cette lecture de Marx est possible, les possibilités d ’endoctrinement et les techniques de manipulation contemporaines confèrent une nouvelle actualité à sa doctrine de l’aliénation de l’homme. Le gouffre entre la prospérité du Nord et celle du Sud représente une application, à échelle colossale, de sa doctrine de l’accumulation du capital. La paupérisation du Tiers-Monde équivaut à l’appauvrissement du prolétaire prévu par Marx, aggravé dans des pro portions dramatiques. Et enfin Marx, à y regarder de près, n’a-t-il pas an noncé, dans sa théorie des crises, la crise écologique des 20e et 21e siècles ? Les racines de nombreuses théories critiques contemporaines de la société et des réformes sociales, de la crise et de la révolution sont effecti vement à chercher au 19e siècle, dans la doctrine de Karl Marx. A travers Engels et Lénine, et les sections du Parti Communiste, Marx a en effet influé continuellement sur la philosophie, surtout à l’évidence en ex-Union Sovié tique, en Chine (depuis la « Longue Marche - de Mao Ze-Dong) et en Europe de l’Est. Toutefois, l’influence de Marx a aussi été puissante hors du monde communiste. Dans bien d ’autres régions de grande pauvreté ou à forts contrastes sociaux - initialement l’Europe de l’Ouest, puis l’Afrique, l’Amé rique Latine - non seulement des ouvriers, mais aussi des intellectuels ont vu quelque chose en Marx et Lénine. Ils ont adhéré au marxisme en tant que pensée formulée contre l’oppression sociale. Le communisme d'Europe de l’Est, démasqué comme totalitaire, s’est effondré ; les politologues et philosophes ne prêtent donc plus guère attention aujourd’hui à la doctrine officielle de Marx, c’est-à-dire au marxisme-léninisme, doctrine à laquelle se référaient tous les partis communistes orthodoxes du monde depuis la Révolution Russe de 1917. Le communisme tirait ses traits totalitaires de la théorie marxienne de la dictature du prolétariat, interprétée par Lénine comme dictature du Parti (= du chef du Parti) ; de par cette interprétation, un rôle dirigeant fut en outre attribué, pour des raisons historiques, au Parti (= au chef du Parti) d ’U.R.S.S. Tout comme le communisme, ce marxisme-léninisme appartient au passé. N’oublions toutefois pas que la tradition marxiste, au sens d ’une réflexion philosophique sur la pensée de Marx, est beaucoup plus large et que cette tradition a produit au 20e siècle, abstraction faite du marxisme- léninisme, d’autres idées, parfois fort créatives. Ce dernier siècle a connu plusieurs philosophes, tant à l’Est qu’à l’Ouest, qui se situent dans cette tradition d’un marxisme créatif. Tous ne sont pas, et de loin, des admirateurs dogmatiques de Karl Marx et encore moins des adeptes de la doctrine offi cielle du marxisme-léninisme. Bien qu’ils interprètent parfois Marx fort librement, il est cependant plus exact de les nommer « marxistes » que 2 « néo-marxistes -. Ils continuent à travailler, peu ou prou, dans l’esprit de
Marx. Ils approfondissent sa doctrine, l’adaptent aux idées, aux besoins et possibilités du présent. Ce sont là les marxistes au sens large du terme, comme par exemple Ernst Bloch, Henri Lefêbvre, Lucien Goldmann, Louis Althusser, et (initialement aussi) Leszek Kolakowski. Je nomme » néo marxistes » ceux qui, bien que n’ayant pas de passé marxiste, ou étrangers à une tradition marxiste, ont redécouvert Marx. Ils se proposent de réin troduire la méthode marxienne de la pensée dialectique et son principe de la critique sociale dans la pensée et les théories sociales occidentales. A cet égard, l’Ecole dite de Francfort a été l’un des courants prédominants. L’Ecole de Francfort a rassemblé des philosophes et des sociologues qui, à l’instigation de Max Horkheimer et d’autres, se réunissaient à l’Institut de Recherches Sociales de Francfort-sur-le-Main, et ce déjà bien avant la Seconde Guerre mondiale. Ils furent bientôt dispersés par le national-socia lisme. Ils continuèrent alors à travailler, principalement aux Etats-Unis. Après la Deuxième Guerre mondiale, beaucoup de collaborateurs revinrent en Allemagne et l’Institut de Recherches Sociales fut rouvert à Francfort. A l’ancienne génération appartiennent, outre Horkheimer, Theodor Adorno et Herbert Marcuse ; Jürgen Habermas a figuré un certain temps parmi ses représentants plus récents. Ils qualifient leur philosophie, qui est avant tout une philosophie sociale, de » théorie critique ». Des personnes citées, Marcuse fut le seul qui resta aux Etats-Unis ; il devint professeur à l’Université de Californie. Présentons maintenant les conceptions de Marcuse, l’un des philo sophes les plus radicaux de l’Ecole de Francfort. Herbert Marcuse a vécu de 1898 à 1980. Il fut d ’abord étudiant à Berlin et Fribourg-en-Brisgau. Retourné à Fribourg en 1927, il étudia chez le jeune Heidegger et rédigea une thèse d’habilitation sur l’ontologie et la théorie de l’histoire de Hegel (1932), qu’il ne put présenter car il était juif. Il ne s’intéressa pas seulement à l’idéalisme dialectique de Hegel, mais aussi au matérialisme dialectique de Marx. Il devait subir également l’influence de Freud. Dans la théorie sociale de Marcuse, on peut trouver quelques traces de chacun de ces penseurs (Heidegger, Hegel, Marx et Freud). 2. De Marx à Lénine Il est opportun, pour mieux comprendre Marcuse, de revenir un instant à la philosophie de Marx. J’évoquerai ici deux points : la doctrine marxienne de l’infrastructure et de la superstructure et celle de la dialectique sociale. La doctrine de l ’infrastructure et de la superstructure s’intéresse principalement au rapport entre économie et morale dans la société humaine. Marx était d ’avis que la conscience morale ne se trouve pas en position d’indépendance : la vie matérielle et économique est le fondement, le socle de toute culture intellectuelle et morale. Pour le formuler plus rigoureuse
ment, Marx croyait que dans la société humaine, notamment dans la société capitaliste contemporaine, les codes juridiques et les énoncés idéologiques (le droit, les institutions de l’Etat et la morale, l’art, la religion, les idées philosophiques) sont conditionnés unilatéralement par la dynamique de l’infrastructure économique et sociale. L’expression désigne les dévelop pements sur deux plans : - Celui du travail : les innovations techniques ; l’accumulation du capital à cause de la plus-value du profit ; la concentration et la fusion des entreprises en raison d’une concurrence sauvage ; la misère croissante du prolétariat par suite de l’existence d ’une « armée de réserve » de travailleurs désœuvrés ; et finalement les crises inexorables. - Celui des rapports sociaux : la division du travail ; la répression systématique de la classe ouvrière ; la lutte des classes. Le droit, les idées politiques, la conscience morale, les idées reli gieuses et philosophiques, etc., reflètent donc à chaque instant la situation économique et la répression du moment. Les idées dominantes dans notre société sont toujours celles de la classe dominante : les lois et les valeurs morales ne servent jamais qu’à renforcer la classe capitaliste. A ce stade de notre exposé, il nous faut évoquer l’autre doctrine de Marx, celle de la dialectique sociale. Le mot « dialectique » signifie un mouvement progressif alternant entre des pôles opposés. Selon Marx, les processus sociaux fondamentaux dans l’histoire humaine sont en effet pro gressifs et prévisibles : ils se développent conformément à des lois dialec tiques, c’est-à-dire en passant par des contraires, plus précisément des antagonismes de classes, et ce vers la révolution mondiale et l’Etat de liberté. Or, cette dialectique libératrice de la lutte des classes, efficace au niveau des rapports de production, conditionne aussi le développem ent de la politique et de la morale. Ce n’est que dans l’Etat de liberté que la morale perdra réellement ses aspects répressifs. Friedrich Engels a apporté plus tard certaines modifications, ou du moins des nuances, à ce « matérialisme historique » de Marx ; elles ne mettent toutefois pas en question le thème de la dialectique. Au contraire ! Engels voulait justement étayer la philosophie sociale dialectique de Marx par une philosophie naturelle dialectique. Selon lui, l’évolution des êtres vivants s’effectue, elle aussi, en passant par des contraires, c’est-à-dire par la lutte pour la vie (Darwin). Engels corrigea cependant en quelque sorte la doctrine marxienne du rapport entre l’infrastructure socio-économique et la super structure politique et morale. D’une part, il souligna que pour lui aussi les développements socio-économiques étaient fondamentaux et décisifs. D’autre part, il fit remarquer qu’une certaine interaction entre infrastructure et super structure serait tout de même possible. Dans le cadre de la doctrine marxiste, cette conception eut des impli cations considérables. En effet, Engels avait ainsi la possibilité théorique de défendre des initiatives politiques ! Il avait un motif théorique pour sti
muler la conscience de classe et les sentiments révolutionnaires parmi les travailleurs opprimés et d’entreprendre l’organisation politique du prolétariat. La conscience politique des travailleurs vis-à-vis de leur propre situation et du développement social est certes un facteur idéologique ; elle pourrait néanmoins influer sur le développement social. Engels était ainsi d ’avis que la dynamique de la conscience de soi du prolétariat serait à même de hâter effectivement la révolution mondiale prédite par Marx. Lénine, Staline et Mao Ze-Dong insistèrent de plus en plus sur l’inter action entre l’infrastructure socio-économique et la superstructure idéologique (qu’on pense, par exemple, à la « révolution culturelle » exigée par Mao Ze-dong !). Ils ne voulurent plus parler de l’histoire comme d’un processus rigoureusement défini par des lois dialectiques. Ils étaient d ’avis que la révolution mondiale et l’émancipation de l’humanité opprimée n ’étaient aucunement prévisibles. Ils n’abandonnèrent pas pour autant l’idéal marxiste. Toutefois, à la différence de Marx, ils ne le considérèrent plus au premier chef comme produit d’un calcul scientifique, mais comme résultat d ’une volonté politique et d’un pouvoir effectif (le * volontarisme » de Lénine). Le « matérialisme dialectique - de Lénine accomplit ainsi un virage vers l’irrationalisme. La révolution mondiale et le communisme mondial ne peuvent pas être démontrés scientifiquement. Ils doivent bien plutôt se démontrer pratiquement, par la force tant légale que subversive. La pensée aussi doit servir la pratique. La vérité est mouvante, comme dans le prag matisme américain. Chez Lénine, elle doit s’adapter aux mouvements poli tiques du Parti. Voilà pourquoi, depuis Lénine et Staline, la propagande politique tourne à plein régime. Lénine ne considérait pas seulement le capitalisme comme un ordre socio-économique. Il le considérait aussi comme une puissance politico-militaire nécessaire pour la défense des intérêts commerciaux capitalistes croissants et du colonialisme grandissant du début du 20e siècle, de sorte qu’on parle de « l’impérialisme capitaliste » ou du « capitalisme impérialiste ». Il faut combattre le pouvoir par le pouvoir, pensait Lénine. Les partis communistes doivent être réorganisés ; il faut former des révolutionnaires professionnels. En Russie et dans plusieurs autres pays, on s’empara du pouvoir à la fin de la Première Guerre mondiale, une industrie de guerre fut mise en marche, etc. 3. La société selon Marcuse A partir de ces développements théoriques et politiques, venons- en aux conceptions de Marcuse. Pour lui, le monde capitaliste, contre lequel il faut lutter, n ’est pas seulement un ordre socio-économique au sens de Marx et Engels. Ce n’est pas non plus seulement un système socio-écono mique et politico-militaire au sens de Lénine et Staline. Chez Marcuse, le monde capitaliste moderne a des traits englobants, totalitaires. La puissance du capitalisme s’appelle, en un mot, le système. Les Etats-Unis en offrent
une version grandeur nature. Mais il le voit aussi dans d ’autres pays très industrialisés, comme ceux d’Europe de l’Ouest. Le système est même présent dans les pays communistes ! Ce système social veut se maintenir à tout prix et mène ainsi à l’étouffement de la liberté humaine, à l’exploitation du Tiers-Monde, à l’augmentation du danger de guerre, au gaspillage de matières premières vitales, à la domination de l’homme et du monde. Selon Marcuse, dans tous les pays sur-industrialisés, l’ordre établi risque de devenir un système d ’oppression totalitaire. Il veut dire par là que les sciences et les techniques se liguent avec l’économie, la politique et la bureaucratie pour constituer la forme la plus étendue d’oppression que le monde ait jamais connue. Si étendue qu’elle n’est plus ressentie ni reconnue, parce que la conscience humaine elle-même est devenue l’objet de l’oppression. Comment cela se passe-t-il ? Premièrement, les mass-media se char gent d ’un endoctrinement constant de l’esprit humain. Journaux, cinéma, publicité et télévision modèlent la conscience et le comportement de l’homme moderne. S’il s’insurge contre cela, alors, en deuxième lieu, la technique veille à ce qu’il y ait un confort toujours plus grand, étouffant cette insurrection dans l’œuf. Et si le malaise et la critique subsistent tout de même chez certaines personnes, alors survient, troisièmement, la tolérance répressive. « Tolérance répressive » signifie littéralement - répression sous forme d ’indulgence ». La tolérance répressive a une fonction de soupape dans la société. Elle est une forme flexible de l’oppression - une oppression qui fait place à la protestation, à la participation et à la (pseudo-) démocratie, afin que l’intégration dans le système totalitaire s’effectue d ’autant plus facilement. L’ouvrage essentiel de Marcuse est One Dimensional Man (1964). L’homme est unidimensionnel, c’est-à-dire que le système socio-politique est totalitaire et omni-englobant. L’homme moderne n ’est qu’un rouage dans la machinerie du système. Son cœur n’est point animé d’une révolte réelle, d’une contestation, d’une « négation » de l’ordre établi. Bref, l’homme d ’aujourd’hui est mis au pas. Il ne sait plus rien d ’un autre monde et il n ’en désire même plus. L’avenir a été bloqué. Par principe, Marcuse considère - comme Hegel et Marx - le déve loppement social comme dialectique, c’est-à-dire comme un mouvement du « oui » au « non », de l’acceptation à la résistance. Le développement social passe toujours par une critique croissante et une révolte contre l’ordre social établi. Mais dans la société moderne toute critique est apaisée par le confort et étouffée par l’endoctrinement. La dialectique libératrice a été paralysée. Il n’y a plus de dialectique dans le développement social, en dépit de Marx : la production capitaliste de biens se maintient d’elle-même en stimulant artificiellement les besoins. Et il n’y a plus de dialectique dans le développement idéologique, en dépit de Hegel : la conscience humaine s’est totalement assimilé le mode de vie établi. A quoi bon la discorde avec l’ordre régnant si le travailleur a sa chaîne hi-fi et le Noir sa Cadillac ?
Il n’y a plus d’idées critiques, plus de mentalité révolutionnaire, pas même dans la classe ouvrière ! A la différence des marxistes mentionnés plus haut, Marcuse ne place plus ses espérances dans le prolétariat. Si la critique de l’ordre établi se déclenchait quelque part, ce ne serait que dans les groupes sociaux pas encore totalement adaptés. Peut-être thegreat refusai (le grand refus) naîtra-t-il de l’intellect critique des étudiants, non encore liés socialement, s’ils savent s’unir avec la force sociale des opprimés du monde moderne : les chômeurs, les groupes raciaux en butte à la répression, les minorités sans droits. Dans la rencontre de la jeunesse critique et des groupes marginaux de la société moderne réside encore une chance de salut. Mais Marcuse ne se fait pas d’illusions. Somme toute, Marcuse a donné une analyse fine, imposante, de la manipulation déguisée et incontrôlable que l’appareil social peut se per mettre. Selon lui, l’appareil est si puissant qu’il a presque totalement enrayé la critique et la négation radicales. La critique marcusienne de la société est encore une forme de pensée négative-critique, c’est-à-dire une critique qui veut dévoiler la vraie nature de l’ordre social établi, afin de pouvoir lui opposer un « non - clair et argumenté. Du son point de vue propre, l’ordre établi semble évident et rationnel. Mais si on le considère du point de vue des besoins véritables des hommes, il est une mise en ordre du désordre, une rationalisation de ce qui est très profondément irrationnel et rejetable. 4. L’homme selon Marcuse Qu’est-ce qui est, à vrai dire, rationnel et irrationnel ? Ceci me conduit à un second point, la conception marcusienne de l’homme, qui a un rapport manifeste avec sa pensée sociale. On ne peut pas les disjoindre. On pense souvent qu’on peut adopter la pensée sociale du marxisme et négliger sa conception de l’homme. C’est une grande erreur. La conception marcusienne de l’homme influence et explique toute sa critique de la société. Afin de bien la comprendre, retournons encore une fois, brièvement, à Marx. Il avait enseigné que le travail ennoblit l’homme. Car l’homme est au fond un travailleur. Il est un homo faber, un être qui fabrique quelque chose. Voilà pourquoi le prolétaire était pour lui l’homme véritable et le capitaliste rien qu’un parasite condamné à disparaître. Marx avait encore enseigné que l’homme est un homo socialis, un être social. Son travail est une affaire communautaire. C’est pourquoi il aspirait à la revalorisation du prolétariat, de la classe ouvrière. Chez Marcuse, il en est autrement. L’homme n ’est pas là pour travailler, mais pour jouir. L’homme ne veut en fait rien d ’autre que vivre selon ses pulsions et désirs. Le travail est pour lui un mal nécessaire, un état d ’esclavage. Il faut supprimer le travail humain autant que possible. Cela pourrait se faire concrètement, pour l’essentiel, grâce à la technique moderne et à l’automatisation de la production. La
folie de « l’âge technique - (Heidegger), c’est que la pression du rendement, le rythme de travail, le règne de la production, la pollution de l’environ nement, le besoin d’acheter et le gaspillage augmentent continuellement. Nulle part dans le monde, on ne travaille à un rythme aussi abrutissant que dans les pays qui pourraient justement se permettre le contraire ! Voilà ce qui caractérise la servitude de l’homme moderne occidental. Considérée du point de vue des présuppositions propres au système, cette situation est parfaitement rationnelle. Les machines ne doivent pas s’arrêter, le commerce ne doit pas stagner, etc. Mais si nous considérons ce système du point de vue de l’homme et de son humanité véritable, il est absolument irrationnel. Le travail n ’ennoblit pas ; il avilit. L’homme véritable n ’est pas un travailleur, un homo faber, mais un homo ludens ■ . par nature il aime jouer, il est un « homme ludique ». L’homme véritable n’est pas non plus un être social. Le lien de la société n’opprime que trop vite. Non, pour Marcuse, l’homme véritable est l’homme-individu, l’individu jouant, jouissant. Il n’est libre que dans son » temps libre », lorsqu’il est lui- même et qu’il peut agir selon sa volonté. Dans cette conception de l’homme, on reconnaît l’influence de Sig mund Freud. Freud présente l’homme comme un être pulsionnel dès sa naissance, caractérisé par le • principe du plaisir ». C’est lorsqu’il est confronté avec la rudesse du monde extérieur, où régnent le besoin et le manque, que l’homme - selon Freud - se voit contraint de travailler. Il n ’est plus déterminé alors par le principe du plaisir, mais par le » principe de réalité », c’est-à-dire qu’il doit se soumettre à la discipline du monde extérieur et à Vethos du rendement. La culture ne peut pas subsister sans répression : telle est l’affirmation centrale, pessimiste, de Freud. A ceci Marcuse répond : autrefois la culture, effectivement, ne pouvait pas subsister sans répression. Mais la technique et l’industrie modernes ont radicalement mis fin à la misère et à la pénurie économique. La production est suffisante pour la population du monde entier. Notre problème n’est pas la production mais la distribution ! Si l’ordre établi était renversé, si les richesses pouvaient être équitablement réparties entre tous, alors on pourrait réaliser dans le monde entier l’idéal de Freud, l’idéal d ’un homme qui n ’a plus à se soucier du pain quotidien et ne vit que selon ses désirs libidinaux. Alors le paradis pourrait commencer sur terre, sans la contrainte du travail et sans endoc trinement par le système. Alors l’homme serait en mesure de se réaliser érotiquement, esthétiquement et de manière créative. On voit ici le lien intime entre la conception néo-marxiste de l’homme et les espoirs de bonheur qui fondent la critique néo-marxiste de la société. L’analyse marcusienne de la servitude dans la société d ’abondance moderne peut être approuvée en bien des points. Mais il ne faut pas perdre de vue que sa critique mordante de la société est déterminée par le point de vue révolutionnaire d ’un Marx et la conception psychanalytique de l’homme d’un Freud.
5. La science selon Marcuse Pour finir, quelques remarques encore concernant la conception marcusienne de la science. Comme tous les autres adeptes du néo-marxisme, Marcuse s’oppose à l’idée d’une science objective, sans présuppositions et universellement valide. L’idée fondamentale est que la science est une fonction de la société. Elle fonctionne toujours à l’intérieur d’un ensemble social déterminé, de manière soit conservatrice soit critique. Les jugements scientifiques influent sur la société et inversement. C’est pourquoi l’on dit, dans le jargon marxiste, que théorie et pratique sont un. La philosophie et la méthodologie rationalistes-positivistes sont, pour cette raison, la cible de la critique néo-marxiste. Le positivisme, dit- elle, enferme à tort la science dans une tour d’ivoire prétendument neutre et objective2. Il se trompe en considérant que la vraie science fait face sans présuppositions à la réalité matérielle et à son cours régulier. Cette conception voile la portée pratique, sociale de la science. Bien plus, elle renforce et légitime l’ordre social établi. Les analyses positivistes de la société ne mirent au jour que des rapports et des évolutions prévisibles et conformes aux lois générales. Qu’on pense à la loi des trois états d’Auguste Comte et à son principe : « Savoir pour prévoir » ! Cela signifie que la connais sance, dans le domaine des sciences sociales également, ne sert qu’à prévoir ou du moins à reconstruire conceptuellement a posteriori des processus généraux qu’elle juge inévitables, précisément ce que l’ordre établi veut nous faire croire : il résulterait de certaines évolutions sociales, il serait la conséquence inéluctable de l’âge capitaliste tardif dans lequel nous vivons. Voilà ce que la science démontre de manière péremptoire. Remarquons que ce positivisme est pris dans un cercle vicieux : l’ordre social effectif se justifie en se référant à la science pseudo-neutre, empirique, et cette science pseudo-neutre, empirique, se justifie en se référant aux faits sociaux effectifs ! Face à cela, il faut une conscience critique qui ne s’incline pas devant la tyrannie des faits. Une conscience critique reconnaît que les faits (notamment les faits sociaux, comme la société de consommation actuelle) ne sont pas simplement nécessaires. L’homme n’a pas besoin de se contenter des faits que le monde occidental lui présente. Un fait est une possibilité réalisée et accompagnée d’autres possibilités. L’ordre effectif de la société actuelle de rendement et de consommation ne devient un ordre nécessaire que si nous nous contentons des faits et d ’une science positiviste des faits. La science critique rappelle que l’homme est fondamentalement libre. (On repère ici le lien entre la conception marcusienne critique de la science et la philosophie heideggerienne de l’existence). L’homme a la liberté de nier, d’éliminer les faits établis. Les faits peuvent, il est vrai, indiquer 2 Voir J. Klapwijk, • A la recherche d’une philosophie ouverte. 2e partie : Martin Heidegger et la philosophie de l’existence », Hokhma 71/1999, pp. 2s. 9
une certaine direction, mais il n’y a aucune raison pour autant de la suivre effectivement. L’homme peut se révolter. Les évolutions réelles peuvent être arrêtées et contrecarrées. La science critique ne se laisse pas assujettir par les faits, elle recherche des possibilités autres. En soi ces idées critiques, présentant d’autres pos sibilités, sont faibles et vulnérables, parce qu’elles doivent lutter contre l’opinion publique et s’opposent à l’évolution réelle. La science critique a quelque chose de visionnaire. Elle veut regarder par-delà l’horizon de notre existence quotidienne. C’est pourquoi, dans les dernières décennies, certains marxistes et néo-marxistes - je ne pense pas ici à Marcuse, mais par exemple à Horkheimer et Ernst Bloch - évaluaient positivement, à certains égards, la religion judéo-chrétienne. Que signifie la croyance en la venue du Royaume de Dieu, sinon l’insatisfaction du monde présent, le désir ardent du tout-autre, la ferme conviction que tout peut être et doit être radicalement transformé ? Le problème des néo-marxistes n ’est pas seulement que de telles idées critiques et visionnaires soient extrêmement vulnérables et ne pros pèrent pas dans notre société totalitaire, mais aussi qu’il n ’y a plus guère de groupes sociaux où ces idées puissent germer et s’étendre. Ce n ’est qu’en liaison avec des groupes révolutionnaires que les idées critiques peuvent devenir un levier dans la société, le ciment d’une société nouvelle, plus humaine. 6. Evalu les parentés cachées de la théorie marcusienne 6.1. C’est le grand mérite de Karl Marx d ’avoir pour la première fois ouvert les yeux du monde scientifique non pas sur les structures géné rales et supra-temporelles de la nature humaine - les philosophes spéculaient là-dessus depuis déjà plus de vingt siècles - mais sur la condition particulière et concrète de l’homme à l’époque moderne. Marx attira particulièrement l’attention sur la pauvreté matérielle, la servitude et l’absence de droits des prolétaires dans la société capitaliste dite chrétienne. Les membres de l’école de Francfort, bien que parfois plus proches de Hegel que de Marx, partagent avec lui cette attention à la situation concrète-historique dans laquelle l’homme est tombé dans la société industrielle moderne. La pré occupation d’une théorie ouverte apparaît cependant plus fortement dans leurs études que chez Marx. 6.2. La position néo-marxiste a plusieurs avantages sur celle de Marx. La conception néo-marxiste de la société s’est libérée de 1’* économisme » marxien. Elle a vu à juste titre que non seulement des facteurs économiques (Marx !), mais aussi des forces politiques et idéologiques (Hegel !), ainsi que des puissances typiquement contemporaines (les sciences, la technique,
les organisations bureaucratiques et l’opinion publique mobilisée par les mass-media) dirigent de plus en plus la société. Elle a aussi souligné avec raison que tous ces pouvoirs constituent aujourd’hui une menace sérieuse pour la liberté humaine, ainsi que pour la survie de l’humanité entière. Alors que la participation et les droits démocratiques semblent progresser, la liberté est profondément manipulée, non seulement dans les pays gou vernés dictatorialement, mais souvent aussi dans l’Occident dit libre. C’est surtout la pensée instrumentale, technocratique qui, sous le couvert de la neutralité et de l’objectivité, conduit à une *colonisation de l’espace public » (Jürgen Habermas). 6-3- De nos jours, beaucoup de sociologues occidentaux, inquiétés par la crise écologique ou par les problèmes du Tiers-Monde, estiment que l’on peut s’approprier la critique de la société par les membres de l’école de Francfort indépendamment du reste de leur philosophie. J’en doute au plus haut point. Cette philosophie, qui est donc aussi celle d’Herbert Marcuse, forme un tout très cohérent. J’estime que ces sociologues ne rendent pas justice aux relations réciproques qui unissent la critique marcusienne de la société avec son anthropologie, sa critique de la science et sa concep tion de l’histoire. Dans les points suivants, nous nous concentrerons sur ces trois relations. 6.4. La critique marcusienne de la société est d’abord liée à la concep tion néo-marxiste de l ’homme. Selon elle, particulièrement chez Marcuse, l’idéal de liberté humaine est interprété en partie romantiquement, comme une vie poétique et créatrice en harmonie esthétique avec la nature, en partie de manière freudienne, comme une vie de jeu et de jouissance dans une expérience érotique de la réalité. Cette conception de l’homme donne toute sa couleur à la critique néo-marxiste de la société. Ainsi, le grief le plus grave de Marcuse envers la société actuelle de production et de profit est que cette dernière réprime le principe du plaisir érotico-esthétique de l’homme. Mais il est clair que l’on peut très bien critiquer les mécanismes de manipulation du monde moderne sur la base d ’une autre anthropologie (par exemple celle qui se dessine dans les Eglises chrétiennes avec l’idée de » société responsable »)■ C’est-à-dire, sans partager du tout les tendances mi-romantiques, mi-freudiennes que révèlent les diagnostics néo-marxistes sur la culture. 6.5. La critique marcusienne de la société est également liée à la conception néo-marxiste de la science. Marcuse rejette l’idée d’une science objective, neutre. Son point de départ marxiste est l’unité de la théorie et de la pratique (sociale). La science « positiviste » actuelle passe pour impar tiale, alors qu’elle prend parti pour l’ordre social établi. La vraie science « critique - doit servir l’émancipation de la pratique sociale. Plusieurs remarques s’imposent :
1) Les sciences, et notamment les sciences sociales, ne sont effecti vement ni objectives, ni universellement valables ou neutres. Elles sont mues par l’implication de toute la personne humaine. Le moi humain est le sujet identique et le point focal de toutes les activités humaines, dans la pratique comme aussi dans les sciences : c’est moi qui agis, qui pense, etc. Dès que, dans les sciences, on s’élève d’analyses de détail à des questions plus vastes, la convic tion personnelle du moi humain et par conséquent les présup positions du christianisme, de l’humanisme ou du matérialisme (etc.) surgissent dans les réponses. Or, lorsqu’une conviction est très répandue (par exemple, les convictions matérialiste, évolu tionniste ou positiviste), elle se transforme souvent en évidence dogmatique, en paradigme philosophique. Les sciences inspirées par un tel paradigme semblent alors universellement valables3. 2) On peut donc approuver jusqu’à un certain point la thèse néo- marxiste selon laquelle la science n ’est pas strictement objective (bien que le reproche de positivisme ne soit plus juste de nos jours dans beaucoup de cas). L’idée plus radicale de l ’unité de la théorie et de la pratique risque cependant de troquer la sujétion de la science à des évidences sociales ou à des intérêts établis contre une nouvelle sujétion, savoir, à des stratégies politiques et révolutionnaires. Or, la science ne doit être ni un moyen de conservation pour une entité politique, ni l’instrument de la pro pagande révolutionnaire. 3) La science constitue dans la société humaine un domaine relati vement autonome et possède une compétence propre. Par tous ses efforts, elle acquiert parfois un grand prestige social ou un pouvoir politique. Toutefois, la tâche de la science est réglée par une norme propre, la norme de vérité. C’est dire d’une part que la science doit argumenter et doit tenter dans toutes ses recherches de rendre justice aux faits empiriques selon des critères logiques et intra-scientifiques, d’où la nécessité pour la science d’être auto nome ; c’est dire d’autre part que la science doit toujours à nou veau prendre conscience des convictions personnelles et des paradigmes sociaux qui motivent et dirigent la recherche et l’argu mentation scientifiques. La condition humaine est telle que l’homme non seulement ne peut pas voir, mais encore ne peut pas penser sans un point de vue spécifique ! Depuis Thomas Kuhn, l’épistémologie contemporaine le reconnaît d ’ailleurs de plus en plus. L’autonomie de la science est par conséquent toujours une autonomie limitée ou relative. 3 Voir aussi J. Klapwijk, - A la recherche d’une philosophie ouverte. 4e partie : Ludwig Wittgenstein et la philosophie analytique *, Hokhma 74/2000, p. 17, § 7.2.
4) Ce n ’est qu’en étant relativement autonome que la science peut réellement profiter à la société. Considérée ainsi, elle ne partage ni l’idéal pragmatique de l’adaptation toujours renouvelée à l’ordre établi*34 ni l’idéal néo-marxiste qui veut le révolutionner progres sivement. La contribution du scientifique à la société ne peut être que celle d ’un accompagnement analytique et critique, selon sa compétence propre. Il s’agit d’analyser la complexité des structures et des relations sociales, de découvrir les stagnations, d’examiner et de critiquer les solutions proposées, notamment les solutions idéologiques, de comparer et d’évaluer les différentes manières de réformer la société, etc. 6.6. Enfin, la critique marcusienne de la société est portée, comme la critique marxiste, par une interprétation dialectique de l’histoire. On peut formuler deux objections contre cette interprétation (en ce qui concerne l’histoire et la dialectique). 1) Voir l’histoire de l’humanité comme un processus d’émancipation, dans lequel les structures sociales établies ont, conformément à un schéma dialectique, toujours à nouveau été brisées et libérées par des oppositions internes, est une reconstruction moderne de l’histoire. Elle est contredite par la plupart des développements historiques qui nous sont effectivement connus. Le cours de l’his toire n’est pas seulement modifié par des antagonismes internes et des révolutions sociales, mais aussi par des conflits externes, par des asservissements ou des assimilations, par des catastrophes naturelles (famines, tremblements de terre, pestes), etc. Bref, l’his toire réelle est bien plus complexe que le schéma dialectique ne le suggère. 2) Aucune percée révolutionnaire de l’ordre social ne garantit une liberté croissante ; la dialectique ne garantit aucune émancipation. La pensée de la dialectique émancipatrice de l’histoire est, pro fondément, l’expression d’une foi refoulée. Elle a son appui axio- matique dans la croyance humaniste en l’auto-émancipation de l’homme, de par la force interne de la contestation révolutionnaire : « Nous ne le supportons plus ». Si donc le marxisme et le néo marxisme reposent sur une foi, j’estime que les théoriciens marxistes sont tenus de le reconnaître ouvertement. On trouve effectivement de tels aveux, ça et là dans l’œuvre de certains néo-marxistes (Adorno, Horkheimer), sur la nécessité d’un « point de vue messianique ». Mais rarement, autant dire jamais, dans les écrits de Marcuse. 4 Cf. notre critique du pragmatisme, in • A la recherche d’une philosophie ouverte. 3e partie : William James et le pragmatisme ; de la vie pratique et de l’intégrité du monde ■, Hokhma 73/2000, pp. 9ss. 13
7. Evalua affrontement honorable et philosophie ouverte La philosophie néo-marxiste se présente elle-même comme « théorie critique ». Cette qualification lui convient-elle ?J’estime qu’une philosophie critique méritant réellement son nom est, comme je l’ai déjà dit plusieurs fois, une philosophie ouverte ; c’est-à-dire, consciente de la condition humaine et qui surtout connaît et reconnaît ses propres présuppositions pré-théoriques, alors qu’une philosophie dogmatiquement close les ignore. La théorie de l’école de Francfort comporte des éléments de philosophie ouverte, mais elle ignore généralement (notamment chez Marcuse), de manière dogmatique, sa motivation la plus profonde, comme si la critique sociale pouvait être complètement autonome ou sans convictions pré-théo riques et personnelles, ou comme si seuls les adversaires « positivistes » succombaient à un intérêt partisan. Le signe distinctif le plus important de toute philosophie close est - le préjugé contre les préjugés » (Hans-Georg Gadamer). Pour conclure, quelques réflexions en guise de ■post-scriptum définitif et non scientifique » (Kierkegaard) : a) Pour ceux qui partagent, comme l’auteur de cet article, la foi judéo- chrétienne, l’analyse et la critique sociale ne peut recevoir son orientation que des promesses et attentes messianiques d'une Création renouvelée, sauvée et sauve. b) Confronté avec une humanité en détresse, le scientifique chrétien doit contribuer au salut public à sa manière, c’est-à-dire en tra vaillant toujours simultanément d'une manière rigoureusement scientifique et dans la perspective messianique, anticipant cette Création nouvelle avec des idées neuves et courageuses. c) Il est clair que les scientifiques non-chrétiens, selon leur compé tence propre, peuvent et doivent critiquer de telles idées pour des raisons scientifiques. d) Ils n'ont pas le droit de les rejeter a priori à cause de leurs propres parti-pris pré-théoriques, c’est-à-dire leurs « théories » de la dia lectique de l’histoire, de l’évolution de la société, ou de l’adaptation de l'homme, etc. e) La tâche critique de la philosophie ne peut jamais consister à excommunier les courants ou les écoles qui ne partagent pas les mêmes présuppositions. La philosophie n’est jamais un débat purement intellectuel. Nolens miens, les promoteurs des différentes théories philosophiques et scientifiques sont engagés dans un honorable affrontement qui doit révéler le point de vue pré-théorique à partir duquel une théorie peut le mieux rendre justice
aux faits. Une philosophie réellement ouverte participe consciemment à ce débat. ■ Sources H erb ert M arcuse, Triebstruktur und Gesellschaft, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1967. Traduction française : Eros et civilisation, Paris, Editions de Minuit, 1982. H erb ert M arcuse, Der eindimensionale Mensch : Studien zu r Ideologie derfortgeschrittenen Industriegesellschaft, Neuwied-Berlin, Hermann Luchterhand, 1967. Traduction française : L ’h omme unidimensionnel • Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, Paris, Editions de Minuit. 1989. Littérature secondaire Paul-Laurent Assoun, L'Ecole de Francfort, Paris, P.U.F., - Que sais-je ? », 1987. M artin Jay, The Dialectical Imagination : A History o f the Frankfurt School an d the Institute o f Social Research, 1923-1950, Boston/Toronto, Little, Brown and Company, 1973- Traduction française : L’Imagination dialectique : L’école de Francfort 1923- 1950, Paris, Payot, 1989. Jac o b K lapw ijk, « Science and social responsibilty in neo-marxist and Christian perspective », in P. Blokhuis e.a. (réd. ), Wetenschap, mjsheid, filosoferen, Assen, Van Gorcum, 1981, pp. 75-98. 15
Hokhma 76/2001, pp .16-25 par À LA RECHERCHE Jaco b KLAPWIJK, D’UNE PHILOSOPHIE OUVERTE Professeur à l ’Université Libre d'Amsterdam, Épilogue Pays-Bas L’OUVERTURE DE LA PHILOSOPHIE1Il Un voyage d’exploration dans la philosophie du 20e siècle est, à maints égards, bienfaisant. Les philosophes du 20e siècle diffèrent de leurs prédécesseurs : beaucoup se sont détournés des systèmes rationalistes clos du passé, des ambitions et prétentions totalitaires de Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, Comte cum suis. Ces penseurs étaient partis du principe que la raison de l’homme (la raison théorique, pratique ou technique) pourrait déchiffrer le mystère du monde et peut-être même maîtriser toute la réalité. Ils crurent que le monde était, sans autre, reproductible dans leurs systèmes philosophiques auto-fondateurs. Comme si l’esprit humain, créateur de ces systèmes, ne faisait pas lui-même partie d’une réalité englobante ! Parmi les philosophes de notre siècle, on observe un autre état d’esprit. Les meilleurs d’entre eux manifestent dans leurs réflexions théoriques une disposition à s ’o uvrir au monde tel qu’il se présente à l’homme : mys térieux et surprenant, peut-être aussi capricieux et cruel, très profondément inconcevable et insondable. 1. Le schématisme sujet-objet. L’ouverture à l’englobant. La « condition humaine » Dans cette série d’exposés, nous avons examiné de plus près plusieurs de ces philosophes. Notre attention s’est arrêtée en particulier sur Wilhelm Dilthey, Martin Heidegger, William James, Ludwig Wittgenstein et Herbert Marcuse, bien que d ’autres philosophes aient été également pris en consi dération. Ces penseurs ont manifesté, de manières fort diverses, une ouver- 1 Cet article est l’épilogue d’une série de cinq articles parus dans la revue Hokhma. 16 Il a été traduit et adapté par M. Pierre Metzger.
ture à ce que l’homme ne peut jamais totalement pénétrer ou maîtriser philosophiquement, précisément parce que cela porte et englobe l’homme et la pensée humaine. Nous découvrons ainsi, successivement, une ouverture à l’histoire et aux différences culturelles engendrées par l’histoire ; au temps intérieur et à la liberté et responsabilité qui résultent de ce temps ; à la vie pratique et à la dynamique sociale qui en découle ; à la pluralité des formes de la vie et du langage ; enfin, aux impasses et aux crises sociales, lesquelles ne conduisent pas seulement à une radioscopie critique de la société, mais aussi à une auto-critique de la philosophie. Bien que ces penseurs soient de provenances très diverses, ils mani festent tous, chacun à sa manière, une ouverture à ce que, dans ces exposés, j’ai appelé « l’englobant ». A mon sens, la mise au jour de telles structures englobantes doit être l’une des premières tâches de la philosophie. A tout prendre, ces structures englobantes nous confrontent en effet à la situation fondamentale dans laquelle nous autres humains nous trouvons : la « condi tion humaine ». Et pour autant que philosopher soit une affaire purement humaine, elles nous confrontent aussi à des présuppositions auxquelles la philosophie ne peut jamais se soustraire, c’est-à-dire à la » condition phi losophique ». La situation actuelle de la philosophie est complexe ! D’une part, nous y avons observé - que ce soit ou non sous le pavillon de l’irrationa- lisme - une aversion pour la systématique close du rationalisme métaphysique antérieur et, corrélativement, une ouverture à des structures englobantes. D’autre part, nous avons découvert que les philosophes contemporains sont souvent encore captivés par ce même rationalisme métaphysique, notamment par la séparation sujet-objet inaugurée par Descartes. Dès qu’un philosophe tombe sous cette influence cartésienne, il tente, en tant que sujet humain, de se détacher par la pensée de la réalité concrète dans laquelle il est inséré, de la biosphère de son existence. Une nouvelle mentalité apparaît alors ! Consciemment ou inconsciemment, le sujet s’émancipe de la nature, de l’histoire, de la société et, il y a selon moi de bonnes raisons de l’ajouter ici, de Dieu également. La réalité devient ainsi en un tour de main un objet, et l’homme un sujet qui tente de saisir par la pensée l’objet par lui aliéné, cherchant à le maîtriser totalement, systématiquement. C’est là le rêve illusoire de tous les métaphysiciens : que l’englobant devienne le systématiquement englobé ! Cet esprit d ’objectivation et de maîtrise totalitaire - déjà préparé par la métaphysique gréco-médiévale de l’être et continué dans la méta physique moderne de la raison (cf. le prologue2) - signifie aliénation du monde et perte de soi dans l’un. Il a, hélas, gardé toute sa virulence dans la pensée contemporaine et les penseurs cités plus haut ne sont pas immu nisés contre lui. Et ce, au détriment d’une philosophie de l’ouverture ! 2 «A la recherche d’une philosophie ouverte. l re partie : Wilhelm Dilthey et l’his- toricisme », Hokhma 70/1999, pp- 6-23. 17
Vous pouvez aussi lire