V. HERBERT MARCUSE ET LE NÉO-MARXISME - DE L'AUTOCRITIQUE D'UNE PHILOSOPHIE OUVERTE - Jacob Klapwijk

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V. HERBERT MARCUSE ET LE NÉO-MARXISME - DE L'AUTOCRITIQUE D'UNE PHILOSOPHIE OUVERTE - Jacob Klapwijk
Hokhma 76/2001, pp. 1-15

À LA RECHERCHE                                                                      par
                                                                                 Jaco b
D’UNE PHILOSOPHIE OUVERTE                                                     KLAPWIJK,
                                                                                   Professeur à
                                                                            l ’Université Libre
Cinquième partie 1                                                              d ’A msterdam,
                                                                                      Pays-Bas

V. HERBERT MARCUSE ET
   LE NÉO-MARXISME
      DE L’AUTOCRITIQUE D’UNE PHILOSOPHIE
      OUVERTE

        Dans ce dernier exposé, nous nous pencherons sur la théorie néo­
marxiste d’Herbert Marcuse, qu'il préfère lui-même présenter comme «théorie
critique ». Toujours en quête de ce qui caractérise une philosophie ouverte,
nous vérifierons si cette théorie, à même de dévoiler les mécanismes cachés
de notre société de consommation et les intérêts inavoués de la philosophie
dominante, est aussi autocritique, c’est-à-dire si elle est également apte et
disposée à évoquer ouvertement ses propres motivations pré-philosophiques.

                                                      1. L’école de Francfort

        Depuis les révoltes estudiantines des années soixante, le marxisme
et le néo-marxisme ont de nouveau fait l’objet d ’âpres débats. Quelle est
la signification de Karl Marx pour le 20e siècle ? La société moderne, occi­
dentale, peut-elle réellement être renouvelée à l’aide des concepts de lutte1

1 Cet article est le dernier chapitre, mis à jour et augmenté, de Philosophien im
  Wiederstreit. Zur Philosophie von Dilthey, Heidegger, James, Wittgenstein und
  Marcuse, éd. S.R. Külling, Verlag Schulte + Gerth, D-Asslar et Immanuel-Verlag,
  CH-Riehen, 1985. Nous remercions les éditeurs de leur autorisation, et M. Pierre
  Metzger pour la traduction et l’adaptation de la bibliographie.
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des classes et de révolution ? Peut-on fonder à bon droit sur Le Capital ou
    sur les Premiers écrits philosophiques du maître les idées nouvelles sur la
    démocratisation des institutions sociales, la politisation de la science, etc.,
    propagées dans les années soixante et soixante-dix ? Si cette lecture de
    Marx est possible, les possibilités d ’endoctrinement et les techniques de
    manipulation contemporaines confèrent une nouvelle actualité à sa doctrine
    de l’aliénation de l’homme. Le gouffre entre la prospérité du Nord et celle
    du Sud représente une application, à échelle colossale, de sa doctrine de
    l’accumulation du capital. La paupérisation du Tiers-Monde équivaut à
    l’appauvrissement du prolétaire prévu par Marx, aggravé dans des pro­
    portions dramatiques. Et enfin Marx, à y regarder de près, n’a-t-il pas an­
    noncé, dans sa théorie des crises, la crise écologique des 20e et 21e siècles ?
             Les racines de nombreuses théories critiques contemporaines de la
    société et des réformes sociales, de la crise et de la révolution sont effecti­
    vement à chercher au 19e siècle, dans la doctrine de Karl Marx. A travers
    Engels et Lénine, et les sections du Parti Communiste, Marx a en effet influé
    continuellement sur la philosophie, surtout à l’évidence en ex-Union Sovié­
    tique, en Chine (depuis la « Longue Marche - de Mao Ze-Dong) et en Europe
    de l’Est.
             Toutefois, l’influence de Marx a aussi été puissante hors du monde
    communiste. Dans bien d ’autres régions de grande pauvreté ou à forts
    contrastes sociaux - initialement l’Europe de l’Ouest, puis l’Afrique, l’Amé­
    rique Latine - non seulement des ouvriers, mais aussi des intellectuels ont
    vu quelque chose en Marx et Lénine. Ils ont adhéré au marxisme en tant
    que pensée formulée contre l’oppression sociale. Le communisme d'Europe
    de l’Est, démasqué comme totalitaire, s’est effondré ; les politologues et
    philosophes ne prêtent donc plus guère attention aujourd’hui à la doctrine
     officielle de Marx, c’est-à-dire au marxisme-léninisme, doctrine à laquelle
    se référaient tous les partis communistes orthodoxes du monde depuis la
    Révolution Russe de 1917. Le communisme tirait ses traits totalitaires de la
    théorie marxienne de la dictature du prolétariat, interprétée par Lénine
    comme dictature du Parti (= du chef du Parti) ; de par cette interprétation,
    un rôle dirigeant fut en outre attribué, pour des raisons historiques, au
     Parti (= au chef du Parti) d ’U.R.S.S. Tout comme le communisme, ce
     marxisme-léninisme appartient au passé.
             N’oublions toutefois pas que la tradition marxiste, au sens d ’une
     réflexion philosophique sur la pensée de Marx, est beaucoup plus large et
     que cette tradition a produit au 20e siècle, abstraction faite du marxisme-
     léninisme, d’autres idées, parfois fort créatives. Ce dernier siècle a connu
     plusieurs philosophes, tant à l’Est qu’à l’Ouest, qui se situent dans cette
     tradition d’un marxisme créatif. Tous ne sont pas, et de loin, des admirateurs
     dogmatiques de Karl Marx et encore moins des adeptes de la doctrine offi­
     cielle du marxisme-léninisme. Bien qu’ils interprètent parfois Marx fort
     librement, il est cependant plus exact de les nommer « marxistes » que
2    « néo-marxistes -. Ils continuent à travailler, peu ou prou, dans l’esprit de
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Marx. Ils approfondissent sa doctrine, l’adaptent aux idées, aux besoins et
 possibilités du présent. Ce sont là les marxistes au sens large du terme,
 comme par exemple Ernst Bloch, Henri Lefêbvre, Lucien Goldmann, Louis
 Althusser, et (initialement aussi) Leszek Kolakowski. Je nomme » néo­
 marxistes » ceux qui, bien que n’ayant pas de passé marxiste, ou étrangers
 à une tradition marxiste, ont redécouvert Marx. Ils se proposent de réin­
 troduire la méthode marxienne de la pensée dialectique et son principe
 de la critique sociale dans la pensée et les théories sociales occidentales.
A cet égard, l’Ecole dite de Francfort a été l’un des courants prédominants.
        L’Ecole de Francfort a rassemblé des philosophes et des sociologues
qui, à l’instigation de Max Horkheimer et d’autres, se réunissaient à l’Institut
de Recherches Sociales de Francfort-sur-le-Main, et ce déjà bien avant la
Seconde Guerre mondiale. Ils furent bientôt dispersés par le national-socia­
lisme. Ils continuèrent alors à travailler, principalement aux Etats-Unis.
Après la Deuxième Guerre mondiale, beaucoup de collaborateurs revinrent
en Allemagne et l’Institut de Recherches Sociales fut rouvert à Francfort. A
l’ancienne génération appartiennent, outre Horkheimer, Theodor Adorno
et Herbert Marcuse ; Jürgen Habermas a figuré un certain temps parmi ses
représentants plus récents. Ils qualifient leur philosophie, qui est avant
tout une philosophie sociale, de » théorie critique ». Des personnes citées,
Marcuse fut le seul qui resta aux Etats-Unis ; il devint professeur à l’Université
de Californie.
        Présentons maintenant les conceptions de Marcuse, l’un des philo­
sophes les plus radicaux de l’Ecole de Francfort. Herbert Marcuse a vécu
de 1898 à 1980. Il fut d ’abord étudiant à Berlin et Fribourg-en-Brisgau.
Retourné à Fribourg en 1927, il étudia chez le jeune Heidegger et rédigea
une thèse d’habilitation sur l’ontologie et la théorie de l’histoire de Hegel
(1932), qu’il ne put présenter car il était juif. Il ne s’intéressa pas seulement
à l’idéalisme dialectique de Hegel, mais aussi au matérialisme dialectique
de Marx. Il devait subir également l’influence de Freud. Dans la théorie
sociale de Marcuse, on peut trouver quelques traces de chacun de ces
penseurs (Heidegger, Hegel, Marx et Freud).

                                                        2. De Marx à Lénine

         Il est opportun, pour mieux comprendre Marcuse, de revenir un
instant à la philosophie de Marx. J’évoquerai ici deux points : la doctrine
marxienne de l’infrastructure et de la superstructure et celle de la dialectique
sociale.
        La doctrine de l ’infrastructure et de la superstructure s’intéresse
principalement au rapport entre économie et morale dans la société humaine.
Marx était d ’avis que la conscience morale ne se trouve pas en position
d’indépendance : la vie matérielle et économique est le fondement, le socle
de toute culture intellectuelle et morale. Pour le formuler plus rigoureuse­
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ment, Marx croyait que dans la société humaine, notamment dans la société
capitaliste contemporaine, les codes juridiques et les énoncés idéologiques
(le droit, les institutions de l’Etat et la morale, l’art, la religion, les idées
philosophiques) sont conditionnés unilatéralement par la dynamique de
l’infrastructure économique et sociale. L’expression désigne les dévelop­
pements sur deux plans :
         - Celui du travail : les innovations techniques ; l’accumulation du
            capital à cause de la plus-value du profit ; la concentration et la
            fusion des entreprises en raison d’une concurrence sauvage ; la
            misère croissante du prolétariat par suite de l’existence d ’une
            « armée de réserve » de travailleurs désœuvrés ; et finalement les
            crises inexorables.
         - Celui des rapports sociaux : la division du travail ; la répression
            systématique de la classe ouvrière ; la lutte des classes.
         Le droit, les idées politiques, la conscience morale, les idées reli­
gieuses et philosophiques, etc., reflètent donc à chaque instant la situation
économique et la répression du moment. Les idées dominantes dans notre
société sont toujours celles de la classe dominante : les lois et les valeurs
morales ne servent jamais qu’à renforcer la classe capitaliste.
         A ce stade de notre exposé, il nous faut évoquer l’autre doctrine
de Marx, celle de la dialectique sociale. Le mot « dialectique » signifie un
mouvement progressif alternant entre des pôles opposés. Selon Marx, les
processus sociaux fondamentaux dans l’histoire humaine sont en effet pro­
gressifs et prévisibles : ils se développent conformément à des lois dialec­
tiques, c’est-à-dire en passant par des contraires, plus précisément des
 antagonismes de classes, et ce vers la révolution mondiale et l’Etat de liberté.
 Or, cette dialectique libératrice de la lutte des classes, efficace au niveau
 des rapports de production, conditionne aussi le développem ent de la
 politique et de la morale. Ce n’est que dans l’Etat de liberté que la morale
 perdra réellement ses aspects répressifs.
          Friedrich Engels a apporté plus tard certaines modifications, ou du
 moins des nuances, à ce « matérialisme historique » de Marx ; elles ne mettent
 toutefois pas en question le thème de la dialectique. Au contraire ! Engels
 voulait justement étayer la philosophie sociale dialectique de Marx par
 une philosophie naturelle dialectique. Selon lui, l’évolution des êtres vivants
 s’effectue, elle aussi, en passant par des contraires, c’est-à-dire par la lutte
 pour la vie (Darwin). Engels corrigea cependant en quelque sorte la doctrine
 marxienne du rapport entre l’infrastructure socio-économique et la super­
 structure politique et morale. D’une part, il souligna que pour lui aussi les
 développements socio-économiques étaient fondamentaux et décisifs. D’autre
 part, il fit remarquer qu’une certaine interaction entre infrastructure et super­
 structure serait tout de même possible.
          Dans le cadre de la doctrine marxiste, cette conception eut des impli­
 cations considérables. En effet, Engels avait ainsi la possibilité théorique
 de défendre des initiatives politiques ! Il avait un motif théorique pour sti­
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muler la conscience de classe et les sentiments révolutionnaires parmi les
travailleurs opprimés et d’entreprendre l’organisation politique du prolétariat.
La conscience politique des travailleurs vis-à-vis de leur propre situation
et du développement social est certes un facteur idéologique ; elle pourrait
néanmoins influer sur le développement social. Engels était ainsi d ’avis
que la dynamique de la conscience de soi du prolétariat serait à même de
hâter effectivement la révolution mondiale prédite par Marx.
        Lénine, Staline et Mao Ze-Dong insistèrent de plus en plus sur l’inter­
action entre l’infrastructure socio-économique et la superstructure idéologique
(qu’on pense, par exemple, à la « révolution culturelle » exigée par Mao
Ze-dong !). Ils ne voulurent plus parler de l’histoire comme d’un processus
rigoureusement défini par des lois dialectiques. Ils étaient d ’avis que la
révolution mondiale et l’émancipation de l’humanité opprimée n ’étaient
aucunement prévisibles. Ils n’abandonnèrent pas pour autant l’idéal marxiste.
Toutefois, à la différence de Marx, ils ne le considérèrent plus au premier
chef comme produit d’un calcul scientifique, mais comme résultat d ’une
volonté politique et d’un pouvoir effectif (le * volontarisme » de Lénine).
        Le « matérialisme dialectique - de Lénine accomplit ainsi un virage
vers l’irrationalisme. La révolution mondiale et le communisme mondial
ne peuvent pas être démontrés scientifiquement. Ils doivent bien plutôt se
démontrer pratiquement, par la force tant légale que subversive. La pensée
aussi doit servir la pratique. La vérité est mouvante, comme dans le prag­
matisme américain. Chez Lénine, elle doit s’adapter aux mouvements poli­
tiques du Parti. Voilà pourquoi, depuis Lénine et Staline, la propagande
politique tourne à plein régime. Lénine ne considérait pas seulement le
capitalisme comme un ordre socio-économique. Il le considérait aussi comme
une puissance politico-militaire nécessaire pour la défense des intérêts
commerciaux capitalistes croissants et du colonialisme grandissant du début
du 20e siècle, de sorte qu’on parle de « l’impérialisme capitaliste » ou du
« capitalisme impérialiste ». Il faut combattre le pouvoir par le pouvoir,
pensait Lénine. Les partis communistes doivent être réorganisés ; il faut
former des révolutionnaires professionnels. En Russie et dans plusieurs
autres pays, on s’empara du pouvoir à la fin de la Première Guerre mondiale,
une industrie de guerre fut mise en marche, etc.

                                              3. La société selon Marcuse

         A partir de ces développements théoriques et politiques, venons-
en aux conceptions de Marcuse. Pour lui, le monde capitaliste, contre lequel
il faut lutter, n ’est pas seulement un ordre socio-économique au sens de
Marx et Engels. Ce n’est pas non plus seulement un système socio-écono­
mique et politico-militaire au sens de Lénine et Staline. Chez Marcuse, le
monde capitaliste moderne a des traits englobants, totalitaires. La puissance
du capitalisme s’appelle, en un mot, le système. Les Etats-Unis en offrent
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une version grandeur nature. Mais il le voit aussi dans d ’autres pays très
industrialisés, comme ceux d’Europe de l’Ouest. Le système est même présent
dans les pays communistes ! Ce système social veut se maintenir à tout
prix et mène ainsi à l’étouffement de la liberté humaine, à l’exploitation
du Tiers-Monde, à l’augmentation du danger de guerre, au gaspillage de
matières premières vitales, à la domination de l’homme et du monde.
        Selon Marcuse, dans tous les pays sur-industrialisés, l’ordre établi
risque de devenir un système d ’oppression totalitaire. Il veut dire par là
que les sciences et les techniques se liguent avec l’économie, la politique
et la bureaucratie pour constituer la forme la plus étendue d’oppression
que le monde ait jamais connue. Si étendue qu’elle n’est plus ressentie ni
reconnue, parce que la conscience humaine elle-même est devenue l’objet
de l’oppression.
        Comment cela se passe-t-il ? Premièrement, les mass-media se char­
gent d ’un endoctrinement constant de l’esprit humain. Journaux, cinéma,
publicité et télévision modèlent la conscience et le comportement de
l’homme moderne. S’il s’insurge contre cela, alors, en deuxième lieu, la
technique veille à ce qu’il y ait un confort toujours plus grand, étouffant
cette insurrection dans l’œuf. Et si le malaise et la critique subsistent tout
de même chez certaines personnes, alors survient, troisièmement, la tolérance
répressive. « Tolérance répressive » signifie littéralement - répression sous
forme d ’indulgence ». La tolérance répressive a une fonction de soupape
dans la société. Elle est une forme flexible de l’oppression - une oppression
qui fait place à la protestation, à la participation et à la (pseudo-) démocratie,
afin que l’intégration dans le système totalitaire s’effectue d ’autant plus
facilement.
        L’ouvrage essentiel de Marcuse est One Dimensional Man (1964).
L’homme est unidimensionnel, c’est-à-dire que le système socio-politique
est totalitaire et omni-englobant. L’homme moderne n ’est qu’un rouage
dans la machinerie du système. Son cœur n’est point animé d’une révolte
réelle, d’une contestation, d’une « négation » de l’ordre établi. Bref, l’homme
d ’aujourd’hui est mis au pas. Il ne sait plus rien d ’un autre monde et il
n ’en désire même plus. L’avenir a été bloqué.
         Par principe, Marcuse considère - comme Hegel et Marx - le déve­
loppement social comme dialectique, c’est-à-dire comme un mouvement
du « oui » au « non », de l’acceptation à la résistance. Le développement
social passe toujours par une critique croissante et une révolte contre l’ordre
social établi. Mais dans la société moderne toute critique est apaisée par
le confort et étouffée par l’endoctrinement. La dialectique libératrice a été
paralysée. Il n’y a plus de dialectique dans le développement social, en
dépit de Marx : la production capitaliste de biens se maintient d’elle-même
en stimulant artificiellement les besoins. Et il n’y a plus de dialectique dans
le développement idéologique, en dépit de Hegel : la conscience humaine
s’est totalement assimilé le mode de vie établi. A quoi bon la discorde
avec l’ordre régnant si le travailleur a sa chaîne hi-fi et le Noir sa Cadillac ?
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Il n’y a plus d’idées critiques, plus de mentalité révolutionnaire, pas même
dans la classe ouvrière ! A la différence des marxistes mentionnés plus
haut, Marcuse ne place plus ses espérances dans le prolétariat. Si la critique
de l’ordre établi se déclenchait quelque part, ce ne serait que dans les
groupes sociaux pas encore totalement adaptés. Peut-être thegreat refusai
(le grand refus) naîtra-t-il de l’intellect critique des étudiants, non encore
liés socialement, s’ils savent s’unir avec la force sociale des opprimés du
monde moderne : les chômeurs, les groupes raciaux en butte à la répression,
les minorités sans droits. Dans la rencontre de la jeunesse critique et des
groupes marginaux de la société moderne réside encore une chance de
salut. Mais Marcuse ne se fait pas d’illusions.
        Somme toute, Marcuse a donné une analyse fine, imposante, de la
manipulation déguisée et incontrôlable que l’appareil social peut se per­
mettre. Selon lui, l’appareil est si puissant qu’il a presque totalement enrayé
la critique et la négation radicales. La critique marcusienne de la société
est encore une forme de pensée négative-critique, c’est-à-dire une critique
qui veut dévoiler la vraie nature de l’ordre social établi, afin de pouvoir
lui opposer un « non - clair et argumenté. Du son point de vue propre,
l’ordre établi semble évident et rationnel. Mais si on le considère du point
de vue des besoins véritables des hommes, il est une mise en ordre du
désordre, une rationalisation de ce qui est très profondément irrationnel
et rejetable.

                                                4. L’homme selon Marcuse

        Qu’est-ce qui est, à vrai dire, rationnel et irrationnel ? Ceci me conduit
à un second point, la conception marcusienne de l’homme, qui a un rapport
manifeste avec sa pensée sociale. On ne peut pas les disjoindre. On pense
souvent qu’on peut adopter la pensée sociale du marxisme et négliger sa
conception de l’homme. C’est une grande erreur. La conception marcusienne
de l’homme influence et explique toute sa critique de la société.
        Afin de bien la comprendre, retournons encore une fois, brièvement,
à Marx. Il avait enseigné que le travail ennoblit l’homme. Car l’homme est
au fond un travailleur. Il est un homo faber, un être qui fabrique quelque
chose. Voilà pourquoi le prolétaire était pour lui l’homme véritable et le
capitaliste rien qu’un parasite condamné à disparaître. Marx avait encore
enseigné que l’homme est un homo socialis, un être social. Son travail est
une affaire communautaire. C’est pourquoi il aspirait à la revalorisation du
prolétariat, de la classe ouvrière. Chez Marcuse, il en est autrement. L’homme
n ’est pas là pour travailler, mais pour jouir. L’homme ne veut en fait rien
d ’autre que vivre selon ses pulsions et désirs. Le travail est pour lui un
mal nécessaire, un état d ’esclavage. Il faut supprimer le travail humain
autant que possible. Cela pourrait se faire concrètement, pour l’essentiel,
grâce à la technique moderne et à l’automatisation de la production. La
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folie de « l’âge technique - (Heidegger), c’est que la pression du rendement,
le rythme de travail, le règne de la production, la pollution de l’environ­
nement, le besoin d’acheter et le gaspillage augmentent continuellement.
Nulle part dans le monde, on ne travaille à un rythme aussi abrutissant
que dans les pays qui pourraient justement se permettre le contraire ! Voilà
ce qui caractérise la servitude de l’homme moderne occidental.
         Considérée du point de vue des présuppositions propres au système,
cette situation est parfaitement rationnelle. Les machines ne doivent pas
s’arrêter, le commerce ne doit pas stagner, etc. Mais si nous considérons
ce système du point de vue de l’homme et de son humanité véritable, il
est absolument irrationnel. Le travail n ’ennoblit pas ; il avilit. L’homme
véritable n ’est pas un travailleur, un homo faber, mais un homo ludens ■           .
par nature il aime jouer, il est un « homme ludique ». L’homme véritable
n’est pas non plus un être social. Le lien de la société n’opprime que trop
vite. Non, pour Marcuse, l’homme véritable est l’homme-individu, l’individu
jouant, jouissant. Il n’est libre que dans son » temps libre », lorsqu’il est lui-
même et qu’il peut agir selon sa volonté.
        Dans cette conception de l’homme, on reconnaît l’influence de Sig­
mund Freud. Freud présente l’homme comme un être pulsionnel dès sa
naissance, caractérisé par le • principe du plaisir ». C’est lorsqu’il est confronté
avec la rudesse du monde extérieur, où régnent le besoin et le manque,
que l’homme - selon Freud - se voit contraint de travailler. Il n ’est plus
déterminé alors par le principe du plaisir, mais par le » principe de réalité »,
c’est-à-dire qu’il doit se soumettre à la discipline du monde extérieur et à
Vethos du rendement. La culture ne peut pas subsister sans répression :
telle est l’affirmation centrale, pessimiste, de Freud. A ceci Marcuse répond :
autrefois la culture, effectivement, ne pouvait pas subsister sans répression.
Mais la technique et l’industrie modernes ont radicalement mis fin à la
misère et à la pénurie économique. La production est suffisante pour la
population du monde entier. Notre problème n’est pas la production mais
la distribution ! Si l’ordre établi était renversé, si les richesses pouvaient
être équitablement réparties entre tous, alors on pourrait réaliser dans le
monde entier l’idéal de Freud, l’idéal d ’un homme qui n ’a plus à se soucier
du pain quotidien et ne vit que selon ses désirs libidinaux. Alors le paradis
pourrait commencer sur terre, sans la contrainte du travail et sans endoc­
trinement par le système. Alors l’homme serait en mesure de se réaliser
érotiquement, esthétiquement et de manière créative.

        On voit ici le lien intime entre la conception néo-marxiste de l’homme
et les espoirs de bonheur qui fondent la critique néo-marxiste de la société.
L’analyse marcusienne de la servitude dans la société d ’abondance moderne
peut être approuvée en bien des points. Mais il ne faut pas perdre de vue
que sa critique mordante de la société est déterminée par le point de vue
révolutionnaire d ’un Marx et la conception psychanalytique de l’homme
d’un Freud.
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5. La science selon Marcuse

         Pour finir, quelques remarques encore concernant la conception
marcusienne de la science. Comme tous les autres adeptes du néo-marxisme,
Marcuse s’oppose à l’idée d’une science objective, sans présuppositions et
 universellement valide. L’idée fondamentale est que la science est une
fonction de la société. Elle fonctionne toujours à l’intérieur d’un ensemble
social déterminé, de manière soit conservatrice soit critique. Les jugements
scientifiques influent sur la société et inversement. C’est pourquoi l’on dit,
dans le jargon marxiste, que théorie et pratique sont un.
         La philosophie et la méthodologie rationalistes-positivistes sont,
pour cette raison, la cible de la critique néo-marxiste. Le positivisme, dit-
elle, enferme à tort la science dans une tour d’ivoire prétendument neutre
et objective2. Il se trompe en considérant que la vraie science fait face
sans présuppositions à la réalité matérielle et à son cours régulier. Cette
conception voile la portée pratique, sociale de la science. Bien plus, elle
renforce et légitime l’ordre social établi. Les analyses positivistes de la
société ne mirent au jour que des rapports et des évolutions prévisibles et
conformes aux lois générales. Qu’on pense à la loi des trois états d’Auguste
Comte et à son principe : « Savoir pour prévoir » ! Cela signifie que la connais­
sance, dans le domaine des sciences sociales également, ne sert qu’à prévoir
ou du moins à reconstruire conceptuellement a posteriori des processus
généraux qu’elle juge inévitables, précisément ce que l’ordre établi veut
nous faire croire : il résulterait de certaines évolutions sociales, il serait la
conséquence inéluctable de l’âge capitaliste tardif dans lequel nous vivons.
Voilà ce que la science démontre de manière péremptoire.
        Remarquons que ce positivisme est pris dans un cercle vicieux :
l’ordre social effectif se justifie en se référant à la science pseudo-neutre,
empirique, et cette science pseudo-neutre, empirique, se justifie en se référant
aux faits sociaux effectifs ! Face à cela, il faut une conscience critique qui
ne s’incline pas devant la tyrannie des faits. Une conscience critique reconnaît
que les faits (notamment les faits sociaux, comme la société de consommation
actuelle) ne sont pas simplement nécessaires. L’homme n’a pas besoin de
se contenter des faits que le monde occidental lui présente. Un fait est
une possibilité réalisée et accompagnée d’autres possibilités. L’ordre effectif
de la société actuelle de rendement et de consommation ne devient un
ordre nécessaire que si nous nous contentons des faits et d ’une science
positiviste des faits.
        La science critique rappelle que l’homme est fondamentalement
libre. (On repère ici le lien entre la conception marcusienne critique de la
science et la philosophie heideggerienne de l’existence). L’homme a la
liberté de nier, d’éliminer les faits établis. Les faits peuvent, il est vrai, indiquer

2 Voir J. Klapwijk, • A la recherche d’une philosophie ouverte. 2e partie : Martin
  Heidegger et la philosophie de l’existence », Hokhma 71/1999, pp. 2s.                   9
V. HERBERT MARCUSE ET LE NÉO-MARXISME - DE L'AUTOCRITIQUE D'UNE PHILOSOPHIE OUVERTE - Jacob Klapwijk
une certaine direction, mais il n’y a aucune raison pour autant de la suivre
effectivement. L’homme peut se révolter. Les évolutions réelles peuvent
être arrêtées et contrecarrées.
        La science critique ne se laisse pas assujettir par les faits, elle recherche
des possibilités autres. En soi ces idées critiques, présentant d’autres pos­
sibilités, sont faibles et vulnérables, parce qu’elles doivent lutter contre
l’opinion publique et s’opposent à l’évolution réelle. La science critique a
quelque chose de visionnaire. Elle veut regarder par-delà l’horizon de notre
existence quotidienne. C’est pourquoi, dans les dernières décennies, certains
marxistes et néo-marxistes - je ne pense pas ici à Marcuse, mais par exemple
à Horkheimer et Ernst Bloch - évaluaient positivement, à certains égards,
la religion judéo-chrétienne. Que signifie la croyance en la venue du
Royaume de Dieu, sinon l’insatisfaction du monde présent, le désir ardent
du tout-autre, la ferme conviction que tout peut être et doit être radicalement
transformé ?
        Le problème des néo-marxistes n ’est pas seulement que de telles
idées critiques et visionnaires soient extrêmement vulnérables et ne pros­
pèrent pas dans notre société totalitaire, mais aussi qu’il n ’y a plus guère
de groupes sociaux où ces idées puissent germer et s’étendre. Ce n ’est
qu’en liaison avec des groupes révolutionnaires que les idées critiques
peuvent devenir un levier dans la société, le ciment d’une société nouvelle,
plus humaine.

                                               6.                                       Evalu
                      les parentés cachées de la théorie marcusienne

        6.1. C’est le grand mérite de Karl Marx d ’avoir pour la première
fois ouvert les yeux du monde scientifique non pas sur les structures géné­
rales et supra-temporelles de la nature humaine - les philosophes spéculaient
là-dessus depuis déjà plus de vingt siècles - mais sur la condition particulière
et concrète de l’homme à l’époque moderne. Marx attira particulièrement
l’attention sur la pauvreté matérielle, la servitude et l’absence de droits
des prolétaires dans la société capitaliste dite chrétienne. Les membres de
l’école de Francfort, bien que parfois plus proches de Hegel que de Marx,
partagent avec lui cette attention à la situation concrète-historique dans
laquelle l’homme est tombé dans la société industrielle moderne. La pré­
occupation d’une théorie ouverte apparaît cependant plus fortement dans
leurs études que chez Marx.

      6.2. La position néo-marxiste a plusieurs avantages sur celle de Marx.
La conception néo-marxiste de la société s’est libérée de 1’* économisme »
marxien. Elle a vu à juste titre que non seulement des facteurs économiques
(Marx !), mais aussi des forces politiques et idéologiques (Hegel !), ainsi
que des puissances typiquement contemporaines (les sciences, la technique,
les organisations bureaucratiques et l’opinion publique mobilisée par les
mass-media) dirigent de plus en plus la société. Elle a aussi souligné avec
raison que tous ces pouvoirs constituent aujourd’hui une menace sérieuse
pour la liberté humaine, ainsi que pour la survie de l’humanité entière.
Alors que la participation et les droits démocratiques semblent progresser,
la liberté est profondément manipulée, non seulement dans les pays gou­
vernés dictatorialement, mais souvent aussi dans l’Occident dit libre. C’est
surtout la pensée instrumentale, technocratique qui, sous le couvert de la
neutralité et de l’objectivité, conduit à une *colonisation de l’espace public »
(Jürgen Habermas).

        6-3- De nos jours, beaucoup de sociologues occidentaux, inquiétés
par la crise écologique ou par les problèmes du Tiers-Monde, estiment
que l’on peut s’approprier la critique de la société par les membres de
l’école de Francfort indépendamment du reste de leur philosophie. J’en
doute au plus haut point. Cette philosophie, qui est donc aussi celle d’Herbert
Marcuse, forme un tout très cohérent. J’estime que ces sociologues ne rendent
pas justice aux relations réciproques qui unissent la critique marcusienne
de la société avec son anthropologie, sa critique de la science et sa concep­
tion de l’histoire. Dans les points suivants, nous nous concentrerons sur
ces trois relations.

        6.4. La critique marcusienne de la société est d’abord liée à la concep­
tion néo-marxiste de l ’homme. Selon elle, particulièrement chez Marcuse,
l’idéal de liberté humaine est interprété en partie romantiquement, comme
une vie poétique et créatrice en harmonie esthétique avec la nature, en
partie de manière freudienne, comme une vie de jeu et de jouissance dans
une expérience érotique de la réalité. Cette conception de l’homme donne
toute sa couleur à la critique néo-marxiste de la société. Ainsi, le grief le
plus grave de Marcuse envers la société actuelle de production et de profit
est que cette dernière réprime le principe du plaisir érotico-esthétique de
l’homme. Mais il est clair que l’on peut très bien critiquer les mécanismes
de manipulation du monde moderne sur la base d ’une autre anthropologie
(par exemple celle qui se dessine dans les Eglises chrétiennes avec l’idée
de » société responsable »)■ C’est-à-dire, sans partager du tout les tendances
mi-romantiques, mi-freudiennes que révèlent les diagnostics néo-marxistes
sur la culture.

        6.5. La critique marcusienne de la société est également liée à la
conception néo-marxiste de la science. Marcuse rejette l’idée d’une science
objective, neutre. Son point de départ marxiste est l’unité de la théorie et
de la pratique (sociale). La science « positiviste » actuelle passe pour impar­
tiale, alors qu’elle prend parti pour l’ordre social établi. La vraie science
« critique - doit servir l’émancipation de la pratique sociale. Plusieurs
remarques s’imposent :
1) Les sciences, et notamment les sciences sociales, ne sont effecti­
          vement ni objectives, ni universellement valables ou neutres. Elles
          sont mues par l’implication de toute la personne humaine. Le
          moi humain est le sujet identique et le point focal de toutes les
          activités humaines, dans la pratique comme aussi dans les sciences :
          c’est moi qui agis, qui pense, etc. Dès que, dans les sciences, on
          s’élève d’analyses de détail à des questions plus vastes, la convic­
          tion personnelle du moi humain et par conséquent les présup­
          positions du christianisme, de l’humanisme ou du matérialisme
          (etc.) surgissent dans les réponses. Or, lorsqu’une conviction est
          très répandue (par exemple, les convictions matérialiste, évolu­
          tionniste ou positiviste), elle se transforme souvent en évidence
          dogmatique, en paradigme philosophique. Les sciences inspirées
          par un tel paradigme semblent alors universellement valables3.
       2) On peut donc approuver jusqu’à un certain point la thèse néo-
          marxiste selon laquelle la science n ’est pas strictement objective
          (bien que le reproche de positivisme ne soit plus juste de nos
          jours dans beaucoup de cas). L’idée plus radicale de l ’unité de
          la théorie et de la pratique risque cependant de troquer la sujétion
          de la science à des évidences sociales ou à des intérêts établis
          contre une nouvelle sujétion, savoir, à des stratégies politiques
          et révolutionnaires. Or, la science ne doit être ni un moyen de
          conservation pour une entité politique, ni l’instrument de la pro­
          pagande révolutionnaire.
       3) La science constitue dans la société humaine un domaine relati­
          vement autonome et possède une compétence propre. Par tous
          ses efforts, elle acquiert parfois un grand prestige social ou un
          pouvoir politique. Toutefois, la tâche de la science est réglée par
          une norme propre, la norme de vérité. C’est dire d’une part que
          la science doit argumenter et doit tenter dans toutes ses recherches
          de rendre justice aux faits empiriques selon des critères logiques
          et intra-scientifiques, d’où la nécessité pour la science d’être auto­
          nome ; c’est dire d’autre part que la science doit toujours à nou­
          veau prendre conscience des convictions personnelles et des
          paradigmes sociaux qui motivent et dirigent la recherche et l’argu­
          mentation scientifiques. La condition humaine est telle que
          l’homme non seulement ne peut pas voir, mais encore ne peut
          pas penser sans un point de vue spécifique ! Depuis Thomas
          Kuhn, l’épistémologie contemporaine le reconnaît d ’ailleurs de
          plus en plus. L’autonomie de la science est par conséquent toujours
          une autonomie limitée ou relative.

3 Voir aussi J. Klapwijk, - A la recherche d’une philosophie ouverte. 4e partie :
  Ludwig Wittgenstein et la philosophie analytique *, Hokhma 74/2000, p. 17, § 7.2.
4) Ce n ’est qu’en étant relativement autonome que la science peut
         réellement profiter à la société. Considérée ainsi, elle ne partage
         ni l’idéal pragmatique de l’adaptation toujours renouvelée à l’ordre
         établi*34 ni l’idéal néo-marxiste qui veut le révolutionner progres­
         sivement. La contribution du scientifique à la société ne peut être
         que celle d ’un accompagnement analytique et critique, selon sa
         compétence propre. Il s’agit d’analyser la complexité des structures
         et des relations sociales, de découvrir les stagnations, d’examiner
         et de critiquer les solutions proposées, notamment les solutions
          idéologiques, de comparer et d’évaluer les différentes manières
         de réformer la société, etc.

         6.6.           Enfin, la critique marcusienne de la société est portée, comme
la critique marxiste, par une interprétation dialectique de l’histoire. On
peut formuler deux objections contre cette interprétation (en ce qui concerne
l’histoire et la dialectique).
         1) Voir l’histoire de l’humanité comme un processus d’émancipation,
            dans lequel les structures sociales établies ont, conformément à
            un schéma dialectique, toujours à nouveau été brisées et libérées
            par des oppositions internes, est une reconstruction moderne de
            l’histoire. Elle est contredite par la plupart des développements
            historiques qui nous sont effectivement connus. Le cours de l’his­
            toire n’est pas seulement modifié par des antagonismes internes
            et des révolutions sociales, mais aussi par des conflits externes,
            par des asservissements ou des assimilations, par des catastrophes
            naturelles (famines, tremblements de terre, pestes), etc. Bref, l’his­
            toire réelle est bien plus complexe que le schéma dialectique ne
            le suggère.
         2) Aucune percée révolutionnaire de l’ordre social ne garantit une
            liberté croissante ; la dialectique ne garantit aucune émancipation.
            La pensée de la dialectique émancipatrice de l’histoire est, pro­
            fondément, l’expression d’une foi refoulée. Elle a son appui axio-
            matique dans la croyance humaniste en l’auto-émancipation de
            l’homme, de par la force interne de la contestation révolutionnaire :
            « Nous ne le supportons plus ». Si donc le marxisme et le néo­
            marxisme reposent sur une foi, j’estime que les théoriciens
            marxistes sont tenus de le reconnaître ouvertement. On trouve
            effectivement de tels aveux, ça et là dans l’œuvre de certains
            néo-marxistes (Adorno, Horkheimer), sur la nécessité d’un « point
            de vue messianique ». Mais rarement, autant dire jamais, dans
            les écrits de Marcuse.

4 Cf. notre critique du pragmatisme, in • A la recherche d’une philosophie ouverte.
  3e partie : William James et le pragmatisme ; de la vie pratique et de l’intégrité
  du monde ■, Hokhma 73/2000, pp. 9ss.                                                 13
7.                                     Evalua
                       affrontement honorable et philosophie ouverte

        La philosophie néo-marxiste se présente elle-même comme « théorie
critique ». Cette qualification lui convient-elle ?J’estime qu’une philosophie
critique méritant réellement son nom est, comme je l’ai déjà dit plusieurs
fois, une philosophie ouverte ; c’est-à-dire, consciente de la condition
humaine et qui surtout connaît et reconnaît ses propres présuppositions
pré-théoriques, alors qu’une philosophie dogmatiquement close les ignore.
La théorie de l’école de Francfort comporte des éléments de philosophie
ouverte, mais elle ignore généralement (notamment chez Marcuse), de
manière dogmatique, sa motivation la plus profonde, comme si la critique
sociale pouvait être complètement autonome ou sans convictions pré-théo­
riques et personnelles, ou comme si seuls les adversaires « positivistes »
succombaient à un intérêt partisan. Le signe distinctif le plus important de
toute philosophie close est - le préjugé contre les préjugés » (Hans-Georg
Gadamer).

       Pour conclure, quelques réflexions en guise de ■post-scriptum définitif
et non scientifique » (Kierkegaard) :

       a) Pour ceux qui partagent, comme l’auteur de cet article, la foi judéo-
          chrétienne, l’analyse et la critique sociale ne peut recevoir son
          orientation que des promesses et attentes messianiques d'une
          Création renouvelée, sauvée et sauve.
       b) Confronté avec une humanité en détresse, le scientifique chrétien
          doit contribuer au salut public à sa manière, c’est-à-dire en tra­
          vaillant toujours simultanément d'une manière rigoureusement
          scientifique et dans la perspective messianique, anticipant cette
          Création nouvelle avec des idées neuves et courageuses.
       c) Il est clair que les scientifiques non-chrétiens, selon leur compé­
          tence propre, peuvent et doivent critiquer de telles idées pour
          des raisons scientifiques.
       d) Ils n'ont pas le droit de les rejeter a priori à cause de leurs propres
          parti-pris pré-théoriques, c’est-à-dire leurs « théories » de la dia­
          lectique de l’histoire, de l’évolution de la société, ou de l’adaptation
          de l'homme, etc.
       e) La tâche critique de la philosophie ne peut jamais consister à
          excommunier les courants ou les écoles qui ne partagent pas les
          mêmes présuppositions.

       La philosophie n’est jamais un débat purement intellectuel. Nolens
miens, les promoteurs des différentes théories philosophiques et scientifiques
sont engagés dans un honorable affrontement qui doit révéler le point de
vue pré-théorique à partir duquel une théorie peut le mieux rendre justice
aux faits. Une philosophie réellement ouverte participe consciemment à
ce débat.                                                           ■

Sources

H erb ert M arcuse, Triebstruktur und Gesellschaft, Francfort-sur-le-Main,
       Suhrkamp, 1967.
Traduction française : Eros et civilisation, Paris, Editions de Minuit, 1982.

H erb ert M arcuse, Der eindimensionale Mensch : Studien zu r Ideologie
       derfortgeschrittenen Industriegesellschaft, Neuwied-Berlin, Hermann
       Luchterhand, 1967.
Traduction française : L ’h omme unidimensionnel • Essai sur l'idéologie de
       la société industrielle avancée, Paris, Editions de Minuit. 1989.

Littérature secondaire

Paul-Laurent Assoun, L'Ecole de Francfort, Paris, P.U.F., - Que sais-je ? »,
      1987.

M artin Jay, The Dialectical Imagination : A History o f the Frankfurt School
       an d the Institute o f Social Research, 1923-1950, Boston/Toronto,
       Little, Brown and Company, 1973-
Traduction française : L’Imagination dialectique : L’école de Francfort 1923-
        1950, Paris, Payot, 1989.

Jac o b K lapw ijk, « Science and social responsibilty in neo-marxist and
        Christian perspective », in P. Blokhuis e.a. (réd. ), Wetenschap, mjsheid,
        filosoferen, Assen, Van Gorcum, 1981, pp. 75-98.

                                                                                     15
Hokhma 76/2001, pp .16-25

par                         À LA RECHERCHE
Jaco b
KLAPWIJK,                   D’UNE PHILOSOPHIE OUVERTE
Professeur
à l ’Université Libre
d'Amsterdam,                Épilogue
Pays-Bas

           L’OUVERTURE DE LA PHILOSOPHIE1Il
                    Un voyage d’exploration dans la philosophie du 20e siècle est, à
           maints égards, bienfaisant. Les philosophes du 20e siècle diffèrent de leurs
           prédécesseurs : beaucoup se sont détournés des systèmes rationalistes
           clos du passé, des ambitions et prétentions totalitaires de Descartes, Spinoza,
           Kant, Hegel, Comte cum suis. Ces penseurs étaient partis du principe que
           la raison de l’homme (la raison théorique, pratique ou technique) pourrait
           déchiffrer le mystère du monde et peut-être même maîtriser toute la réalité.
           Ils crurent que le monde était, sans autre, reproductible dans leurs systèmes
           philosophiques auto-fondateurs. Comme si l’esprit humain, créateur de
           ces systèmes, ne faisait pas lui-même partie d’une réalité englobante !
                    Parmi les philosophes de notre siècle, on observe un autre état
           d’esprit. Les meilleurs d’entre eux manifestent dans leurs réflexions théoriques
           une disposition à s ’o uvrir au monde tel qu’il se présente à l’homme : mys­
           térieux et surprenant, peut-être aussi capricieux et cruel, très profondément
           inconcevable et insondable.

                        1. Le schématisme sujet-objet. L’ouverture à l’englobant.
                                                       La « condition humaine »

                  Dans cette série d’exposés, nous avons examiné de plus près plusieurs
           de ces philosophes. Notre attention s’est arrêtée en particulier sur Wilhelm
           Dilthey, Martin Heidegger, William James, Ludwig Wittgenstein et Herbert
           Marcuse, bien que d ’autres philosophes aient été également pris en consi­
           dération. Ces penseurs ont manifesté, de manières fort diverses, une ouver-

           1 Cet article est l’épilogue d’une série de cinq articles parus dans la revue Hokhma.
16           Il a été traduit et adapté par M. Pierre Metzger.
ture à ce que l’homme ne peut jamais totalement pénétrer ou maîtriser
philosophiquement, précisément parce que cela porte et englobe l’homme
et la pensée humaine. Nous découvrons ainsi, successivement, une ouverture
à l’histoire et aux différences culturelles engendrées par l’histoire ; au temps
intérieur et à la liberté et responsabilité qui résultent de ce temps ; à la vie
pratique et à la dynamique sociale qui en découle ; à la pluralité des formes
de la vie et du langage ; enfin, aux impasses et aux crises sociales, lesquelles
ne conduisent pas seulement à une radioscopie critique de la société, mais
aussi à une auto-critique de la philosophie.
         Bien que ces penseurs soient de provenances très diverses, ils mani­
festent tous, chacun à sa manière, une ouverture à ce que, dans ces exposés,
j’ai appelé « l’englobant ». A mon sens, la mise au jour de telles structures
englobantes doit être l’une des premières tâches de la philosophie. A tout
prendre, ces structures englobantes nous confrontent en effet à la situation
fondamentale dans laquelle nous autres humains nous trouvons : la « condi­
tion humaine ». Et pour autant que philosopher soit une affaire purement
humaine, elles nous confrontent aussi à des présuppositions auxquelles la
philosophie ne peut jamais se soustraire, c’est-à-dire à la » condition phi­
losophique ».
         La situation actuelle de la philosophie est complexe ! D’une part,
nous y avons observé - que ce soit ou non sous le pavillon de l’irrationa-
lisme - une aversion pour la systématique close du rationalisme métaphysique
antérieur et, corrélativement, une ouverture à des structures englobantes.
D’autre part, nous avons découvert que les philosophes contemporains
sont souvent encore captivés par ce même rationalisme métaphysique,
 notamment par la séparation sujet-objet inaugurée par Descartes.
         Dès qu’un philosophe tombe sous cette influence cartésienne, il
 tente, en tant que sujet humain, de se détacher par la pensée de la réalité
 concrète dans laquelle il est inséré, de la biosphère de son existence. Une
 nouvelle mentalité apparaît alors ! Consciemment ou inconsciemment, le
 sujet s’émancipe de la nature, de l’histoire, de la société et, il y a selon
 moi de bonnes raisons de l’ajouter ici, de Dieu également. La réalité devient
 ainsi en un tour de main un objet, et l’homme un sujet qui tente de saisir
 par la pensée l’objet par lui aliéné, cherchant à le maîtriser totalement,
 systématiquement. C’est là le rêve illusoire de tous les métaphysiciens :
 que l’englobant devienne le systématiquement englobé !
         Cet esprit d ’objectivation et de maîtrise totalitaire - déjà préparé
 par la métaphysique gréco-médiévale de l’être et continué dans la méta­
 physique moderne de la raison (cf. le prologue2) - signifie aliénation du
 monde et perte de soi dans l’un. Il a, hélas, gardé toute sa virulence dans
 la pensée contemporaine et les penseurs cités plus haut ne sont pas immu­
 nisés contre lui. Et ce, au détriment d’une philosophie de l’ouverture !

2 «A la recherche d’une philosophie ouverte. l re partie : Wilhelm Dilthey et l’his-
  toricisme », Hokhma 70/1999, pp- 6-23.                                               17
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