AN 2000 MATHÉMATIQUES - UN APERÇU DE LA RECHERCHE À L'OCCASION DE L'ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE
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L’Institut des sciences mathématiques L’ISM est un consortium de six univer- collèges. Depuis ce temps, une trentai- siècle dans leur domaine, à l’intention sités québécoises (Concordia, Laval, ne de conférences ont eu lieu dans les d’un large public. McGill, Université de Montréal, cégeps. En octobre 1999, au congrès de UQAM et Université de Sherbrooke) l’AMQ, vingt chercheurs ont fait le WEB qui regroupe environ 125 professeurs point sur les mathématiques du XXe http://www.math.uqam.ca/ISM/ et 350 étudiants. Il coordonne un grand ensemble de ressources, aussi bien matérielles qu’intellectuelles, pour atteindre la masse critique qui fait de Montréal et du Québec un pôle nord- américain majeur de formation et de recherche en sciences mathématiques. L’ISM est financé directement par le ministère de l’Éducation du Québec et par les six universités membres, à quoi s’ajoutent les subventions de recherche du CRSNG et du FCAR des profes- seurs participants. Les activités de l’ISM comprennent un programme de bourses d’excellence pour les étudiants des cycles supérieurs et de bourses postdoctorales, la coordi- nation des cours de maîtrise et de doctorat et celle d’une dizaine de sémi- naires de recherche hebdomadaires. L’ISM anime un séminaire hebdoma- daire destiné aux étudiants, et organise chaque année le colloque pan-québé- cois des étudiants des cycles supérieurs qui attire un grand nombre d’étudiants hors Québec. En 1998, un projet conjoint « Liaison cégeps-universités » a été mis sur pied par l’ISM et l’AMQ pour favoriser le rapprochement entre les chercheurs universitaires et les professeurs des 2 M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
Table des matières 4 Présentation L’Association mathématique 6 Les mathématiques en Occident, de l’an mil à l’an 2000 du Québec (AMQ) 10 Taureaux, Internet et L’AMQ vise à regrouper toutes les personnes intéres- quanta : l’arithmétique sées par les mathématiques: professeurs de tous les des très grands nombres ordres d’enseignement, chercheurs en mathématiques fondamentales ou appliquées, didacticiens, mathé- maticiens dans l’entreprise ou citoyens amateurs de 12 Mathématiques et physique: mathématiques. dualités et résonance Depuis sa fondation, l’AMQ s’est intéressée de près à l’enseignement des mathématiques. Elle a produit 14 La complexité apprivoisée : divers rapports à l’intention du ministère de l’Édu- une incursion des mathé- cation et d’autres organismes publics, de 1971 à nos matiques dans les logiciels jours. de l’informatique Quatre fois par année paraît le Bulletin AMQ, la revue de l’association. Le Groupe des chercheurs en 18 À l’assaut de l’aléatoire : sciences mathématiques, un groupe d’intérêt de les prévisions en l’AMQ, publie les Annales des sciences mathé- probabilités et statistique matiques du Québec, une revue de recherche à l’intention de la communauté mathématique inter- nationale et la Gazette des sciences mathématiques 20 Mathématiques et société du Québec, un organe de liaison du groupe. En partenariat avec l’Université de Montréal et l’Université du Québec à Montréal, l’AMQ organise chaque année des concours mathématiques pour le secondaire et le collégial. Les élèves les mieux classés à ces concours sont invités aux camps mathématiques de l’AMQ. En 2000, le camp secondaire aura lieu PRODUIT PAR au Collège Jean-de-Brébeuf et le camp collégial à l’Institut des sciences mathématiques l’Université du Québec à Trois-Rivières. et l’Association mathématique du Québec. WEB http://www.Mlink.NET/~amq/AMQ/ COUVERTURE : Alain Mongeau DESSINS : Tadashi Tokieda DIRECTION ARTISTIQUE : · Zack Taylor · Martine Maksud Graphisme Mai 2000 M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0 3
PRÉSENTATION Mathématiques An 2000 À l’occasion de l’Année mathémati- éviter toute formule, tout jargon qui re- Que sont les mathématiques ? Elles que mondiale, l’Institut des scien- buterait un lecteur non spécialiste, sans sont avant tout une science qui a, ces mathématiques (ISM) et l’Asso- pour autant nous soustraire au défi de comme toutes les sciences, ses objets ciation mathématique du Québec présenter en quelques pages un aperçu d’étude, ses méthodes, ses pratiques. (AMQ) vous offrent ce document. de quelques-uns des grands courants des Dire que les mathématiques sont une Il réunit six articles rédigés par huit ma- mathématiques du XXe siècle. Après science n’est pas une évidence pour tout thématiciens québécois qui vous propo- tout, les mathématiques, nées dans la le monde. Un grand nombre de physi- sent un panorama éclair de la recherche Grèce antique en même temps que ciens, de chimistes ou de biologistes ont actuelle en mathématiques, telle qu’elle l’idée même de science, sont un élément le réflexe de réserver l’usage du mot s’insère dans les sciences, les techniques de la culture universelle, et c’est à ce ti- et la société. À notre connaissance, c’est tre que nous l’abordons ici. la première fois qu’un tel document est réalisé au Québec. Nous avons tenu à 4 M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
« science » aux sciences expérimentales — les relations de parenté, par exemple, que. Ces nouvelles sciences sont appa- et plus précisément aux seules sciences ou les opérations de calcul qui entrent rues dans la meilleure tradition des de la nature. Pour eux comme pour bien dans la comptabilité — et aux phéno- développements des mathématiques qui des gens, les mathématiques constituent mènes continus — comme le mouve- trouvent presque toujours leur source une discipline de l’esprit, un langage ou ment des planètes ou des marées. Afin dans les besoins (plus ou moins) prati- une donnée de notre entendement, mais de les étudier, les mathématiciens ont ques issus d’autres sciences ou de la vie sûrement pas un terrain d’expériences inventé la notion de nombres entiers sociale et économique. et d’investigation. Or la vigueur et la pour compter, la notion de nombres ré- Il est en effet tout naturel que les fécondité des mathématiques du XXe els pour mesurer, les notions d’espace et mathématiques soient à l’écoute des au- siècle semblent montrer au contraire de structures abstraites pour représenter tres sciences. Les mathématiques se sont que ses objets s’imposent à nous avec la même permanence, la même consis- Que sont les mathématiques ? Elles sont avant tout tance et le même « trouble » que ceux de une science qui a, comme toutes les sciences, ses la physique ou de la chimie. L’émotion objets d’étude, ses méthodes, ses pratiques. suscitée par les dernières découvertes en mathématiques et l’enjeu qu’elles repré- et ils ont forgé un langage pour en par- d’ailleurs introduites dans bien des sentent pour l’avenir de notre société ler, puisque la langue usuelle ne permet domaines hors des « sciences dures », au montrent combien nous sommes loin pas d’enchaîner de longues suites de rai- point que plusieurs ont pu y voir d’une conception circulaire ou achevée sonnements sans confusion. Mais ce qui l’expression d’un certain « impéria- des mathématiques. caractérise la science mathématique, ce lisme ». Au congrès de l’Acfas tenu à Depuis plus de 2500 ans, l’humani- sont avant tout ses objets d’étude. On l’UQAM en 1994, on a vu, par exem- té s’intéresse aux phénomènes discrets peut les diviser grossièrement en trois ple, le mathématicien et philosophe grandes catégories: l’algèbre, la géomé- américain Gian-Carlo Rota parler de trie et l’analyse. Elles correspondent res- « l’influence néfaste des mathématiques pectivement à l’étude des structures, de sur la philosophie ». Toute théorie a ses l’espace et du temps. L’algèbre est l’étu- limites. Sont-elles inopérantes dans des de des opérations sur des objets structu- situations complexes provenant de la rés et individualisés, dont l’arithmétique biologie ou des comportements sociaux ? des nombres entiers est le prototype; la Tenter de répondre à cette question géométrie est l’étude des formes des ob- constitue une puissante motivation jets continus, dont la géométrie des sur- pour l’invention d’outils conceptuels faces courbes de l’espace est le prototy- nouveaux, de théories nouvelles. Il n’est pe; enfin, l’analyse est l’étude des pro- pas interdit de rêver que la biologie et priétés de régularité et de convergence les sciences humaines trouvent leur des processus continus au cours du « Newton » au XXIe siècle! temps, dont on trouve le prototype dans Nous sommes reconnaissants à les phénomènes ondulatoires simples. À l’Acfas pour la supervision de la distri- vrai dire, au XXe siècle, toutes les théo- bution de ce texte et à la Société mathé- ries importantes ont fait appel à la fois à matique du Canada pour son soutien l’analyse, à l’algèbre et à la géométrie. financier. Nous tenons enfin à remercier Comme les autres sciences, les Alexandra Haedrich de l’ISM à la fois mathématiques ont connu au cours du pour son travail de coordination dans la dernier siècle une croissance exponen- production du document et pour sa tielle, le volume de productions mathé- contribution à la révision en profondeur matiques doublant tous les 10 ans des textes. depuis 50 ans. Il est remarquable que dans la population de tous les mathé- Bernard Courteau maticiens créateurs depuis plus de deux président de l’Association millénaires, il y ait plus de vivants que mathématique du Québec (AMQ) de morts! Le XXe siècle a vu la création et de nouveaux domaines des mathémati- François Lalonde ques: la topologie, la statistique, la directeur de l’Institut des sciences recherche opérationnelle et l’informati- mathématiques (ISM) M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0 5
Les mathématiques en Occident, de l’an mil à l’an 2000 LOUIS CHARBONNEAU Aux yeux des Arabes, les Européens font ET JACQUES LEFEBVRE figure de barbares. Peu à peu, au cours du millénaire, Le millénaire qui se termine a vu la cette situation évolue. Les Croisades montée puis la prépondérance de (1095-1291) ouvrent l’Europe au reste l’Occident, où s’est développée une du monde et lancent un mouvement in- civilisation qui aujourd’hui domine tellectuel profond qui s’incarne dans la le monde, du fait de sa puissance création des universités, principalement politique et militaire, mais surtout aux XIIIe et XIVe siècles. L’Europe, plus grâce à son habileté à infléchir les au fait des connaissances antiques, com- forces de la nature au profit de mence à développer une personnalité l’humain. Les mathématiques ont joué propre. La Renaissance, les guerres de un rôle important dans cette quête pour religion au XVIe siècle, les guerres e apprivoiser la nature. Complètement nationales à partir du XVII siècle, puis e marginales en Occident il y a mille ans, la révolution scientifique du XVII elles sont maintenant omniprésentes et siècle et l’expansion de la colonisation, interviennent pour ainsi dire dans ainsi que la révolution industrielle (fin L’astronome, Johannes Vermeer, Musée du Louvre toutes nos activités. du XVIIIe et XIXe siècle) marquent la En l’an mil, l’Occident chrétien se seconde moitié du millénaire. entre le monde réel et l’activité intellec- cherche encore. Les villes ne sont plus tuelle. La période de 1250 à 1350, pos- que le souvenir de ce qu’elles ont été au Signalons quatre moments marquants térieure aux Croisades, semble une début du premier millénaire. Les routes de l’histoire des mathématiques au période critique1. À cette époque, le sont dangereuses, l’arbitraire et la force cours de ce millénaire. D’abord, au mouvement d’urbanisation amène la règnent un peu partout. Le savoir est tournant du XVIIe siècle, il y a la mise construction des grandes cathédrales concentré dans quelques monastères, au point de l’algèbre symbolique, puis gothiques. Les horloges mécaniques dont un des rôles consiste à sauvegarder l’invention du calcul différentiel et inté- commencent à cadencer la vie urbaine, à une partie de l’héritage du monde gral à la fin du même siècle. Au XIXe partir des années 1270. La poudre à antique. Toutefois, ailleurs à la même siècle, les probabilités et les statistiques canon, en provenance de l’Orient, époque, de grandes civilisations prospè- prennent un formidable essor. Le XXe change la donne des stratèges et des rent. Le monde arabe est à son zénith. siècle, lui, verra naître l’informatique. constructeurs de fortifications. La bous- Ses bateaux sillonnent la Méditerranée, La place prise par les mathématiques sole fait aussi son entrée en Occident. ses caravanes partent vers les Indes et la et les sciences dans la civilisation occi- Elle suscite le développement de cartes, Chine raffinée des Song (960-1279). À dentale fait de celle-ci un cas unique Bagdad comme à Cordoue, probable- dans l’histoire de l’humanité. Pour en 1. Les considérations des deux prochains ment la plus grande ville du monde arriver là, l’Occident est passé par un paragraphes s’inspirent de CROSBY, A.W., The Measure of Reality, Quantification and alors, l’activité intellectuelle se nourrit lent mais profond bouleversement de la Western Society, 1250-1600, Cambridge, de l’héritage grec, babylonien et indien. vision que les humains ont des relations Cambridge University Press, 1997. 6 M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
à la fugue, encore à venir, dont la beau- té ne réside pas seulement sur le plan auditif, puisqu’elle peut être perçue aus- si à l’examen, même sommaire, de la partition. Ces types de représentations, qui au- jourd’hui nous semblent si naturelles et si élémentaires, reposent en bonne par- tie, phénomène alors nouveau, sur des manipulations d’unités de mesure. Me- sure du temps (par exemple, les heures de durée uniforme, quel que soit le jour et à n’importe quel moment du jour, ou encore, la notion d’un temps en musi- que). Mesure de l’espace (nouvelles uni- tés de mesure de distance qui n’impli- quent plus la durée du trajet). Mesure de la richesse (la monnaie et une comp- tabilité qui permet de saisir la santé financière d’une entreprise). Le nombre devient un outil commun, non seule- ment au dénombrement d’objets, mais aussi au traitement de choses aussi évanescentes que le temps et l’espace. Ainsi se développe l’impression que la quantification peut s’étendre à plusieurs domaines et qu’elle est porteuse de révé- lations nouvelles. Le commerce s’accentue, les mar- chands s’enrichissent et envoient leurs fils dans des écoles qui bourgeonnent ici et là dans les villes d’Italie. L’expert en dites Portolani, avec lesquelles les navi- gulièrement, une opération de « balan- arithmétique chez les marchands est ce- gateurs peuvent, pour les mers intérieu- cement » permettant de saisir l’état. lui qui résout des problèmes présentant res, déterminer leur route en traçant des Tous ces événements ont en com- des difficultés en regard des modes de droites sur la carte correspondant à la mun l’émergence de représentations représentation. Les très nombreuses direction que doit prendre leur bateau nouvelles, qui concentrent l’informa- règles de résolution, que devait connaî- pour atteindre un port donné. La per- tion. D’un seul regard, en silence, on tre un tel expert auparavant, sont spective, encore intuitive chez le peintre peut maintenant saisir la structure d’une synthétisées en quelques méthodes de et architecte italien Giotto, modifie peu pièce musicale, la trajectoire à suivre manipulation d’inconnues. La nouvelle à peu les modes de représentations bidi- pour atteindre un port donné, l’état problématique commence alors à mensionnelles de l’espace. La musique financier d’une entreprise. Ces représen- s’exprimer en termes symboliques. C’est polyphonique se codifie et est transmise tations posent de nombreux défis et de là que naît notre algèbre. La représenta- par une écriture musicale de plus en nouvelles problématiques s’élaborent tion symbolique des problèmes s’accen- plus précise et efficace. Enfin, le déve- peu à peu. Par exemple, les composi- tue à mesure qu’on avance dans le XVIe loppement du commerce, à l’intérieur teurs de polyphonies développent des siècle. Ces avancées, majeures sur le plan de l’Europe comme vers d’autres conti- pièces musicales très complexes qui mathématique, servent encore rarement nents, provoque un changement radical prennent leur sens principalement par à résoudre des problèmes réels. Mais par de la comptabilité des entreprises com- les relations entre les éléments d’écriture rapport aux mathématiques grecques, merciales, qui adoptent les règles de la musicale mis en présence. L’expert en développées dans un contexte intellec- comptabilité à double entrée, comptabi- musique devient alors celui qui pousse tuel essentiellement platonicien, l’algè- lité dans laquelle sont mises en regard les possibilités au bout de ce que permet bre prend racine dans un domaine terre les entrées du passif et de l’actif, avec, ré- la représentation de la musique. Pensons à terre, le commerce. M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0 7
Mais cette algèbre, tout comme la trace d’un point en mouvement. Ces ment et de le quantifier débouche sur géométrie euclidienne, étudie des objets avancées tombent... à point nommé ! À l’invention du calcul différentiel et inté- idéaux, statiques, dans lesquels la notion la Renaissance, puis au XVIIe siècle, gral. Le rapport de ce nouveau mode de de temps n’intervient pas. En établissant dans un contexte où l’espace astronomi- calcul avec les problèmes concrets à la un pont entre algèbre et géométrie, la que devient infini et isotrope, où les ex- source de son développement est étroit. géométrie analytique, nouveau mode de plorateurs sillonnent les océans, où l’on Certes, des problèmes non réalistes, représentation, accentue considérable- aimerait pouvoir prévoir le lieu de chu- mais intellectuellement intéressants, ment la place du temps en mathémati- te des boulets de canons, la nécessité de sont proposés par nombre de mathéma- ques, avec ses courbes perçues comme la se représenter adéquatement le mouve- ticiens, mais pour d’autres, comme 8 M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
Le prêteur et sa femme, Quentin tend vers la normale, sous des condi- puis celui de la mécanique quantique au Metsys, Musée du Louvre tions assez larges. On essaie de l’appli- XXe siècle. quer aux taux de criminalité, aux juge- Épistémologiquement, le détermi- Newton, la motivation ments en matière criminelle ou civile, nisme causal strict a ainsi, depuis trois prend directement sa sour- etc. L’essentiel des idées relatives à l’esti- siècles, cédé beaucoup de place aux cor- ce dans la physique, la mé- mation de paramètres et aux tests d’hy- rélations statistiques et aux modèles canique, et s’ancre donc pothèses est déjà présent. Une autre ap- probabilistes. plus intimement dans le proche pour développer une physique Mathématiques, sciences et société concret que l’algèbre ne le sociale recourt plus à des statistiques ont, au cours du millénaire, multiplié fit à son origine. descriptives (tableaux, graphiques, les liens qui aujourd’hui, en Occident La naissance d’une moyennes, etc.) qu’à un traitement pro- comme ailleurs, les unissent étroite- théorie un tant soit peu babiliste serré. Ces représentations sta- ment, parfois de façon presque invisible. substantielle des probabili- tistiques sont peu à peu normalisées à Sans les divers modes de représentation tés a lieu vers 1660. Mais partir de 1850, grâce à des congrès tenus inventés au Moyen Âge et à la Renais- celles-ci ne portent alors, et en Europe. Plusieurs en viennent de sance, il n’y aurait sans doute pas eu de pour assez longtemps, que plus à considérer l’étude des variations symbolisme algébrique. Or sans algèbre, sur des jeux de hasard (car- et, en particulier, des cas extrêmes (can- pas de géométrie analytique, donc pas tes, dés...) aisément mathé- cres, surdoués) comme aussi, sinon plus, de calcul différentiel et intégral, donc... matisables. Les statistiques, importante que la convergence vers la pas de mathématiques telles que nous elles, consistent surtout en moyenne. Ces divers traitements numé- les connaissons. Mais aussi pas de scien- des collections de données, riques de phénomènes humains ou so- ces telles qu’elles se font aujourd’hui ni par exemple les naissances ciaux rencontrent, bien sûr, de solides leurs effets, techniques et autres, sur la et décès annuels à Londres. résistances, souvent d’ordre idéologique: société. ▲ On essaie bien, au XVIIIe que veut-on dire par homme moyen ? siècle, d’appliquer les pro- Comment concilier la liberté indivi- babilités à des phénomènes duelle et ce déterminisme social des sociaux comme les modes grands nombres ? Sur le plan technique, POUR EN SAVOIR PLUS de scrutin, ou de recueillir, l’abondance des données à traiter favori- CROSBY, A. W., The Measure of pour l’État, des informa- se, puis impose, le développement de Reality, Quantification and Western Society, 1250-1600, Cambridge, tions sur de plus en plus de puissantes machines à compter et à cal- Cambridge University Press, 1997, phénomènes. Mais ce n’est culer. De l’arithmomètre de Thomas en xii-245 pages. e e qu’aux XIX et XX siècles 1823 jusqu’à la machine mécanographi- DAHAN-DALMEDICO, A., que probabilités et statisti- que (à cartes perforées) de Hollerith en PEIFFER, J., Une histoire des ques se développent vrai- 1889, le terrain se prépare pour l’arrivée mathématiques, Routes et dédales, coll. « Points-Sciences » , Paris, ment et, en partie, s’unis- de l’ordinateur au milieu du XXe siècle. Éditions du Seuil, 1986 (1ère éd. sent. À partir de 1900 environ, un lien 1982), 314 pages. La constatation qu’une plus étroit s’établit entre la collecte et la DAVIS, P. J., HERSH, R., Descartes’ réalité comme la position représentation des données empiriques, Dream, The World According to d’une planète ou d’une et un traitement probabiliste rigoureux: Mathematics, New York, Harcourt Brace Jovanovich, Publishers, étoile puisse donner lieu à la statistique mathématique est née. 1986, xviii-321 pages. des mesures différentes Parmi les méthodes nouvelles, on voit Éléments d’histoire des sciences, sous la d’une observation à une apparaître l’analyse de la variance, les direction de Michel SERRES, coll. autre est l’occasion de l’éla- schémas expérimentaux et le bon usage « IN EXTENSO » , Paris, Larousse, 1997. boration, vers 1800, de la de petits échantillons. Les applications KLINE, Morris, Mathematics in loi des erreurs. Cette loi détermine la statistiques se multiplient et se raffinent Western Culture, New York, Oxford forme limite commune à de nombreux dans les sciences sociales (démographie, University Press, 1961 (1ère éd. phénomènes numériques aléatoires: criminologie), en économie, en méde- 1953), 484 pages. c’est la distribution dite normale, ou de cine... Les sciences physiques ne restent STIGLER, S. M., The History of Gauss, ou de Laplace, ou... Cette loi est pas à l’écart des approches probabilistes Statistics, The Measurement of Uncertainty before 1900, Cam- progressivement généralisée et est main- ou statistiques, comme le montrent, par bridge (Mass.), London, The Bel- tenant connue sous le nom de « théorè- exemple, le développement de la théorie knap Press of Harvard University me central limite » : la somme d’un statistique de la cinétique des gaz pen- Press, 1986, xvii-410 pages. grand nombre de variables aléatoires dant la seconde moitié du XIXe siècle, M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0 9
qu’en 1990 que le neuvième d’entre 9 eux, 22 + 1, un nombre de 154 chiffres, fut factorisé au terme d’un calcul auquel contribuèrent plus de 700 ordinateurs à Taureaux, travers le monde, travaillant en parallèle et sans arrêt pendant près de quatre Internet et quanta mois. Aujourd’hui encore, les algorith- mes les plus avancés arrivent difficile- ment à bout des nombres de plus de L’ARITHMÉTIQUE DES 150 ou 200 chiffres, même avec les or- TRÈS GRANDS NOMBRES dinateurs les plus puissants. Absorbés dans la contemplation de nombres dont la taille dépasse de loin ce HENRI DARMON mots du mathématicien américain Am- qui peut se rencontrer en physique, les thor, qui publia la solution du problème arithméticiens ont-ils perdu tout con- La physique et la cosmologie sont d’Archimède au début du XXe siècle, tact avec le monde pratique ? Les con- le domaine des nombres gigantes- « une sphère du diamètre de la Voie lac- sidérations esthétiques comptent certes ques — le diamètre approximatif tée, que la lumière prend dix mille ans à pour beaucoup dans leurs recherches. de notre galaxie (5.6 × 1020 mètres), traverser, ne contiendrait qu’une partie Mais l’expérience enseigne que les belles l’âge de l’univers selon la théorie du infime de ce troupeau, à supposer même mathématiques, d’où naissent des struc- Big Bang (1010 années à peu près), que la taille de chaque animal ne tures à la fois riches et élégantes, ont tôt ou le nombre d’atomes dans le sys- dépassât point celle de la plus minuscu- fait de trouver des applications à des fins 57 tème solaire (2 × 10 ). À tel point le bactérie » . plus utilitaires. que l’expression « nombre astronomi- Les théoriciens des nombres se pas- Le problème de la factorisation est que » est passée dans le langage courant sionnent aussi pour l’étude des nombres ainsi à la base d’un procédé de cryptage pour désigner ces quantités dont la taille premiers — nombres qui ne peuvent employé couramment pour protéger les défie l’imagination. s’écrire comme produits de nombres transactions par Internet: le fameux Science pure par excellence, l’arith- plus petits — et pour la factorisation de cryptosystème RSA à « clé publique ». métique fait parfois intervenir des nom- grands nombres en produits de nombres C’est un entier N de plusieurs centaines bres auprès desquels les « milliards de premiers. Pierre de Fermat, juriste tou- de chiffres qui fournit la clé permettant milliards » chers au cosmologue Carl lousain du XVIIe siècle et mathémati- de composer et de transmettre des mes- Sagan feraient piètre figure. Le problè- cien amateur de grand talent, avança la sages secrets. Mais pour décoder ces me des taureaux d’Archimède, devinette conjecture — aussi ambitieuse que faus- messages, il faut détenir la factorisation n rédigée sous forme d’épigramme, invite se — que 22 + 1 est toujours un nom- de N. En effet, bien qu’il existe des mé- le lecteur à calculer le nombre de têtes bre premier. C’est le cas quand n est thodes pour déterminer si un nombre dans le troupeau du dieu du soleil. Ap- plus petit que 5, puisque 3, 5, 17, 257 de quelques centaines de chiffres est pre- pelons ce nombre x. Avec la notation al- et 65 537 sont premiers, mais cela cesse mier, il est par ailleurs énormément plus 5 gébrique — dont ne disposaient pas les déjà d’être vrai pour 22 + 1, comme le long de trouver une factorisation d’un 5 contemporains d’Archimède, mais qui démontra Euler en 1732: 22 + 1 = grand entier N en produits de deux gagne en efficacité ce qu’elle perd en 4 294 967 297 = 641 × 6 700 417. nombres premiers. Si N possède deux poésie — le problème se ramène à ré- ou trois centaines de chiffres, par exem- soudre l’équation: ple, une telle factorisation prendrait quelques siècles. Le processus de codage x 2 – 410 286 423 278 424 · y 2 = 1 fournit donc peu de renseignements sur pour des valeurs entières positives des le processus de décodage, et c’est pour- inconnues x et y. Cette équation possè- quoi le premier peut être rendu public de une infinité de solutions, mais c’est et accessible à tous, sans compromettre loin d’être évident: dans la plus petite la sécurité du second. d’entre elles, x est un nombre de Tout comme leurs collègues infor- 206 545 chiffres ! Le cheptel mons- maticiens ou cryptologues, les physi- trueux d’Archimède dépasse ainsi ce ciens ont désormais de bonnes raisons qu’on pourrait rencontrer dans la cos- Les nombres de Fermat croissent pour ne plus confiner leur attention à mologie la plus ambitieuse. Dans les d’ailleurs très rapidement, et ce n’est des nombres de la taille de la constante 10 M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
Photodisc d’Avogadro. En effet, la mécanique plus de barrières pratiques que théori- Des profondeurs des cavernes aux espaces sidéraux, les jeux de la représentation fascinent quantique, théorie fondamentale qui ques. L’ordinateur quantique ferait le l’humanité depuis toujours. Ici Taureau de Lascaux décrit le comportement de la matière et bonheur des disciples de Fermat et et la nébuleuse de la Tête de cheval. des particules élémentaires, et qui se d’Euler, et provoquerait une révolution trouve donc à mille lieues en apparence en informatique et en physique théori- bécois Gilles Brassard fut un des pion- du problème de la factorisation, vient de que, tout en plongeant la cryptographie niers.) Le développement de l’informa- jeter sur ce problème une lumière sur- dans le désarroi en rendant obsolète le tique quantique représente certes un prenante. Le célèbre physicien améri- cryptosystème RSA. (On peut s’attendre beau défi pour le nouveau millénaire. cain Richard Feynman a proposé de d’ailleurs à ce que ce désarroi ne soit que Gageons que les cryptologues, les infor- construire un ordinateur qui exploite- temporaire, grâce aux cryptosystèmes maticiens, les physiciens et les arithmé- rait les propriétés des particules élémen- quantiques dont le mathématicien qué- ticiens sauront s’unir pour le relever ! ▲ taires, telles que décrites par le modèle quantique, pour effectuer certains cal- culs avec une rapidité prodigieuse. Ré- POUR EN SAVOIR PLUS ussite la plus spectaculaire de la nouvel- BENNETT, C. H., BRASSARD, G. et EKERT, A. K., « Quantum cryptography » , le science de l’informatique quantique, Scientific American, octobre 1992, p. 50-57. l’algorithme de Peter Shor permettrait la HELLMAN, Martin, Les mathématiques de la cryptographie à clef révelée, coll. « Les ma- factorisation — impossible dans la pra- thématiques aujourd’hui » . Éditions pour la science S.A.R.L., Paris, 1984, p. 119-128. tique par des méthodes classiques — de La Recherche, « L’Univers des nombres » , hors série no. 2, août 1999. nombres de plusieurs centaines de chif- POMERANCE, Carl. La recherche des nombres premiers, coll. « Les mathématiques aujourd’hui » . Éditions pour la science S.A.R.L., Paris, 1984, p. 85-96. fres, en admettant qu’un ordinateur VARDI, Ilan, « Archimedes’ Cattle Problem » , American Math. Monthly, vol. 105, no. quantique puisse un jour être construit, 4, 1998, p. 305-319. ce qui pour l’instant semble présenter M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0 11
Deux surfaces dans un espace quadri-dimensionel représentant un système dynamique. On les voit ici après projection dans l’espace usuel à trois dimensions. Image fournie gracieusement par le Geometry Center, University of Minnesota. vent plus riches qu’on ne le pensait. Ainsi s’offrent aux mathématiciens des mondes nouveaux qui leur sont donnés avec des cartes provenant des explora- teurs physiciens, marquées des lieux qui recèlent les plus grandes richesses et d’indications plus ou moins précises pour y accéder. Si cela a tant d’intérêt pour nous, mathématiciens, c’est que ces nouveaux mondes s’intègrent sou- vent parfaitement dans l’univers mathé- matique et fournissent quelquefois les chaînons manquants dans la résolution Mathématique de problèmes qui existent indépendam- ment de la physique. Le paradigme de la relation mathé- et physique: matiques-physique: les équations différentielles Jusqu’à la fin du XIX siècle, la relation entre mathématiques e et physique s’élabore autour d’un objet DUALITÉ ET RÉSONANCES mathématique qui joue un rôle fondamental dans les deux disciplines: FRANÇOIS LALONDE l’expérimentation suit, depuis les pre- les équations différentielles. En gros, les mières lunettes de Galilée, une tradition deux tiers de l’activité des mathémati- La relation qui s’est bâtie au cours de génie technologique, alors que la ciens, du XVIIIe jusqu’au milieu du XXe des siècles entre les mathématiques physique théorique suit, depuis les lois siècle, sont absorbés dans la résolution et la physique est l’un des événe- de Newton, un esprit qui est très proche de ces équations. En physique, les équa- ments les plus significatifs de l’his- des mathématiques pures. La tension tions différentielles occupent une place toire des sciences. C’est cet ensemble entre ces pôles est complexe, elle fait prépondérante puisqu’elles expriment la qui s’est imposé comme modèle des intervenir aujourd’hui de plus en plus dynamique des phénomènes physiques sciences, jusqu’à devenir un paradigme les mathématiques appliquées et l’infor- d’une manière qui permet de faire des de toute science, à tort ou à raison. matique. prédictions. Cette relation a été et continue Du point de vue des mathématiques, Les équations différentielles consti- d’être d’une fécondité inouïe. Elle est cette relation est tout aussi féconde. Les tuent le grand travail de Newton, toute mutuellement profitable: elle apporte à mathématiques constituent une science son œuvre peut être interprétée de ce la physique un cadre conceptuel qui suit qui a ses objets, ses méthodes, ses grands point de vue. Alors qu’est-ce que c’est, une démarche a priori indépendante de problèmes, bref elles sont animées d’une et pourquoi est-ce important ? La chose l’expérience, démarche dont les princi- vie et d’un dynamisme propres; or la re- capitale est qu’il n’y a pas en physique pes sont de nature mathématique. Si, lation avec la physique ouvre aux ma- d’action instantanée à distance. Autre- pour faire image, on envisage la physi- thématiques des champs entiers juste- ment dit, tout ce qui se transmet dans le que comme le résultat du va-et-vient in- ment et précisément parce que « la réali- monde d’un lieu à un autre — bref tout cessant entre théorie et expérience, la té dépasse la fiction » . C’est en étant ce qui bouge ! — doit se propager de valeur de la physique se mesure à la ri- forcée par le réel à envisager des théories proche en proche suivant des lois locales chesse de chacun de ces pôles et à la vi- a priori farfelues (relativité, mécanique qui ne font intervenir que la variation gueur de leur rapport. Or, ce qui semble quantique, etc.) que la physique fait d’une quantité et ce, en fonction de la être la grande force de la physique, c’est émerger de nouvelles mathématiques, variation d’autres quantités au cours que ces deux pôles reposent sur des ba- qui apparaissent bientôt aux mathéma- d’un instant aussi bref que l’on veut et ses solides et pourtant très différentes: ticiens comme des objets sensés, sou- dans un lieu aussi petit que l’on veut. 12 M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
En conséquence, pour comprendre ces corde, en chaque temps, au-dessus de sa topologie) et les solutions des équa- phénomènes, il suffit de comprendre les chaque point d’une ligne horizontale fic- tions différentielles. C’est, par exemple, relations entre ces variations infinitési- tive et fixe. L’étude du phénomène con- le cas de l’équation des ondes à la surfa- males (en jargon mathématique, ces va- duit alors à lier entre elles les variations ce de l’eau, qui est l’analogue bidimen- riations sont des différentielles, d’où le infinitésimales de la fonction au cours sionnel de l’équation de la corde vibran- nom d’équation différentielle pour dési- du temps ou de l’espace. Toujours dans te. Un exemple simple de cette relation gner ces relations) et puis de compren- le cas de la corde vibrante, il se trouve nous est donné en considérant une dre comment résoudre ces équations, ce que l’équation différentielle exprime que membrane plane dont le contour a une qui signifie trouver l’allure générale du l’accélération verticale de chaque point forme quelconque, qui n’est pas néces- phénomène considéré au cours du de la corde est proportionnelle au degré sairement un cercle. Utilisant cette mem- temps et dans tout l’espace. Cette secon- de concavité de la corde en ce point. Du brane comme tambour, les sons pro- de étape, celle de la résolution, est pure- point de vue du calcul différentiel, ceci duits refléteront les modes de vibration ment mathématique, à condition bien signifie que la dérivée seconde de la de la membrane. Or ceux-ci sont les so- sûr de connaître la géométrie de l’espace fonction par rapport au temps doit être lutions d’équations différentielles qui dans lequel le phénomène a lieu. proportionnelle à la dérivée seconde de dépendent seulement de la géométrie de cette même fonction par rapport cette l’espace considéré, c’est-à-dire de la for- Donc, se donner une équation diffé- fois à l’espace. Voilà exactement ce que me du contour de la membrane. On rentielle, c’est se donner un phénomène sont les équations différentielles: l’art de trouve donc une relation entre les har- dynamique qui se déploie dans un déduire le phénomène général à partir de moniques produites par un espace, espace et dont on comprend générale- son comportement local. d’une part, et la géométrie de cet espace, ment la nature localement. Il peut s’agir Les équations différentielles consti- d’autre part (relation bien connue puis- du mouvement que suivront deux planè- tuent ainsi l’essence de la prédiction: ré- qu’elle est à la base de la diversité des tes ou plus qui se frôlent sans se toucher soudre une telle équation, c’est pouvoir instruments de musique...). Le lecteur (en supposant connues leur positions, prédire pour n’importe quel temps futur peut se plaire à imaginer combien cette vitesses et masses au départ de l’action), toutes les caractéristiques intéressantes relation devient plus intéressante quand ou du mouvement que suit une corde vi- d’un phénomène physique, par exemple l’espace cesse d’être lié aux contraintes brante dont les extrémités sont fixées, ou la position et la vitesse d’une comète. de notre monde sensible, et que l’on ex- encore, de la façon dont se diffusera la Elles sont donc fondamentales en physi- plore des espaces de dimension plus chaleur à partir d’une source sur une que (d’ailleurs aussi bien en mécanique élevée qui présentent de riches struc- plaque métallique dont on connaît la quantique que classique), comme elles le tures géométriques: la musique que les conductivité, l’épaisseur, etc. Dans tous sont en économie ou en biologie. mathématiciens entendent est sublime ! les cas, il faut d’abord caractériser le Mais elles sont également fonda- Il est bien dommage que seuls les phénomène à l’aide d’une fonction: par mentales en mathématiques pour des mathématiciens puissent assister à ces exemple, dans le cas d’une corde vibrant raisons moins évidentes. Il se trouve en concerts. dans un plan avec les bouts fixés à effet qu’il existe une magnifique relation, gauche et à droite de l’observateur, la étroite et profonde, entre la forme géné- Un coup d’œil sur le XXe siècle fonction recherchée est la hauteur de la rale d’un espace (qu’on appelle souvent L’étude des harmoniques correspondant M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0 13
à un espace géométrique s’est poursuivie e tout au cours du XX siècle. Elle a don- né lieu à de grandes découvertes parce qu’elle met en correspondance deux mondes mathématiques bien différents: celui de la géométrie différentielle et ce- lui de l’analyse pure. Le premier s’occu- pe de la forme générale des espaces La complexité courbes de dimension quelconque et se UNE INCURSION DES trouve en fait proche de la physique MATHÉMATIQUES DANS LES classique et relativiste. Le second est LOGICIELS DE L’INFORMATIQUE intimement lié aux problèmes de la mécanique quantique. La toute dernière découverte dans cette direction date de quelques années à peine: on vient en effet de s’apercevoir que la physique quantique des noyaux lourds des atomes fait apparaître des énergies dont les patterns ressemblent en tous points à ceux de la fonction zeta de Riemann, bien connue des mathématiciens depuis 150 ans. Cette fonction fait l’objet de la plus ancienne des grandes conjectures des mathématiques, dont la résolution donnerait enfin la clé du problème de la distribution des très grands nombres premiers (voir l’article de Henri Darmon). Grâce à cette relation qui tombe du ciel, les mathématiciens espè- rent parvenir à réaliser un pas décisif vers la solution de cette conjecture, prévue pour la première décennie du nouveau millénaire. ▲ PIERRE MCKENZIE connu et immédiatement visible, ses aspects mathématiques le sont moins. POUR EN SAVOIR PLUS La révolution informatique consti- La logique, la combinatoire, les proba- CIPRA, Barry, « A Tale of Two tue probablement le plus grand bilités ou l’algèbre sous-tendent pour- Theories » , What’s Happening in événement technologique du XXe tant le développement, entre autres, de the Mathematical Sciences ? , vol.3, siècle. Elle n’est pas terminée: les possi- l’intelligence artificielle et de l’algorith- American Mathematical Society, 1996, 14-25. bilités théoriques de progrès sont encore mique, dont l’objet est la réalisation de loin d’être épuisées, et on peut s’atten- logiciels qui permettent de résoudre des CIPRA, Barry, « You Can’t Always Hear the Shape of a Drum » , dre à ce que l’informatique modifie problèmes complexes en suivant la What’s Happening in the Mathe- encore profondément notre mode de vie démarche mathématique la plus efficace matical Sciences ?, vol. 1, American au cours des vingt ou trente prochaines possible. La recherche opérationnelle, Mathematical Society, 1993, 13- 16. années. domaine auquel s’intéressent les mathé- EKELAND, Ivar, Le calcul, l’imprévu, Bien que l’aspect technologique de maticiens, les ingénieurs et les informa- Paris, Éditions du Seuil, 1984. l’informatique, le hardware, soit bien ticiens, se définit ainsi comme l’applica- • Les deux articles de la série What’s In memoriam Dr Léon L’Heureux, Ph. D. Eng. (Johns Hopkins), décédé à Ottawa Happening in the Mathematical Sci- le 23 novembre 1999, à l’âge de 80 ans. Originaire de Gravelbourg en Saskatchewan, ences ? seront disponibles en français à le docteur L’Heureux, alias Happy, a travaillé de 1949 à 1977 au sein du ministère l’Institut des sciences mathématiques à partir de septembre 2000. canadien de la Défense, occupant de 1969 à 1977 la présidence de son Conseil de recherches. Il fut président de l’Acfas en 1969, après plusieurs années de dévouement au sein de l’Association. 14 M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
La gestion optimale des flottes d’avion des grandes lignes aériennes fait intervenir un très grand nombre de paramètres. On doit tenir compte de l’ordre des destinations à desservir, des multiples règlements de sécurité aérienne, des conventions collectives des employés, etc. apprivoisée Avec le nombre de pilotes, d’avions et de destinations en jeu, on imagine aisément la taille des problèmes de NP qu’il faut traiter. Image fournie gracieusement par Bombardier. Voici de quoi il s’agit. Exemple: Afin de réclamer l’ordinateur que vous venez de gagner à l’occasion d’un tirage au sort, vous devez répondre sans aide à une question d’ordre mathématique. On vous demande de calculer, au choix, le produit ou la somme des deux nom- bres suivants: 7 292 et 6 723. Évidem- ment, la somme est bien plus facile à calculer. 7 292 + 6 723 donne 14 015. Mais était-ce réellement moins com- pliqué de calculer le total des deux nom- bres plutôt que de les multiplier ? Et peut-on quantifier la difficulté relative de ces deux opérations ? La somme, la comparaison et le produit de simples chiffres de 0 à 9 peuvent être considérés comme des opérations élémentaires. Dans l’exemple précédent, chacun des nombres comptait quatre chiffres. Pour les additionner, on a dû calculer d’abord 2 + 3, puis 2 + 9, 2 + 7 et 7 + 6, et faire quelques opérations supplémentaires pour tenir compte des retenues. Au to- tal, ce calcul représente environ huit tion de techniques mathématiques à la nécessaires à leur résolution. Ainsi, on opérations. On constate alors qu’envi- résolution de problèmes présentés à l’or- peut prévoir le temps de calcul, la ron 2 × n opérations élémentaires sont dinateur. quantité de mémoire, le nombre de requises pour effectuer la somme de L’une des questions les plus passion- processeurs, etc., nécessaires pour résou- deux nombres entiers de n chiffres nantes du XXe siècle est la détermina- dre un problème. Dans tous les cas, le simples. Pour sa part, la méthode tion du degré de complexité d’un défi ultime est le même: démontrer habituelle de multiplication de deux problème. Ceci permet de classifier les mathématiquement qu’aucune méthode nombres entiers de n chiffres requiert problèmes de calcul les plus divers en ne peut utiliser moins de ressources que un nombre d’opérations élémentaires fonction de la lourdeur des algorithmes la meilleure méthode connue. beaucoup plus grand, soit un nombre au moins proportionnel à n × n, c’est-à- t(n) --- taille 25 taille 50 taille 100 taille 200 dire le carré de n, noté n 2. Par exemple, pour multiplier 7292 par 6723, on de- n 0,025 microseconde 0,05 microseconde 0,1 microseconde 0,2 microseconde vrait déjà multiplier chacun des chiffres n2 0,625 microseconde 2,5 microsecondes 10 microsecondes 40 microsecondes de 7292 par 3, puis par 2, puis 7, puis 6 n5 9,7 millisecondes 0,3 seconde 10 secondes 5 minutes n 11 41 et finalement additionner tous les nom- 2 33 millisecondes 13 jours 4 x 10 siècles 5 x 10 siècles bres obtenus. Ici la taille représente le nombre de symboles (par exemple, des chiffres de 0 à 9) requis Si nous adoptons comme mesure de pour présenter un problème à l’ordinateur. Horizontalement, on donne la complexité de l’algorithme résolvant ce type de problème. À une taille et une complexité données difficulté du calcul à réaliser le nombre correspond dans le tableau le temps de calcul que prendra un ordinateur réalisant un d’opérations élémentaires requises, le milliard d’opérations à la seconde. Ainsi, par exemple, le produit de deux nombres de 100 chiffres selon la méthode habituelle de multiplication requiert 10 microsecondes. produit est-il plus compliqué que la M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0 15
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