AN 2000 MATHÉMATIQUES - UN APERÇU DE LA RECHERCHE À L'OCCASION DE L'ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE

La page est créée Loïc Nguyen
 
CONTINUER À LIRE
AN 2000 MATHÉMATIQUES - UN APERÇU DE LA RECHERCHE À L'OCCASION DE L'ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE
AN 2000 MATHÉMATIQUES

          UN APERÇU DE LA RECHERCHE
À L’OCCASION DE L’ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE
AN 2000 MATHÉMATIQUES - UN APERÇU DE LA RECHERCHE À L'OCCASION DE L'ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE
L’Institut des sciences
                  mathématiques
    L’ISM est un consortium de six univer-      collèges. Depuis ce temps, une trentai-   siècle dans leur domaine, à l’intention
    sités québécoises (Concordia, Laval,        ne de conférences ont eu lieu dans les    d’un large public.
    McGill, Université de Montréal,             cégeps. En octobre 1999, au congrès de
    UQAM et Université de Sherbrooke)           l’AMQ, vingt chercheurs ont fait le       WEB
    qui regroupe environ 125 professeurs        point sur les mathématiques du XXe        http://www.math.uqam.ca/ISM/
    et 350 étudiants. Il coordonne un
    grand ensemble de ressources, aussi
    bien matérielles qu’intellectuelles, pour
    atteindre la masse critique qui fait de
    Montréal et du Québec un pôle nord-
    américain majeur de formation et de
    recherche en sciences mathématiques.

    L’ISM est financé directement par le
    ministère de l’Éducation du Québec et
    par les six universités membres, à quoi
    s’ajoutent les subventions de recherche
    du CRSNG et du FCAR des profes-
    seurs participants.

    Les activités de l’ISM comprennent un
    programme de bourses d’excellence
    pour les étudiants des cycles supérieurs
    et de bourses postdoctorales, la coordi-
    nation des cours de maîtrise et de
    doctorat et celle d’une dizaine de sémi-
    naires de recherche hebdomadaires.
    L’ISM anime un séminaire hebdoma-
    daire destiné aux étudiants, et organise
    chaque année le colloque pan-québé-
    cois des étudiants des cycles supérieurs
    qui attire un grand nombre d’étudiants
    hors Québec.

    En 1998, un projet conjoint « Liaison
    cégeps-universités » a été mis sur pied
    par l’ISM et l’AMQ pour favoriser le
    rapprochement entre les chercheurs
    universitaires et les professeurs des

2   M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
AN 2000 MATHÉMATIQUES - UN APERÇU DE LA RECHERCHE À L'OCCASION DE L'ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE
Table des matières

                                                                           4 Présentation

  L’Association
 mathématique                                                              6 Les mathématiques en
                                                                             Occident, de l’an mil
                                                                             à l’an 2000
du Québec (AMQ)                                                           10 Taureaux, Internet et
 L’AMQ vise à regrouper toutes les personnes intéres-                        quanta : l’arithmétique
 sées par les mathématiques: professeurs de tous les                         des très grands nombres
 ordres d’enseignement, chercheurs en mathématiques
 fondamentales ou appliquées, didacticiens, mathé-
 maticiens dans l’entreprise ou citoyens amateurs de                      12 Mathématiques et physique:
 mathématiques.                                                              dualités et résonance

 Depuis sa fondation, l’AMQ s’est intéressée de près à
 l’enseignement des mathématiques. Elle a produit
                                                                          14 La complexité apprivoisée :
 divers rapports à l’intention du ministère de l’Édu-
                                                                             une incursion des mathé-
 cation et d’autres organismes publics, de 1971 à nos
                                                                             matiques dans les logiciels
 jours.
                                                                             de l’informatique
 Quatre fois par année paraît le Bulletin AMQ, la
 revue de l’association. Le Groupe des chercheurs en
                                                                          18 À l’assaut de l’aléatoire :
 sciences mathématiques, un groupe d’intérêt de
                                                                             les prévisions en
 l’AMQ, publie les Annales des sciences mathé-
                                                                             probabilités et statistique
 matiques du Québec, une revue de recherche à
 l’intention de la communauté mathématique inter-
 nationale et la Gazette des sciences mathématiques                      20 Mathématiques et société
 du Québec, un organe de liaison du groupe.

 En partenariat avec l’Université de Montréal et
 l’Université du Québec à Montréal, l’AMQ organise
 chaque année des concours mathématiques pour le
 secondaire et le collégial. Les élèves les mieux classés
 à ces concours sont invités aux camps mathématiques
 de l’AMQ. En 2000, le camp secondaire aura lieu                     PRODUIT PAR

 au Collège Jean-de-Brébeuf et le camp collégial à                   l’Institut des sciences mathématiques
 l’Université du Québec à Trois-Rivières.                            et l’Association mathématique du
                                                                     Québec.
 WEB
 http://www.Mlink.NET/~amq/AMQ/                                      COUVERTURE : Alain Mongeau
                                                                     DESSINS : Tadashi Tokieda
                                                                     DIRECTION ARTISTIQUE :
                                                                         · Zack Taylor
                                                                         · Martine Maksud Graphisme

                                                                     Mai 2000

                                                            M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0              3
AN 2000 MATHÉMATIQUES - UN APERÇU DE LA RECHERCHE À L'OCCASION DE L'ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE
PRÉSENTATION

                Mathématiques
                An 2000
    À l’occasion de l’Année mathémati-            éviter toute formule, tout jargon qui re-          Que sont les mathématiques ? Elles
    que mondiale, l’Institut des scien-           buterait un lecteur non spécialiste, sans      sont avant tout une science qui a,
    ces mathématiques (ISM) et l’Asso-            pour autant nous soustraire au défi de         comme toutes les sciences, ses objets
    ciation mathématique du Québec                présenter en quelques pages un aperçu          d’étude, ses méthodes, ses pratiques.
    (AMQ) vous offrent ce document.               de quelques-uns des grands courants des        Dire que les mathématiques sont une
    Il réunit six articles rédigés par huit ma-   mathématiques du XXe siècle. Après             science n’est pas une évidence pour tout
    thématiciens québécois qui vous propo-        tout, les mathématiques, nées dans la          le monde. Un grand nombre de physi-
    sent un panorama éclair de la recherche       Grèce antique en même temps que                ciens, de chimistes ou de biologistes ont
    actuelle en mathématiques, telle qu’elle      l’idée même de science, sont un élément        le réflexe de réserver l’usage du mot
    s’insère dans les sciences, les techniques    de la culture universelle, et c’est à ce ti-
    et la société. À notre connaissance, c’est    tre que nous l’abordons ici.
    la première fois qu’un tel document est
    réalisé au Québec. Nous avons tenu à

4   M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
AN 2000 MATHÉMATIQUES - UN APERÇU DE LA RECHERCHE À L'OCCASION DE L'ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE
« science » aux sciences expérimentales     — les relations de parenté, par exemple,       que. Ces nouvelles sciences sont appa-
et plus précisément aux seules sciences     ou les opérations de calcul qui entrent        rues dans la meilleure tradition des
de la nature. Pour eux comme pour bien      dans la comptabilité — et aux phéno-           développements des mathématiques qui
des gens, les mathématiques constituent     mènes continus — comme le mouve-               trouvent presque toujours leur source
une discipline de l’esprit, un langage ou   ment des planètes ou des marées. Afin          dans les besoins (plus ou moins) prati-
une donnée de notre entendement, mais       de les étudier, les mathématiciens ont         ques issus d’autres sciences ou de la vie
sûrement pas un terrain d’expériences       inventé la notion de nombres entiers           sociale et économique.
et d’investigation. Or la vigueur et la     pour compter, la notion de nombres ré-             Il est en effet tout naturel que les
fécondité des mathématiques du XXe          els pour mesurer, les notions d’espace et      mathématiques soient à l’écoute des au-
siècle semblent montrer au contraire        de structures abstraites pour représenter      tres sciences. Les mathématiques se sont
que ses objets s’imposent à nous avec
la même permanence, la même consis-           Que sont les mathématiques ? Elles sont avant tout
tance et le même « trouble » que ceux de       une science qui a, comme toutes les sciences, ses
la physique ou de la chimie. L’émotion           objets d’étude, ses méthodes, ses pratiques.
suscitée par les dernières découvertes en
mathématiques et l’enjeu qu’elles repré-    et ils ont forgé un langage pour en par-       d’ailleurs introduites dans bien des
sentent pour l’avenir de notre société      ler, puisque la langue usuelle ne permet       domaines hors des « sciences dures », au
montrent combien nous sommes loin           pas d’enchaîner de longues suites de rai-      point que plusieurs ont pu y voir
d’une conception circulaire ou achevée      sonnements sans confusion. Mais ce qui         l’expression d’un certain « impéria-
des mathématiques.                          caractérise la science mathématique, ce        lisme ». Au congrès de l’Acfas tenu à
    Depuis plus de 2500 ans, l’humani-      sont avant tout ses objets d’étude. On         l’UQAM en 1994, on a vu, par exem-
té s’intéresse aux phénomènes discrets      peut les diviser grossièrement en trois        ple, le mathématicien et philosophe
                                            grandes catégories: l’algèbre, la géomé-       américain Gian-Carlo Rota parler de
                                            trie et l’analyse. Elles correspondent res-    « l’influence néfaste des mathématiques
                                            pectivement à l’étude des structures, de       sur la philosophie ». Toute théorie a ses
                                            l’espace et du temps. L’algèbre est l’étu-     limites. Sont-elles inopérantes dans des
                                            de des opérations sur des objets structu-      situations complexes provenant de la
                                            rés et individualisés, dont l’arithmétique     biologie ou des comportements sociaux ?
                                            des nombres entiers est le prototype; la       Tenter de répondre à cette question
                                            géométrie est l’étude des formes des ob-       constitue une puissante motivation
                                            jets continus, dont la géométrie des sur-      pour l’invention d’outils conceptuels
                                            faces courbes de l’espace est le prototy-      nouveaux, de théories nouvelles. Il n’est
                                            pe; enfin, l’analyse est l’étude des pro-      pas interdit de rêver que la biologie et
                                            priétés de régularité et de convergence        les sciences humaines trouvent leur
                                            des processus continus au cours du             « Newton » au XXIe siècle!
                                            temps, dont on trouve le prototype dans             Nous sommes reconnaissants à
                                            les phénomènes ondulatoires simples. À         l’Acfas pour la supervision de la distri-
                                            vrai dire, au XXe siècle, toutes les théo-     bution de ce texte et à la Société mathé-
                                            ries importantes ont fait appel à la fois à    matique du Canada pour son soutien
                                            l’analyse, à l’algèbre et à la géométrie.      financier. Nous tenons enfin à remercier
                                                Comme les autres sciences, les             Alexandra Haedrich de l’ISM à la fois
                                            mathématiques ont connu au cours du            pour son travail de coordination dans la
                                            dernier siècle une croissance exponen-         production du document et pour sa
                                            tielle, le volume de productions mathé-        contribution à la révision en profondeur
                                            matiques doublant tous les 10 ans              des textes.
                                            depuis 50 ans. Il est remarquable que
                                            dans la population de tous les mathé-          Bernard Courteau
                                            maticiens créateurs depuis plus de deux        président de l’Association
                                            millénaires, il y ait plus de vivants que      mathématique du Québec (AMQ)
                                            de morts! Le XXe siècle a vu la création          et
                                            de nouveaux domaines des mathémati-            François Lalonde
                                            ques: la topologie, la statistique, la         directeur de l’Institut des sciences
                                            recherche opérationnelle et l’informati-       mathématiques (ISM)

                                                                                          M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0          5
AN 2000 MATHÉMATIQUES - UN APERÇU DE LA RECHERCHE À L'OCCASION DE L'ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE
Les mathématiques
      en Occident, de l’an
       mil à l’an 2000
    LOUIS CHARBONNEAU                             Aux yeux des Arabes, les Européens font
    ET JACQUES LEFEBVRE                           figure de barbares.
                                                      Peu à peu, au cours du millénaire,
    Le millénaire qui se termine a vu la          cette situation évolue. Les Croisades
    montée puis la prépondérance de               (1095-1291) ouvrent l’Europe au reste
    l’Occident, où s’est développée une           du monde et lancent un mouvement in-
    civilisation qui aujourd’hui domine           tellectuel profond qui s’incarne dans la
    le monde, du fait de sa puissance             création des universités, principalement
    politique et militaire, mais surtout          aux XIIIe et XIVe siècles. L’Europe, plus
    grâce à son habileté à infléchir les          au fait des connaissances antiques, com-
    forces de la nature au profit de              mence à développer une personnalité
    l’humain. Les mathématiques ont joué          propre. La Renaissance, les guerres de
    un rôle important dans cette quête pour       religion au XVIe siècle, les guerres
                                                                               e
    apprivoiser la nature. Complètement           nationales à partir du XVII siècle, puis
                                                                                           e
    marginales en Occident il y a mille ans,      la révolution scientifique du XVII
    elles sont maintenant omniprésentes et        siècle et l’expansion de la colonisation,
    interviennent pour ainsi dire dans            ainsi que la révolution industrielle (fin      L’astronome, Johannes Vermeer, Musée du Louvre
    toutes nos activités.                         du XVIIIe et XIXe siècle) marquent la
        En l’an mil, l’Occident chrétien se       seconde moitié du millénaire.                  entre le monde réel et l’activité intellec-
    cherche encore. Les villes ne sont plus                                                      tuelle. La période de 1250 à 1350, pos-
    que le souvenir de ce qu’elles ont été au     Signalons quatre moments marquants             térieure aux Croisades, semble une
    début du premier millénaire. Les routes       de l’histoire des mathématiques au             période critique1. À cette époque, le
    sont dangereuses, l’arbitraire et la force    cours de ce millénaire. D’abord, au            mouvement d’urbanisation amène la
    règnent un peu partout. Le savoir est         tournant du XVIIe siècle, il y a la mise       construction des grandes cathédrales
    concentré dans quelques monastères,           au point de l’algèbre symbolique, puis         gothiques. Les horloges mécaniques
    dont un des rôles consiste à sauvegarder      l’invention du calcul différentiel et inté-    commencent à cadencer la vie urbaine, à
    une partie de l’héritage du monde             gral à la fin du même siècle. Au XIXe          partir des années 1270. La poudre à
    antique. Toutefois, ailleurs à la même        siècle, les probabilités et les statistiques   canon, en provenance de l’Orient,
    époque, de grandes civilisations prospè-      prennent un formidable essor. Le XXe           change la donne des stratèges et des
    rent. Le monde arabe est à son zénith.        siècle, lui, verra naître l’informatique.      constructeurs de fortifications. La bous-
    Ses bateaux sillonnent la Méditerranée,           La place prise par les mathématiques       sole fait aussi son entrée en Occident.
    ses caravanes partent vers les Indes et la    et les sciences dans la civilisation occi-     Elle suscite le développement de cartes,
    Chine raffinée des Song (960-1279). À         dentale fait de celle-ci un cas unique
    Bagdad comme à Cordoue, probable-             dans l’histoire de l’humanité. Pour en         1. Les considérations des deux prochains
    ment la plus grande ville du monde            arriver là, l’Occident est passé par un           paragraphes s’inspirent de CROSBY, A.W.,
                                                                                                    The Measure of Reality, Quantification and
    alors, l’activité intellectuelle se nourrit   lent mais profond bouleversement de la            Western Society, 1250-1600, Cambridge,
    de l’héritage grec, babylonien et indien.     vision que les humains ont des relations          Cambridge University Press, 1997.

6   M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
AN 2000 MATHÉMATIQUES - UN APERÇU DE LA RECHERCHE À L'OCCASION DE L'ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE
à la fugue, encore à venir, dont la beau-
                                                                                                té ne réside pas seulement sur le plan
                                                                                                auditif, puisqu’elle peut être perçue aus-
                                                                                                si à l’examen, même sommaire, de la
                                                                                                partition.
                                                                                                     Ces types de représentations, qui au-
                                                                                                jourd’hui nous semblent si naturelles et
                                                                                                si élémentaires, reposent en bonne par-
                                                                                                tie, phénomène alors nouveau, sur des
                                                                                                manipulations d’unités de mesure. Me-
                                                                                                sure du temps (par exemple, les heures
                                                                                                de durée uniforme, quel que soit le jour
                                                                                                et à n’importe quel moment du jour, ou
                                                                                                encore, la notion d’un temps en musi-
                                                                                                que). Mesure de l’espace (nouvelles uni-
                                                                                                tés de mesure de distance qui n’impli-
                                                                                                quent plus la durée du trajet). Mesure
                                                                                                de la richesse (la monnaie et une comp-
                                                                                                tabilité qui permet de saisir la santé
                                                                                                financière d’une entreprise). Le nombre
                                                                                                devient un outil commun, non seule-
                                                                                                ment au dénombrement d’objets, mais
                                                                                                aussi au traitement de choses aussi
                                                                                                évanescentes que le temps et l’espace.
                                                                                                Ainsi se développe l’impression que la
                                                                                                quantification peut s’étendre à plusieurs
                                                                                                domaines et qu’elle est porteuse de révé-
                                                                                                lations nouvelles.
                                                                                                     Le commerce s’accentue, les mar-
                                                                                                chands s’enrichissent et envoient leurs
                                                                                                fils dans des écoles qui bourgeonnent ici
                                                                                                et là dans les villes d’Italie. L’expert en
dites Portolani, avec lesquelles les navi-       gulièrement, une opération de « balan-         arithmétique chez les marchands est ce-
gateurs peuvent, pour les mers intérieu-         cement » permettant de saisir l’état.          lui qui résout des problèmes présentant
res, déterminer leur route en traçant des            Tous ces événements ont en com-            des difficultés en regard des modes de
droites sur la carte correspondant à la          mun l’émergence de représentations             représentation. Les très nombreuses
direction que doit prendre leur bateau           nouvelles, qui concentrent l’informa-          règles de résolution, que devait connaî-
pour atteindre un port donné. La per-            tion. D’un seul regard, en silence, on         tre un tel expert auparavant, sont
spective, encore intuitive chez le peintre       peut maintenant saisir la structure d’une      synthétisées en quelques méthodes de
et architecte italien Giotto, modifie peu        pièce musicale, la trajectoire à suivre        manipulation d’inconnues. La nouvelle
à peu les modes de représentations bidi-         pour atteindre un port donné, l’état           problématique commence alors à
mensionnelles de l’espace. La musique            financier d’une entreprise. Ces représen-      s’exprimer en termes symboliques. C’est
polyphonique se codifie et est transmise         tations posent de nombreux défis et de         là que naît notre algèbre. La représenta-
par une écriture musicale de plus en             nouvelles problématiques s’élaborent           tion symbolique des problèmes s’accen-
plus précise et efficace. Enfin, le déve-        peu à peu. Par exemple, les composi-           tue à mesure qu’on avance dans le XVIe
loppement du commerce, à l’intérieur             teurs de polyphonies développent des           siècle. Ces avancées, majeures sur le plan
de l’Europe comme vers d’autres conti-           pièces musicales très complexes qui            mathématique, servent encore rarement
nents, provoque un changement radical            prennent leur sens principalement par          à résoudre des problèmes réels. Mais par
de la comptabilité des entreprises com-          les relations entre les éléments d’écriture    rapport aux mathématiques grecques,
merciales, qui adoptent les règles de la         musicale mis en présence. L’expert en          développées dans un contexte intellec-
comptabilité à double entrée, comptabi-          musique devient alors celui qui pousse         tuel essentiellement platonicien, l’algè-
lité dans laquelle sont mises en regard          les possibilités au bout de ce que permet      bre prend racine dans un domaine terre
les entrées du passif et de l’actif, avec, ré-   la représentation de la musique. Pensons       à terre, le commerce.

                                                                                               M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0            7
AN 2000 MATHÉMATIQUES - UN APERÇU DE LA RECHERCHE À L'OCCASION DE L'ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE
Mais cette algèbre, tout comme la        trace d’un point en mouvement. Ces           ment et de le quantifier débouche sur
    géométrie euclidienne, étudie des objets     avancées tombent... à point nommé ! À        l’invention du calcul différentiel et inté-
    idéaux, statiques, dans lesquels la notion   la Renaissance, puis au XVIIe siècle,        gral. Le rapport de ce nouveau mode de
    de temps n’intervient pas. En établissant    dans un contexte où l’espace astronomi-      calcul avec les problèmes concrets à la
    un pont entre algèbre et géométrie, la       que devient infini et isotrope, où les ex-   source de son développement est étroit.
    géométrie analytique, nouveau mode de        plorateurs sillonnent les océans, où l’on    Certes, des problèmes non réalistes,
    représentation, accentue considérable-       aimerait pouvoir prévoir le lieu de chu-     mais intellectuellement intéressants,
    ment la place du temps en mathémati-         te des boulets de canons, la nécessité de    sont proposés par nombre de mathéma-
    ques, avec ses courbes perçues comme la      se représenter adéquatement le mouve-        ticiens, mais pour d’autres, comme

8   M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
AN 2000 MATHÉMATIQUES - UN APERÇU DE LA RECHERCHE À L'OCCASION DE L'ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE
Le prêteur et sa femme, Quentin   tend vers la normale, sous des condi-             puis celui de la mécanique quantique au
              Metsys, Musée du Louvre
                                                tions assez larges. On essaie de l’appli-         XXe siècle.
                                                quer aux taux de criminalité, aux juge-               Épistémologiquement, le détermi-
               Newton, la motivation            ments en matière criminelle ou civile,            nisme causal strict a ainsi, depuis trois
               prend directement sa sour-       etc. L’essentiel des idées relatives à l’esti-    siècles, cédé beaucoup de place aux cor-
               ce dans la physique, la mé-      mation de paramètres et aux tests d’hy-           rélations statistiques et aux modèles
               canique, et s’ancre donc         pothèses est déjà présent. Une autre ap-          probabilistes.
               plus intimement dans le          proche pour développer une physique                   Mathématiques, sciences et société
               concret que l’algèbre ne le      sociale recourt plus à des statistiques           ont, au cours du millénaire, multiplié
               fit à son origine.               descriptives (tableaux, graphiques,               les liens qui aujourd’hui, en Occident
                   La naissance d’une           moyennes, etc.) qu’à un traitement pro-           comme ailleurs, les unissent étroite-
               théorie un tant soit peu         babiliste serré. Ces représentations sta-         ment, parfois de façon presque invisible.
               substantielle des probabili-     tistiques sont peu à peu normalisées à            Sans les divers modes de représentation
               tés a lieu vers 1660. Mais       partir de 1850, grâce à des congrès tenus         inventés au Moyen Âge et à la Renais-
               celles-ci ne portent alors, et   en Europe. Plusieurs en viennent de               sance, il n’y aurait sans doute pas eu de
               pour assez longtemps, que        plus à considérer l’étude des variations          symbolisme algébrique. Or sans algèbre,
               sur des jeux de hasard (car-     et, en particulier, des cas extrêmes (can-        pas de géométrie analytique, donc pas
               tes, dés...) aisément mathé-     cres, surdoués) comme aussi, sinon plus,          de calcul différentiel et intégral, donc...
               matisables. Les statistiques,    importante que la convergence vers la             pas de mathématiques telles que nous
               elles, consistent surtout en     moyenne. Ces divers traitements numé-             les connaissons. Mais aussi pas de scien-
               des collections de données,      riques de phénomènes humains ou so-               ces telles qu’elles se font aujourd’hui ni
               par exemple les naissances       ciaux rencontrent, bien sûr, de solides           leurs effets, techniques et autres, sur la
               et décès annuels à Londres.      résistances, souvent d’ordre idéologique:         société. ▲
               On essaie bien, au XVIIIe        que veut-on dire par homme moyen ?
               siècle, d’appliquer les pro-     Comment concilier la liberté indivi-
               babilités à des phénomènes       duelle et ce déterminisme social des
               sociaux comme les modes          grands nombres ? Sur le plan technique,              POUR EN SAVOIR PLUS
               de scrutin, ou de recueillir,    l’abondance des données à traiter favori-            CROSBY, A. W., The Measure of
               pour l’État, des informa-        se, puis impose, le développement de                   Reality, Quantification and Western
                                                                                                       Society, 1250-1600, Cambridge,
               tions sur de plus en plus de     puissantes machines à compter et à cal-                Cambridge University Press, 1997,
               phénomènes. Mais ce n’est        culer. De l’arithmomètre de Thomas en                  xii-245 pages.
                             e      e
               qu’aux XIX et XX siècles         1823 jusqu’à la machine mécanographi-                DAHAN-DALMEDICO, A.,
               que probabilités et statisti-    que (à cartes perforées) de Hollerith en              PEIFFER, J., Une histoire des
               ques se développent vrai-        1889, le terrain se prépare pour l’arrivée            mathématiques, Routes et dédales,
                                                                                                      coll. « Points-Sciences » , Paris,
               ment et, en partie, s’unis-      de l’ordinateur au milieu du XXe siècle.              Éditions du Seuil, 1986 (1ère éd.
               sent.                                À partir de 1900 environ, un lien                 1982), 314 pages.
                   La constatation qu’une       plus étroit s’établit entre la collecte et la        DAVIS, P. J., HERSH, R., Descartes’
               réalité comme la position        représentation des données empiriques,                 Dream, The World According to
               d’une planète ou d’une           et un traitement probabiliste rigoureux:               Mathematics, New York, Harcourt
                                                                                                       Brace Jovanovich, Publishers,
               étoile puisse donner lieu à      la statistique mathématique est née.                   1986, xviii-321 pages.
               des mesures différentes          Parmi les méthodes nouvelles, on voit                Éléments d’histoire des sciences, sous la
               d’une observation à une          apparaître l’analyse de la variance, les                direction de Michel SERRES, coll.
               autre est l’occasion de l’éla-   schémas expérimentaux et le bon usage                   « IN EXTENSO » , Paris,
                                                                                                        Larousse, 1997.
               boration, vers 1800, de la       de petits échantillons. Les applications
                                                                                                     KLINE, Morris, Mathematics in
loi des erreurs. Cette loi détermine la         statistiques se multiplient et se raffinent
                                                                                                       Western Culture, New York, Oxford
forme limite commune à de nombreux              dans les sciences sociales (démographie,               University Press, 1961 (1ère éd.
phénomènes numériques aléatoires:               criminologie), en économie, en méde-                   1953), 484 pages.
c’est la distribution dite normale, ou de       cine... Les sciences physiques ne restent            STIGLER, S. M., The History of
Gauss, ou de Laplace, ou... Cette loi est       pas à l’écart des approches probabilistes              Statistics, The Measurement of
                                                                                                       Uncertainty before 1900, Cam-
progressivement généralisée et est main-        ou statistiques, comme le montrent, par                bridge (Mass.), London, The Bel-
tenant connue sous le nom de « théorè-          exemple, le développement de la théorie                knap Press of Harvard University
me central limite » : la somme d’un             statistique de la cinétique des gaz pen-               Press, 1986, xvii-410 pages.
grand nombre de variables aléatoires            dant la seconde moitié du XIXe siècle,

                                                                                                 M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0             9
AN 2000 MATHÉMATIQUES - UN APERÇU DE LA RECHERCHE À L'OCCASION DE L'ANNÉE MATHÉMATIQUE MONDIALE
qu’en 1990 que le neuvième d’entre
                                                                                                      9
                                                                                              eux, 22 + 1, un nombre de 154 chiffres,
                                                                                              fut factorisé au terme d’un calcul auquel
                                                                                              contribuèrent plus de 700 ordinateurs à
           Taureaux,                                                                          travers le monde, travaillant en parallèle
                                                                                              et sans arrêt pendant près de quatre
      Internet et quanta                                                                      mois. Aujourd’hui encore, les algorith-
                                                                                              mes les plus avancés arrivent difficile-
                                                                                              ment à bout des nombres de plus de
                   L’ARITHMÉTIQUE DES                                                         150 ou 200 chiffres, même avec les or-
                  TRÈS GRANDS NOMBRES                                                         dinateurs les plus puissants.
                                                                                                  Absorbés dans la contemplation de
                                                                                              nombres dont la taille dépasse de loin ce
     HENRI DARMON                                 mots du mathématicien américain Am-         qui peut se rencontrer en physique, les
                                                  thor, qui publia la solution du problème    arithméticiens ont-ils perdu tout con-
     La physique et la cosmologie sont            d’Archimède au début du XXe siècle,         tact avec le monde pratique ? Les con-
     le domaine des nombres gigantes-             « une sphère du diamètre de la Voie lac-    sidérations esthétiques comptent certes
     ques — le diamètre approximatif              tée, que la lumière prend dix mille ans à   pour beaucoup dans leurs recherches.
     de notre galaxie (5.6 × 1020 mètres),        traverser, ne contiendrait qu’une partie    Mais l’expérience enseigne que les belles
     l’âge de l’univers selon la théorie du       infime de ce troupeau, à supposer même      mathématiques, d’où naissent des struc-
     Big Bang (1010 années à peu près),           que la taille de chaque animal ne           tures à la fois riches et élégantes, ont tôt
     ou le nombre d’atomes dans le sys-           dépassât point celle de la plus minuscu-    fait de trouver des applications à des fins
                              57
     tème solaire (2 × 10 ). À tel point          le bactérie » .                             plus utilitaires.
     que l’expression « nombre astronomi-             Les théoriciens des nombres se pas-         Le problème de la factorisation est
     que » est passée dans le langage courant     sionnent aussi pour l’étude des nombres     ainsi à la base d’un procédé de cryptage
     pour désigner ces quantités dont la taille   premiers — nombres qui ne peuvent           employé couramment pour protéger les
     défie l’imagination.                         s’écrire comme produits de nombres          transactions par Internet: le fameux
         Science pure par excellence, l’arith-    plus petits — et pour la factorisation de   cryptosystème RSA à « clé publique ».
     métique fait parfois intervenir des nom-     grands nombres en produits de nombres       C’est un entier N de plusieurs centaines
     bres auprès desquels les « milliards de      premiers. Pierre de Fermat, juriste tou-    de chiffres qui fournit la clé permettant
     milliards » chers au cosmologue Carl         lousain du XVIIe siècle et mathémati-       de composer et de transmettre des mes-
     Sagan feraient piètre figure. Le problè-     cien amateur de grand talent, avança la     sages secrets. Mais pour décoder ces
     me des taureaux d’Archimède, devinette       conjecture — aussi ambitieuse que faus-     messages, il faut détenir la factorisation
                                                               n
     rédigée sous forme d’épigramme, invite       se — que 22 + 1 est toujours un nom-        de N. En effet, bien qu’il existe des mé-
     le lecteur à calculer le nombre de têtes     bre premier. C’est le cas quand n est       thodes pour déterminer si un nombre
     dans le troupeau du dieu du soleil. Ap-      plus petit que 5, puisque 3, 5, 17, 257     de quelques centaines de chiffres est pre-
     pelons ce nombre x. Avec la notation al-     et 65 537 sont premiers, mais cela cesse    mier, il est par ailleurs énormément plus
                                                                          5
     gébrique — dont ne disposaient pas les       déjà d’être vrai pour 22 + 1, comme le      long de trouver une factorisation d’un
                                                                                  5
     contemporains d’Archimède, mais qui          démontra Euler en 1732: 22 + 1 =            grand entier N en produits de deux
     gagne en efficacité ce qu’elle perd en       4 294 967 297 = 641 × 6 700 417.            nombres premiers. Si N possède deux
     poésie — le problème se ramène à ré-                                                     ou trois centaines de chiffres, par exem-
     soudre l’équation:                                                                       ple, une telle factorisation prendrait
                                                                                              quelques siècles. Le processus de codage
       x 2 – 410 286 423 278 424 · y 2 = 1
                                                                                              fournit donc peu de renseignements sur
     pour des valeurs entières positives des                                                  le processus de décodage, et c’est pour-
     inconnues x et y. Cette équation possè-                                                  quoi le premier peut être rendu public
     de une infinité de solutions, mais c’est                                                 et accessible à tous, sans compromettre
     loin d’être évident: dans la plus petite                                                 la sécurité du second.
     d’entre elles, x est un nombre de                                                            Tout comme leurs collègues infor-
     206 545 chiffres ! Le cheptel mons-                                                      maticiens ou cryptologues, les physi-
     trueux d’Archimède dépasse ainsi ce                                                      ciens ont désormais de bonnes raisons
     qu’on pourrait rencontrer dans la cos-           Les nombres de Fermat croissent         pour ne plus confiner leur attention à
     mologie la plus ambitieuse. Dans les         d’ailleurs très rapidement, et ce n’est     des nombres de la taille de la constante

10   M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
Photodisc

            d’Avogadro. En effet, la mécanique           plus de barrières pratiques que théori-           Des profondeurs des cavernes aux espaces
                                                                                                           sidéraux, les jeux de la représentation fascinent
            quantique, théorie fondamentale qui          ques. L’ordinateur quantique ferait le            l’humanité depuis toujours. Ici Taureau de Lascaux
            décrit le comportement de la matière et      bonheur des disciples de Fermat et                et la nébuleuse de la Tête de cheval.
            des particules élémentaires, et qui se       d’Euler, et provoquerait une révolution
            trouve donc à mille lieues en apparence      en informatique et en physique théori-            bécois Gilles Brassard fut un des pion-
            du problème de la factorisation, vient de    que, tout en plongeant la cryptographie           niers.) Le développement de l’informa-
            jeter sur ce problème une lumière sur-       dans le désarroi en rendant obsolète le           tique quantique représente certes un
            prenante. Le célèbre physicien améri-        cryptosystème RSA. (On peut s’attendre            beau défi pour le nouveau millénaire.
            cain Richard Feynman a proposé de            d’ailleurs à ce que ce désarroi ne soit que       Gageons que les cryptologues, les infor-
            construire un ordinateur qui exploite-       temporaire, grâce aux cryptosystèmes              maticiens, les physiciens et les arithmé-
            rait les propriétés des particules élémen-   quantiques dont le mathématicien qué-             ticiens sauront s’unir pour le relever ! ▲
            taires, telles que décrites par le modèle
            quantique, pour effectuer certains cal-
            culs avec une rapidité prodigieuse. Ré-         POUR EN SAVOIR PLUS
            ussite la plus spectaculaire de la nouvel-      BENNETT, C. H., BRASSARD, G. et EKERT, A. K., « Quantum cryptography » ,
            le science de l’informatique quantique,           Scientific American, octobre 1992, p. 50-57.
            l’algorithme de Peter Shor permettrait la       HELLMAN, Martin, Les mathématiques de la cryptographie à clef révelée, coll. « Les ma-
            factorisation — impossible dans la pra-          thématiques aujourd’hui » . Éditions pour la science S.A.R.L., Paris, 1984, p. 119-128.
            tique par des méthodes classiques — de          La Recherche, « L’Univers des nombres » , hors série no. 2, août 1999.
            nombres de plusieurs centaines de chif-         POMERANCE, Carl. La recherche des nombres premiers, coll. « Les mathématiques
                                                              aujourd’hui » . Éditions pour la science S.A.R.L., Paris, 1984, p. 85-96.
            fres, en admettant qu’un ordinateur
                                                            VARDI, Ilan, « Archimedes’ Cattle Problem » , American Math. Monthly, vol. 105, no.
            quantique puisse un jour être construit,          4, 1998, p. 305-319.
            ce qui pour l’instant semble présenter

                                                                                                         M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0                    11
Deux surfaces dans un espace quadri-dimensionel
                                                                                                représentant un système dynamique. On les voit
                                                                                                ici après projection dans l’espace usuel à trois
                                                                                                dimensions. Image fournie gracieusement par le
                                                                                                Geometry Center, University of Minnesota.

                                                                                                vent plus riches qu’on ne le pensait.
                                                                                                Ainsi s’offrent aux mathématiciens des
                                                                                                mondes nouveaux qui leur sont donnés
                                                                                                avec des cartes provenant des explora-
                                                                                                teurs physiciens, marquées des lieux qui
                                                                                                recèlent les plus grandes richesses et
                                                                                                d’indications plus ou moins précises
                                                                                                pour y accéder. Si cela a tant d’intérêt
                                                                                                pour nous, mathématiciens, c’est que
                                                                                                ces nouveaux mondes s’intègrent sou-
                                                                                                vent parfaitement dans l’univers mathé-
                                                                                                matique et fournissent quelquefois les
                                                                                                chaînons manquants dans la résolution
         Mathématique                                                                           de problèmes qui existent indépendam-
                                                                                                ment de la physique.

                                                                                                Le paradigme de la relation mathé-
          et physique:                                                                          matiques-physique: les équations
                                                                                                différentielles Jusqu’à la fin du XIX
                                                                                                siècle, la relation entre mathématiques
                                                                                                                                          e

                                                                                                et physique s’élabore autour d’un objet
                 DUALITÉ ET RÉSONANCES                                                          mathématique qui joue un rôle
                                                                                                fondamental dans les deux disciplines:
     FRANÇOIS LALONDE                             l’expérimentation suit, depuis les pre-       les équations différentielles. En gros, les
                                                  mières lunettes de Galilée, une tradition     deux tiers de l’activité des mathémati-
     La relation qui s’est bâtie au cours         de génie technologique, alors que la          ciens, du XVIIIe jusqu’au milieu du XXe
     des siècles entre les mathématiques          physique théorique suit, depuis les lois      siècle, sont absorbés dans la résolution
     et la physique est l’un des événe-           de Newton, un esprit qui est très proche      de ces équations. En physique, les équa-
     ments les plus significatifs de l’his-       des mathématiques pures. La tension           tions différentielles occupent une place
     toire des sciences. C’est cet ensemble       entre ces pôles est complexe, elle fait       prépondérante puisqu’elles expriment la
     qui s’est imposé comme modèle des            intervenir aujourd’hui de plus en plus        dynamique des phénomènes physiques
     sciences, jusqu’à devenir un paradigme       les mathématiques appliquées et l’infor-      d’une manière qui permet de faire des
     de toute science, à tort ou à raison.        matique.                                      prédictions.
         Cette relation a été et continue             Du point de vue des mathématiques,            Les équations différentielles consti-
     d’être d’une fécondité inouïe. Elle est      cette relation est tout aussi féconde. Les    tuent le grand travail de Newton, toute
     mutuellement profitable: elle apporte à      mathématiques constituent une science         son œuvre peut être interprétée de ce
     la physique un cadre conceptuel qui suit     qui a ses objets, ses méthodes, ses grands    point de vue. Alors qu’est-ce que c’est,
     une démarche a priori indépendante de        problèmes, bref elles sont animées d’une      et pourquoi est-ce important ? La chose
     l’expérience, démarche dont les princi-      vie et d’un dynamisme propres; or la re-      capitale est qu’il n’y a pas en physique
     pes sont de nature mathématique. Si,         lation avec la physique ouvre aux ma-         d’action instantanée à distance. Autre-
     pour faire image, on envisage la physi-      thématiques des champs entiers juste-         ment dit, tout ce qui se transmet dans le
     que comme le résultat du va-et-vient in-     ment et précisément parce que « la réali-     monde d’un lieu à un autre — bref tout
     cessant entre théorie et expérience, la      té dépasse la fiction » . C’est en étant      ce qui bouge ! — doit se propager de
     valeur de la physique se mesure à la ri-     forcée par le réel à envisager des théories   proche en proche suivant des lois locales
     chesse de chacun de ces pôles et à la vi-    a priori farfelues (relativité, mécanique     qui ne font intervenir que la variation
     gueur de leur rapport. Or, ce qui semble     quantique, etc.) que la physique fait         d’une quantité et ce, en fonction de la
     être la grande force de la physique, c’est   émerger de nouvelles mathématiques,           variation d’autres quantités au cours
     que ces deux pôles reposent sur des ba-      qui apparaissent bientôt aux mathéma-         d’un instant aussi bref que l’on veut et
     ses solides et pourtant très différentes:    ticiens comme des objets sensés, sou-         dans un lieu aussi petit que l’on veut.

12   M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
En conséquence, pour comprendre ces           corde, en chaque temps, au-dessus de            sa topologie) et les solutions des équa-
phénomènes, il suffit de comprendre les       chaque point d’une ligne horizontale fic-       tions différentielles. C’est, par exemple,
relations entre ces variations infinitési-    tive et fixe. L’étude du phénomène con-         le cas de l’équation des ondes à la surfa-
males (en jargon mathématique, ces va-        duit alors à lier entre elles les variations    ce de l’eau, qui est l’analogue bidimen-
riations sont des différentielles, d’où le    infinitésimales de la fonction au cours         sionnel de l’équation de la corde vibran-
nom d’équation différentielle pour dési-      du temps ou de l’espace. Toujours dans          te. Un exemple simple de cette relation
gner ces relations) et puis de compren-       le cas de la corde vibrante, il se trouve       nous est donné en considérant une
dre comment résoudre ces équations, ce        que l’équation différentielle exprime que       membrane plane dont le contour a une
qui signifie trouver l’allure générale du     l’accélération verticale de chaque point        forme quelconque, qui n’est pas néces-
phénomène considéré au cours du               de la corde est proportionnelle au degré        sairement un cercle. Utilisant cette mem-
temps et dans tout l’espace. Cette secon-     de concavité de la corde en ce point. Du        brane comme tambour, les sons pro-
de étape, celle de la résolution, est pure-   point de vue du calcul différentiel, ceci       duits refléteront les modes de vibration
ment mathématique, à condition bien           signifie que la dérivée seconde de la           de la membrane. Or ceux-ci sont les so-
sûr de connaître la géométrie de l’espace     fonction par rapport au temps doit être         lutions d’équations différentielles qui
dans lequel le phénomène a lieu.              proportionnelle à la dérivée seconde de         dépendent seulement de la géométrie de
                                              cette même fonction par rapport cette           l’espace considéré, c’est-à-dire de la for-

    Donc, se donner une équation diffé-       fois à l’espace. Voilà exactement ce que        me du contour de la membrane. On
rentielle, c’est se donner un phénomène       sont les équations différentielles: l’art de    trouve donc une relation entre les har-
dynamique qui se déploie dans un              déduire le phénomène général à partir de        moniques produites par un espace,
espace et dont on comprend générale-          son comportement local.                         d’une part, et la géométrie de cet espace,
ment la nature localement. Il peut s’agir         Les équations différentielles consti-       d’autre part (relation bien connue puis-
du mouvement que suivront deux planè-         tuent ainsi l’essence de la prédiction: ré-     qu’elle est à la base de la diversité des
tes ou plus qui se frôlent sans se toucher    soudre une telle équation, c’est pouvoir        instruments de musique...). Le lecteur
(en supposant connues leur positions,         prédire pour n’importe quel temps futur         peut se plaire à imaginer combien cette
vitesses et masses au départ de l’action),    toutes les caractéristiques intéressantes       relation devient plus intéressante quand
ou du mouvement que suit une corde vi-        d’un phénomène physique, par exemple            l’espace cesse d’être lié aux contraintes
brante dont les extrémités sont fixées, ou    la position et la vitesse d’une comète.         de notre monde sensible, et que l’on ex-
encore, de la façon dont se diffusera la      Elles sont donc fondamentales en physi-         plore des espaces de dimension plus
chaleur à partir d’une source sur une         que (d’ailleurs aussi bien en mécanique         élevée qui présentent de riches struc-
plaque métallique dont on connaît la          quantique que classique), comme elles le        tures géométriques: la musique que les
conductivité, l’épaisseur, etc. Dans tous     sont en économie ou en biologie.                mathématiciens entendent est sublime !
les cas, il faut d’abord caractériser le          Mais elles sont également fonda-            Il est bien dommage que seuls les
phénomène à l’aide d’une fonction: par        mentales en mathématiques pour des              mathématiciens puissent assister à ces
exemple, dans le cas d’une corde vibrant      raisons moins évidentes. Il se trouve en        concerts.
dans un plan avec les bouts fixés à           effet qu’il existe une magnifique relation,
gauche et à droite de l’observateur, la       étroite et profonde, entre la forme géné-       Un coup d’œil sur le XXe siècle
fonction recherchée est la hauteur de la      rale d’un espace (qu’on appelle souvent         L’étude des harmoniques correspondant

                                                                                             M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0            13
à un espace géométrique s’est poursuivie
                           e
     tout au cours du XX siècle. Elle a don-
     né lieu à de grandes découvertes parce
     qu’elle met en correspondance deux
     mondes mathématiques bien différents:
     celui de la géométrie différentielle et ce-
     lui de l’analyse pure. Le premier s’occu-
     pe de la forme générale des espaces
                                                     La complexité
     courbes de dimension quelconque et se                     UNE INCURSION DES
     trouve en fait proche de la physique                   MATHÉMATIQUES DANS LES
     classique et relativiste. Le second est               LOGICIELS DE L’INFORMATIQUE
     intimement lié aux problèmes de la
     mécanique quantique. La toute dernière
     découverte dans cette direction date de
     quelques années à peine: on vient en
     effet de s’apercevoir que la physique
     quantique des noyaux lourds des atomes
     fait apparaître des énergies dont les
     patterns ressemblent en tous points à
     ceux de la fonction zeta de Riemann,
     bien connue des mathématiciens depuis
     150 ans. Cette fonction fait l’objet de la
     plus ancienne des grandes conjectures
     des mathématiques, dont la résolution
     donnerait enfin la clé du problème de la
     distribution des très grands nombres
     premiers (voir l’article de Henri
     Darmon). Grâce à cette relation qui
     tombe du ciel, les mathématiciens espè-
     rent parvenir à réaliser un pas décisif
     vers la solution de cette conjecture,
     prévue pour la première décennie du
     nouveau millénaire. ▲
                                                   PIERRE MCKENZIE                               connu et immédiatement visible, ses
                                                                                                 aspects mathématiques le sont moins.
        POUR EN SAVOIR PLUS                        La révolution informatique consti-            La logique, la combinatoire, les proba-
        CIPRA, Barry, « A Tale of Two              tue probablement le plus grand                bilités ou l’algèbre sous-tendent pour-
          Theories » , What’s Happening in         événement technologique du XXe                tant le développement, entre autres, de
          the Mathematical Sciences ? , vol.3,     siècle. Elle n’est pas terminée: les possi-   l’intelligence artificielle et de l’algorith-
          American Mathematical Society,
          1996, 14-25.
                                                   bilités théoriques de progrès sont encore     mique, dont l’objet est la réalisation de
                                                   loin d’être épuisées, et on peut s’atten-     logiciels qui permettent de résoudre des
        CIPRA, Barry, « You Can’t Always
          Hear the Shape of a Drum » ,             dre à ce que l’informatique modifie           problèmes complexes en suivant la
          What’s Happening in the Mathe-           encore profondément notre mode de vie         démarche mathématique la plus efficace
          matical Sciences ?, vol. 1, American     au cours des vingt ou trente prochaines       possible. La recherche opérationnelle,
          Mathematical Society, 1993, 13-
          16.
                                                   années.                                       domaine auquel s’intéressent les mathé-
        EKELAND, Ivar, Le calcul, l’imprévu,
                                                       Bien que l’aspect technologique de        maticiens, les ingénieurs et les informa-
          Paris, Éditions du Seuil, 1984.          l’informatique, le hardware, soit bien        ticiens, se définit ainsi comme l’applica-
                           •
        Les deux articles de la série What’s       In memoriam Dr Léon L’Heureux, Ph. D. Eng. (Johns Hopkins), décédé à Ottawa
        Happening in the Mathematical Sci-         le 23 novembre 1999, à l’âge de 80 ans. Originaire de Gravelbourg en Saskatchewan,
        ences ? seront disponibles en français à   le docteur L’Heureux, alias Happy, a travaillé de 1949 à 1977 au sein du ministère
        l’Institut des sciences mathématiques
        à partir de septembre 2000.
                                                   canadien de la Défense, occupant de 1969 à 1977 la présidence de son Conseil de
                                                   recherches. Il fut président de l’Acfas en 1969, après plusieurs années de dévouement
                                                   au sein de l’Association.

14   M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0
La gestion optimale des flottes d’avion des
                                                                                                 grandes lignes aériennes fait intervenir un très
                                                                                                 grand nombre de paramètres. On doit tenir
                                                                                                 compte de l’ordre des destinations à desservir,
                                                                                                 des multiples règlements de sécurité aérienne,
                                                                                                 des conventions collectives des employés, etc.

apprivoisée                                                                                      Avec le nombre de pilotes, d’avions et de
                                                                                                 destinations en jeu, on imagine aisément la
                                                                                                 taille des problèmes de NP qu’il faut traiter.
                                                                                                 Image fournie gracieusement par Bombardier.

                                                                                                 Voici de quoi il s’agit. Exemple: Afin
                                                                                                 de réclamer l’ordinateur que vous venez
                                                                                                 de gagner à l’occasion d’un tirage au
                                                                                                 sort, vous devez répondre sans aide à
                                                                                                 une question d’ordre mathématique.
                                                                                                 On vous demande de calculer, au choix,
                                                                                                 le produit ou la somme des deux nom-
                                                                                                 bres suivants: 7 292 et 6 723. Évidem-
                                                                                                 ment, la somme est bien plus facile à
                                                                                                 calculer. 7 292 + 6 723 donne 14 015.
                                                                                                     Mais était-ce réellement moins com-
                                                                                                 pliqué de calculer le total des deux nom-
                                                                                                 bres plutôt que de les multiplier ? Et
                                                                                                 peut-on quantifier la difficulté relative
                                                                                                 de ces deux opérations ? La somme, la
                                                                                                 comparaison et le produit de simples
                                                                                                 chiffres de 0 à 9 peuvent être considérés
                                                                                                 comme des opérations élémentaires.
                                                                                                 Dans l’exemple précédent, chacun des
                                                                                                 nombres comptait quatre chiffres. Pour
                                                                                                 les additionner, on a dû calculer d’abord
                                                                                                 2 + 3, puis 2 + 9, 2 + 7 et 7 + 6, et faire
                                                                                                 quelques opérations supplémentaires
                                                                                                 pour tenir compte des retenues. Au to-
                                                                                                 tal, ce calcul représente environ huit
 tion de techniques mathématiques à la           nécessaires à leur résolution. Ainsi, on        opérations. On constate alors qu’envi-
 résolution de problèmes présentés à l’or-       peut prévoir le temps de calcul, la             ron 2 × n opérations élémentaires sont
 dinateur.                                       quantité de mémoire, le nombre de               requises pour effectuer la somme de
     L’une des questions les plus passion-       processeurs, etc., nécessaires pour résou-      deux nombres entiers de n chiffres
 nantes du XXe siècle est la détermina-          dre un problème. Dans tous les cas, le          simples. Pour sa part, la méthode
 tion du degré de complexité d’un                défi ultime est le même: démontrer              habituelle de multiplication de deux
 problème. Ceci permet de classifier les         mathématiquement qu’aucune méthode              nombres entiers de n chiffres requiert
 problèmes de calcul les plus divers en          ne peut utiliser moins de ressources que        un nombre d’opérations élémentaires
 fonction de la lourdeur des algorithmes         la meilleure méthode connue.                    beaucoup plus grand, soit un nombre
                                                                                                 au moins proportionnel à n × n, c’est-à-
  t(n)
    --- taille 25               taille 50              taille 100           taille 200           dire le carré de n, noté n 2. Par exemple,
                                                                                                 pour multiplier 7292 par 6723, on de-
  n     0,025 microseconde      0,05 microseconde      0,1 microseconde     0,2 microseconde
                                                                                                 vrait déjà multiplier chacun des chiffres
  n2    0,625 microseconde      2,5 microsecondes      10 microsecondes     40 microsecondes
                                                                                                 de 7292 par 3, puis par 2, puis 7, puis 6
  n5    9,7 millisecondes       0,3 seconde            10 secondes          5 minutes
    n                                                        11                   41             et finalement additionner tous les nom-
  2     33 millisecondes        13 jours               4 x 10 siècles       5 x 10 siècles
                                                                                                 bres obtenus.
   Ici la taille représente le nombre de symboles (par exemple, des chiffres de 0 à 9) requis        Si nous adoptons comme mesure de
   pour présenter un problème à l’ordinateur. Horizontalement, on donne la complexité de
      l’algorithme résolvant ce type de problème. À une taille et une complexité données         difficulté du calcul à réaliser le nombre
     correspond dans le tableau le temps de calcul que prendra un ordinateur réalisant un        d’opérations élémentaires requises, le
     milliard d’opérations à la seconde. Ainsi, par exemple, le produit de deux nombres de
     100 chiffres selon la méthode habituelle de multiplication requiert 10 microsecondes.
                                                                                                 produit est-il plus compliqué que la

                                                                                                M AT H É M AT I Q U E S A N 2 0 0 0                 15
Vous pouvez aussi lire