Care, corona et travail social - AvenirSocial
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Point fort Care, corona et travail social Relancé par la pandémie de COVID-19, le débat sur le care vient questionner le travail social en tant que profession et discipline. Texte : Barbara Thiessen, directrice de l’Institut de recherche sur le changement social et la cohésion (IKON)
13 ActualitéSociale | Octobre 2021 Point fort Le COVID-19 nous a appris à repenser nos prio- le droit légal à l’accueil de jour pour enfants ou rités. Face à une pandémie mettant la santé en par les niveaux de soins. En résumé, les diffé- péril, des éléments de notre quotidien considé- rentes manières d’organiser le care peuvent être rés comme immuables – comme la vie publique, désignées en tant que régimes de care (cf. Ös- les événements culturels et sportifs ainsi que la terle, 2014). mobilité individuelle – sont devenus secon- Dans les recherches comparatives sur daires. Les établissements d’enseignement ont l’État-providence, il est apparu clairement que dû fermer, même le secteur économique a dû les régimes de care conservateurs, qui reposent accepter des restrictions. En revanche, la vente largement sur la division sexuée du travail et la de biens essentiels ainsi que toutes les profes- responsabilité familiale, sont en crise depuis sions liées au social et à la santé ont été consi- plusieurs décennies déjà. Cela s’explique en dérées comme revêtant une importance systé- grande partie par le fait que l’augmentation du mique. La notion de « care » (les termes de nombre de femmes sur le marché du travail a « soins » et de « sollicitude » sont également conduit à des lacunes en matière de soins à do- employés comme synonymes), qui n’était micile, qui n’ont pas été suffisamment comblées connue, depuis plusieurs décennies, que des par l’État. À cela s’ajoute qu’il n’y a pas davan- études genre et de certains domaines des Celleux qui travaillent dans les ménages sciences sociales (Thiessen, 2020), est désormais fréquemment utilisée, y compris dans la sphère politique publique. Le lien entre les différentes privés n’ont généralement ni sécurité activités de soins dispensées par des privé·e·s, des bénévoles et des professionnel·le·s est de sociale suffisante ni salaire adéquat. venu évident : par exemple, lorsqu’un·e aide- soignant·e annonce à l’établissement pour per- tage d’égalité en ce qui concerne la division du sonnes âgées qui l’emploie qu’iel ne pourra pas travail domestique. En Allemagne, en Autriche, travailler parce que l’école de ses enfants a été en Suisse et dans des pays comparables, la fermée en raison de la pandémie. Toutefois, le femme au foyer, qui était la ressource en matière care en tant que système reste encore trop peu de care, a été remplacée par des soignant·e·s compris, et ce aussi dans le travail social. travaillant 24 heures sur 24, du personnel de ménage, des nounous et des jeunes au pair du Qui, quoi, comment ? monde entier, qui travaillent dans les ménages Joan Tronto et Berenice Fisher définissent le privés généralement sans sécurité sociale suffi- care de façon très large, à savoir comme « une sante ni salaire adéquat (pour la Suisse : voir activité générique qui comprend tout ce que Schilliger, 2015). nous faisons pour maintenir, perpétuer et répa- La crise du care s’est encore aggravée en rai- rer notre monde, de sorte que nous puissions y son de l’économisation du social, qui ne cesse vivre aussi bien que possible. Ce monde com- de gagner du terrain en Europe depuis les an- prend nos corps, nous-mêmes et notre environ- nées 1990 afin de soulager les budgets publics. nement, que nous cherchons à relier en un ré- Les prestations de l’État-providence ont été ou- seau complexe, en soutien à la vie » (Fisher/ vertes au marché privé et à la génération de Tronto, 1990, p. 40). Le travail du care est intégré profits. Cette situation a contribué à une ratio- dans les différents concepts nationaux d’État-pro- nalisation du travail du care. L’organisation ra- vidence, qui – pour le dire de manière quelque tionnelle, la documentation et la rhétorique is- peu simplifiée – sont d’orientation soit libérale, sue du management de la qualité dominent conservatrice ou sociodémocrate (cf. Esping-An- aujourd’hui dans les domaines du care, ce qui dersen, 1990). Ces orientations déterminent la découle d’une concurrence accrue entre les pres- manière dont s’articulent les pratiques privées tataires, et ce aussi dans le domaine du travail de care, les aides provenant des institutions so- social. Sur le plan conceptuel, l’accent est mis sur ciales et les offres du marché. Elles déterminent l’employabilité individuelle plutôt que sur le dé- également dans quelle mesure les soins sont veloppement des capacités à gérer le quotidien fournis par le marché, l’État, le voisinage, des et la constitution de communautés locales. Les bénévoles ou des professionnel·le·s. Les activités services de care doivent être fournis en priorité de care sont organisées différemment selon les à celleux qui sont utiles. sociétés : elles sont réglementées par des lois, réservées à des professions, laissées au bénévo- Aggravation de la crise lat ou attribuées aux familles. Par ailleurs, elles En 2020, une pandémie s’ajoute à la crise du sont définies économiquement, par exemple par care. Les domaines du social, de l’éducation et
de la santé n’avaient pas les ressources néces- en charge par les organismes de financement. saires, que ce soit matérielles ou en personnel, Par rapport à la pandémie de coronavirus, Aulen- pour faire face à cette situation. On ne peut pas bacher (2020) relève également que les subven- encore prévoir quelle sera l’offre de prestations tions économiques sont bien plus élevées que après la pandémie. Avant même que la pandé- les investissements publics dans le social, qu’il y mie ne se déclare, l’augmentation du nombre de ait importance systémique ou non. prestataires privé·e·s et l’introduction, dans le domaine du travail social, de modèles de finan- Protester au lieu d’applaudir C’est donc le moment et l’occasion de souli- gner à nouveau le caractère indispensable du La charge accrue en personnel travail du care et la valeur du social pour la col- n’est guère perçue de l’extérieur et ses lectivité. Dans le monde entier, on assiste à des protestations et à des initiatives qui, sans sur- coûts ne sont généralement pas pris prise, émanent de milieux syndicaux en tant que revendications de mouvements féministes et en charge par les organismes de s’inscrivent dans le contexte des études genre. financement. Dans une prise de position, les auteur·rice·s de l’initiative Care.Macht.Mehr (www.care-macht- mehr.com), à laquelle participent des scienti- cement axés sur la demande ont conduit, d’une fiques d’Autriche, de Suisse et d’Allemagne, ont part, à une augmentation des emplois atypiques posé les premières orientations de travail pour et précaires et, d’autre part, à une réduction de un « grand nettoyage » visant à réorganiser le la qualité des services (Candeias, 2008). care sur la base de résultats de recherches inter- La charge accrue en personnel pour le travail disciplinaires et transnationales. D’une part, il mené dans les établissements d’aide aux jeunes, s’agit d’intégrer le care dans les processus de avec les sans-abri et les personnes souffrant de planification économiques et sociopolitiques. dépendances ainsi que de maladies psychiques, Cela signifie que, pour toute mesure politique, dans le domaine de la protection contre la vio- les effets sur les personnes qui assument la res- lence et par les services de conseil (par exemple, ponsabilité du care, qui exercent des activités de en matière d’endettement ou en cas de conflit care ou qui ont besoin du care devraient être lié à la grossesse) n’est guère perçue de l’exté- considérés comme une dimension à prendre rieur, et les coûts ne sont généralement pas pris obligatoirement en compte dans les décisions.
15 ActualitéSociale | Octobre 2021 Point fort D’autre part, il s’agit de redéfinir les services d ’intérêt général Littérature comme tâche publique. D’autres thèmes concernent les Aulenbacher, B. (2020) : Covid-19 – Warnzeichen oder systèmes de rémunération dans les professions du care, les Weckruf ? Über die Sorglosigkeit des Kapitalismus und die modèles de temps de travail, les liens systématiques entre « Systemrelevanz » der Sorge. In : Schmidinger, T. ; Weiden- care privé et public ainsi que des questions relatives à la holzer, J. (éds.). Virenregime. Wie die Coronakrise unsere numérisation et les droits de participation des destinataires. Welt verändert. Befunde, Analysen, Anregungen. Wien. Un autre exemple est le Care Manifesto britannique, qui pré- bahoe books, pp. 394-400 sente des analyses critiques du capitalisme avec des propo- sitions concrètes pour une prise en compte systématique du Candeias, M. (2008) : Prekarisierung und prekäre Soziale care dans l’économie, la politique et la communauté. La table A rbeit. In : Spatschek, C. ; Arnegger, M. ; Kraus, S. ; Mattner, ronde australienne Work + Family Roundtable (www.workand- A. ; Schneider, B. (éds.). Soziale Arbeit und Ökonomisierung : familypolicyroundtable.org), qui regroupe plus de 30 scien- Analysen und Handlungsstrategien. Berlin et al. Schibri- tifiques de 18 universités et instituts de recherche, a publié Verlag, pp. 94-110 en décembre 2020 un agenda politique pour un nouveau Esping-Andersen, Gøsta. 1990. Three Worlds of Welfare contrat social prévoyant de redéfinir l’emploi rémunéré et le Capitalism. Princeton, NJ: Princeton University Press. travail du care dans une perspective critique du genre. Fisher, B. ; Tronto, J. (1990) : Toward a Feminist Theory of Double chance pour le travail social Caring. In : Abel, E. ; Nelson, M. (éds.) : Circles of Care : Pour le travail social en tant que discipline et profession, Work and Identity in Women’s Lives. Albany, pp. 35-62 ces initiatives représentent une double chance tout en consti- Österle, A. (2014) : Care-Regime in den neuen EU-Mitglieds- tuant une tâche : le débat (international) sur le care – renforcé taaten. In : Aulenbacher, B. ; Riegraf, B. ; Theobald, H. (éds.) : par la pandémie de coronavirus – s’est intensifié et a donné Sorge : Arbeit, Verhältnisse, Regime. Soziale Welt. lieu à la mise en réseau d’associations professionnelles et Sonderband 20. Baden-Baden. Nomos, pp. 363-378 spécialisées, d’initiatives politiques liées à la migration, aux Schilliger, S. (2015) : Globalisierte Care-Arrangements in femmes et à la question queer, de groupes de soutien, de Schweizer Privathaushalten. In : Nadai, E. ; Nollert, M. (éds.), syndicats, de projets scientifiques et de citoyen·ne·s. Ainsi, Geschlechterverhältnisse im Post-Wohlfahrtsstaat. avec le care comme ligne directrice, des questions centrales Weinheim. Beltz Juventa, pp. 154–175 qui touchent aussi de manière importante le travail social en tant que profession et discipline sont négociées. Si les asso- Thiessen, B. (2020) : Impulse der Care-Theorien für die ciations et groupes représentant le travail social y participent sozialarbeitswissenschaftliche Geschlechterforschung. et s’expriment clairement, les préoccupations centrales du Zum Zusammenhang von Lebenswelt, Care und Geschlecht. domaine peuvent être relayées dans ces alliances, et l’atten- In : Rose, L. ; Schimpf, E. (éds.), Sozialarbeitswissenschaft- tion du public peut être utilisée pour traiter sur le long terme liche Geschlechterforschung. Opladen. Budrich, pp. 57-74 les dysfonctionnements et problèmes sociaux de manière solidaire et pour améliorer les conditions dans la profession et la discipline du travail social. •
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