Échappées artistiques - #84 Fév. 2023

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Échappées artistiques - #84 Fév. 2023
#84
Fév. 2023
            BULLETIN NATIONAL SANTÉ MENTALE ET PRÉCARITÉ

                           Échappées
                           artistiques
Échappées artistiques - #84 Fév. 2023
Gwen Le Goff                                                    Natacha Carbonel
Directrice adjointe de la revue Rhizome                        Assistante de rédaction de la revue Rhizome
Orspere-Samdarra                                               Orspere-Samdarra

                                                                                                Osons créer

       es expressions artistiques nous          services comme objets de médiation, à tra-     pour autant avoir une valeur artistique à
       invitent à porter une attention par-     vers des supports d’écriture, de musique,      leurs yeux. Construire des cabanes en bois
       ticulière à ce qui nous entoure, à nos   de danse, de peinture ou même de street-       qui mesurent plusieurs mètres de hauteur
expériences sensibles et à leurs pouvoirs.      art. D’autres peuvent être animés par des      uniquement avec de la corde, installer
                                                artistes ou des intervenants divers, sans      plus d’une centaine de moulins à vent et
Penser l’environnement                          que la finalité soit a priori thérapeutique.   de carillons sur un vélo, habiller et recou-
pour prendre soin                               Il importe alors de favoriser l’expression     vrir totalement des objets avec des bouts
La création artistique trouve aujourd’hui       et la créativité des personnes qui y par-      de tissus noués et des pelotes de laine,
sa place dans les interstices du soin, sur      ticipent, de donner de la résonance à des      créer des fusils et des Spoutniks à partir
les murs des unités de l’hôpital et dans la     voix tues, invisibilisées ou dominées. Les     de matériaux de récupération… Bienvenue
conception architecturale même des lieux.       personnes valorisent ainsi leur pouvoir        dans le monde de l’art brut.
Ouvrir des institutions auparavant fermées      d’agir, souvent mis à mal, notamment dans
et intentionnellement cou-                                                                                 Les travaux artistiques ins-
pées de la cité transforme                                                                                 crits dans ce courant nous
et mêle les espaces ainsi                                                                                  invitent à prolonger la
que leurs usages : on peut                                                                                 réflexion sur la reconnais-
se rendre dans un hôpital                                                                                  sance de l’art. Si l’histoire
psychiatrique pour assis-                                                                                  de l’art brut est liée à celle
ter à un échange avec une                                                                                  de l’institution asilaire,
metteuse en scène en amont                                                                                 la reconnaissance de ces
d’une représentation théâ-                                                                                 œuvres va bien au-delà des
trale, à une exposition ou                                                                                 murs de l’hôpital. Celui-ci se
encore à un parcours d’ins-                                                                                définit plus aisément par ce
tallations interactives,                                                                                   qu’il n’est pas – ni un mouve-
comme pour (se) soigner.                                                                                   ment, ni une école, ni même un
L’hospitalité du lieu s’in-                                                                                style –, il représente l’art de
carne ainsi dans son ouver-                                                                                l’exclusion, de l’enfermement,
ture, une continuité entre                                                                                 de la précarité ou encore des
l’extérieur des enceintes et                                                                               marges. L’art brut a indénia-
ce qui se passe en son sein.                                                                               blement participé à dépasser
L’architecture et l’organisa-                                                                              des modes de hiérarchisation
tion même de ces espaces, la                                                                               entre ce qui serait légitime et
couleur des murs, la lumino-                                                                               ce qui ne le serait pas dans le
sité d’une pièce, le mobilier,                                                                             domaine de l’art. Il ne serait
la présence ou non d’élé-                                                                                  plus question de se conformer
ments naturels, décoratifs                                                                                 à une modalité de production
ou artistiques peuvent être                                                                                d’œuvres quelles qu’elles
questionnés : participent-ils d’un prendre      des situations de vulnérabilité ou de pré-     soient, mais plutôt de faire advenir sa
soin ? Présumer que le design, l’esthétique     carité. Les productions sont alors générale-   singularité, d’exprimer une sensorialité
et l’art ont une place légitime dans ces        ment diffusées et exposées. L’écho social et   ou sensibilité particulière ou encore de
lieux participe à modifier la perception        politique participe d’une reconnaissance       sublimer une expérience douloureuse.
de ces espaces et des personnes qui s’y         du travail accompli. Ce qui participe au
trouvent.                                       rétablissement ne se détermine pas a           À titre individuel, la création représente un
                                                priori, mais bien plutôt en situation, par     moyen de s’émanciper, de libérer sa parole,
Se rétablir par                                 les personnes directement concernées plus      elle permet de sortir des assignations et
l’expression artistique                         que par les intervenants au regard de leur     d’accéder à un autre statut, d’être lu, vu
Que disent nos créations de nous ? Que lais-    cadre d’exercice.                              ou entendu. L’expression artistique peut
sons-nous transparaître à travers elles ? La                                                   aider les personnes à tenir lorsqu’elles sont
création artistique peut-elle nous relier       Combattre les assignations                     confrontées à des épreuves de vie. Elle est
à notre intériorité et, par conséquent,         Si, pour certaines personnes, atteindre        aussi une manière de donner à voir et faire
l’exprimer ? Quand il s’agit d’art-thérapie     le statut d’artiste est l’œuvre de toute       entendre d’autres sensibilités, d’autres
ou d’ateliers thérapeutiques à vocation         une vie, pour d’autres, bénéficier de cette    voix, des expériences singulières au détour
artistique, la finalité est annoncée et la      reconnaissance arrive de manière fortuite.     d’une page tournée, d’une bande dessinée,
considération esthétique n’est pas cen-         Ainsi, certaines œuvres dévoilent l’uni-       d’un mur graffé ou d’un podcast murmuré…
trale. Certains ateliers s’invitent dans les    vers particulier de leurs créateurs sans
Échappées artistiques - #84 Fév. 2023
Carine Delanoë-Vieux Directrice du lab-ah
Laboratoire de l’accueil et de l’hospitalité du GHU Paris psychiatrie & neurosciences — Docteure, laboratoire Approches contemporaines
de la création et de la réflexion artistique (EA 3402 Accra) — École doctorale des Humanités (ED 520) — Université de Strasbourg

L’hospitalité en chantier,
art et design à l’hôpital public

            la fin des années 1990, début de la crise             contradiction avec la vocation d’hospitalité de l’hôpital
                                                                                                                                 1 Nardin, A. (2004).
            morale, financière et institutionnelle quasi          et appellent l’ensemble de la communauté hospitalière          Introduction.
            permanente de l’hôpital public, les minis-            à se mobiliser pour qu’elle soit restaurée. Il en va de son    Architecture, hôpital
tères de la Culture et de la Santé élaborent un pro-              devenir, comme le souligne Lazare Benaroyo, docteur en         et art contemporain
                                                                                                                                 (p. 20) [Actes du
gramme national dédié à l’action culturelle dans les              médecine : « L’art et la culture à l’hôpital nous rappellent
                                                                                                                                 colloque - CHRU
hôpitaux. Est-ce l’émergence d’un objet politique de              qu’en tant qu’institution publique, ce dernier est avant
                                                                                                                                 de Lille, 2004,
compensation et de rééquilibrage d’un hôpital dont le             tout un monde de valeurs et qu’il ne pourra répondre aux       novembre 25 et 26].
poids technologique et technocratique devient insou-              défis scientifiques, techniques, de santé publique et
                                                                                                                                 2 Foster, H. (2019).
tenable, comme le suggère Anne Nardin lorsqu’elle                 de société qu’en continuant à s’appuyer sur les valeurs
                                                                                                                                 Design et crime.
évoque que « la dimension culturelle peut s’installer             d’accueil, de solidarité et d’hospitalité 4. »                 Éditions Les prairies
dans les vides – nombreux – de cet hôpital hypertechno-           Dans ce contexte, comment l’art et la culture sont-ils         ordinaires.
logique, comme dans l’attente d’un rééquilibrage, voire           intégrés à l’hôpital comme ressources et comme dis-
                                                                                                                                 3 « La misère
d’une réparation1 » ? L’art se trouve-t-il requis de porter       positions en capacité d’apporter leur contribution à la        symbolique est la
assistance à une pratique de la sollicitude que chacun            mise en œuvre pratique et au quotidien d’une éthique           perte d’individuation
appelle de ses vœux en convoquant la philosophie du               de l’hospitalité ?                                             qui résulte de la perte
« care », mais qui ne s’incarne plus suffisamment dans la                                                                        de participation à
                                                                                                                                 la production de
relation de soins ?                                               Culture et santé,
                                                                                                                                 symboles. » Stiegler, B.
Le design se retrouve-t-il à l’hôpital dans la cohorte            les limites d’une politique publique                           (2013). De la misère
des conséquences de la libéralisation de l’hôpital                Revenons à la politique publique interministérielle            symbolique (p. 25).
public en tant qu’élément d’augmentation du capital               « Culture et Santé » qui a légitimé l’ouverture de voies       Flammarion.
de marque d’une institution soudainement mise en                  nouvelles pour l’art et la culture vers les établisse-         4 Benaroyo, L. (2016).
concurrence avec, entre autres, le secteur sanitaire              ments de santé, puis médico-sociaux. Les ambitions             L’art et la culture à      3
privé, conformément à la critique développée par Hal              successives et cumulatives des politiques cultu-               l’hôpital, un enjeu
Foster2, critique d’art ?                                         relles, depuis l’éducation populaire comme levier              éthique ? Bulletin
                                                                                                                                 des médecins suisse,
                                                                  d’émancipation de l’après-guerre jusqu’à la récente
                                                                                                                                 97 (34), 1169-1170.
Nous aimerions soutenir qu’il n’en est rien. Que l’art et         déclaration des « droits culturels », ont créé les diffé-
le design peuvent être invités à l’hôpital dans ce qu’ils         rentes couches d’humus desquelles cette convention
ont de plus irréductibles comme puissance de question-            nationale est née. Dans les années 1990, à la suite
nement et, de plus, désintéressés sur le plan politique           de ses différents engagements, le ministère de la
et économique. Au demeurant, peu d’œuvres à l’hôpital             Culture et de la Communication se trouve doublement
sont produites au nom de la singularité de leur auteur ou         asphyxié par l’importance de ses investissements
de la sécession qu’elles opèrent dans l’histoire de l’art,        pour la démocratisation culturelle et par l’élargisse-
et encore moins en raison de leur valeur commerciale.             ment des domaines de son intervention en faveur de
C’est en réalité une histoire à bas bruit de nombreux             la démocratie culturelle. Les politiques interminis-
concepteurs et créateurs qui agissent frugalement,                térielles sont alors développées et tentent de trouver
investissant le sens humaniste et social de leur enga-            de nouvelles voies pour la démocratisation culturelle
gement. C’est une histoire à bas bruit de professionnels          en allant chercher les publics là où ils sont, mais éga-
hospitaliers militant pour rappeler que le sens de leur           lement de partager les charges de ces politiques avec
pratique et de leur vocation est plus culturel que tech-          d’autres ministères.
nique. C’est une histoire à bas bruit d’usagers qui savent
que leur rétablissement dépend aussi de leur sensibilité,         Ainsi, le texte du programme national « Culture et
de leurs émotions, de leur créativité, au cœur même de            Santé », signé en 1999 puis renouvelé et élargi en
la contrainte imposée par la maladie.                             2010, affirme un certain nombre de partis pris issus
                                                                  de l’action culturelle et du développement cultu-
Toutefois, quelle que soit la qualité des individus qui se        rel qui ont contribué à le positionner durablement
dévouent à l’hôpital, les forces d’assèchement de l’es-           à l’hôpital en dehors des lisières de l’art-thérapie,
pace hospitalier sont profondément incrustées dans                d’une part, et de l’animation occupationnelle, d’autre
les dogmes budgétaires, les procédures pullulantes, les           part. Sa pierre angulaire réside dans la notion de
cadres de management verticaux, les rapports de pouvoir           jumelage entre établissements sanitaires et struc-
et de territoire en silos, la peur de l’autre, y compris des      tures culturelles autour de projets conçus et réali-
usagers encore trop souvent tenus à l’écart malgré des            sés en commun. Ces partenariats se sont révélés très
avancées réelles. Ces phénomènes génèrent souvent des             féconds, car ils ont permis aux hôpitaux de s’ados-
milieux hospitaliers dont la « misère symbolique3 » et            ser sur les compétences de montage de projets, les
esthésique fait obstacle au prendre soin, au rétablisse-          réseaux artistiques et les ressources de diffusion de
ment et à l’émancipation des personnes. Ils sont alors en         leur binôme culturel. Les référents culturels hospi-

                                                               BULLETIN DE RHIZOME ÉCHAPPÉES ARTISTIQUES
Échappées artistiques - #84 Fév. 2023
taliers devenaient, quant à eux, les fils d’Ariane pour                    du système de santé, dans une visée d’amélioration de
                               les artistes intervenant dans le labyrinthe organisa-                      la qualité de l’exercice des métiers du soin et de l’ex-
                               tionnel et professionnel de l’hôpital.                                     périence des usagers. Nous constatons, à l’instar des
                                                                                                          auteurs de l’étude sociologique de 2020 conduite en
                               En prenant appui sur les centaines d’expériences                           Aquitaine, que « l’Institution ne semble pas impactée
                               conduites dans les établissements sanitaires et médico-                    par ces projets qu’elle tend à maintenir à la marge 7».
                               sociaux des vingt dernières années, nous pourrions                         L’art reste exogène au fonctionnement de l’hôpital et à
    5 Les trois évaluations    croire que l’État reconnaît le rôle que joue la culture                    sa stratégie. Il n’impacte pas le management, ni les poli-
    régionales sont :          dans les politiques hospitalières et les stratégies de                     tiques publiques de santé, ni les outils, ni les protocoles
                               santé publique. Pourtant, l’absence totale d’évaluation                    de l’hôpital, sauf de manière fugace à l’occasion de la
    Herreros, G. (2004).       à l’échelle du programme permet d’en douter. Les poli-                     mise en œuvre d’un projet. C’est dans le pli même de cette
    Les petites liaisons       tiques croisées « Culture et Santé » se sont donc dévelop-                 limite que ce programme ouvre la voie au design hos-
    Culture-Hôpital.           pées sur le territoire national de manière très inégale                    pitalier, un design actuellement expérimenté par deux
    Variations sur le          en fonction de la conviction des acteurs de terrain et de                  laboratoires d’innovation culturelle par le design en
    vital, Lyon. Rapport       la sensibilité des fonctionnaires concernés, particuliè-                   France : la fabrique de l’hospitalité aux hôpitaux univer-
    d’évaluation du            rement des responsables des directions régionales des                      sitaires de Strasbourg et le lab-ah au groupe hospitalier
    dispositif Culture et
                               affaires culturelles (Drac) et des agences régionales de                   universitaire (GHU) Paris psychiatrie & neurosciences.
    Hôpital Rhône-Alpes
                               santé (ARS). Ainsi, cette initiative se trouve confron-
    de 2002 à 2004 [initié
                               tée au paradoxe selon lequel l’État lui apporte bien un                    De l’art au design, du questionnement à
    par l’agence régionale
                               cadre politique et financier sans pour autant la pro-                      la visée projective
    de l’hospitalisation et
                               mouvoir, l’animer et se donner les moyens de l’évaluer.                    Le design ne se confond pas avec l’art dans sa fonction
    la Drac Rhône-Alpes
                               Ce constat est partagé par les auteurs des trois évalua-                   fondamentale. Il ne manque pas de réinterroger l’exis-
    - document inédit].
                               tions régionales dont nous avons connaissance5. Ces                        tant, mais il le fait dans une visée projective et maté-
    Laboratoire Modys.
                               derniers analysent la disjonction entre le système des                     rialisée d’amélioration de l’habitabilité du monde et de
    Ruby, C. (2009).           valeurs annoncées, le système organisationnel concret                      la vie quotidienne de tous. Le design à l’hôpital met en
    La condition post-         et le manque de pilotage global de l’État.                                 œuvre ses potentialités propres de production centrées
    hospitalière, re-penser                                                                               sur les usages et les usagers, et s’inspire de la philoso-
    l’hôpital sous la          Des effets de l’art sur la santé                                           phie du design social héritée du manifeste du designer
    condition de la culture.   et de ses limites sur les structures                                       Victor Papanek 8, soucieux du bien-être écologique et
    Rapport Drac-ARS           L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a pour sa part                   social des humains.
    Nord-Pas-de-Calais         mis en œuvre en 2019 une large étude qui conclut aux                       En effet, discipline majeure de notre temps, il se trouve
    [document inédit].
                               effets bénéfiques de l’art pour la santé, tant physique                    pris dans de nouveaux engagements qui ne consistent
    Langeard, C., Liot, F.     que mentale, des usagers, à partir de l’analyse des élé-                   plus seulement à rendre le monde plus habitable, mais
4   et Montero, S. (2020).     ments de preuve tirés de 900 publications du monde                         aussi à rendre la vie plus digne. Cela passe notamment
    Culture & Santé :          entier6. Les impacts évalués concernent aussi bien la                      par la dignité des conditions d’existence, la valorisation
    vers un changement         prévention que la santé publique, l’autonomie des usa-                     de la place de chacun dans le monde, l’estime de soi et
    des pratiques et des       gers atteints de maladies complexes et chroniques,                         la considération des autres, la justice et le sentiment
    organisations.             la qualité de la relation entre usagers et soignants,                      de sécurité.
    Éditions L’Attribut.       la qualité d’expérience tant des usagers que des soi-                      Son objet est de mettre en œuvre les espaces et les
                               gnants, les chances de rémission, le rétablissement, la                    conditions de conception, associant toutes les parties
    6 Fancourt, D. et
                               déstigmatisation de la maladie et du handicap dans la                      prenantes d’une problématique autour de l’analyse et
    Finn, S. (2019). Health
                               société, l’inclusion des plus vulnérables dans le droit                    de la projection de dispositifs matériels en soutien à
    Evidence Network
    synthesis report 6.
                               commun. L’étude montre comment, tout au long de la vie,                    l’habitabilité des milieux et de la dignité des personnes.
    What is the evidence on
                               du stade gestatif jusqu’aux derniers jours, les arts ont
    the role of the arts in    une influence positive sur la santé.                                       Le design d’hospitalité9 prolonge le travail de question-
    improving health and                                                                                  nement des valeurs de l’hôpital, déjà initié par l’action
    well-being?                Le rapport souligne que plusieurs pays envisagent                          artistique, tout en disposant d’un potentiel de transfor-
    A scoping review.          sérieusement la possibilité pour les médecins de pres-                     mation des structures et des environnements de santé
    World Health               crire – au-delà du champ strict de l’art-thérapie – des                    plus opérationnels. Mieux accepté par le corps insti-
    Organization.              activités artistiques et culturelles. En conséquence, ce                   tutionnel, car moins exogène en raison de sa logique
                               rapport de l’OMS apporte des données probantes sur la                      de résolution de problème, il pourrait permettre de
    7 Langeard, C., Liot,
                               légitimité de l’intégration de l’art et de la culture dans                 repenser largement les processus de conception et de
    F. et Montero, S.
                               les politiques de santé publique et de l’offre de soins.                   production des milieux de soins à l’aune de la matériali-
    (2020). (p. 92).
                               En France, ces actions ont, malgré tout, trouvé la force                   sation de l’hospitalité. Encore faudra-t-il qu’il conserve
    8 Papanek, V. (2021).      d’exister et de croître à l’hôpital grâce au militantisme, à               la dimension libertaire attachée à sa part de création
    Design pour un             la conviction et à la solidarité de toutes ses parties pre-                qui le différencie profondément des méthodes d’innova-
    monde réel. Les            nantes. Elles ont capitalisé aujourd’hui des approches,                    tion managériale dites de « design thinking ». Les modes
    presses du réel.           des méthodes, des processus, des connaissances expé-                       opératoires de l’art et du design sont donc à la fois dif-
                               rientielles et théoriques qui pourraient constituer des                    férents, complémentaires et intriqués. Nous appelons à
    9 Delanoë-Vieux, C.
                               ressources pour que l’hôpital instaure son véritable être                  poursuivre de manière plus ambitieuse les expérimenta-
    (2022). Art et design :
    instauration artis-
                               au monde qui est celui de l’hospitalité.                                   tions, les transmissions, les recherches dans ce domaine
    tique, entre hostilité                                                                                indissociable de la vie, de la santé et de l’hospitalité.
    et hospitalité des lieux   Pour autant, si les interventions artistiques posent des
    de soins et habitabi-      questions, ouvrent des possibles, déplacent des lignes,
    lité du monde [thèse       génèrent une qualité d’expérience exceptionnelle, rien
    de doctorat]. Univer-      ne permet d’affirmer qu’elles participent à des trans-
    sité de Strasbourg.        formations durables à l’échelle institutionnelle, voire

                                                              BULLETIN DE RHIZOME ÉCHAPPÉES ARTISTIQUES
Échappées artistiques - #84 Fév. 2023
1 Davila, T. (2018).    Jean-Philippe Pierron Professeur de philosophie, directeur de la chaire Valeurs du soin
De l’inframince.
Brève histoire de
                        Université de Bourgogne
l’imperceptible de
Marcel Duchamp à
nos jours (p. 30-31).

                        Ce que l’architecture
Éditions du regard.

                        fait au soin et inversement

                        P
                                   arler d’art et de soin, et les penser ensemble,                Rendre habitable cette tension vise à ne pas ignorer que
                                   serait-il obscène ? Comment, en effet, vouloir                 les espaces-temps de la plainte que sont les hôpitaux,
                                   faire, sinon du beau, du moins de l’art, avec de               au sens large, auxquels répliquent les normes, sont aussi
                        l’effroyable, de la souffrance et de la maladie ? S’il y a                des espaces-temps où l’humanité tend à se déchiffrer,
                        une obscénité, c’est celle qui associe, en une alliance                   sachant la plainte et la souffrance. C’est ce que main-
                        trouble et équivoque, le pathétique et le pathologique,                   tiennent, vibrantes, les formes.
                        le plaisir et la souffrance. Car il y a une dissonance entre
                        la dimension pathétique de l’esthétique, avec son défer-                  Le défi des architectures hospitalières est bien là :
                        lement de sollicitations sensibles qui suspend l’action                   soutenir, par la portance des lieux, la possibilité de la
                        d’un côté, et, de l’autre, la dimension pathologique de                   rencontre et une forme d’attention. Il s’agit, pour elles,
                        l’humain écrasé par la maladie, sa souffrance et sa chro-                 de ne pas rajouter de la peine à la peine en renforçant,
                        nicité qui, elle, appelle l’action. Mais peut-être que les                par la stigmatisation, l’enfermement, la mise à l’écart
                        arts sont l’occasion pour les soignants de se redire que                  et l’éloignement ou, par une imagerie stéréotypée, les
                        sous leur science et technique biomédicales se cache                      espaces-temps du travail de soin. Le défi est encore plus
                        un art des égards qui prend soin ? Et suggérera-t-on que                  exigeant, si l’on veut faire de l’architecture un soin. Il
                        l’architecture hospitalière en témoigne ?                                 s’agit d’une opération qui consiste à défaire l’hôpital
                                                                                                  de cette imagerie toute faite qui institue une manière
                        Cet art des égards n’est pas de l’art au sens des beaux-                  de dévisager la maladie dans le malade, pour faire l’hos-
                        arts distinguant des pratiques spécifiées (peinture,                      pitalité.
                        sculpture, dessin…). Il pointe la disposition sous-jacente
                        qui les soutient, à savoir une expérience esthétique,                     On sait, on sent, très vite, trop vite qu’on est à l’hôpi-
                        une épreuve sentie (pathique) du monde que l’artiste                      tal. Le poids curatif de la machine à guérir impose ses
                        et le soignant auraient alors en partage. Elle serait une                 normes et son souci de la maîtrise et du sécurisé. Cela        5
                        esthétique de la rencontre en amont du pathologique                       concerne la taille et l’ouverture des fenêtres, l’exclu-
                        pour les soins ou du pathétique pour les arts. Nous plai-                 sion des autres êtres vivants que les humains au nom de
                        derons pour cette hypothèse. Ces questions, les soins                     l’hygiène, le travail sur la lumière ou une forme d’esprit
                        dits « somatiques » les ont travaillées. Ils montrent, plus               géométrique plaqué sur la vie hospitalière. Cet espace
                        que l’analogie, la parenté profonde entre le geste de soin                de soin qu’est l’hôpital est saturé de théories matéria-
                        dans le tact et l’esthétique du tact en musique ou en                     lisées, qu’il s’agisse de l’espace intime de la chambre
                        sculpture, par exemple. Mais, plus particulièrement, c’est                (de la rampe d’oxygène au lit médicalisé) ou des espaces
                        à eux que nous nous intéresserons, l’architecture et le                   partagés (avec leurs clôtures de prévention des errances,
                        design de l’espace les ont faits leurs. Dans cet esprit, le               des suicides ou des intrusions…). Ce faisant, il encourt le
                        soin spatial ou un care architectural se concevront-ils                   risque sinon de la stigmatisation, du moins de l’identi-
                        comme cette forme d’attention à l’inframince (l’à peine                   fication de ceux qui fréquentent ce lieu à la représenta-
                        perceptible qui représente une différence infime et                       tion que les imaginaires sociaux se font de ce qui s’y vit :
                        singularisante)… qui ouvre à une transformation, à une                    le mourant en unité de soins palliatifs (USP), le dément
                        extension de notre capacité à percevoir, par déblocage                    ou le « légume » en établissement d’hébergement pour
                        de toutes les identités, fixées, de toutes les répétitions                personnes âgées dépendantes (Ehpad), le fou à l’asile, le
                        qui enferment, qui enchaînent1 ?                                          cancéreux au pôle d’oncologie…

                        Défaire l’hôpital pour faire hospitalité :                                Aussi, porter une attention à l’architecture et au design,
                        la dialectique du sécurisé et du                                          non seulement comme ce qui vient honorer le cahier des
                        sécurisant                                                                charges, souvent très lourd, d’un programme, s’envisage
                        Dans le soin du monde, cultivant moins une culture                        dans la façon d’installer un processus, de mettre du
                        de l’aménagement que du ménagement, l’architecture                        jeu dans les évidences. En résistant à la domination du
                        occupe une place singulière. Entre concept et concep-                     programme pour laisser sa place à la possibilité d’une
                        tion, matérialisations de théories via le bâti, les établis-              forme de contingence, de surprise, de jeu avec l’espace
                        sements humains vivent d’une tension entre la norme et                    – entendu dans sa dimension de jeu jouant ( playing ) –,
                        la forme. La norme tire du côté des contraintes de pro-                   l’architecture n’est plus seulement un décor, un cadre
                        grammation qui s’imposent, extrêmement nombreuses,                        ou l’élaboration d’un local. Elle ouvre un espace en
                        notamment concernant les enjeux sanitaires. La forme,                     formation. Elle active un milieu par et avec lequel
                        de son côté, ouvre ce que la norme vient fermer, activant                 déployer des liens soutenants. Elle active de possibles
                        l’intention sensible qui les soutient, à savoir la visée de               suscitations. Elle fait exister des déplacements qui
                        l’hospitalité. L’architecture hospitalière est travaillée et              deviennent des chorégraphies, suscitant des troubles
                        tend à rendre habitable cette tension, évitant l’excès de                 dans les évidences. Soudain, l’espace identifiable peut
                        la norme invivable et le prestige de la forme inadaptée.                  devenir invitation à un parcours de la reconnaissance

                                                          BULLETIN DE RHIZOME ÉCHAPPÉES ARTISTIQUES
Échappées artistiques - #84 Fév. 2023
2 Voir la séance du        mutuelle. Dans et par cette instabilité maintenue, un                      des contextes objectifs de soin désignés comme tels
    17 juin 2021 du            espace pour de possibles chorégraphies libératrices                        (l’hôpital, l’Ephad, l’USP…), mais aussi des « milieux » au
    séminaire du Lab-ah        se déploie. Prenons des exemples. La façade de l’hôpi-                     sens de Kurt Goldstein. Envisager l’architecture comme
    « Violence et contrainte
    en psychiatrie – que
                               tal Saint-Joseph-Saint-Luc à Lyon défait l’hôpital pour                    une clinique des milieux permet que le sécurisant et le
    peut le design ? ». Site   qu’il devienne un bâtiment intriguant. « Où est-on ? »                     sécurisé s’y déploient comme une dialectique, et non
    du groupe hospitalier      y redevient une question possible. La possibilité d’y                      une dichotomie. Le souci de sécuriser (via le discours
    universitaire.
                               entrer, avant le contrôle sécurité (du plan Vigipirate,                    de la commande et du cahier des charges) l’emporte trop
    3 Voir le projet de        de la Covid-19), par une galerie d’art fait du visiteur non                souvent sur celui d’être sécurisant. L’architecture des
    Sophie Larger,
                               plus un visiteur de malade, mais d’œuvres d’art, lavant                    espaces de soins, s’ils veulent être soignants, déplace la
    artiste et designer,
    et de Vincent              son regard avant de rencontrer, comme une œuvre, le                        focale de la dimension décorative d’un beau lieu de soin
    Lacoste, chorégraphe,      visage du malade. Travailler sur de grandes ouvertures                     vers la question du type de relations entre soignants et
    organisant un bal en       pour voir la vie depuis son lit ou inventer des percées                    soignés – sur fond de milieu – qu’elle permet. En quel
    Ehpad, initiant par-là,
                               poétiques de vols d’oiseaux en inox sur les murs de l’unité                sens et comment l’architecture hospitalière permet-elle
    un espace individuant.
    « Senior mobile-Espace     hospitalière spécialement aménagée (UHSA) du centre                        la rencontre sans laquelle le soin n’est plus, n’est pas
    de réappropriation         hospitalier Le Vinatier (Lyon-Bron) convoque la rêverie                    possible, devient alors la question centrale.
    par la danse » (Ehpad      de l’évasion et le droit de rêver comme un soin sécuri-
    Alquier-Debrousse,
    Paris, novembre 2020).
                               sant, soutenant chacun dans sa consistance de sujet.                       Trois points d’attention peuvent ainsi être retenus :
                               De même, en design d’espace2, dans des unités de soins                      a Comment faire en sorte que soignants et soignés
                               psychiatriques infantiles, remplacer les portes sécuri-                    ne soient pas seulement convoqués une fois le projet
                               sées avec leurs barreaux ou leur blindage par de grands                    architectural achevé, mobilisant moins le déploiement
                               ballons accueillant en leurs formes sphériques tout en                     d’un programme que l’accompagnement d’un processus
                               permettant un contrôle visuel et la confrontation à des                    où la réception est une étape postérieure à sa création
                               textures molles et résonantes prend soin du souci de                       ou cocréation ?
                               « veiller sur » là où dominait un surveiller.
                                                                                                           b En quel sens l’architecture peut-elle être un amplifi-
                               L’architecture : un art des égards au                                      cateur des conditions de la rencontre de soin, permettant
                               service d’un soin de l’attention                                           d’identifier les conditions d’une relation thérapeutique ?
                               Une conception bien pauvre de l’art le pensera d’une                       Comment la dureté des matériaux et des structures sou-
                               indéfendable légèreté devant l’insoutenable pesan-                         tient-elle, plutôt qu’elle n’inhibe, la durée vécue ? En
                               teur que la maladie et la souffrance apportent à l’exis-                   quoi consiste la traversée, pour une histoire de vie, d’une
                               tence humaine. Certes, l’art ouvre en imagination ce                       chronique de la maladie longue ? Si l’espace hospitalier
                               que la souffrance, dans la circularité de la plainte,                      est investi par une rationalité instrumentale qui déploie
                               vient clore. Mais si l’art, bien plus et davantage qu’un                   une culture du programme et du protocole, il tend à être
6                              superficiel décor, s’envisageait comme un art des                          un espace très codifié, dominé par une intelligence spa-
                               égards des établissements humains à l’attention de                         tiale laissant peu de chance à la surprise, irréductible, à
                               celui qui vient, précisément, s’établir et peut-être « se                  la mauvaise surprise. Une poétique de l’espace peut, en
                               rétablir » ? Et si l’architecture, en travaillant à une                    installant de la contingence, travailler à une esthétique
                               esthétique de la rencontre, était justement le lieu de                     de la rencontre. Elle permettrait à des relations de se
                               recueil et d’accueil du soin, ce qui contribuerait à être                  déployer, en tentant d’investir et de faire exister des
                               une des conditions du soin ?                                               espaces interstitiels. En effet, dans un espace maîtrisé/
                                                                                                          métrisé, où toute mobilité est possiblement dévisagée
                               Parce que la maladie affecte la possibilité de se tenir                    comme un danger (risque de chute, crainte de l’errance
                               là, debout comme terrestre, altérant cette puissance                       pour le désorienté) et non envisagée comme une capa-
                               d’agir qui se déploie dans nos déambulations spatiales,                    cité, l’enjeu est d’autoriser la possibilité pour ceux qui
                               il importe de soutenir cette capacité spatiale. La psy-                    vivent cet espace d’exprimer des stratégies spatiales. Il
                               chiatrie a ceci de singulier que sa clinique (klinê) ne                    s’agit d’accompagner et de soutenir un style spatial leur
                               s’exerce pas au lit du malade, mais au cœur de la maladie,                 permettant d’expérimenter leurs risques (s’autoriser à
                               affectant une manière de se conduire/se tenir spatiale-                    être assis par terre…) et, sans prétention ou parfois avec
                               ment. La maladie abime l’être au monde, le dépeuplant.                     attention, de déployer leur capacité à ouvrir l’espace, à
                               Le soin travaille à le rendre habitable pour et avec celui                 l’inaugurer en le chorégraphiant3.
                               qui traverse un enduré de la maladie – et l’endurance, en
                               ces matières, n’est pas secondaire. Il le tente par le lan-                 c  L’architecture, si elle est de l’espace où l’on cho-
                               gage, des théorisations de la maladie et des techniques                    régraphie la relation de soin, est aussi du temps. S’y
                               de soin, mais aussi par des arts de l’espace qui sont des                  questionne comment, au long des jours, s’apprivoise,
                               formes d’attention.                                                        s’approfondit la cohabitation et un temps traversés
                                                                                                          ensemble dans une dimension non seulement indivi-
                               Il est assez commun, ça l’est même trop, d’envisager la                    dualisée, mais individuante.
                               place de l’architecture du point de vue des usagers non
                               comme un soin, mais comme le décor du soin. Elle relè-                     On peut donc, l’architecture en témoigne, concevoir des
                               verait d’une dimension décorative, plaisante ou pitto-                     alternatives aux cultures de l’isolement en ayant, par
                               resque, c’est-à-dire comme d’un arrière-plan sur le fond                   une esthétique de l’attention, soutenu le sens soignant
                               duquel le soin pourrait vraiment avoir lieu. Il est moins                  de l’apaisement.
                               courant de l’envisager du point de vue des soignants,
                               se demandant ce que l’art fait aux soignants et aux soi-
                               gnés dans le réveil, la révélation du soin comme arts des
                               égards. Avec l’architecture, la question se déplace. Elle
                               travaille des espaces-temps qui déploient non seulement

                                                              BULLETIN DE RHIZOME ÉCHAPPÉES ARTISTIQUES
Échappées artistiques - #84 Fév. 2023
Anne Brun Professeure de psychopathologie et psychologie clinique
                            Université Lumière Lyon 2

                            Les médiations
                            thérapeutiques

                            L
1 Milner, M. (1998                  Les médiations thérapeutiques artistiques        thérapie psychanalytique, mais ils peuvent enclen-
[1955]). Le rôle de                 sont des dispositifs de soin organisés autour    cher une dynamique de symbolisation qui a une portée
l’illusion dans la                  d’un médium malléable1 qui, en plus d’être un    thérapeutique certaine. C’est pourquoi ils se situent
formation du symbole.
                            matériau, représente toujours indissociablement à la     plutôt dans la filiation de Hans Prinzhorn3, précurseur
Revue française de
psychanalyse. Dans          fois la matière et le clinicien, présentant et repré-    du recours à la médiation artistique, qui a proposé une
B. Chouvier (dir.),         sente le matériau du médium. L’intérêt de ces média-     théorie de la Gestaltung, soit une conception dyna-
Matière à                   tions thérapeutiques consiste à nous donner à voir       mique du développement des formes artistiques dans
symbolisation,
art, création et
                            une matérialisation, une                                                              une perspective plus esthé-
psychanalyse (p. 29-59).    concrétisation de la vie          L’INTÉRÊT DE CES MÉDIATIONS                         tique que psychologique.
Delachaux et Niestlé.       psychique dans ce médium           THÉRAPEUTIQUES CONSISTE                            Cette psychologie de la mise
2 Brun, A., Chouvier,       malléable.                              À NOUS DONNER À VOIR                          en forme se fonde sur la pul-
B. et Roussillon, R.        Les dispositifs de soin                 UNE MATÉRIALISATION,                          sion d’expression, différente
(2019 [2013]). Manuel
                            classiques ou standards                UNE CONCRÉTISATION DE                          de la pulsion freudienne. La
des médiations
thérapeutiques. Dunod.      ont fait preuve de leur                 LA VIE PSYCHIQUE DANS                         pulsion expressive, définie
                            efficacité thérapeutique,                CE MÉDIUM MALLÉABLE                          comme le besoin de créer des
3 Prinzhorn, H.
                            mais ils présentent des                                                               formes, est envisagée par
(1984 [1922]).
Expressions de la folie.    limites quand il s’agit de travailler, par exemple, avec Hans Prinzhorn comme autothérapeutique en deçà de
Dessins, peintures,         des pathologies lourdes ou une antisocialité grave. Il   tout cadre thérapeutique. Cette théorie de la Gestal-
sculptures d’asile.
                            s’agit alors de proposer des dispositifs cliniques plus  tung est donc une théorie de la créativité qui ne se
Gallimard.
                            adaptés, susceptibles de traiter la destructivité des    réfère pas à la théorie freudienne de l’inconscient.
4 Brun, A., Chouvier, B.    patients en souffrance avec la symbolisation. L’ori-
et Roussillon, R.
(2019 [2013]).
                            ginalité du cadre de ces médiations thérapeutiques       Les groupes de médiations thérapeutiques artistiques
                            artistiques consiste à permettre aux patients en dif-    sont au contraire fondés sur les fondamentaux des psy-                    7
5 Kaës, R. (2000 [1976]).
                            ficulté majeure avec la symbolisation d’engager des      chothérapies psychanalytiques4, c’est-à-dire l’associa-
L’appareil psychique
groupal : constructions     processus de symbolisation spécifiques par la mise       tivité et le transfert. Ils mobilisent d’abord une écoute
du groupe. Dunod.           en jeu de leur sensorialité et de leur motricité dans    spécifique qui passe par l’attention portée à d’autres
                            la confrontation à un médium.                            formes d’associativité que l’associativité verbale : le
                                                                                     clinicien va engager, dans les médiations thérapeu-
                            Les dispositifs artistiques de                           tiques, une extension de sa capacité d’écoute à la prise
                            médiation à création et les                              en compte du langage sensorimoteur et se centrer sur
                            dispositifs artistiques de médiations                    l’associativité propre au langage du corps et de l’acte,
                            thérapeutiques                                           l’associativité sensorimotrice. Ces dispositifs mettent
                            Dans nos écrits sur les médiations thérapeutiques au     aussi en jeu différentes formes de transferts, sur les
                            centre de recherches en psychopathologie et psycho-      thérapeutes, le groupe, l’objet médiateur et le cadre.
                            logie clinique à Lyon2, nous proposons de différencier   Ils prennent en compte les processus spécifiques
                            deux types principaux de dispositifs aux enjeux fon-     mobilisés par l’appareil psychique groupal5.
                            damentalement différents, bien que le travail à partir
                            d’un médium malléable soit leur principe commun : les    Ces groupes thérapeutiques d’expression sont donc
                            dispositifs artistiques de médiation à création et les   fermés ou semi-ouverts, les productions ne sont pas
                            dispositifs artistiques de médiations thérapeutiques.    exposées et restent dans l’intimité du groupe. Ils
                            Les groupes de médiation à création se présentent        permettent d’interroger la dynamique psychique
                            souvent comme « ouverts » et certains donnent lieu       sous-jacente au travail du médium malléable. Les
                            à des expositions de productions. Ils peuvent être       dispositifs de médiations thérapeutiques sont donc
                            animés par des infirmiers, des soignants – psycho-       nécessairement animés ou supervisés par des profes-
                            logues ou non –, ou par des artistes – plasticiens ou    sionnels de la psychologie.
                            musiciens –, sans formation à la psychologie clinique.
                                                                                                   Mise en place du cadre-dispositif
                            Ces cadres-dispositifs de médiations à création ne                     et du processus de médiation
                            sont en effet ni fondés sur l’exploitation du transfert                Les médiations thérapeutiques artistiques sont des dis-
                            ni sur une interprétation des processus à l’œuvre, mais                positifs précieux pour traiter des patients en difficulté
                            leurs enjeux concernent un accompagnement du travail                   avec le langage verbal, car l’attention du clinicien se
                            des productions ainsi qu’une centration sur la capacité                focalisera sur la façon dont le registre corporel et sen-
                            de créer et de transformer des formes. Il s’agit essen-                soriel se déploie au sein du cadre thérapeutique. Quelles
                            tiellement d’activer un processus de mise en forme et                  qualités sensorimotrices, quels instruments, quelles
                            de figuration. Ces ateliers à création ne relèvent donc                techniques, quels matériaux du médium les patients uti-
                            pas d’une pratique directement référée à la psycho-                    lisent-ils pour le travail de leur production ?

                                                            BULLETIN DE RHIZOME ÉCHAPPÉES ARTISTIQUES
Échappées artistiques - #84 Fév. 2023
Comment évolue toute cette dynamique sensorimo-                           d’une pétrification du processus au sens d’une impos-
                              trice pour chaque patient et pour le groupe ? Pour                        sible transformation.
                              pouvoir donner du sens, le clinicien prendra alors
                              en compte le langage du corps et de l’acte dans son                       Cette première étape consiste la plupart du temps,
                              associativité, au fil de chaque séance, mais aussi de                     notamment chez les patients enfants ou adultes dans
                              l’ensemble des séances.                                                   une problématique psychotique, à figurer ce que
                                                                                                        Donald Winnicott6 nomme des « agonies primitives »,
                              Dans ce contexte, il s’agit principalement de laisser les                 expériences si catastrophiques que le sujet, écrit-il,
                              patients utiliser à leur gré l’ensemble du matériel mis                   « se retire de sa subjectivité ». Le sujet se retire donc
                              à leur disposition. Ceux-ci choisissent leur matériel                     de lui-même, il se coupe de son expérience subjective
                              et leurs techniques, ces dernières pouvant éventuel-                      pour ne pas éprouver ces expériences de souffrance
                              lement leur être présentées, mais l’expérience montre                     extrême, sans issue, sans représentation et sans fin.
                              qu’un patient ne se saisit jamais d’une technique si                      Les agonies primitives sont des terreurs de liquéfac-
                              elle ne lui permet pas de travailler un aspect de sa                      tion, de morcellement, de néantisation, de désintégra-
                              problématique.                                                            tion qui anéantiraient le sujet s’il les éprouvait, donc
                                                                                                        le sujet se retire de lui-même pour pouvoir survivre.
                              Une écoute de l’associativité des                                         C’est la raison pour laquelle Donald Winnicott dit que
                              formes ou associativité formelle                                          ces expériences sont non encore advenues, non encore
                              Notre écoute clinique est vectorisée par le travail d’un                  éprouvées, non encore intégrées dans la vie psychique.
                              matériau artistique comme la peinture, le modelage…                       Cet auteur a souligné que les agonies primitives se
                              Il s’agit donc aussi d’écouter le langage des formes                      répètent jusqu’à ce qu’elles puissent être intégrées.
                              qui émergent dans le travail du médium. Ces formes                        L’enclencheur de symbolisation dans les médiations
                              correspondent à des sensations, à des mouvements,                         thérapeutiques est d’abord un processus de retourne-
                              et c’est la dynamique d’émergence et de transforma-                       ment passif/actif selon lequel le patient présentifie
    6 Winnicott, D. W.        tion de ces formes sensorimotrices qui apparaît au                        ses vécus agonistiques, mais en les infligeant active-
    (2000 [1989]).
                              cœur du processus thérapeutique dans un groupe à                          ment au médium dans sa matérialité.
    La crainte de
    l’effondrement et         médiation. La rencontre avec un médium sensoriel,
    autres situations         dans sa concrétude, réactualise pour le patient des                       Ce qui se répète de façon compulsive et souvent lassante
    cliniques. Gallimard.
                              expériences sensorimotrices et affectives qui vont se                     pour les cliniciens, ce sont des expériences traumatiques
    7 Brun, A. (2019          mettre en forme dans les productions et dans les liens                    de rencontre avec l’objet qui se sont inscrites dans le
    [2007]). Médiations       au groupe. Ces formes sensorimotrices correspondent                       langage premier des éprouvés sensorimoteurs et qui
    thérapeutiques et
    psychose infantile.
                              à des expériences subjectives enregistrées au niveau                      immobilisent le processus de transformation des formes.
    Dunod.                    des sensations et reproduites comme des impressions                       Ces formes sensorimotrices racontent non seulement
8                             sensorielles qui traversent le patient.                                   l’histoire de la rencontre avec l’objet, mais aussi celle des
    8 Brun, A et
    Roussillon, R. (2021).    Toutefois, comment écouter les processus de trans-                        défenses mises en place pour lutter contre le retour de
    Jeu et médiations         formation de ces formes sensorimotrices au fil du                         ces agonies primitives : par exemple se geler, se liquéfier,
    thérapeutiques.           travail thérapeutique dans le travail d’un matériau                       se pétrifier, exploser…
    Évaluer et construire
    les dispositifs de soin   artistique comme la peinture, la terre, mais aussi dans                   Comment initier dans le travail thérapeutique un pro-
    psychiques. Dunod.        la médiation écriture ou dans les médiations corpo-                       cessus de transformation de ces « formes, sensations,
                              relles comme la danse ?                                                   mouvements » selon une formulation de René Roussillon ?
                              En médiation peinture ou modelage, voici des exemples
                              d’émergence de formes sensorimotrices :                                   On constate que ce sont les réponses des cliniciens qui
                                                                                                        vont enclencher pour les patients une dynamique de
                              un corps se liquéfie,                                                     transformation de ces formes. Les cliniciens utilisent
                                                                                                        beaucoup le langage du corps, la mimogestualité et la
                              ça s’efface
                                                                                                        théâtralisation avec différentes modalités de reprise
                              « un appui s’effondre »
                                                                                                        intersubjective par accordages, partages d’affect,
                              un trou aspire ou encore                                                  théâtralisations, transpositions sensorielles et dia-
                              « feuille peau trouée                                                     logues sensorimoteurs7, ainsi que par des relances de
                              ou percée ou arrachée »                                                   jeux typiques8.
                              ça se disperse
                              ça colle                                                                  Évaluation qualitative des
                                                                                                        dispositifs groupaux de médiations
                              ça s’effrite
                                                                                                        thérapeutiques
                              ça s’écrase
                                                                                                        Je vais maintenant aborder l’actualité récente de nos
                              ça s’étire
                                                                                                        recherches sur les groupes à médiation dans notre
                              ça barbote                                                                centre de recherche à Lyon. Ces recherches se sont
                                                                                                        engagées, en quelque sorte, à la demande de psycho-
                              Avec des pathologies lourdes, ces formes sensorimo-                       logues cliniciens confrontés, en pratiques institu-
                              trices se répètent la plupart du temps sans change-                       tionnelles sur leurs terrains de soin, à des attaques
                              ment au début de la prise en charge thérapeutique.                        contre leur approche de clinique psychanalytique, et
                              Autrement dit, le patient ne peut pas jouer avec ces                      notamment des approches groupales. On leur repro-
                              formes sensorielles, elles paraissent intransformables                    chait de ne pas pouvoir évaluer leur pratique et on
                              et renvoyer en quelque sorte à l’arrêt d’un processus                     leur opposait des pratiques évaluatives du soin selon
                              vital dont témoignent des formes gelées, pétrifiées,                      un modèle d’évaluation quantitative avec des métho-
                              immobilisées, distordues, décomposées, dispersées…                        dologies d’évaluation qui bénéficient évidemment aux
                              La répétition à l’infini des mêmes formes rend compte                     thérapies comportementales et cognitives et disqua-

                                                            BULLETIN DE RHIZOME ÉCHAPPÉES ARTISTIQUES
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