Échappées artistiques - #84 Fév. 2023
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Gwen Le Goff Natacha Carbonel Directrice adjointe de la revue Rhizome Assistante de rédaction de la revue Rhizome Orspere-Samdarra Orspere-Samdarra Osons créer es expressions artistiques nous services comme objets de médiation, à tra- pour autant avoir une valeur artistique à invitent à porter une attention par- vers des supports d’écriture, de musique, leurs yeux. Construire des cabanes en bois ticulière à ce qui nous entoure, à nos de danse, de peinture ou même de street- qui mesurent plusieurs mètres de hauteur expériences sensibles et à leurs pouvoirs. art. D’autres peuvent être animés par des uniquement avec de la corde, installer artistes ou des intervenants divers, sans plus d’une centaine de moulins à vent et Penser l’environnement que la finalité soit a priori thérapeutique. de carillons sur un vélo, habiller et recou- pour prendre soin Il importe alors de favoriser l’expression vrir totalement des objets avec des bouts La création artistique trouve aujourd’hui et la créativité des personnes qui y par- de tissus noués et des pelotes de laine, sa place dans les interstices du soin, sur ticipent, de donner de la résonance à des créer des fusils et des Spoutniks à partir les murs des unités de l’hôpital et dans la voix tues, invisibilisées ou dominées. Les de matériaux de récupération… Bienvenue conception architecturale même des lieux. personnes valorisent ainsi leur pouvoir dans le monde de l’art brut. Ouvrir des institutions auparavant fermées d’agir, souvent mis à mal, notamment dans et intentionnellement cou- Les travaux artistiques ins- pées de la cité transforme crits dans ce courant nous et mêle les espaces ainsi invitent à prolonger la que leurs usages : on peut réflexion sur la reconnais- se rendre dans un hôpital sance de l’art. Si l’histoire psychiatrique pour assis- de l’art brut est liée à celle ter à un échange avec une de l’institution asilaire, metteuse en scène en amont la reconnaissance de ces d’une représentation théâ- œuvres va bien au-delà des trale, à une exposition ou murs de l’hôpital. Celui-ci se encore à un parcours d’ins- définit plus aisément par ce tallations interactives, qu’il n’est pas – ni un mouve- comme pour (se) soigner. ment, ni une école, ni même un L’hospitalité du lieu s’in- style –, il représente l’art de carne ainsi dans son ouver- l’exclusion, de l’enfermement, ture, une continuité entre de la précarité ou encore des l’extérieur des enceintes et marges. L’art brut a indénia- ce qui se passe en son sein. blement participé à dépasser L’architecture et l’organisa- des modes de hiérarchisation tion même de ces espaces, la entre ce qui serait légitime et couleur des murs, la lumino- ce qui ne le serait pas dans le sité d’une pièce, le mobilier, domaine de l’art. Il ne serait la présence ou non d’élé- plus question de se conformer ments naturels, décoratifs à une modalité de production ou artistiques peuvent être d’œuvres quelles qu’elles questionnés : participent-ils d’un prendre des situations de vulnérabilité ou de pré- soient, mais plutôt de faire advenir sa soin ? Présumer que le design, l’esthétique carité. Les productions sont alors générale- singularité, d’exprimer une sensorialité et l’art ont une place légitime dans ces ment diffusées et exposées. L’écho social et ou sensibilité particulière ou encore de lieux participe à modifier la perception politique participe d’une reconnaissance sublimer une expérience douloureuse. de ces espaces et des personnes qui s’y du travail accompli. Ce qui participe au trouvent. rétablissement ne se détermine pas a À titre individuel, la création représente un priori, mais bien plutôt en situation, par moyen de s’émanciper, de libérer sa parole, Se rétablir par les personnes directement concernées plus elle permet de sortir des assignations et l’expression artistique que par les intervenants au regard de leur d’accéder à un autre statut, d’être lu, vu Que disent nos créations de nous ? Que lais- cadre d’exercice. ou entendu. L’expression artistique peut sons-nous transparaître à travers elles ? La aider les personnes à tenir lorsqu’elles sont création artistique peut-elle nous relier Combattre les assignations confrontées à des épreuves de vie. Elle est à notre intériorité et, par conséquent, Si, pour certaines personnes, atteindre aussi une manière de donner à voir et faire l’exprimer ? Quand il s’agit d’art-thérapie le statut d’artiste est l’œuvre de toute entendre d’autres sensibilités, d’autres ou d’ateliers thérapeutiques à vocation une vie, pour d’autres, bénéficier de cette voix, des expériences singulières au détour artistique, la finalité est annoncée et la reconnaissance arrive de manière fortuite. d’une page tournée, d’une bande dessinée, considération esthétique n’est pas cen- Ainsi, certaines œuvres dévoilent l’uni- d’un mur graffé ou d’un podcast murmuré… trale. Certains ateliers s’invitent dans les vers particulier de leurs créateurs sans
Carine Delanoë-Vieux Directrice du lab-ah Laboratoire de l’accueil et de l’hospitalité du GHU Paris psychiatrie & neurosciences — Docteure, laboratoire Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistique (EA 3402 Accra) — École doctorale des Humanités (ED 520) — Université de Strasbourg L’hospitalité en chantier, art et design à l’hôpital public la fin des années 1990, début de la crise contradiction avec la vocation d’hospitalité de l’hôpital 1 Nardin, A. (2004). morale, financière et institutionnelle quasi et appellent l’ensemble de la communauté hospitalière Introduction. permanente de l’hôpital public, les minis- à se mobiliser pour qu’elle soit restaurée. Il en va de son Architecture, hôpital tères de la Culture et de la Santé élaborent un pro- devenir, comme le souligne Lazare Benaroyo, docteur en et art contemporain (p. 20) [Actes du gramme national dédié à l’action culturelle dans les médecine : « L’art et la culture à l’hôpital nous rappellent colloque - CHRU hôpitaux. Est-ce l’émergence d’un objet politique de qu’en tant qu’institution publique, ce dernier est avant de Lille, 2004, compensation et de rééquilibrage d’un hôpital dont le tout un monde de valeurs et qu’il ne pourra répondre aux novembre 25 et 26]. poids technologique et technocratique devient insou- défis scientifiques, techniques, de santé publique et 2 Foster, H. (2019). tenable, comme le suggère Anne Nardin lorsqu’elle de société qu’en continuant à s’appuyer sur les valeurs Design et crime. évoque que « la dimension culturelle peut s’installer d’accueil, de solidarité et d’hospitalité 4. » Éditions Les prairies dans les vides – nombreux – de cet hôpital hypertechno- Dans ce contexte, comment l’art et la culture sont-ils ordinaires. logique, comme dans l’attente d’un rééquilibrage, voire intégrés à l’hôpital comme ressources et comme dis- 3 « La misère d’une réparation1 » ? L’art se trouve-t-il requis de porter positions en capacité d’apporter leur contribution à la symbolique est la assistance à une pratique de la sollicitude que chacun mise en œuvre pratique et au quotidien d’une éthique perte d’individuation appelle de ses vœux en convoquant la philosophie du de l’hospitalité ? qui résulte de la perte « care », mais qui ne s’incarne plus suffisamment dans la de participation à la production de relation de soins ? Culture et santé, symboles. » Stiegler, B. Le design se retrouve-t-il à l’hôpital dans la cohorte les limites d’une politique publique (2013). De la misère des conséquences de la libéralisation de l’hôpital Revenons à la politique publique interministérielle symbolique (p. 25). public en tant qu’élément d’augmentation du capital « Culture et Santé » qui a légitimé l’ouverture de voies Flammarion. de marque d’une institution soudainement mise en nouvelles pour l’art et la culture vers les établisse- 4 Benaroyo, L. (2016). concurrence avec, entre autres, le secteur sanitaire ments de santé, puis médico-sociaux. Les ambitions L’art et la culture à 3 privé, conformément à la critique développée par Hal successives et cumulatives des politiques cultu- l’hôpital, un enjeu Foster2, critique d’art ? relles, depuis l’éducation populaire comme levier éthique ? Bulletin des médecins suisse, d’émancipation de l’après-guerre jusqu’à la récente 97 (34), 1169-1170. Nous aimerions soutenir qu’il n’en est rien. Que l’art et déclaration des « droits culturels », ont créé les diffé- le design peuvent être invités à l’hôpital dans ce qu’ils rentes couches d’humus desquelles cette convention ont de plus irréductibles comme puissance de question- nationale est née. Dans les années 1990, à la suite nement et, de plus, désintéressés sur le plan politique de ses différents engagements, le ministère de la et économique. Au demeurant, peu d’œuvres à l’hôpital Culture et de la Communication se trouve doublement sont produites au nom de la singularité de leur auteur ou asphyxié par l’importance de ses investissements de la sécession qu’elles opèrent dans l’histoire de l’art, pour la démocratisation culturelle et par l’élargisse- et encore moins en raison de leur valeur commerciale. ment des domaines de son intervention en faveur de C’est en réalité une histoire à bas bruit de nombreux la démocratie culturelle. Les politiques interminis- concepteurs et créateurs qui agissent frugalement, térielles sont alors développées et tentent de trouver investissant le sens humaniste et social de leur enga- de nouvelles voies pour la démocratisation culturelle gement. C’est une histoire à bas bruit de professionnels en allant chercher les publics là où ils sont, mais éga- hospitaliers militant pour rappeler que le sens de leur lement de partager les charges de ces politiques avec pratique et de leur vocation est plus culturel que tech- d’autres ministères. nique. C’est une histoire à bas bruit d’usagers qui savent que leur rétablissement dépend aussi de leur sensibilité, Ainsi, le texte du programme national « Culture et de leurs émotions, de leur créativité, au cœur même de Santé », signé en 1999 puis renouvelé et élargi en la contrainte imposée par la maladie. 2010, affirme un certain nombre de partis pris issus de l’action culturelle et du développement cultu- Toutefois, quelle que soit la qualité des individus qui se rel qui ont contribué à le positionner durablement dévouent à l’hôpital, les forces d’assèchement de l’es- à l’hôpital en dehors des lisières de l’art-thérapie, pace hospitalier sont profondément incrustées dans d’une part, et de l’animation occupationnelle, d’autre les dogmes budgétaires, les procédures pullulantes, les part. Sa pierre angulaire réside dans la notion de cadres de management verticaux, les rapports de pouvoir jumelage entre établissements sanitaires et struc- et de territoire en silos, la peur de l’autre, y compris des tures culturelles autour de projets conçus et réali- usagers encore trop souvent tenus à l’écart malgré des sés en commun. Ces partenariats se sont révélés très avancées réelles. Ces phénomènes génèrent souvent des féconds, car ils ont permis aux hôpitaux de s’ados- milieux hospitaliers dont la « misère symbolique3 » et ser sur les compétences de montage de projets, les esthésique fait obstacle au prendre soin, au rétablisse- réseaux artistiques et les ressources de diffusion de ment et à l’émancipation des personnes. Ils sont alors en leur binôme culturel. Les référents culturels hospi- BULLETIN DE RHIZOME ÉCHAPPÉES ARTISTIQUES
taliers devenaient, quant à eux, les fils d’Ariane pour du système de santé, dans une visée d’amélioration de les artistes intervenant dans le labyrinthe organisa- la qualité de l’exercice des métiers du soin et de l’ex- tionnel et professionnel de l’hôpital. périence des usagers. Nous constatons, à l’instar des auteurs de l’étude sociologique de 2020 conduite en En prenant appui sur les centaines d’expériences Aquitaine, que « l’Institution ne semble pas impactée conduites dans les établissements sanitaires et médico- par ces projets qu’elle tend à maintenir à la marge 7». sociaux des vingt dernières années, nous pourrions L’art reste exogène au fonctionnement de l’hôpital et à 5 Les trois évaluations croire que l’État reconnaît le rôle que joue la culture sa stratégie. Il n’impacte pas le management, ni les poli- régionales sont : dans les politiques hospitalières et les stratégies de tiques publiques de santé, ni les outils, ni les protocoles santé publique. Pourtant, l’absence totale d’évaluation de l’hôpital, sauf de manière fugace à l’occasion de la Herreros, G. (2004). à l’échelle du programme permet d’en douter. Les poli- mise en œuvre d’un projet. C’est dans le pli même de cette Les petites liaisons tiques croisées « Culture et Santé » se sont donc dévelop- limite que ce programme ouvre la voie au design hos- Culture-Hôpital. pées sur le territoire national de manière très inégale pitalier, un design actuellement expérimenté par deux Variations sur le en fonction de la conviction des acteurs de terrain et de laboratoires d’innovation culturelle par le design en vital, Lyon. Rapport la sensibilité des fonctionnaires concernés, particuliè- France : la fabrique de l’hospitalité aux hôpitaux univer- d’évaluation du rement des responsables des directions régionales des sitaires de Strasbourg et le lab-ah au groupe hospitalier dispositif Culture et affaires culturelles (Drac) et des agences régionales de universitaire (GHU) Paris psychiatrie & neurosciences. Hôpital Rhône-Alpes santé (ARS). Ainsi, cette initiative se trouve confron- de 2002 à 2004 [initié tée au paradoxe selon lequel l’État lui apporte bien un De l’art au design, du questionnement à par l’agence régionale cadre politique et financier sans pour autant la pro- la visée projective de l’hospitalisation et mouvoir, l’animer et se donner les moyens de l’évaluer. Le design ne se confond pas avec l’art dans sa fonction la Drac Rhône-Alpes Ce constat est partagé par les auteurs des trois évalua- fondamentale. Il ne manque pas de réinterroger l’exis- - document inédit]. tions régionales dont nous avons connaissance5. Ces tant, mais il le fait dans une visée projective et maté- Laboratoire Modys. derniers analysent la disjonction entre le système des rialisée d’amélioration de l’habitabilité du monde et de Ruby, C. (2009). valeurs annoncées, le système organisationnel concret la vie quotidienne de tous. Le design à l’hôpital met en La condition post- et le manque de pilotage global de l’État. œuvre ses potentialités propres de production centrées hospitalière, re-penser sur les usages et les usagers, et s’inspire de la philoso- l’hôpital sous la Des effets de l’art sur la santé phie du design social héritée du manifeste du designer condition de la culture. et de ses limites sur les structures Victor Papanek 8, soucieux du bien-être écologique et Rapport Drac-ARS L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a pour sa part social des humains. Nord-Pas-de-Calais mis en œuvre en 2019 une large étude qui conclut aux En effet, discipline majeure de notre temps, il se trouve [document inédit]. effets bénéfiques de l’art pour la santé, tant physique pris dans de nouveaux engagements qui ne consistent Langeard, C., Liot, F. que mentale, des usagers, à partir de l’analyse des élé- plus seulement à rendre le monde plus habitable, mais 4 et Montero, S. (2020). ments de preuve tirés de 900 publications du monde aussi à rendre la vie plus digne. Cela passe notamment Culture & Santé : entier6. Les impacts évalués concernent aussi bien la par la dignité des conditions d’existence, la valorisation vers un changement prévention que la santé publique, l’autonomie des usa- de la place de chacun dans le monde, l’estime de soi et des pratiques et des gers atteints de maladies complexes et chroniques, la considération des autres, la justice et le sentiment organisations. la qualité de la relation entre usagers et soignants, de sécurité. Éditions L’Attribut. la qualité d’expérience tant des usagers que des soi- Son objet est de mettre en œuvre les espaces et les gnants, les chances de rémission, le rétablissement, la conditions de conception, associant toutes les parties 6 Fancourt, D. et déstigmatisation de la maladie et du handicap dans la prenantes d’une problématique autour de l’analyse et Finn, S. (2019). Health société, l’inclusion des plus vulnérables dans le droit de la projection de dispositifs matériels en soutien à Evidence Network synthesis report 6. commun. L’étude montre comment, tout au long de la vie, l’habitabilité des milieux et de la dignité des personnes. What is the evidence on du stade gestatif jusqu’aux derniers jours, les arts ont the role of the arts in une influence positive sur la santé. Le design d’hospitalité9 prolonge le travail de question- improving health and nement des valeurs de l’hôpital, déjà initié par l’action well-being? Le rapport souligne que plusieurs pays envisagent artistique, tout en disposant d’un potentiel de transfor- A scoping review. sérieusement la possibilité pour les médecins de pres- mation des structures et des environnements de santé World Health crire – au-delà du champ strict de l’art-thérapie – des plus opérationnels. Mieux accepté par le corps insti- Organization. activités artistiques et culturelles. En conséquence, ce tutionnel, car moins exogène en raison de sa logique rapport de l’OMS apporte des données probantes sur la de résolution de problème, il pourrait permettre de 7 Langeard, C., Liot, légitimité de l’intégration de l’art et de la culture dans repenser largement les processus de conception et de F. et Montero, S. les politiques de santé publique et de l’offre de soins. production des milieux de soins à l’aune de la matériali- (2020). (p. 92). En France, ces actions ont, malgré tout, trouvé la force sation de l’hospitalité. Encore faudra-t-il qu’il conserve 8 Papanek, V. (2021). d’exister et de croître à l’hôpital grâce au militantisme, à la dimension libertaire attachée à sa part de création Design pour un la conviction et à la solidarité de toutes ses parties pre- qui le différencie profondément des méthodes d’innova- monde réel. Les nantes. Elles ont capitalisé aujourd’hui des approches, tion managériale dites de « design thinking ». Les modes presses du réel. des méthodes, des processus, des connaissances expé- opératoires de l’art et du design sont donc à la fois dif- rientielles et théoriques qui pourraient constituer des férents, complémentaires et intriqués. Nous appelons à 9 Delanoë-Vieux, C. ressources pour que l’hôpital instaure son véritable être poursuivre de manière plus ambitieuse les expérimenta- (2022). Art et design : instauration artis- au monde qui est celui de l’hospitalité. tions, les transmissions, les recherches dans ce domaine tique, entre hostilité indissociable de la vie, de la santé et de l’hospitalité. et hospitalité des lieux Pour autant, si les interventions artistiques posent des de soins et habitabi- questions, ouvrent des possibles, déplacent des lignes, lité du monde [thèse génèrent une qualité d’expérience exceptionnelle, rien de doctorat]. Univer- ne permet d’affirmer qu’elles participent à des trans- sité de Strasbourg. formations durables à l’échelle institutionnelle, voire BULLETIN DE RHIZOME ÉCHAPPÉES ARTISTIQUES
1 Davila, T. (2018). Jean-Philippe Pierron Professeur de philosophie, directeur de la chaire Valeurs du soin De l’inframince. Brève histoire de Université de Bourgogne l’imperceptible de Marcel Duchamp à nos jours (p. 30-31). Ce que l’architecture Éditions du regard. fait au soin et inversement P arler d’art et de soin, et les penser ensemble, Rendre habitable cette tension vise à ne pas ignorer que serait-il obscène ? Comment, en effet, vouloir les espaces-temps de la plainte que sont les hôpitaux, faire, sinon du beau, du moins de l’art, avec de au sens large, auxquels répliquent les normes, sont aussi l’effroyable, de la souffrance et de la maladie ? S’il y a des espaces-temps où l’humanité tend à se déchiffrer, une obscénité, c’est celle qui associe, en une alliance sachant la plainte et la souffrance. C’est ce que main- trouble et équivoque, le pathétique et le pathologique, tiennent, vibrantes, les formes. le plaisir et la souffrance. Car il y a une dissonance entre la dimension pathétique de l’esthétique, avec son défer- Le défi des architectures hospitalières est bien là : lement de sollicitations sensibles qui suspend l’action soutenir, par la portance des lieux, la possibilité de la d’un côté, et, de l’autre, la dimension pathologique de rencontre et une forme d’attention. Il s’agit, pour elles, l’humain écrasé par la maladie, sa souffrance et sa chro- de ne pas rajouter de la peine à la peine en renforçant, nicité qui, elle, appelle l’action. Mais peut-être que les par la stigmatisation, l’enfermement, la mise à l’écart arts sont l’occasion pour les soignants de se redire que et l’éloignement ou, par une imagerie stéréotypée, les sous leur science et technique biomédicales se cache espaces-temps du travail de soin. Le défi est encore plus un art des égards qui prend soin ? Et suggérera-t-on que exigeant, si l’on veut faire de l’architecture un soin. Il l’architecture hospitalière en témoigne ? s’agit d’une opération qui consiste à défaire l’hôpital de cette imagerie toute faite qui institue une manière Cet art des égards n’est pas de l’art au sens des beaux- de dévisager la maladie dans le malade, pour faire l’hos- arts distinguant des pratiques spécifiées (peinture, pitalité. sculpture, dessin…). Il pointe la disposition sous-jacente qui les soutient, à savoir une expérience esthétique, On sait, on sent, très vite, trop vite qu’on est à l’hôpi- une épreuve sentie (pathique) du monde que l’artiste tal. Le poids curatif de la machine à guérir impose ses et le soignant auraient alors en partage. Elle serait une normes et son souci de la maîtrise et du sécurisé. Cela 5 esthétique de la rencontre en amont du pathologique concerne la taille et l’ouverture des fenêtres, l’exclu- pour les soins ou du pathétique pour les arts. Nous plai- sion des autres êtres vivants que les humains au nom de derons pour cette hypothèse. Ces questions, les soins l’hygiène, le travail sur la lumière ou une forme d’esprit dits « somatiques » les ont travaillées. Ils montrent, plus géométrique plaqué sur la vie hospitalière. Cet espace que l’analogie, la parenté profonde entre le geste de soin de soin qu’est l’hôpital est saturé de théories matéria- dans le tact et l’esthétique du tact en musique ou en lisées, qu’il s’agisse de l’espace intime de la chambre sculpture, par exemple. Mais, plus particulièrement, c’est (de la rampe d’oxygène au lit médicalisé) ou des espaces à eux que nous nous intéresserons, l’architecture et le partagés (avec leurs clôtures de prévention des errances, design de l’espace les ont faits leurs. Dans cet esprit, le des suicides ou des intrusions…). Ce faisant, il encourt le soin spatial ou un care architectural se concevront-ils risque sinon de la stigmatisation, du moins de l’identi- comme cette forme d’attention à l’inframince (l’à peine fication de ceux qui fréquentent ce lieu à la représenta- perceptible qui représente une différence infime et tion que les imaginaires sociaux se font de ce qui s’y vit : singularisante)… qui ouvre à une transformation, à une le mourant en unité de soins palliatifs (USP), le dément extension de notre capacité à percevoir, par déblocage ou le « légume » en établissement d’hébergement pour de toutes les identités, fixées, de toutes les répétitions personnes âgées dépendantes (Ehpad), le fou à l’asile, le qui enferment, qui enchaînent1 ? cancéreux au pôle d’oncologie… Défaire l’hôpital pour faire hospitalité : Aussi, porter une attention à l’architecture et au design, la dialectique du sécurisé et du non seulement comme ce qui vient honorer le cahier des sécurisant charges, souvent très lourd, d’un programme, s’envisage Dans le soin du monde, cultivant moins une culture dans la façon d’installer un processus, de mettre du de l’aménagement que du ménagement, l’architecture jeu dans les évidences. En résistant à la domination du occupe une place singulière. Entre concept et concep- programme pour laisser sa place à la possibilité d’une tion, matérialisations de théories via le bâti, les établis- forme de contingence, de surprise, de jeu avec l’espace sements humains vivent d’une tension entre la norme et – entendu dans sa dimension de jeu jouant ( playing ) –, la forme. La norme tire du côté des contraintes de pro- l’architecture n’est plus seulement un décor, un cadre grammation qui s’imposent, extrêmement nombreuses, ou l’élaboration d’un local. Elle ouvre un espace en notamment concernant les enjeux sanitaires. La forme, formation. Elle active un milieu par et avec lequel de son côté, ouvre ce que la norme vient fermer, activant déployer des liens soutenants. Elle active de possibles l’intention sensible qui les soutient, à savoir la visée de suscitations. Elle fait exister des déplacements qui l’hospitalité. L’architecture hospitalière est travaillée et deviennent des chorégraphies, suscitant des troubles tend à rendre habitable cette tension, évitant l’excès de dans les évidences. Soudain, l’espace identifiable peut la norme invivable et le prestige de la forme inadaptée. devenir invitation à un parcours de la reconnaissance BULLETIN DE RHIZOME ÉCHAPPÉES ARTISTIQUES
2 Voir la séance du mutuelle. Dans et par cette instabilité maintenue, un des contextes objectifs de soin désignés comme tels 17 juin 2021 du espace pour de possibles chorégraphies libératrices (l’hôpital, l’Ephad, l’USP…), mais aussi des « milieux » au séminaire du Lab-ah se déploie. Prenons des exemples. La façade de l’hôpi- sens de Kurt Goldstein. Envisager l’architecture comme « Violence et contrainte en psychiatrie – que tal Saint-Joseph-Saint-Luc à Lyon défait l’hôpital pour une clinique des milieux permet que le sécurisant et le peut le design ? ». Site qu’il devienne un bâtiment intriguant. « Où est-on ? » sécurisé s’y déploient comme une dialectique, et non du groupe hospitalier y redevient une question possible. La possibilité d’y une dichotomie. Le souci de sécuriser (via le discours universitaire. entrer, avant le contrôle sécurité (du plan Vigipirate, de la commande et du cahier des charges) l’emporte trop 3 Voir le projet de de la Covid-19), par une galerie d’art fait du visiteur non souvent sur celui d’être sécurisant. L’architecture des Sophie Larger, plus un visiteur de malade, mais d’œuvres d’art, lavant espaces de soins, s’ils veulent être soignants, déplace la artiste et designer, et de Vincent son regard avant de rencontrer, comme une œuvre, le focale de la dimension décorative d’un beau lieu de soin Lacoste, chorégraphe, visage du malade. Travailler sur de grandes ouvertures vers la question du type de relations entre soignants et organisant un bal en pour voir la vie depuis son lit ou inventer des percées soignés – sur fond de milieu – qu’elle permet. En quel Ehpad, initiant par-là, poétiques de vols d’oiseaux en inox sur les murs de l’unité sens et comment l’architecture hospitalière permet-elle un espace individuant. « Senior mobile-Espace hospitalière spécialement aménagée (UHSA) du centre la rencontre sans laquelle le soin n’est plus, n’est pas de réappropriation hospitalier Le Vinatier (Lyon-Bron) convoque la rêverie possible, devient alors la question centrale. par la danse » (Ehpad de l’évasion et le droit de rêver comme un soin sécuri- Alquier-Debrousse, Paris, novembre 2020). sant, soutenant chacun dans sa consistance de sujet. Trois points d’attention peuvent ainsi être retenus : De même, en design d’espace2, dans des unités de soins a Comment faire en sorte que soignants et soignés psychiatriques infantiles, remplacer les portes sécuri- ne soient pas seulement convoqués une fois le projet sées avec leurs barreaux ou leur blindage par de grands architectural achevé, mobilisant moins le déploiement ballons accueillant en leurs formes sphériques tout en d’un programme que l’accompagnement d’un processus permettant un contrôle visuel et la confrontation à des où la réception est une étape postérieure à sa création textures molles et résonantes prend soin du souci de ou cocréation ? « veiller sur » là où dominait un surveiller. b En quel sens l’architecture peut-elle être un amplifi- L’architecture : un art des égards au cateur des conditions de la rencontre de soin, permettant service d’un soin de l’attention d’identifier les conditions d’une relation thérapeutique ? Une conception bien pauvre de l’art le pensera d’une Comment la dureté des matériaux et des structures sou- indéfendable légèreté devant l’insoutenable pesan- tient-elle, plutôt qu’elle n’inhibe, la durée vécue ? En teur que la maladie et la souffrance apportent à l’exis- quoi consiste la traversée, pour une histoire de vie, d’une tence humaine. Certes, l’art ouvre en imagination ce chronique de la maladie longue ? Si l’espace hospitalier que la souffrance, dans la circularité de la plainte, est investi par une rationalité instrumentale qui déploie vient clore. Mais si l’art, bien plus et davantage qu’un une culture du programme et du protocole, il tend à être 6 superficiel décor, s’envisageait comme un art des un espace très codifié, dominé par une intelligence spa- égards des établissements humains à l’attention de tiale laissant peu de chance à la surprise, irréductible, à celui qui vient, précisément, s’établir et peut-être « se la mauvaise surprise. Une poétique de l’espace peut, en rétablir » ? Et si l’architecture, en travaillant à une installant de la contingence, travailler à une esthétique esthétique de la rencontre, était justement le lieu de de la rencontre. Elle permettrait à des relations de se recueil et d’accueil du soin, ce qui contribuerait à être déployer, en tentant d’investir et de faire exister des une des conditions du soin ? espaces interstitiels. En effet, dans un espace maîtrisé/ métrisé, où toute mobilité est possiblement dévisagée Parce que la maladie affecte la possibilité de se tenir comme un danger (risque de chute, crainte de l’errance là, debout comme terrestre, altérant cette puissance pour le désorienté) et non envisagée comme une capa- d’agir qui se déploie dans nos déambulations spatiales, cité, l’enjeu est d’autoriser la possibilité pour ceux qui il importe de soutenir cette capacité spatiale. La psy- vivent cet espace d’exprimer des stratégies spatiales. Il chiatrie a ceci de singulier que sa clinique (klinê) ne s’agit d’accompagner et de soutenir un style spatial leur s’exerce pas au lit du malade, mais au cœur de la maladie, permettant d’expérimenter leurs risques (s’autoriser à affectant une manière de se conduire/se tenir spatiale- être assis par terre…) et, sans prétention ou parfois avec ment. La maladie abime l’être au monde, le dépeuplant. attention, de déployer leur capacité à ouvrir l’espace, à Le soin travaille à le rendre habitable pour et avec celui l’inaugurer en le chorégraphiant3. qui traverse un enduré de la maladie – et l’endurance, en ces matières, n’est pas secondaire. Il le tente par le lan- c L’architecture, si elle est de l’espace où l’on cho- gage, des théorisations de la maladie et des techniques régraphie la relation de soin, est aussi du temps. S’y de soin, mais aussi par des arts de l’espace qui sont des questionne comment, au long des jours, s’apprivoise, formes d’attention. s’approfondit la cohabitation et un temps traversés ensemble dans une dimension non seulement indivi- Il est assez commun, ça l’est même trop, d’envisager la dualisée, mais individuante. place de l’architecture du point de vue des usagers non comme un soin, mais comme le décor du soin. Elle relè- On peut donc, l’architecture en témoigne, concevoir des verait d’une dimension décorative, plaisante ou pitto- alternatives aux cultures de l’isolement en ayant, par resque, c’est-à-dire comme d’un arrière-plan sur le fond une esthétique de l’attention, soutenu le sens soignant duquel le soin pourrait vraiment avoir lieu. Il est moins de l’apaisement. courant de l’envisager du point de vue des soignants, se demandant ce que l’art fait aux soignants et aux soi- gnés dans le réveil, la révélation du soin comme arts des égards. Avec l’architecture, la question se déplace. Elle travaille des espaces-temps qui déploient non seulement BULLETIN DE RHIZOME ÉCHAPPÉES ARTISTIQUES
Anne Brun Professeure de psychopathologie et psychologie clinique Université Lumière Lyon 2 Les médiations thérapeutiques L 1 Milner, M. (1998 Les médiations thérapeutiques artistiques thérapie psychanalytique, mais ils peuvent enclen- [1955]). Le rôle de sont des dispositifs de soin organisés autour cher une dynamique de symbolisation qui a une portée l’illusion dans la d’un médium malléable1 qui, en plus d’être un thérapeutique certaine. C’est pourquoi ils se situent formation du symbole. matériau, représente toujours indissociablement à la plutôt dans la filiation de Hans Prinzhorn3, précurseur Revue française de psychanalyse. Dans fois la matière et le clinicien, présentant et repré- du recours à la médiation artistique, qui a proposé une B. Chouvier (dir.), sente le matériau du médium. L’intérêt de ces média- théorie de la Gestaltung, soit une conception dyna- Matière à tions thérapeutiques consiste à nous donner à voir mique du développement des formes artistiques dans symbolisation, art, création et une matérialisation, une une perspective plus esthé- psychanalyse (p. 29-59). concrétisation de la vie L’INTÉRÊT DE CES MÉDIATIONS tique que psychologique. Delachaux et Niestlé. psychique dans ce médium THÉRAPEUTIQUES CONSISTE Cette psychologie de la mise 2 Brun, A., Chouvier, malléable. À NOUS DONNER À VOIR en forme se fonde sur la pul- B. et Roussillon, R. Les dispositifs de soin UNE MATÉRIALISATION, sion d’expression, différente (2019 [2013]). Manuel classiques ou standards UNE CONCRÉTISATION DE de la pulsion freudienne. La des médiations thérapeutiques. Dunod. ont fait preuve de leur LA VIE PSYCHIQUE DANS pulsion expressive, définie efficacité thérapeutique, CE MÉDIUM MALLÉABLE comme le besoin de créer des 3 Prinzhorn, H. mais ils présentent des formes, est envisagée par (1984 [1922]). Expressions de la folie. limites quand il s’agit de travailler, par exemple, avec Hans Prinzhorn comme autothérapeutique en deçà de Dessins, peintures, des pathologies lourdes ou une antisocialité grave. Il tout cadre thérapeutique. Cette théorie de la Gestal- sculptures d’asile. s’agit alors de proposer des dispositifs cliniques plus tung est donc une théorie de la créativité qui ne se Gallimard. adaptés, susceptibles de traiter la destructivité des réfère pas à la théorie freudienne de l’inconscient. 4 Brun, A., Chouvier, B. patients en souffrance avec la symbolisation. L’ori- et Roussillon, R. (2019 [2013]). ginalité du cadre de ces médiations thérapeutiques Les groupes de médiations thérapeutiques artistiques artistiques consiste à permettre aux patients en dif- sont au contraire fondés sur les fondamentaux des psy- 7 5 Kaës, R. (2000 [1976]). ficulté majeure avec la symbolisation d’engager des chothérapies psychanalytiques4, c’est-à-dire l’associa- L’appareil psychique groupal : constructions processus de symbolisation spécifiques par la mise tivité et le transfert. Ils mobilisent d’abord une écoute du groupe. Dunod. en jeu de leur sensorialité et de leur motricité dans spécifique qui passe par l’attention portée à d’autres la confrontation à un médium. formes d’associativité que l’associativité verbale : le clinicien va engager, dans les médiations thérapeu- Les dispositifs artistiques de tiques, une extension de sa capacité d’écoute à la prise médiation à création et les en compte du langage sensorimoteur et se centrer sur dispositifs artistiques de médiations l’associativité propre au langage du corps et de l’acte, thérapeutiques l’associativité sensorimotrice. Ces dispositifs mettent Dans nos écrits sur les médiations thérapeutiques au aussi en jeu différentes formes de transferts, sur les centre de recherches en psychopathologie et psycho- thérapeutes, le groupe, l’objet médiateur et le cadre. logie clinique à Lyon2, nous proposons de différencier Ils prennent en compte les processus spécifiques deux types principaux de dispositifs aux enjeux fon- mobilisés par l’appareil psychique groupal5. damentalement différents, bien que le travail à partir d’un médium malléable soit leur principe commun : les Ces groupes thérapeutiques d’expression sont donc dispositifs artistiques de médiation à création et les fermés ou semi-ouverts, les productions ne sont pas dispositifs artistiques de médiations thérapeutiques. exposées et restent dans l’intimité du groupe. Ils Les groupes de médiation à création se présentent permettent d’interroger la dynamique psychique souvent comme « ouverts » et certains donnent lieu sous-jacente au travail du médium malléable. Les à des expositions de productions. Ils peuvent être dispositifs de médiations thérapeutiques sont donc animés par des infirmiers, des soignants – psycho- nécessairement animés ou supervisés par des profes- logues ou non –, ou par des artistes – plasticiens ou sionnels de la psychologie. musiciens –, sans formation à la psychologie clinique. Mise en place du cadre-dispositif Ces cadres-dispositifs de médiations à création ne et du processus de médiation sont en effet ni fondés sur l’exploitation du transfert Les médiations thérapeutiques artistiques sont des dis- ni sur une interprétation des processus à l’œuvre, mais positifs précieux pour traiter des patients en difficulté leurs enjeux concernent un accompagnement du travail avec le langage verbal, car l’attention du clinicien se des productions ainsi qu’une centration sur la capacité focalisera sur la façon dont le registre corporel et sen- de créer et de transformer des formes. Il s’agit essen- soriel se déploie au sein du cadre thérapeutique. Quelles tiellement d’activer un processus de mise en forme et qualités sensorimotrices, quels instruments, quelles de figuration. Ces ateliers à création ne relèvent donc techniques, quels matériaux du médium les patients uti- pas d’une pratique directement référée à la psycho- lisent-ils pour le travail de leur production ? BULLETIN DE RHIZOME ÉCHAPPÉES ARTISTIQUES
Comment évolue toute cette dynamique sensorimo- d’une pétrification du processus au sens d’une impos- trice pour chaque patient et pour le groupe ? Pour sible transformation. pouvoir donner du sens, le clinicien prendra alors en compte le langage du corps et de l’acte dans son Cette première étape consiste la plupart du temps, associativité, au fil de chaque séance, mais aussi de notamment chez les patients enfants ou adultes dans l’ensemble des séances. une problématique psychotique, à figurer ce que Donald Winnicott6 nomme des « agonies primitives », Dans ce contexte, il s’agit principalement de laisser les expériences si catastrophiques que le sujet, écrit-il, patients utiliser à leur gré l’ensemble du matériel mis « se retire de sa subjectivité ». Le sujet se retire donc à leur disposition. Ceux-ci choisissent leur matériel de lui-même, il se coupe de son expérience subjective et leurs techniques, ces dernières pouvant éventuel- pour ne pas éprouver ces expériences de souffrance lement leur être présentées, mais l’expérience montre extrême, sans issue, sans représentation et sans fin. qu’un patient ne se saisit jamais d’une technique si Les agonies primitives sont des terreurs de liquéfac- elle ne lui permet pas de travailler un aspect de sa tion, de morcellement, de néantisation, de désintégra- problématique. tion qui anéantiraient le sujet s’il les éprouvait, donc le sujet se retire de lui-même pour pouvoir survivre. Une écoute de l’associativité des C’est la raison pour laquelle Donald Winnicott dit que formes ou associativité formelle ces expériences sont non encore advenues, non encore Notre écoute clinique est vectorisée par le travail d’un éprouvées, non encore intégrées dans la vie psychique. matériau artistique comme la peinture, le modelage… Cet auteur a souligné que les agonies primitives se Il s’agit donc aussi d’écouter le langage des formes répètent jusqu’à ce qu’elles puissent être intégrées. qui émergent dans le travail du médium. Ces formes L’enclencheur de symbolisation dans les médiations correspondent à des sensations, à des mouvements, thérapeutiques est d’abord un processus de retourne- et c’est la dynamique d’émergence et de transforma- ment passif/actif selon lequel le patient présentifie 6 Winnicott, D. W. tion de ces formes sensorimotrices qui apparaît au ses vécus agonistiques, mais en les infligeant active- (2000 [1989]). cœur du processus thérapeutique dans un groupe à ment au médium dans sa matérialité. La crainte de l’effondrement et médiation. La rencontre avec un médium sensoriel, autres situations dans sa concrétude, réactualise pour le patient des Ce qui se répète de façon compulsive et souvent lassante cliniques. Gallimard. expériences sensorimotrices et affectives qui vont se pour les cliniciens, ce sont des expériences traumatiques 7 Brun, A. (2019 mettre en forme dans les productions et dans les liens de rencontre avec l’objet qui se sont inscrites dans le [2007]). Médiations au groupe. Ces formes sensorimotrices correspondent langage premier des éprouvés sensorimoteurs et qui thérapeutiques et psychose infantile. à des expériences subjectives enregistrées au niveau immobilisent le processus de transformation des formes. Dunod. des sensations et reproduites comme des impressions Ces formes sensorimotrices racontent non seulement 8 sensorielles qui traversent le patient. l’histoire de la rencontre avec l’objet, mais aussi celle des 8 Brun, A et Roussillon, R. (2021). Toutefois, comment écouter les processus de trans- défenses mises en place pour lutter contre le retour de Jeu et médiations formation de ces formes sensorimotrices au fil du ces agonies primitives : par exemple se geler, se liquéfier, thérapeutiques. travail thérapeutique dans le travail d’un matériau se pétrifier, exploser… Évaluer et construire les dispositifs de soin artistique comme la peinture, la terre, mais aussi dans Comment initier dans le travail thérapeutique un pro- psychiques. Dunod. la médiation écriture ou dans les médiations corpo- cessus de transformation de ces « formes, sensations, relles comme la danse ? mouvements » selon une formulation de René Roussillon ? En médiation peinture ou modelage, voici des exemples d’émergence de formes sensorimotrices : On constate que ce sont les réponses des cliniciens qui vont enclencher pour les patients une dynamique de un corps se liquéfie, transformation de ces formes. Les cliniciens utilisent beaucoup le langage du corps, la mimogestualité et la ça s’efface théâtralisation avec différentes modalités de reprise « un appui s’effondre » intersubjective par accordages, partages d’affect, un trou aspire ou encore théâtralisations, transpositions sensorielles et dia- « feuille peau trouée logues sensorimoteurs7, ainsi que par des relances de ou percée ou arrachée » jeux typiques8. ça se disperse ça colle Évaluation qualitative des dispositifs groupaux de médiations ça s’effrite thérapeutiques ça s’écrase Je vais maintenant aborder l’actualité récente de nos ça s’étire recherches sur les groupes à médiation dans notre ça barbote centre de recherche à Lyon. Ces recherches se sont engagées, en quelque sorte, à la demande de psycho- Avec des pathologies lourdes, ces formes sensorimo- logues cliniciens confrontés, en pratiques institu- trices se répètent la plupart du temps sans change- tionnelles sur leurs terrains de soin, à des attaques ment au début de la prise en charge thérapeutique. contre leur approche de clinique psychanalytique, et Autrement dit, le patient ne peut pas jouer avec ces notamment des approches groupales. On leur repro- formes sensorielles, elles paraissent intransformables chait de ne pas pouvoir évaluer leur pratique et on et renvoyer en quelque sorte à l’arrêt d’un processus leur opposait des pratiques évaluatives du soin selon vital dont témoignent des formes gelées, pétrifiées, un modèle d’évaluation quantitative avec des métho- immobilisées, distordues, décomposées, dispersées… dologies d’évaluation qui bénéficient évidemment aux La répétition à l’infini des mêmes formes rend compte thérapies comportementales et cognitives et disqua- BULLETIN DE RHIZOME ÉCHAPPÉES ARTISTIQUES
Vous pouvez aussi lire