Darwin, la (r)évolution continue - Jean Piaget, l'enfance de l'intelligence Découverte archéologique en pays Dogon - Université de ...
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N° 95 juin-août 2009 Darwin, la (r)évolution continue — — Jean Piaget, l’enfance Découverte archéologique de l’intelligence en pays Dogon
2 perspectives «Nous devrions détecter une ‹Terre› dans un an ou deux» — Didier Queloz, professeur adjoint à l’Observatoire de Genève, revient sur les découvertes réalisées par son groupe dans le domaine des planètes extrasolaires Campus: En avril, votre groupe a annoncé la des étoiles (trahissant la présence d’un compa- nouvel instrument, SPHERE, qui sera installé découverte de «Gliese 581 e», une planète gnon) de l’ordre d’un mètre par seconde. Pour sur le VLT en 2011 environ. La mission de cet extrasolaire dont la masse vaut 1,9 fois celle trouver une sœur jumelle de la Terre, il faudra imageur est de photographier des planètes en de la Terre. Etait-ce une surprise de décou- un appareil conçu pour détecter des vitesses orbite autour d’autres étoiles que le Soleil. Il vrir un compagnon aussi petit? inférieures à 10 centimètres par seconde. commencera avec de très grosses planètes. Didier Queloz: Ce n’est pas une surprise, mais Mais il est déjà prévu de fabriquer un succes- une découverte qui s’inscrit dans une suite lo- Comment atteindre cette précision? seur de SPHERE qui sera installé sur le futur gique. Depuis que le professeur Michel Mayor La première étape consistera à augmenter ELT (Extremely Large Telescope), un télescope et moi avons trouvé la première planète extra- les performances de HARPS. Des projets en européen de 42 mètres de diamètre, dont la solaire en 1995 (51 Pegasi b), les instruments ce sens sont en cours afin que cet appareil construction doit s’achever en 2020. Grâce à de mesure n’ont cessé de se perfectionner. atteigne, d’ici à quelques années, une préci- ce nouveau dispositif, on devrait commencer Au début, nous ne détections que des géantes sion de l’ordre de la dizaine de centimètres à réaliser des clichés de planètes de la taille de gazeuses proches de leur étoile. Petit à petit, par seconde. Parallèlement, nous concevons Jupiter ou de Saturne. Cependant, pour photo- les astronomes ont commencé à mesurer la le spectromètre de la génération suivante. Il graphier une «Terre», il sera nécessaire de par- présence de planètes un peu moins grosses, s’agit d’ESPRESSO, un instrument qui devrait tir dans l’espace pour se soustraire aux limites des «Saturne» et des «Jupiter» évoluant sur être capable de détecter la présence de «Terre» imposées par l’atmosphère. L’idée consiste à des orbites un peu plus éloignées ainsi que évoluant dans la zone habitable d’autres étoi- envoyer en orbite plusieurs télescopes dont les les premières «Neptune» (qui ont une masse les. Il sera installé en 2015 ou 2016 sur le VLT lumières seraient ensuite combinées. Cette entre 15 et 17 fois celle de la Terre), très pro- (Very Large Telescope). Cet instrument de l’ESO, machinerie extraordinaire devrait être capa- ches de leur étoile. En 2003, nous avons mis construit dans le désert de l’Atacama au Chili, ble de photographier des planètes de la taille en service un spectromètre ultra-précis conçu est formé de quatre télescopes de 8 mètres. de la Terre et d’analyser leur atmosphère à la à l’Observatoire astronomique de l’Université: recherche de traces témoignant de la présence HARPS. Cet instrument, monté sur un téles- Quelle motivation scientifique se cache der- de vie, comme l’oxygène, par exemple. cope de 3,6 m de diamètre de l’ESO (European rière la chasse aux planètes extrasolaires? Southern Observatory) au Chili, est dix fois plus Le but est de savoir s’il existe d’autres systè- Quatorze ans après la découverte de la pre- performant que ses concurrents dans la détec- mes solaires, comment ils se forment, à quoi mière planète extrasolaire, l’Observatoire tion de planètes. Grâce à HARPS, nous avons ils ressemblent, si le nôtre est plutôt rare ou astronomique de l’Université semble être déniché des «Neptune», des «super Terre» fréquent. Nous voulons aussi savoir si les toujours à la pointe dans le domaine… (entre 2 et 10 fois la masse de la Terre), puis conditions favorables à l’apparition de la vie Notre groupe occupe une position de leader finalement Gliese 581 e. Nous nous attendons à existent ailleurs et si cette vie est réellement mondial en raison de son palmarès, mais aussi détecter une planète extrasolaire de la masse apparue sur une autre planète. En bref: nous de son expérience et de sa taille (il compte de la Terre dans un an ou deux. cherchons à mieux comprendre notre propre 15 chercheurs). Nous sommes également les système solaire en étudiant les autres. seuls à pouvoir développer un nouveau spec- Une «Terre» qui sera proche de son étoile? tromètre pour remplacer HARPS. Nos anciens Oui, car ce sont les plus faciles à détecter. Pour Comment peut-on savoir si une planète concurrents n’ont jamais investi dans cette trouver une «Terre» éloignée de 150 millions abrite de la vie? technologie. Ils ont choisi une stratégie dif- de kilomètres de son astre (qui est la distance Il n’y a pas d’autre choix que de mesurer la férente et butent maintenant sur des limites Terre-Soleil), il faudra franchir un nouveau composition de l’atmosphère de ces planètes. techniques qu’ils n’arrivent pas à franchir. ❚ pas technologique. HARPS est capable de me- Mon collègue le professeur Stéphane Udry surer des perturbations dans le mouvement participe justement à la fabrication d’un Propos recueillis par Anton Vos Campus N° 95
sommaire juin-août 2009 RECHERCHE RENDEZ-VOUS 4 Science politique 26 L’invité L’Union européenne est, depuis Alain Rey: «Toutes les langues quelques années, un acteur incon- 8– 25 DOSSIER sont des armes, en ce sens que tournable sur la scène mondiale. Darwin, la (r)évolu- la politique et la volonté de faire Elle reste cependant un objet po- passer des messages se tapissent litique difficile à identifier, ce qui tion continue toujours non loin d’elles» ne va pas sans soulever quelques ambiguïtés 28 Extra-muros Une sculpture en terre cuite décou- Histoire verte par une équipe d’archéolo- Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, gues genevois apporte un éclairage le regard porté par l’homme nouveau sur l’histoire des habi- sur le pays des glaces éternelles tants du pays Dogon, au Mali s’est profondément modifié. Territoire autrefois redouté, 30 Tête chercheuse le glacier devient un objet d’in Grâce à ses travaux sur le déve- vestigation scientifique avant Il y a cent cinquante ans, Charles loppement de l’intelligence chez de s’imposer comme un spectacle Darwin publiait sa théorie de l’enfant, son nom a fait le tour à la mode l’évolution au moyen de la sélection du monde. Pour Jean Piaget, naturelle sans connaître les lois la psychologie était pourtant plus de l’hérédité ni l’existence des gènes 7 Biologie un moyen qu’une fin. Portrait Les chercheurs pourraient bien avoir sous-estimé la contribution 32 A lire L’application des thèses émises d’un des acteurs du système immu- La Neuroéthique, ce que les neuro par le savant anglais aux sociétés nitaire, les anticorps, dans la lutte sciences font à nos conceptions morales, humaines a donné naissance à une contre certains virus persistants par Bernard Baertschi discipline, la psychologie évolution- dont fait partie celui du sida ou Changements climatiques et impacts, niste, qui postule que la psychologie de l’hépatite C de l’échelle globale à l’échelle locale, est soumise aux mécanismes par Martin Beniston de la sélection naturelle De l’argent à soi. Les préoccupations sociales des femmes à travers leur rapport à l’argent, En privant l’homme de sa position par Laurence Bachmann centrale dans la création, Darwin a provoqué une révolution morale. 33 Actus Dernière et redoutable trouvaille des créationnistes, le «dessein intel- 34 Thèses ligent» est présenté comme une alternative à la théorie de l’évolution Photo de couverture: i-stock Abonnez-vous à «Campus»! Découvrez les recherches genevoises, les dernières avancées scientifiques et des dossiers d’actualité sous un éclairage nouveau. Des rubriques variées vous attendent, sur l’activité des chercheurs dans et hors les murs de l’Académie. L’Université de Genève comme vous ne l’avez encore jamais lue! Abonnez-vous par e-mail (campus@presse.unige.ch) ou en remplissant et en envoyant le coupon ci-dessous : Je souhaite m’abonner gratuitement à «Campus» Nom: Prénom: Adresse: N° postal/localité: Tél.: E-mail: Université de Genève – Presse Information Publications – 24, rue Général-Dufour – 1211 Genève 4 Fax: 022/379 77 29 – E-mail: campus@presse.unige.ch – Web: www.unige.ch/presse
4 recherche | science politique Sécurité internationale, l’Europe affirme sa voix — Bien que divisée, l’Union européenne est aujourd’hui un acteur incontournable sur la scène mondiale. Elle reste cependant un objet politique difficile à identifier, ce qui ne va pas sans soulever quelques ambiguïtés Première puissance économique au monde, tiendra d’abord la singularité de l’expérience de sécurité. Face à la guerre qui gronde en ex- l’Union européenne (UE) est souvent consi- européenne. Yougoslavie, l’UE, même si elle reste divisée, dérée comme un nain politique. C’est cepen- L’UE est en effet un des acteurs les plus parti- multiplie les initiatives en vue de limiter les dant de moins en moins vrai. Depuis la fin culiers du système international. Suite à l’échec, dégâts. Mais les moyens mis en œuvre ne sont de la Guerre froide, en effet, cette entité sans en 1954, du projet de Communauté européenne cependant pas à la hauteur des ambitions affi- équivalent dans le paysage international de la défense, qui devait créer une armée euro- chées par Bruxelles. Ce baptême du feu man- fait preuve d’une ambition péenne et un ministère européen de la défense, qué ne modifie cependant pas la tendance gé- — croissante dans les actions qu’elle conduit au-delà de ses l’intégration européenne s’est d’abord et sur- tout développée sous la forme d’une alliance nérale. Au contraire: en 2003, l’UE se dote de contingents militaires (7000 hommes seront René Schwok maître d’ensei frontières. Au point qu’elle économique. Pour les signataires du Traité de envoyés en Bosnie en 2005), avant de créer, gnement et de est aujourd’hui devenue un Rome, en 1957, il semblait en effet entendu que l’année suivante, une Agence européenne de recherche au acteur incontournable à les questions de sécurité, symbole des préroga- la défense. Ses agents sont désormais présents Département l’échelle de la planète. Afin tives régaliennes de l’Etat nation, ne pouvaient sur la plupart des théâtres de crise. Et même de science de mettre en lumière les faire partie du pot commun. Les choses ont si elle reste largement impuissante face à la politique mécanismes qui ont permis commencé à changer à partir des années 1970, guerre en Irak, l’Europe parvient a engranger et titulaire cette évolution, d’analyser sa avec la mise en place de réunions instituant des quelques succès sur la scène internationale. de la chaire portée, mais aussi ses limi- contacts réguliers entre les ministres des Affai- L’élargissement aux anciens pays du bloc Jean Monnet tes tant sur le plan pratique res étrangères des pays membres. Progressive- communiste est ainsi considéré par les di- «Politiques et institutions» qu’au niveau théorique, René ment, des positions communes sont adoptées plomates européens comme leur plus grande à l’Institut Schwok a réuni dans un sur la question palestinienne ou à l’égard de réussite en matière de politique extérieure, européen ouvrage collectif quelques- l’Afrique du Sud, tandis que les représentants dans la mesure où cela a permis de stabiliser de l’Université uns des meilleurs spécialis- des Etats membres commencent à voter en bloc les régimes d’Europe de l’Est. Sur la question de Genève tes francophones du sujet. dans les instances onusiennes. palestinienne, l’UE a réussi à imposer, en pre- vide théorique «Depuis quelques années, les travaux portant sur le rôle de l’Union européenne en matière de sécurité internationale se sont multipliés, expli- que le politologue. Cependant, les ouvrages qui Pour les signataires du Traité de Rome, abordent la question d’un point de vue théorique restent rares, en particulier en français. Notre ob il semblait entendu que les questions de sécurité jectif était de combler cette lacune en présentant des approches venues des sciences politiques, mais ne pouvaient pas faire partie du pot commun aussi des relations internationales, de la sociologie ou du droit.» De ce riche tour d’horizon, complété par Baptême du feu manqué mier lieu aux Etats-Unis, l’objectif d’une solu- une partie pratique regroupant des éclairages Il faut cependant attendre la chute du mur tion fondée sur deux Etats. Au Congo ou au permettant de mieux comprendre les actions de Berlin et la fin de la Guerre froide pour que Kosovo, sa présence a également eu des effets concrètes déployées par l’UE dans des régions le mouvement s’accélère. En 1992, la signature positifs. du monde aussi diverses que les Balkans, le du Traité de Maastricht permet de poser les Faut-il dès lors envisager que l’Union se dote Maghreb ou l’Afrique subsaharienne, on re- bases d’une politique commune en matière un jour d’un ministre des Affaires étrangè- Campus N° 95
DR 5 Depuis la fin de la Guerre froide, l’Union européenne a multiplié les initiatives à l’extérieur de ses frontières, à l’image de l’opération menée au Congo, sous commandement allemand, entre avril et novembre 2006. res faisant autorité ou qu’elle se pose en réel commune, alors même que ces derniers ont Le statut juridique de l’UE constitue un contrepoids politique face aux grandes puis- des cultures politiques et un rapport à la sécu- autre frein à son action internationale. sances que sont les Etats-Unis, la Russie et la rité qui peuvent être très différents. Des pays Comme le montrent Nicolas Levrat, directeur Chine? Le Traité de Lisbonne, dont le destin comme la France et le Royaume-Uni sont plu- de l’Institut européen de l’Université de Ge- devrait être scellé cette année encore, est sus- tôt interventionnistes, tandis que la Suède ou nève et Fatimata Niang, assistante au Dépar- ceptible d’amener quelques raisons supplé- l’Autriche cultivent la neutralité et que l’Alle- tement de droit international public et à l’Ins- mentaires de le penser, mais il ne résoudra magne rechigne à s’engager hors de ses fron- titut européen, la capacité de l’UE d’agir de pas toutes les ambiguïtés qui caractérisent la tières. Et le problème est d’autant plus aigu que manière autonome sur la scène internationale politique étrangère de Bruxelles. l’unanimité est la règle entre les Vingt-Sept. implique que l’UE ait une personnalité juridi- Aux yeux de certains auteurs, l’UE est la pre- Par ailleurs, les institutions européennes se que reconnue. Or, les Etats membres ne recon- mière puissance dans l’histoire dont la force ne superposent aux institutions nationales exis- naissent pas cette prérogative à l’Union. reposerait pas sur la puissance militaire, mais tantes et à l’OTAN, dont la plupart des pays sur l’influence et l’attraction qu’elle exerce, de l’UE sont également membres. La France, Un objet politique non identifié ainsi que sur son pouvoir normatif. Soit, mais par exemple, peut ainsi agir soit en son nom «L’Union européenne demeure un objet politique la méthode a ses limites. «Pour ce qui est des pays propre, soit en tant que membre de l’OTAN, de non identifié, conclut René Schwok. C’est un ani qui se trouvent à la périphérie de l’Union, c’est une l’UE ou du Conseil de sécurité de l’ONU, avec mal d’une très grande complexité, mais cela ne veut politique qui n’est pas sans risque sur la durée, ex- un discours qui peut varier selon le cadre. pas forcément dire qu’elle est inefficace et qu’il ne plique René Schwok. On ne peut demander éter «Lorsqu’une crise survient dans un Etat dans le vaut pas la peine d’étudier son fonctionnement. La nellement à ces pays d’adopter les normes de l’UE quel les pays membres n’ont pas de grands intérêts politique étrangère et de sécurité commune est en tout en leur interdisant l’adhésion. C’est une forme de et que la marge de manœuvre est assez forte, il est effet une expérience, non seulement en termes pra colonialisme qui pourrait à terme être mal ressenti. possible qu’une certaine identité communautaire tiques et politiques, mais aussi en termes concep Les Turcs, par exemple, le vivent très mal.» se forge en dépassant la somme des préférences de tuels, qui nous oblige à nous interroger également chaque Etat, commente René Schwok. Mais, en sur l’essence de cet objet politique et sur sa manière Des moyens limités cas de vrai coup dur, on revient vite à une appro de conduire des politiques.» ❚ La complexité et le manque de cohérence che qui privilégie la défense des intérêts nationaux. des structures dont s’est dotée l’UE pour la Les Etats demeurent encore à bien des égards les Vincent Monnet mise en œuvre de sa politique étrangère est maîtres du jeu et, dans la plupart des cas, sans l’ac «L’Union européenne et la sécurité internationale», une autre source de difficulté. Bruxelles n’a cord des grandes puissances (France, Allemagne, par René Schwok et Frédéric Mérand, en effet pas vraiment les moyens de forcer les Royaume-Uni), la politique étrangère de l’UE reste Academia – Bruylant, 266 p. Etats membres à s’aligner sur une position condamnée à l’impuissance.» Université de Genève
6 recherche | histoire L’invention des glaciers — Entre le XVI et le XVIII siècle, le regard porté par l’homme e e sur le pays des glaces éternelles s’est profondément modifié. Territoire autrefois redouté, il devient un objet d’investigation scientifique avant de s’imposer comme un spectacle à la mode Menacés par le réchauffement climatique, ils monstrueuses. Ce regard empli de méfiance ges spécifiquement consacrés aux glaciers sortent font désormais l’objet d’une surveillance de commence à évoluer avec l’époque moderne, de presse. Fortement marqués par la perspective chaque instant, les scientifiques de tous bords qui coïncide avec le Petit âge glaciaire (1580- naturaliste, ils vont largement contribuer à faire de se pressant à leur chevet pour tenter de limi- 1860). La baisse des températures fait avancer la montagne un spectacle à la mode.» ter un recul qui semble inéluctable. Curieuse- les glaciers dans les vallées alpines, ce qui les ment, les glaciers qui, depuis des dizaines de rapproche de l’univers des hommes. Une étape incontournable milliers d’années façonnent notre environne- Le botaniste zurichois Konrad Gessner fi- C’est si vrai qu’à la fin du XVIIIe, on ne ment, n’avaient pourtant que rarement retenu gure parmi les premiers à s’enthousiasmer compte plus les récits de voyage dans lesquels l’attention des historiens. Dans le sillage des pour la beauté et la majesté de ces espaces. la visite au glacier fait figure d’étape incon- travaux menés sur l’histoire Avec d’autres auteurs (Simler, Münster), ces tournable. Destinée à encadrer un nombre — du paysage par le professeur François Walter, responsable premiers textes vont contribuer à préciser le vocabulaire s’y rapportant. Un lexique qui de visiteurs toujours croissant, la création de la Compagnie des guides de Savoie, en 1821, hélène de l’Unité d’histoire natio- reste cependant flou jusqu’au XVIIIe siècle achève d’institutionnaliser le processus. L’ex- zumstein, assistante au nale, Hélène Zumstein, as- cursion en montagne est désor- sistante au sein de la même mais un loisir, qui, dès le siècle BGE, Centre d’iconographie genevoise Département d’histoire gé structure, publie aujourd’hui suivant, va attirer les foules en nérale, Faculté un ouvrage qui vise à com- masse. des lettres bler ce vide. En s’appuyant Qu’on ne s’y trompe pas: il sur des sources imprimées y a glacier et glacier. «Il est très très variées (encyclopédies, cosmographies, frappant de constater le petit nom dictionnaires, guides et récits de voyages, car- bre de lieux visités, explique Hé- tes et gravures), Les Figures du glacier montre lène Zumstein. Certains glaciers, comment, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, la comme celui d’Aletsch par exemple, perception du monde des neiges éternelles restent longtemps préservés. A l’in s’est lentement transformée. verse, le glacier du Rhône, voisin des cols de la Furka et du Gothard, De l’enfer au paradis blanc est un des premiers mentionnés. «Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur les Horace-Bénédict de Saussure et ses guides arrivant au glacier Il est toutefois progressivement glaciers, résume la jeune chercheuse. Mais ces du Tacul en juillet 1788. éclipsé par le glacier inférieur de travaux visaient surtout à décrire leur mouvement Grindelwald, qui a le double avan ou à expliquer leur nature physique. L’objectif de cet au moins. L’iconographie se développe égale- tage d’être proche de Berne et de Thoune, tout en ouvrage est quelque peu différent, dans la mesure ment, avec des gravures ou des aquarelles qui se trouvant inséré dans un paysage agréable et où il vise à comprendre, dans une perspective histo vont durablement imprégner l’imaginaire pastoral. En Savoie, la Mer de glace et le glacier rique, comment un espace avec lequel l’homme en populaire. Rousseau et les Lumières provo- des Bossons sont également extrêmement réputés. tretient un rapport essentiellement utilitaire devient quent un double changement. Ils suscitent Contrairement à celui de Grindelwald qui se prête un objet de représentations culturelles.» d’une part un intérêt croissant pour les cho- plus difficilement à l’excursion, ce sont des glaciers Au Moyen Age, les glaciers, et la montagne ses de la nature. De l’autre, ils imposent une qui peuvent être parcourus sans trop de difficul en général, constituent un territoire méconnu façon de voir le monde qui ne repose plus sur tés. En outre, les voies d’accès sont bien entretenues et redouté. Certains cols sont certes fréquentés la croyance et la superstition, mais sur une et il existe quelques possibilités d’hébergement. depuis longtemps, mais on ne s’y attarde pas. pensée rationnelle. C’est un avantage certain et qui va rester long Et, pour les paysans qui vivent aux alentours, «Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, le nombre de temps décisif.» ❚ ces masses de pierres et de glace n’ont rien du pages consacrées aux glaciers explose, commente Vincent Monnet «paradis blanc» vanté aujourd’hui par les dé- Hélène Zumstein. Les références se limitent «Les Figures du glacier. Histoire culturelle des neiges pliants touristiques. C’est un lieu maléfique où d’abord à de brèves descriptions dans les cosmogra éternelles au XVIIIe siècle», par Hélène Zumstein, dorment démons, sorcières et autres créatures phies. Mais, à partir de 1750, les premiers ouvra Presses d’histoire suisse, Genève 2009, 221 p. Campus N° 95
7 recherche | biologie Vers une nouvelle piste pour contrer les virus persistants — Les chercheurs pourraient bien avoir sous-estimé la contribution d’un des acteurs du système immunitaire, les anticorps, dans la lutte contre certains virus persistants dont fait partie celui du sida ou de l’hépatite C La plupart des virus qui infectent «corps étrangers», soit simplement les Il avait donné de bons résultats en laboratoire, l’être humain ne sont que de passage. Dans l’écrasante majorité des cas, le — «marquer» de façon qu’ils puissent être reconnus et dégradés par d’autres mais, une fois inoculé à des volontaires faisant partie de catégories dites à risques, sa protec- corps arrive à s’en débarrasser tout Daniel mécanismes immunitaires. tion contre l’infection s’est avérée nulle. Ce qui seul (moyennant quelque fièvre, toux Pinschewer Les lymphocytes B fournissent à démontre que la stimulation de la réponse im- professeur et autre nez qui coule) tout en bénéfi- l’organisme une défense capable de munitaire T contre les infections persistantes adjoint au ciant d’une mise à jour de son système Département s’adapter à quasiment n’importe quel est certes nécessaire, mais clairement insuffi- immunitaire. Quelques-uns de ces hô- de pathologie intrus. Chacune de ces cellules produit sante. tes indésirables, pourtant, sont persis- et immuno un seul type d’anticorps qui est quasi- tants. Autrement dit, une proportion logie, Faculté ment à chaque fois différent de celui Souris transgéniques variable des personnes contaminées de médecine de sa voisine. Comme les lymphocy- Pour tenter d’en savoir plus, les chercheurs le reste jusqu’à la fin de ses jours. C’est tes B se comptent par milliards, cette genevois ont commencé une étude avec des le cas notamment pour le virus du sida (persis- gigantesque variété permet au corps humain souris transgéniques et un virus appelé LCMV. tant chez 100% des patients), celui de l’hépatite de produire potentiellement des anticorps spé- «Il n’existe pas d’équivalent du virus du sida ou de C (60-80% des patients) et celui de l’hépatite B cifiques à chaque virus existant dans la nature. l’hépatite C chez les rongeurs, précise Daniel Pins- (10% des patients). Mais d’où viennent ces dif- Ainsi, lorsqu’un nouveau pathogène infecte chewer. Mais le LCMV joue parfaitement le rôle de férences? Dans un article paru le 6 avril 2009 l’organisme, l’anticorps qui lui correspond est modèle. Depuis presque un siècle, l’étude de son mode dans la revue PLoS Biology, l’équipe de Daniel sélectionné, provoquant la multiplication à de fonctionnement chez la souris a en effet permis de Pinschewer apporte un élément permettant de grande vitesse du lymphocyte qui le produit. réaliser de nombreuses découvertes au sujet des infec mieux comprendre le phénomène. Cette étude La plupart du temps, le système immunitaire tions persistantes chez l’homme.» montre que la contribution d’un des acteurs du mémorise l’identité du virus en cas d’attaque Les chercheurs ont alors administré le virus système immunitaire, le lymphocyte B, a été ultérieure. à différents types de souris. Certains rongeurs jusqu’ici sous-estimée. Cet élément nouveau «On sait depuis longtemps que les infections vi fabriquent des anticorps, mais justement pas pourrait rediriger la recherche de nouveaux rales persistantes provoquent une réponse immuni ceux qui sont spécifiques au LCMV. D’autres vaccins qui, dans les cas du VIH (virus de l’im- taire dite cellulaire, caractérisée par la mobilisation ont été transformés génétiquement de façon à munodéficience humaine) et de l’hépatite C, des lymphocytes T, explique Daniel Pinschewer. être incapables de produire les phases initiales est toujours infructueuse. En fait, l’hypothèse qui a prévalu au cours des der ou tardives de la réponse immunitaire impli- nières décennies, étayée par de nombreuses études, quant les anticorps. Des souris «normales» ont Reconnaître et éliminer c’est que cette réponse était essentielle et suffisante, servi de comparaison. Dans son arsenal, le système immunitaire les anticorps, eux, ne jouant qu’un rôle mineur, voire Les expériences ont montré que la présence humain possède, entre autres, deux bras armés négligeable.» Un des éléments étayant cette af- d’anticorps spécifiques et une réponse immu- pour combattre les virus lorsque ceux-ci en- firmation est que certains virus persistants, nitaire initiale correcte sont essentielles pour trent dans l’organisme. Le premier est composé surtout celui du sida, ont un pouvoir de muta- la réduction de la charge virale et son élimi- de lymphocytes T. Ces globules blancs sont ca- tion important qui leur permet d’échapper aux nation totale. «Cela peut sembler une conclusion pables de reconnaître et d’éliminer directement anticorps. simple, mais c’est la première fois que l’on a pu le les cellules infectées. Le second est formé de Cette manière de voir les choses semble tou- démontrer, précise Daniel Pinschewer. Si nos ré lymphocytes B. Il s’agit de cellules dont la tâche tefois de moins en moins capable d’expliquer sultats sont transposables à l’être humain, cela signi principale est de produire des anticorps, c’est-à- toutes les observations cliniques. Par exem- fie que pour fabriquer un vaccin efficace contre des dire des molécules qui se lient à des particules ple, l’essai clinique de phase II d’un candidat infections virales persistantes, il faudra développer virales (circulant librement) ou à des structu- vaccin antisida (STEP) a dû être abandonné des produits qui induisent à la fois une réponse im res virales disposées à la surface des cellules en septembre 2007. Ce vaccin était basé sur la munitaire T et B.» ❚ infectées. Cette action peut soit neutraliser ces seule réponse de lymphocytes T appelés CD8+. Anton Vos Université de Genève
9 ion continue KEYSTONE Il y a cent cinquante ans, Charles Darwin publiait sa théorie de l’évolution au moyen de la sélection naturelle sans connaître les lois de l’hérédité ni l’existence des gènes L’application des thèses émises par le savant anglais aux sociétés humaines a donné naissance ces derniè- res décennies à une disci- pline, la psychologie évolu- tionniste, qui postule que la psychologie est, elle aussi, soumise aux mécanismes de la sélection naturelle En privant l’homme de sa position centrale dans la création, Darwin a pro- voqué une révolution mo- rale. Dernière et redoutable trouvaille des créationnis- tes, le «dessein intelligent» est présenté comme une alternative à la théorie de l’évolution Dossier réalisé par Anton Vos et Vincent Monnet Université de Genève
10 dossier | Darwin «nous cherchons du sens là où il n’y en a pas» — Cent cinquante ans après sa publication, l’œuvre de Darwin reste la seule théorie scientifique reconnue dans le domaine des sciences du vivant. Directeur du pôle de recherche national «Frontiers in Genetics», Denis Duboule revient sur la genèse et la postérité d’une thèse qui n’a pas fini de faire parler d’elle Campus: Dans Le plus important est sans nul doute Jean-Bap- biologiste de formation, reprendra une large françois schaer quelle mesure les tiste de Lamarck, auteur du plus grand traité partie de ces éléments pour construire sa travaux de Darwin sur les invertébrés de l’époque. Dès 1800, le théorie. Le problème est que l’héritage de La- marquent-ils une naturaliste français impose le concept du marck, qui est pourtant capital, a été totale- rupture dans l’his- transformisme. Son idée est que les animaux ment évacué par les successeurs de Darwin. toire des sciences? ne sont pas apparus par génération sponta- Les Anglo-Saxons sont parvenus à réaliser Denis Duboule: Les née, mais qu’il existe une continuité entre les une sorte de hold-up dans ce domaine parce travaux de Darwin différentes espèces ayant survécu. Lamarck qu’à mon sens, les travaux de Lamarck sont représentent u ne estime également que l’environnement a un au moins aussi importants que ceux de cont r ibut ion m a- effet directif sur l’évolution. Autrement dit, Darwin. Je dirais même que c’est la contribu- jeure à la science. un animal qui va essayer toute sa vie d’at- tion de Lamarck qui est aujourd’hui démon- Denis Duboule Le savant anglais traper une feuille haut perchée va finir par trée de la façon la plus rigoureuse et non celle propose une théorie voir son cou s’allonger. Darwin, qui n’est pas de Darwin. qui explique l’ensemble des mécanismes qui guident l’organisation du vivant. Cela reste Darwin s’est-il appuyé sur d’autres d’ailleurs la seule théorie scientifique recon- auteurs? nue dans le domaine des sciences du vivant. En 1798, Thomas Robert Malthus, un pas- Darwin ne savait pas ce qu’était un gène. Il teur anglican, publie Essai sur le principe élabore sa théorie avant la redécouverte des de population , ouvrage qui connaît un im- lois de Mendel. Ses intuitions sont d’autant mense succès et déclenche de nombreuses plus phénoménales que chaque point sur le- polémiques. Sa thèse repose sur l’idée que la quel il buttait à l’époque s’est avéré être une progression démographique est plus rapide question essentielle qu’il a fallu beaucoup de Biographie que l’augmentation des ressources, d’où une temps pour résoudre. paupérisation de la population. Les anciens express régulateurs démographiques (les guerres et Que dit-il de nouveau? les épidémies) ne jouant plus leurs rôles, il En s’appuyant notamment sur l’exemple des 1809: Naissance de Charles Darwin imagine de nouveaux obstacles, comme la li- pinsons des Galapagos, dont la forme du bec à Shrewsbury en Angleterre mitation de la taille des familles et le recul de varie selon le milieu, Darwin constate que 1831: Début du voyage autour du monde l’âge du mariage. Darwin, qui a lu Malthus, les animaux sont parfaitement adaptés à à bord du Beagle qui l’emmène au Brésil, n’a fait qu’appliquer ce raisonnement à la bio- leur environnement. Pour expliquer ce résul- Argentine, Terre de Feu, Chili, îles logie et ce qu’on appelle le darwinisme social tat, il postule que seuls les individus étant le Galapagos, Nouvelle-Zélande, n’est en fait rien d’autre qu’une relecture des Australie, îles Cocos et Le Cap. mieux adaptés aux ressources présentes sont thèses de Malthus. Darwin le dit lui-même, parvenus à survivre dans un endroit donné. 1836: Retour à Plymouth. d’ailleurs. C’est à partir de ces éléments que naît l’idée 1839: Mariage avec sa cousine de la sélection naturelle. Emma Wedgwood Concrètement, comment passe-t-on d’une 1859: Publication de «L’Origine des espèce à une autre? Darwin n’a pas élaboré sa théorie à partir espèces au moyen de la sélection Pour qu’une mutation soit maintenue, il faut du néant. Quels sont les auteurs qui ont naturelle» qu’elle se distribue dans une population don- influencé sa pensée? 1882: Mort à Downe en Angleterre née. Mais si le nombre d’individus est très im- Campus N° 95
De Darwin au génome 1865: Le moine autrichien Gregor Mendel découvre les lois de l’hérédité en étudiant des pois comestibles. Il établit que les «facteurs» déterminant chaque caractère héréditaire se trouvent en deux versions chez tous les individus, mais qu’une portant, la mutation est diluée et elle se perd. qu’ils n’ont jamais existé. Cela voudrait dire seule d’entre elles est transmise L’avantage évolutif qui résulte de ce change- que certaines transitions se sont faites de ma- à la descendance. ment doit donc être soit suffisamment mas- nière plus globale et plus abrupte que les pu- 1869: Le biologiste suisse Friedrich sif pour s’imposer, soit apparaître dans un ristes de la sélection naturelle ne le pensent. Miescher isole une substance riche groupe relativement restreint et isolé, ce qui Cela ressemble à ce que Stephen Jay Gould a en phosphore dans le noyau des cellules, est le cas pour les pinsons des Galapagos, par appelé les équilibres ponctués. Selon lui, la qu’il nomme nucléine. Elle sera identifiée exemple. A l’intérieur de ce cadre, différents vitesse de l’évolution varie dans la durée: il y plus tard comme étant l’ADN. scénarios sont toutefois envisageables. a des périodes de stabilité qui peuvent durer 1882: Le biologiste allemand Walther Flemming décrit la division cellulaire des millions d’années, puis des phases d’ac- (mitose) et découvre par la même Lesquels? célération durant lesquelles les choses chan- occasion les chromosomes qui se sont La sélection par le milieu, proposée par gent beaucoup plus rapidement. condensés dans le noyau. Aucun lien Darwin est incontestée. Mais là où les grands n’est fait entre ces structures et l’hérédité. défenseurs de Darwin ont tort, à mon sens, Quels sont les apports de la biologie molé- 1900: Les botanistes néerlandais Hugo c’est qu’ils ont introduit une vue essentielle- culaire à ce débat? de Vries, allemand Carl Correns et autri- ment gradualiste de l’évolution qui veut que Pour ce qui est des animaux complexes en chien Erich von Tschermak-Seysenegg ses différentes étapes aient été franchies de tout cas, il est très difficile de concilier ce que redécouvrent de façon indépendante manière très progressive, par petites l’on sait aujourd’hui de l’ADN et des les lois de Mendel. différences et sur une durée s’éta- lant sur des centaines de millions Denis — mécanismes de régulation des gènes avec une théorie purement gradua- 1909: Le botaniste danois Wilhelm Johannsen invente le terme de gène. Il est également le premier à parler d’années. Ce schéma gradualiste Duboule, liste. Depuis la fin des années 1980, de génotype et de phénotype. convient très bien à des organismes directeur du il est en effet établi qu’aucune partie 1911: Le généticien américain Thomas relativement simples comme les Département du corps ne dépend d’un gène spéci- Morgan démontre l’existence des muta- bactéries, mais plus on monte dans de zoologie fique. L’apparition d’une trompe chez tions grâce à une mouche drosophile l’échelle de la complexité du vivant, et de biologie l’éléphant ou l’allongement du cou aux yeux blancs. Il montre que les chro- animale de plus cette explication rencontre de la girafe ne sont pas causés par un mosomes sont les supports des gènes. la Faculté des quelques limites. gène en particulier, mais dépendent 1943: A l’aide de la diffraction au rayon X, sciences et du le physicien anglais William Astbury dé- Pôle de recher d’une série d’éléments qui font partie Quels sont les éléments en faveur che national d’un ensemble. Cela signifie que l’on couvre que l’ADN possède une structure régulière et périodique. du gradualisme? «Frontiers ne peut pas changer drastiquement 1944: Les généticiens américains Oswald Les défenseurs de la sélection natu- in Genetics» une partie du corps d’un être vivant Avery, Colin MacLeod et Maclyn McCarty relle pure et dure sont convaincus sans modifier radicalement l’orga- démontrent que l’ADN est le matériel qu’il existe une continuité parfaite dans nisme concerné. De ce point de vue, le fait dont sont fabriqués les gènes et les chro- l’évolution. Ils estiment que les différences que nos gènes soient redondants constitue mosomes et que cette molécule est le qui sont aujourd’hui perceptibles entre les une sorte de bombe à retardement. support de l’hérédité. Jusque-là, la plupart espèces paraissent importantes parce que des scientifiques pensaient encore que les espèces intermédiaires ont disparu. Dès Dans quelle mesure? l’hérédité était portée par les protéines. lors, la question est de savoir où elles sont Certaines mutations restent longtemps invi- 1953: Grâce à des images de diffraction passées, puisqu’on ne retrouve pas de fos- sibles car il existe des solutions de rechange aux rayons X prises par la biophysicienne anglaise Rosalind Franklin, les biologistes siles. On peut accepter l’idée, somme toute dans l’appareil génétique. Puis, lorsque cel- américain James Watson et britannique assez logique, que cette absence tient au fait les-ci sont épuisées, il se produit un change- Francis Crick découvrent que l’ADN pos- que les fossiles restent des objets rares, même ment qui peut être radical. Autrement dit, il sède une structure en forme de double pour les espèces très répandues. Il n’est donc est possible qu’au sein d’une population de hélice pas vraiment étonnant que l’on n’en trouve nombreux individus accumulent des muta- 1961: Crick et des collègues démontrent pas pour les organismes qui ont vécu moins tions qui vont la rendre globalement instable que les acides aminés (dont sont com- longtemps et en moins grand nombre. sur le plan génétique. A un moment donné, le posées les protéines) sont codés par des dernier verrou peut sauter chez plusieurs in- groupes de trois bases d’ADN (un codon). Cette explication n’est toutefois pas par- dividus, ce qui pourrait aboutir à la création 1961: Le généticien américain Marshall tagée par l’ensemble de la communauté d’une nouvelle espèce, pour autant bien sûr Nirenberg déchiffre le premier codon qui correspond à l’acide aminé phénylalanine. scientifique… que le milieu le permette. 2003: Le génome humain est entièrement En effet, certains auteurs défendent plutôt séquencé. l’idée que ces fameux «chaînons manquants» Quelle est l’ampleur des changements que sont introuvables, tout simplement parce peut provoquer l’évolution? Université de Genève
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13 i-stock Les tuniciers, ou urocordés, sont des animaux qui se résument, au stade adulte, à un sac rempli d’eau ancré à une roche. L’organisme, muni de deux siphons, contient un tube digestif et des organes de reproduction. On reconnaît leur apparentement aux vertébrés lorsqu’ils sont encore au stade larvaire. Ils ressemblent alors à des têtards qui se meuvent librement. A un certain moment de son développement, la larve de tunicier fixe sa tête sur un support, perd sa queue et la plus grande partie de son système nerveux, et demeure ainsi jusqu’à la fin de sa vie. Une des règles de base du vivant est que la na- L’évolution n’est donc pas un chemin li- ture ne peut pas produire n’importe quoi. Si néaire conduisant du plus simple au plus l’on s’en tient à l’homme, le nombre de mons- compliqué? truosités est, par exemple, relativement res- Pas forcément. Certains organismes marins treint. On retombe toujours sur les mêmes: qui nous sont très proches, tels que les uro- un pied ne pousse jamais à la place d’une cordés ont une vie larvaire qui ressemble main et inversement. Cela signifie que le beaucoup à celle d’un poisson, mais en se schéma de construction d’un organisme vi- développant, cet organisme ne cesse de se vant est tel que les possibilités sont limitées. simplifier pour aboutir à un individu adulte Or cette notion de contrainte, venue non pas qui n’est plus qu’un tube accroché à un ro- de l’environnement extérieur, mais de l’in- cher. L’évolution peut aussi aller vers le plus térieur de nous-même, du plan de construc- simple. tion inscrit dans nos gènes, est quelque peu absente des textes de Darwin. Un des arguments souvent avancés par les créationnistes pour démontrer que l’évolu- A-t-on donné une importance excessive tion n’est pas une science est que la théorie aux écrits de Darwin? de Darwin n’est pas démontrable. Est-ce C’est surtout la façon dont cette théorie a exact? été utilisée qui est sujette à discussion. Il ne Oui, car pour prouver formellement cette faut pas se tromper de cible. Darwin (et son théorie, il faudrait être en mesure de remon- collègue Wallace oublié) a eu le génie de voir ter jusqu’à l’animal ancestral qui serait au juste. Cependant, aujourd’hui, énormément début de la chaîne. Or cet animal n’existe de choses sont considérées comme des adap- plus. Toutes les espèces qui existent actuel- tations, alors qu’elles n’en sont pas nécessai- lement ont en effet évolué en même temps rement. Les faux yeux qui se trouvent sur les que nous, c’est pourquoi les singes ne sont ailes des papillons, par exemple, sont souvent pas nos ancêtres, mais nos cousins. En outre, situés aux extrémités des ailes. Il existe toute même si on admettait que cet être ancestral une mythologie pour expliquer leur utilité existe et qu’on parvienne à le transformer en pour attirer les femelles ou pour éloigner les être humain, cela ne suffirait pas à démon- prédateurs. Mais dans les faits, ces explica- trer que c’est comme cela que les choses se tions sont très difficiles à démontrer. sont passées, mais uniquement qu’il est pos- sible qu’elles se soient passées comme cela. Comment expliquez alors la présence de Cela dit des faits innombrables démontrent ces faux yeux? la véracité de la théorie de l’évolution, ce qui Leur apparition pourrait très bien être le en fait une science et non pas une religion. résultat d’un processus aléatoire. On peut On peut toujours discuter de la manière dont tout à fait imaginer que l’aile du papillon cela s’est passé exactement, mais on sait que soit construite de telle sorte qu’à un mo- «Une des règles cela s’est passé, et sans l’aide de quiconque. ❚ ment donné, il y ait un effet collatéral: dans le but d’avoir une bonne aile, on est obligé de base du vivant d’y mettre des yeux parce que telle voie de est que la nature ne signalisation a un promoteur qui répond à telle protéine. C’est une idée qui n’est pas fa- peut pas produire cile à accepter parce que l’on est convaincu que toute évolution doit posséder une valeur n’importe quoi. adaptative. Or ce n’est pas le cas. Et si notre Un pied ne pousse main possède cinq doigts, ce n’est pas parce que c’est la meilleure solution, mais parce jamais à la place que c’est celle qui a été retenue. Notre erreur tient au fait que nous cherchons du sens là où d’une main et il n’y en a pas. inversement» Université de Genève
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