COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? - INHESJ
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Lettre d'information sur les Risques et les Crises N°62 - JUIN 2020 DOSSIER THÉMATIQUE COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? POINT DE VUE RECHERCHE NUDGE, LE DÉCONFINEMENT PROJET SOUS INFLUENCE ? APRIL Quand la sémiologie des couleurs rencontre l’économie comportementale
ÉDITORIAL n°62 JUIN 2020 VALÉRIE MALDONADO Directrice de l’Institut national des hautes études de 11ème anniversaire la sécurité et de la justice Ce 62e numéro de la Lettre d’Information sur les Risques et Crises est consa- INSTITUT NATIONAL DES HAUTES cré à une thématique plus que jamais d’actualité : « Collapsologie, la crise ÉTUDES DE LA SÉCURITÉ systémique - comment y faire face ». ET DE LA JUSTICE Avant la crise actuelle liée à l’épidémie du Covid-19, l’attention se portait largement sur la question du réchauffement climatique et son impact sur les systèmes humains (technosphère) et naturels (biosphère). L’année 2019 DÉPARTEMENT a ainsi tristement illustré les problématiques liées à cette question. De la déforestation massive en Amazonie ou la question des feux de forêts (Bré- RISQUES ET CRISES sil, Australie, Etats-Unis par exemple) aux sécheresses majeures comme en Afrique du Sud, ces crises ultra médiatisées contribuent à une prise de conscience générale de l’importance des mouvements pro-climat sur la Le département Risques et Crises scène internationale. En 2020, le Covid 19 nous démontre cruellement, avec de l’Institut National des Hautes Etudes une intensité accrue et inédite, la fragilité et la vulnérabilité de nos sociétés de la Sécurité et de la Justice publient mondialisées et interconnectées. Même s’il est encore tôt pour l’affirmer, la Lettre d’information il est probable que cette crise sanitaire conduise à des bouleversements sur les Risques et Crises – LIREC sociaux, économiques et politiques considérables au niveau planétaire. Ses répercussions seront probablement durables et profondes et alimentent Directrice de la publication : actuellement les réflexions de la communauté des collapsologues. Valérie MALDONADO En effet, pour certains analystes, les crises modernes sont toutes liées et Directeur de la rédaction : l’humanité serait en train de détruire son habitat au point de provoquer Alexandre FOUCHARD son effondrement imminent. Cet effondrement, selon le 5e rapport du GIEC, aurait comme résultats « un appauvrissement de la biodiversité, une perte Rédactrice en chef : de la vie humaine, une perte des moyens de subsistance, des blessures, des Cheila DUARTE COLARDELLE conséquences sur la santé, des pertes aux biens et aux infrastructures et un appauvrissement des ressources environnementales ». Selon Pablo Servigne, collapsologue et chercheur français, la collapsologie Pour vous abonner, se définit par « un enchaînement d’événements catastrophiques ponctuels envoyez-nous un courriel à : (ouragans, accidents industriels, attentats, pandémies, sécheresses, etc.) lirec@inhesj.fr sur fond de changements progressifs non moins déstabilisants (déser- tification, dérèglements des saisons, pollutions rémanentes, extinctions d’espèces et de populations animales, etc.) ». Pour les collapsologues, la Vous pouvez nous envoyer des infor- question qui se pose est : nos sociétés peuvent-elle résister et vivre avec ces mations concernant un événement, une bouleversements ? manifestation ou une proposition d’article à : Ce numéro tente d’apporter quelques éléments de réflexion autour de cette lirec@inhesj.com question en proposant des témoignages, des points de vue et des éléments de réponse. Un partage d’expérience est aussi proposé afin de comprendre Suivez nous : comment certains experts, décideurs publics, opérationnels de terrain, universitaires et chercheurs se préparent ou font face à l’effondrement de leurs systèmes de référence. Parmi les objectifs pratiques figurent en effet une compréhension partagée des enjeux, l’identification de stratégies et Les informations contenues dans ce document des outils résilients pour agir plus rapidement et plus efficacement dans un sont issues de sources ouvertes et ne sauraient être contexte d’incertitudes et de complexité croissantes. interprétées comme une position officielle ou offi- cieuse de ses rédacteurs ou des services de l’Etat. Je m’associe au département Risques et Crises pour vous souhaiter le meil- leur dans la situation actuelle avec la certitude que nos efforts communs ISSN 2265 – 464X de formation et de recherche permettront de contribuer à la définition de nouvelles stratégies pour faire face aux défis qui nous attendent. Bonne lecture ! Photo de couverture : ©Funtap - stock.adobe.com
LA LIREC n°62 SOMMAIRE 3 34 4 POINT DE VUE DOSSIER THÉMATIQUE • Nudge, le déconfinement sous influence ? - Quand COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : la sémiologie des couleurs comment y faire face ? rencontre l’économie comportementale. 37 RECHERCHE • Projet APRIL 38 •D es organisations face à un environnement hyper turbulent, FORMATION effondrement et collapsologie. Gilles TENEAU • 8ème Session Nationale "Management stratégique •R isques systémiques globaux et risques d’effondrement - Quels éléments de la crise" d’analyse scientifique, pour quels types de risque ? Pierre Yves LONGARETTI •L a résilience territoriale contre les risques d’effondrement systémique. Sébastien MAIRE •L a résilience vue par deux sapeurs-pompiers. 39 Christophe PERDRISOT et Curt VARONE • « Cyber-ouragan » & « crise climatique augmentée » : Mise en perspective des vulnérabilités et dépendances au numérique. AGENDA Elie CHEVILLOT – MIOT et Martial LE GUEDARD •D evant la guerre nucléaire. Jean-Pierre DUPUY
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LA LIREC n°62 •5• DOSSIER THÉMATIQUE Des organisations face à un environnement hyper turbulent, effondrement et collapsologie par Gilles TENEAU À PROPOS DE L'AUTEUR RÉSUMÉ Des événements inattendus (financiers, environnementaux, technologiques, humain, Gilles TENEAU politique, social) bousculent les organisations, autant de facteurs impliquant une Chercheur associé organisation et sujet à des crises, des bouleversements, des risques d’effondrement. LEMNA1 (université de Pour cela les organisations doivent rester fiables face à des changements de Nantes) Directeur du centre structures, de stratégie, de culture, de management. Les organisations sont de recherche en en perpétuelle évolution, ce qui implique de s’adapter continuellement. Face à résilience des un environnement en mutation et devenu incertain, les crises sont désormais organisations complexes. Il devient nécessaire de mieux comprendre le cycle de vie de la crise et www.resilience-organisationnelle.com Fondateur et Rédacteur en chef de la de préparer la transition, la transformation des organisations, par la mise en œuvre revue « Cahiers Risques et Résilience » de la résilience organisationnelle. Gilles Teneau est chercheur associé (université de Nantes), il est professeur La complexité, l’incertitude de l’envi- des cas historiques. La collapsologie au CNAM2, ESG 3, EPP4, INET 5 et ronnement menacent continuellement est un courant de pensée apparu dans membre de la commission scientifique la survie des organisations7. Les évé- le milieu des années 2010 qui étudie les de la filière RH6 de PsychoPrat. Gilles Teneau est le président fondateur nements imprévisibles et perturba- risques d’un effondrement de la civili- de CIRERO (centre d’ingénierie teurs de grande ampleur qui minent sation. Issu du latin collapsus, « tomber et de recherche en résilience des leur performance sont de plus en plus d’un bloc, s’écrouler » et de logos « pa- organisations). Il est directeur de fréquents. Non seulement les organi- role, discours, raison », la collapsologie publication des « Cahiers Risques et sations subissent des secousses envi- est la science de l’effondrement. Pablo Résilience » et directeur de la collection ronnementales soudaines et occasion- Servigne et Raphaël Stevens (2015)11 « Perspectives Organisationnelles » nelles, mais elles subissent aussi des ont popularisé la notion d’effondre- au sein des éditions L’Harmattan. changements périodiques, ce qui rend ment systémique (industriel, humain, Auteur de nombreux ouvrages et articles scientifiques, Gilles Teneau leur position concurrentielle incer- écosystème). Selon ces auteurs la col- est un conférencier de renommée taine. Cette situation est encore com- lapsologie est une science qui s’appuie nationale et internationale. Membre pliquée par l’interconnexion mondiale sur plusieurs fondements et démons- de nombreux comités scientifiques croissante de l’environnement dans trations (déluge, catastrophe naturelle, de colloques et congrès (Congrès lequel vivent les organisations (Pum- extinction massive, réchauffement mondial de la résilience, à Yaoundé puni-Lenss, Blackburn, Garstenauer, climatique, effondrements sociétaux, au Cameroun en mai 2020). Parmi ses 20178 ; Giannoccaro, Carbone, Mas- éco-épidémiologie, conflits, risques nombreux ouvrages : Toxic Handlers, sari, 2018)9. nucléaires, biologiques, pandémiques, les générateurs de bienveillance, Odile Jacob, mars 2019 ; La résilience des technologiques, financiers). Ci-dessous organisations, les fondamentaux, un tableau représentant une liste non L’Harmattan, 2018 ; Empathie et exhaustive des grandes catastrophes compassion en entreprise, ISTE, 2014 ; Dès 2005, le chercheur Jared Dia- selon plusieurs secteurs (humains, so- Résilience Organisationnelle, rebondir mond10, évoquait le thème de l’effon- ciaux, technologiques, environnemen- face aux turbulences, Deboeck, 2010. drement (collapse) en s’appuyant sur taux). ..... (1) LEMNA: Laboratoire d’Economie et de Management de Nantes Atlantique (8) Pumpuni-Lenss, G., Blackburn, T., and Garstenauer. (2017). Resilience in complex sys- (2) CNAM: Conservatoire national des arts et métiers tems: an agent-based approach. Systems Engineering. vol. 20, no. 2, p. 158–172. (3) ESG: Ecole des sciences de la gestion (9) Giannoccaro, I., Carbone, G., Massari, G.F. (2018). Team Resilience in Complex and (4) EPP: Ecole des psychologues practiciens Turbulent Environments: The Effect of Size and Density of Social Interactions. Com- (5) INET: Institut national des études territoriales plexity. (9). (6) RH: Ressources Humaines (10) J ared Diamond, Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed, Penguin Books, (7) Nous concevons une organisation (association, entreprise, collectivité) comme un sys- New York, 2005 tème ouvert composé d’un ensemble d’éléments en interaction (individus, technologies, (11) Pablo Sergine, Raphael Stevens, Comment tout peut s’effondre, Seuil, 2015. produits, ressources).
•6• DOSSIER THÉMATIQUE LA LIREC n°62 Types de dangers Définition Exemples Psychologiques ou Concernent les catastrophes biologiques, Bhopal, SMOG12, grippe espagnole, maladie de psychosociaux chimiques et épidémiques ainsi que les risques la vache folle, coronavirus, choléra, diphtérie, (spécifiques à l’humain) extrémistes paludisme, conflits armés, terrorisme Sociotechniques (spécifiques Concernent les catastrophes technologiques et TMI, Seveso, Erika, Tchernobyl, Challenger, AZF, aux technologies) industrielles, nucléaires Deepwater, Fukushima Canicule de 2003, Tsunami en Asie, 2004 ; Socio-environnementaux Katrina, 2005 ; cyclone Nargis en Birmanie, Concernent les catastrophes naturelles, (spécifiques à 2008 ; Xynthia en Vendée, 2010 ; séisme Haiti, écologiques et environnementales l’environnement) 2010 ; séisme et tsunami au Japon, 2011 ; crue du Var, 2014 ; Dorian, 2019. Nous constatons qu’avant une catas- d’une croissance démographique et Les modes de changement envisagés par trophe, il y a un danger, et avant le économique exponentielle sur une pla- ces auteurs sont au nombre de deux. Le danger un risque. Une catastrophe est nète aux ressources limitées. premier d’entre eux est le mode « pres- construite de plusieurs petits événe- crit » : il désigne les changements prévi- ments qui s’enchainent, une consé- sibles. À l’inverse du mode « prescrit », quence d’une succession de faits ou de comportements. Le modèle de James FAIRE FACE À UN le mode dit « construit » désigne les changements non prévisibles. Le spé- Reason (1990)13 ou théorie du gruyère ENVIRONNEMENT cialiste français en gestion des crises, met en relief la complexité des relations Patrick Lagadec20, préfère l’appellation de cause à effet et met en avant l’erreur COMPLEXE « hors cadres » pour désigner ce type humaine ou la défaillance organisation- de crise. Larry Greiner (1972)21 a mon- nelle précurseur d’une catastrophe. Face au risque d’effondrement, les orga- tré que toute organisation traverse, au nisations doivent s’efforcer et s’adapter cours de sa croissance, des phases de L’effondrement doit être considéré continuellement afin de maintenir leur croissance stables et des périodes qui comme un processus plutôt qu’un évè- compétitivité et rester viables dans des marquent des changements brutaux. À nement soudain, c’est l’une des princi- environnements incertains. Pour faire chaque période de croissance de l’orga- pales critiques faites au collapsologue : face à de nouvelles technologies, de nisation correspond donc une crise si tout s’écroule et qu’il est déjà trop nouvelles stratégies, des fusions et des qui lui est propre. Les crises s’accom- tard, alors pourquoi agir ? Cette vision acquisitions, des catastrophes environ- pagnent d’un changement de structure, est de nature pessimiste. Toutefois, nementales, les organisations doivent se de stratégie, porteuses d’évolution ou de Servigne et Stevens publient en 2018, transformer, affronter les crises (Shri- transformation des organisations. un nouvel ouvrage, certes moins pes- vastava, 1993)16. Au cours de périodes simiste que le premier, « une autre fin économiques, sociales et environne- du monde est possible », en d’autres termes comment gérer l’effondrement mentales turbulentes, les organisations connaîtront des perturbations et des dis- DES ORGANISATIONS et apprendre à survivre. Cette vision de continuités. Une organisation doit deve- EN ÉVOLUTION l’effondrement qui propose de faire face nir résiliente et être en mesure de conce- à l’inévitable, c’est le point de vue que voir et de mettre en œuvre des mesures Hannan et Freeman (1977)22 ont pu- nous développons ici. L’effondrement efficaces, de veiller à la survie de l’orga- blié un article qui a constitué une base n’est pas brutal, il peut s’étaler sur nisation et de faire progresser le dévelop- fondamentale pour les recherches sur plusieurs années ou plusieurs décen- pement organisationnel (Mallak, 1999)17. l’évolution des organisations. En 1989, nies, voir les données scientifiques qui Ansoff (1979)18 considère qu’il va y avoir ils ont affiné cette notion avec l’écologie portent sur des modèles informatiques/ des événements inattendus. Ces événe- des populations qui étudie l’environne- mathématiques comme c’est le cas pour ments seront impossibles à anticiper. ment dans lequel les organisations se les projections établies par le modèle concurrencent et où le processus de sé- World3 du Club de Rome14 qui évo- Van de Ven et Poole (1995)19 ont cher- lection naturelle se produit. Ce concept quait un effondrement vers 2030 dans ché à comprendre quelles pouvaient être prend ces origines au niveau de la bio- son scénario « Business as usual ». Dès les origines du changement. Le fruit de logie, certaines organisations changent, 1972, le rapport Meadows15, intitulé leurs travaux est une typologie originale s’adaptent ou disparaissent et d’autres The Limits of Growth et réalisé par des faisant aujourd’hui figure de référence sont créées avec des caractéristiques chercheurs du MIT, alerte des risques pour la compréhension des évolutions. différentes. ..... (12) S MOG: La plus importante pollution atmosphérique survenue aux Royaume-Uni en at the Portland International Conference on Management of Engineering and Technol- 1952. ogy (PICMET) Portland. (13) R eason J. (1990b). Human Error. Cambridge: Cambridge University Press. (18) Ansoff H.I. (1979). From strategic Planning to Strategic management. New York, Mc- (14) W orld3 est une simulation informatique des interactions entre population, technologie, Millan. nourriture et écosystèmes. an de Ven, A., Poole M.S. (1995). « Explaining development and change in organisa- (19) V (15) Le rapport Meadows, repose sur un modèle informatique, il est la première étude tions », AMR, vol. 20, no 3, p. 510-540. importante soulignant les dangers pour la planète et l’humanité de la croissance (20) h ttp://www.patricklagadec.net/fr/pdf/EDF_Katrina_Rex_Faits_marquants.pdf économique et démographique. reiner, L.E. (1972). Evolution and Revolution as Organizations Grow. President and (21) G (16) S hrivastava, P. (1993) “Crisis theory and practice”, Industrial and environmental cri- Fellows of Harvard sis quarterly, (7):23-42 (22) H annan, M.T. et Freeman, J. (1977). The population ecology of organizations. Ameri- (17) Mallak, L. A. (1999) “Toward a Theory of Organisational Resilience”, Paper presented can Journal of Sociology. vol. 82, n°5, p. 929-964.
LA LIREC n°62 •7• DOSSIER THÉMATIQUE L’étude des mutations organisation- miner les actions les plus adaptées à « l’effondrement », une série de crises, nelles ne peut se comprendre qu’en mener dans l’urgence. De nombreux ar- l’amorce d’un état de « collapsologie ». référence à l’accélération du rythme ticles rendent compte de notre environ- Les nombreuses ruptures sociales, de changement de l’environnement, nement de plus en plus « VUCA » (de collectives, nationales, engendrent la inhérent à l’impact des transforma- l’anglais, Volatile, Unpredictable, Com- possibilité d’une rupture globale. Pour tions technologiques. Les travaux plex and Ambiguous). En 2008, la crise faire face à ces crises multiples, nous d’Emery et Trist (1965)23 ont d’ailleurs financière a ébranlé les fondements de préconisons la mise en œuvre d’une conduit à établir une relation entre notre économie bien au-delà du sec- résilience organisationnelle. le type d’environnement et la forme teur financier. Plus récemment, lorsque organisationnelle adaptée. C’est à eux la Banque nationale suisse a décidé que l’on doit d’avoir introduit la notion de turbulence24. En se fondant sur une d’abandonner son taux de change plan- cher contre l’euro, la surprise a été pra- VERS LA RÉSILIENCE distinction entre environnement sta- tiquement totale et les impacts consi- ORGANISATION- tique et environnement dynamique, les dérables. Quant au prix du pétrole, il se auteurs identifient quatre types d’envi- trouve depuis des mois affectés par des NELLE ronnement auxquels ils associent une changements techniques, géopolitiques forme organisationnelle pertinente. Le et réglementaires. Et nous pourrions Des événements inattendus (financiers, type I correspond à un environnement citer de nombreux autres exemples. Les environnementaux, technologiques, placide et aléatoire. Le type II repré- médias, les réseaux sociaux ajoutent humains, politiques, sociaux) bous- sente un environnement dans lequel la une part de complexité et d’incertitude culent les organisations. Les organi- survie des organisations devient liée à dans des crises nouvelles. Faire la part sations sont dès lors en perpétuelles ce que l’entreprise connaît de son envi- du vrai et du faux dans une multitude évolutions ce qui implique de s’adapter ronnement. Dans le type III, les organi- croissante de communication en tout continuellement face à un environne- sations doivent prendre en compte leurs genre et de toutes formes est de plus ment en mutation et devenu incertain, réactions. Le type IV correspond à un en plus difficile. Le terme VUCA28, les crises sont désormais complexes, environnement complexe et turbulent. acronyme pour les mots volatilité, l’environnement est VUCA. Il devient McCann et Selsky (1981)25, influencés incertitude, complexité et ambiguïté, nécessaire de mieux comprendre le par les travaux sur les interrelations a été inventé par le Collège militaire cycle de vie de la crise et de préparer dans l’environnement, développent un de guerre des États-Unis à la fin des la transition, la transformation des cinquième type d’environnement : l’hy- années 1990 pour décrire ce monde de organisations par la mise en œuvre de perturbulent. La turbulence est un en- plus en plus complexe et en constante la résilience organisationnelle. C’est chaînement d’événements plus ou moins évolution (Lawrence, 2013)29. La notion ici le point de départ de nos travaux de espacés dans le temps, plus ou moins de volatilité implique que l’environne- recherche (CIRERO30, C2R31). favorables mais imprévisibles quant à ment extérieur est instable et présente leur ampleur et suffisamment nouveaux des défis inattendus à grande vitesse. La résilience organisationnelle est la pour entraîner un impact, perçu par les Avec l’incertitude, il y a une évolution capacité d’un système (individu, col- membres de l’organisation, qui conduit sans précédent de l’environnement lectivité, organisation32), confronté à une reconsidération des capacités de extérieur, ce qui rend les trajectoires à à des événements fragilisants et dés- la firme du fait de la gêne occasionnée. long terme plus difficiles à prévoir. Cet tabilisants, voire catastrophiques, de « Nous sommes dans des sociétés en environnement extérieur est complexe, mobiliser ses ressources en vue de res- évolution permanente et rapide et dont il comporte de nombreux éléments ter en lien avec sa finalité et se proje- la complexité est telle qu’elle s’accom- interdépendants qui peuvent être écra- ter dans son futur. Teneau & Koninckx pagne de beaucoup d’instabilité et de sants et déroutants. Le dernier terme (2009)33 préconisent de mettre en place désordre. » (Morin, 2014)26. VUCA, la notion d’ambiguïté, indique les conditions favorables de résilience que l’environnement extérieur est flou, avant la crise : sans objectif particu- avec de nombreuses inconnues, et que lier, nous sommes face à une approche UN les causes et effets ne sont pas clairs. Face à un monde VUCA, dans lequel les par la résilience. Il est important de maintenir son activité dans des limites ENVIRONNEMENT organisations sont vulnérables et com- acceptables, la résilience organisation- plexes, les crises incertaines et ambi- nelle opère comme une ressource pour VUCA27 gües, il devient de plus en plus difficile activer des processus d’homéostasie. de faire face aux crises, aux chocs, aux Enfin, il est proposé aux organisations De nombreux cas médiatiques de ges- turbulences. Dès lors, avec l’accélé- de se redéployer dans des activités tion de crise attestent d’une forte com- ration du temps, il devient important d’une autre nature, ce qui permet de plexité et d’une difficulté d’analyse de faire face, de s’organiser, de com- mobiliser ses ressources internes en rapide de la situation devant amener à muniquer et de travailler ensemble, capacité d’aborder des bifurcations et circonscrire une situation pour déter- sinon les organisations risquent prendre une autre direction. ..... (23) R éference svp Emery, F. E., Trist, E. L. (1965). The causal texture of organizational (27) VUCA: Volatile, Unpredictable, Complex and Ambiguous environments. Human Relations, 18(1), p. 21-32. (28) Bennett, N., Lemoine, J. (2014) What VUCA really means for you. Harvard Business (24) P ar turbulences, nous entendons des secousses, ça vient et ça repart, et ainsi de suite. Review. Vol 92, No 1/2. p. 27–42. Avec les turbulences, nous sommes face à des prémices, un peu comme dans l’idée (29) L awrence, K. (2013) Developing leaders in a VUCA-environment. UNC Exec Dev 1–15. des signaux faibles. Des turbulences annoncent une crise et si cette dernière n’est pas (30) CIRERO, Centre d’Ingénierie et de Recherche en Résilience des Organisations. Site : enraillée rapidement elle peut devenir une catastrophe. Il sera plus facile de s’adapter www.resilience-organisationnelle.com aux turbulences qu’à la crise, la turbulence permet d’être proactif. (31) C2R est la revue des Cahiers Risques et Résilience, site : https://www.editions-harmat- (25) McCann, J. Selsky, J. (1984). Hyperturbulence and the emergence of type 5 environ- tan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=65173 ments, Academy of Management Review, vol. 9, n°3, pp. 460-470. (32) O rganisation au sens de « Entreprise », « Institution », « Association » (26) M orin, E. (2014). Introduction à la pensée complexe. Points. (33) T eneau, G., et Koninckx, G. (2009) La résilience organisationnelle, ed De Boeck.
•8• DOSSIER THÉMATIQUE LA LIREC n°62 La résilience est la propriété émergente organisations peuvent être en mesure nologiques avec les facteurs humains des systèmes organisationnels qui se d’obtenir une réponse résiliente et une et organisationnels. De cette façon, rapporte aux qualités et capacités inhé- adaptation positive aux événements une compréhension plus complète des rentes et adaptatives qui permettent à perturbateurs. Ainsi, les organisations conditions favorables à la résilience une organisation de s’adapter en pé- peuvent non seulement être en mesure organisationnelle peut être dévelop- riode de turbulence. Les mécanismes de réagir efficacement aux turbulences pée. Pour Madni (2009)35 la résilience de résilience organisationnelle visent et à l’incertitude, mais aussi de recher- peut être une forme d’anticipation, il ainsi à améliorer la connaissance de la cher des opportunités potentielles à l’appelle la résilience stratégique de situation d’une organisation, à réduire travers des événements perturbateurs. l’organisation. n les vulnérabilités de l’organisation aux La « résilience organisationnelle » se- environnements à risque systémique rait l’une des réponses nouvelles pos- et à rétablir l’efficacité après les évé- sibles (Altintas et Royer, 2009)34. Afin nements d’une perturbation. En culti- de développer un cadre holistique per- vant les éléments de résilience au sein tinent, il est nécessaire de combiner les des systèmes organisationnels, les facteurs structurels, sociaux et tech- ..... (34) Altintas, G., & Royer, I. (2009). Renforcement de la résilience par un apprentissage cipation. Toutefois Teneau, Koninckx, avaient déjà proposé cette idée, d’agir de façon post-crise : une étude longitudinale sur deux périodes de turbulence, M@n@gement, préventive, et ont présenté leurs réflexions lors d’un colloque organisé par l’Afitep en 12(4), 266-293. 2004. Madni, A. M., Jackson, S. (2009) “Towards a Conceptual Framework for Resil- (35) Pour Madni (2009), il faut bâtir des systèmes pour éviter les accidents grâce à l’anti- ience Engineering”, IEEE Systems Journal, 3, 181-191.
LA LIREC n°62 •9• DOSSIER THÉMATIQUE Risques systémiques globaux et risques d’effondrement Quels éléments d’analyse scientifique, pour quels types de risques ? par Pierre-Yves LONGARETTI À PROPOS DE L'AUTEUR RÉSUMÉ La collapsologie est à la fois un néologisme et une mouvance, nés dans les pays Pierre-Yves LONGARETTI francophones avec la parution du livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Pierre-Yves Longaretti Comment tout peut s’effondrer. Pour beaucoup, celui-ci a marqué l’irruption dans le est astrophysicien débat public de la question des risques d’effondrement de notre société globalisée. théoricien au Dans le même temps, la notion comme la mouvance cristallisent des affects parfois CNRS. Depuis le contradictoires, et des critiques variées portant souvent sur un déficit d’analyse milieu des années politique dans le discours collapsologique. 2000, il s’intéresse Le terme de collapsologie semble renvoyer à une discipline scientifique. Mais s’il également aux problématiques existe de nombreux éléments d’analyse scientifique informant sur les risques sociétales et environnementales d’effondrement, ceux-ci ne relèvent pas d’un champ académique structuré. Bien globales et locales. Dans cette que ces éléments sous-tendent partiellement le livre de Servigne et Stevens, le perspective, il a fondé avec statut scientifique de la question ne semble pas correctement appréhendé, que ce Emmanuel Prados l’équipe soit dans l’opinion publique, chez les sympathisants de la collapsologie ou dans STEEP (Soutenabilité, Territoires, l’esprit de nombreux décideurs. Environnement, Economie et Face à ce constant, le présent article présente un bref panorama de l’état de l’art Politiques locales) du centre scientifique sur les risques d’effondrement et de son niveau de fiabilité, en se INRIA de Grenoble, et élaboré basant sur quelques ouvrages et publications phares des différentes disciplines avec lui le projet de recherche de concernées. celle-ci qui porte sur les enjeux de durabilité aux échelles locales, La parution en 2015 du livre de Ser- Le terme de collapsologie est polémique sous contraintes de changements vigne et Stevens (Comment tout peut en France. D’une part la notion d’effon- globaux, de même que sur s’effondrer) a marqué un tournant drement est polysémique, renvoyant à l’aide à la décision publique sur dans le débat public francophone sur des conceptions différentes des risques ces questions. Son activité de la possibilité d’un futur effondrement encourus. D’autre part, ce terme sug- recherche dans ces domaines des sociétés modernes. La notion de gère l’existence d’une discipline scienti- porte plus précisément sur les « collapsologie » introduite par les fique de l’effondrement, ce qui n’est pas risques d’effondrement globaux, auteurs est polarisante et contestée, le cas. Finalement, il focalise et ampli- les impacts environnementaux mais les réflexions autour du risque fie des ressentis différents, anxiogènes des flux de matière et d’énergie de d’effondrement ne sont pas récentes. ou au contraire porteurs d’espoirs, de l’économie, et plus généralement Déjà dans les années 2000, le livre de même que différentes critiques1. les impacts de l’activité humaine Jared Diamond (Collapse) avait ren- sur les écosystèmes et les services contré un succès mondial. Finalement, Dans un tel contexte, il parait utile de qu’ils apportent à la société. ce débat avait été largement impulsé revenir sur les éléments de connais- et influencé par le rapport initial pour sance scientifique relatifs aux risques Pierre-Yves Longaretti le club de Rome sur les limites de crois- d’effondrement, même en l’absence Université Grenoble Alpes, CNRS, sance et les risques d’effondrement d’un champ scientifique dédié. Ceux- INRIA, Grenoble INP, LJK, 38000 induits (1972) et ses différentes réac- ci proviennent de trois grands champs Grenoble, France tualisations (1992 et 2004), vendu à disciplinaires scientifiques : Université Grenoble Alpes, CNRS, des dizaines de millions d’exemplaires IPAG, CS 40700, 38052 Grenoble, à travers le monde. • les sciences de l’environnement, no- France tamment l’écologie et la climatologie ..... (1) Par exemple, Pierre-Henri Castel, 2018. Le mal qui vient, Les Editions du Cerf. Voir aussi Jérémie Cravatte, https://www.barricade.be/publications/analyses-etudes/effondrement- parlons-limites-collapsologie.
•10• DOSSIER THÉMATIQUE LA LIREC n°62 nous informant sur les changements donc essentiellement qualitatives, bien la question des limites planétaires5 lui a locaux et globaux et les limites plané- que les éléments pris en compte dans le donné une visibilité nouvelle. taires ; modèle soient quantifiés au mieux de l’état des connaissances. • l’archéologie, l’anthropologie et l’his- toire, en ce qui concerne les effondre- Dans ce modèle, le processus d’effon- LES CIVILISATIONS ments passés ; drement décrit est du type « dépasse- DU PASSÉ ET LEUR ment et érosion de biocapacité » : si une • différentes disciplines de sciences population prélève durablement des IMPACT ENVIRON- humaines (sociologie, sciences poli- ressources sur son environnement plus tiques, économie…), qui traitent vite que celles-ci ne se renouvellent (ou NEMENTAL : DES notamment des risques systémiques globaux2. le pollue trop vite), les capacités régé- nératives de celui-ci se dégradent, po- LEÇONS POUR LE tentiellement jusqu’à un effondrement FUTUR ? La suite de la discussion est structurée conjoint à la fois de la population et de autour de ces trois axes, en s’appuyant l’environnement lui-même. Ce type de Plusieurs ouvrages ont été spécifique- sur des publications influentes apparte- processus est présenté de façon sché- ment consacrés aux effondrements nant à ces différentes catégories. matique sur la figure 1. passés et à aux éclairages que ceux-ci peuvent peut-être fournir sur la situa- Un tel dépassement de biocapacité est tion actuelle. Si celui de Jared Diamond LA DYNAMIQUE maintenant clairement avéré et docu- menté. L’une des mesures les plus (déjà cité plus haut) est le plus connu du grand public, le plus influent au SOCIÉTÉ- médiatisées de ce dépassement est niveau académique est celui de Joseph l’empreinte écologique4. Par ailleurs, il Tainter. ENVIRONNEMENT : est clair que notre réaction collective internationale est très lente par rapport LIMITES DE LA aux enjeux : trente ans de négociation L’EFFONDREMENT CROISSANCE ET internationales sur le climat n’ont pas abouti à une inflexion des émissions de SELON JARED EFFONDREMENT gaz à effet de serre. DIAMOND Le rapport sur les limites de la crois- La principale conclusion qualitative du sance est basé sur un modèle mon- modèle – à savoir l’inévitabilité d’un ef- Diamond définit l’effondrement comme dial représentant l’évolution sur deux fondrement de la population humaine une réduction importante de la popula- siècles de la population humaine, de la à terme en l’absence de changement de tion et/ou de la complexité sociale/po- production industrielle et agricole, de nos modes de production – est particu- litique/économique sur une aire et une la pollution et des ressources non-re- lièrement robuste, ce qui constitue en période étendues. Cette définition est nouvelables3. Il s’agit d’un modèle hau- soi un résultat remarquable. Par contre, sujette à une certaine liberté d’appré- tement stylisé, dont l’objectif n’est pas de nombreuses discussions récentes ciation. Il émerge toutefois clairement d’établir des prédictions précises du de ce modèle dans le grand public ac- de l’ouvrage de Jared Diamond que futur, mais de comprendre en quoi les cordent un niveau de confiance injusti- l’une de ses principales préoccupations rétroactions entre les divers secteurs du fié à certains de ces aspects quantitatifs. est la question du dépassement de bio- système contrôlent sa dynamique. Les Quoi qu’il en soit, cette étude a eu un capacité et de ses conséquences envi- conclusions issues de ce modèle sont impact considérable et l’émergence de ronnementales et sociales, même si un certain nombre de facteurs endogènes ou exogènes autres (tels que les conflits Figure 1. avec d’autres États) sont identifiés. Le graphe représente l’évolution de système population-biocapacité dans la configuration Effondrement a été fortement critiqué conduisant à un effondrement conjoint des deux. La ligne rouge verticale représente pour ses imprécisions factuelles ou approximativement l’état actuel relatif de la son positionnement. La notoriété du population et de la biocapacité. Adapté de livre lui a même valu une critique col- Meadows et al. (2004) lective dans un ouvrage académique dédié, Questioning Collapse. Pour les auteurs de cet ouvrage, la résilience socio-culturelle est plus importante que l’effondrement lui-même6 et ses consé- quences humaines, au point d’en occul- ter quelquefois ses conséquences les plus lourdes et immédiates. De façon générale, une majorité de critiques – ..... (2) Ces risques sont liés aux interactions et rétroactions présentes entre tous les éléments du le lecteur peut se référer à l’article de Wikipedia sur l’empreinte écologique. https:// système socio-économique mondialisé, entraînant la généralisation de crises sectorielles fr.wikipedia.org/wiki/Empreinte_%C3%A9cologique. à l’ensemble de l’activité humaine. (5) Rockström, J., et al., 2009. A safe operating space for humanity. Nature, 461, 472-475. (3) Voir Meadows, Randers et Meadows, 2004, cité dans la bibliographie. (6) Ce point est très clairement souligné par J.R. McNeill, 2010. Sustainable Collapse, in (4) Pour plus d’information sur les notions de biocapacité et d’empreinte écologique, Questioning Collapse, op. cité.
LA LIREC n°62 •11• DOSSIER THÉMATIQUE mis-à-part celles relevant d’erreurs fac- L’apport principal de Tainter est de dé- LES RISQUES tuelles ou d’inévitables points aveugles montrer que la complexité est soumise que comporte un livre de grande enver- au principe des rendements décrois- SYSTÉMIQUES gure – porte sur des questions norma- sants7. Dans les premiers temps, un tives, ce qui en réduit leur pertinence. ajout de complexité produit un bénéfice GLOBAUX Si les exemples choisis par Diamond ne supérieur à ses coûts. C’est donc natu- relèvent que partiellement ou pas du rellement que la complexité augmente. Les sociétés modernes sont caractéri- tout d’une dynamique de dépassement Toutefois, ce ratio coût/bénéfice tend sées par un très haut niveau d’intercon- de biocapacité, le point central de son à décroître dans le temps. Ses effets nexions entre de nombreux secteurs, analyse – la nécessité de remettre en ne sont généralement pas ressentis, porteuses de risques intrinsèques, dits cause certaines valeurs collectives pour car les principaux bénéficiaires de la systémiques du fait des rétroactions se confronter avec succès aux risques complexité (les élites) sont également présentes entre toutes les parties du d’effondrement – parait lui peu sujet à les moins susceptibles d’en porter les système socio-environnemental global. discussion. coûts. La décroissance du ratio se pour- Le principal point de fragilité lié à ces suit jusqu’à un point où les coûts d’un risques réside dans la propagation de rajout de complexité dépassent les bé- chocs à travers les différents secteurs L’EFFONDREMENT néfices relatifs de celle-ci. C’est à partir de ce seuil que les sociétés deviennent d’activité. SELON JOSEPH vulnérables à l’effondrement pour La littérature consacrée aux risques Tainter. Un effondrement désigne ici systémiques est importante, qu’il TAINTER une perte rapide de complexité (voir s’agisse de modélisations plutôt issues figure 2). des sciences dures8, ou d’analyses plu- D’autres approches génériques des tôt issues des sciences sociales9. Tou- questions d’effondrement ont été pro- Historiquement, la croissance de la tefois, pour l’instant, des catégories posées en histoire et en archéologie. complexité est à sens unique. Mise à entières de risques restent peu ou mal L’une des plus intéressantes pour part une exception (l’Empire byzantin appréhendées dans une perspective notre société globalisée moderne est entre le VIIe et Xe siècle), les sociétés systémique. celle développée par Tainter dans son semblent incapables d’inverser leur ouvrage séminal, The Collapse of Com- complexification et tendent inévitable- Cinq grandes catégories de risques plex Societies. Pour Tainter, les socié- ment vers un effondrement à terme. sont identifiées : économiques, géopo- tés humaines croissent régulièrement litiques, environnementaux, sociétaux en complexité jusqu’à atteindre un Les critiques de la théorie de Tain- et technologiques. Dans le secteur éco- point où elles deviennent vulnérables ter sont mineures. Elles se focalisent nomique, les principaux risques sont à l’effondrement. L’accroissement de sur son approche plutôt descriptive liés aux instabilités de marché, notam- complexité est un outil de résolution qu’explicative et généraliste plutôt que ment de l’énergie, ainsi que financiers. des problèmes : historiquement, les so- particulariste. Au regard de la grille de Les risques géopolitiques portent lar- ciétés développent des nouveaux rôles, lecture de Tainter, celles-ci échouent à gement sur les sources potentielles institutions ou techniques, ou intro- remettre en question l’observation qu’à de conflit, liées ou non à la menace duisent de nouvelles régulations pour ce niveau macroscopique, le poids des terroriste. Sur le front environnemen- résoudre leurs problèmes. Par contre, circonstances spécifiques ou des déci- tal, le changement climatique, la perte un tel processus de complexification sions humaines tend à s’effacer devant de biodiversité et leurs conséquences continu a un coût en énergie. des tendances de plus long terme. dominent, mais les catastrophes natu- relles peuvent aussi jouer un rôle ; les problématiques liées aux changements d’usage des sols (déforestation, éro- Figure 2. sion et désertification, artificialisation) Courbe des rendements décroissants sont également très importantes. Sur de la complexité. Dans la phase initiale, le plan sociétal ou socio-politique, les l’accroissement de complexité sociétale s’accompagne de bénéfices dans la questions d’inégalités, de sécurité ali- résolution des problèmes collectifs qu’il mentaire, d’accès à l’eau, de risques s’agisse de questions de production sanitaires (notamment de pandémie), vivrière, de défense contre des attaques de migrations, sont proéminentes. extérieures, de résilience face à des Quant aux risques technologiques, ils changements environnementaux, etc. Avec le temps, toutefois, ces bénéfices portent largement sur les fragilités des deviennent de moins en moins importants, systèmes de communication informati- jusqu’à devenir négatifs (au-delà, en sés modernes et des infrastructures de complexité, du maximum de la courbe réseau (par exemple réseaux de distri- en cloche). Il serait alors plus efficace bution électrique). Ces catégories de de réduire la complexité sociétale pour retrouver un ratio coût/bénéfice positif. risque et leurs interactions sont repré- sentées sur la figure 3. ..... (7) Le terme a une connotation économique, mais il s’agit de rendements physiques et pas Nature, 497, 51–59. nécessairement monétaires, même s’il y a en général un lien entre les deux. (9) Voir par exemple M.A. Centeno, M. Nag, T.S. Patterson, A. Shaver, and A.J. Windawi. (8) Voir par exemple D. Helbing, 2013. Globally Networked Risks and how to Respond. The emergence of global systemic risk, 2015. Annual Review of Sociology, 41, 65–85.
•12• DOSSIER THÉMATIQUE LA LIREC n°62 également très importantes. Sur le plan sociétal ou socio-politique, les questions d'inégalités, de sécurité alimentaire, d'accès à l'eau, de risques sanitaires (notamment de pandémie), de migrations, Figure 3. sontrisques Principaux proéminentes. Quant systémiques globaux aux et leurs risques technologiques, interconnections selon le rapport 2011ils portent du World largement Economic Forum. Cette surévaluation les fragilités desquestionnaire résulte d’un adressésystèmes de communication informatisés modernes et des infrastructures de réseau (par exemplereflète à plus d’un millier de récipiendaires dont le profil et les compétences ne sont pas divulgués. De ce fait, l’influence relative de chaque élément souvent plus une préoccupation conjoncturelle qu’une connaissance objectivable dans leur importance relative et celles de leurs interconnexions. réseaux de distribution électrique). Ces catégories de risque et leurs interactions sont représentées sur la figure 3. Figure 3. Principaux risques systémiques globaux et leurs interconnections selon le rapport 2011 du World Economic Forum. Cette évaluation résulte d’un questionnaire adressé à plus d’un millier de récipiendaires dont le profil et les compétences ne sont pas divulgués. De ce fait, l’influence relative de chaque élément reflète
LA LIREC n°62 •13• DOSSIER THÉMATIQUE Ces risques sont réels ; la pandémie d’expert. Sans minimiser l’importance Une difficulté majeure sur ce plan est du COVID-19 a vu des conséquences de ce type d’éclairage pour la compré- que les trois types de dynamiques briè- d’ordre sanitaire impacter l’économie hension des processus en jeu et des vement décrites plus haut se renforcent ou le déplacement des personnes. Dans risques associés, dans l’état actuel des mutuellement. De ce point de vue, la ce cadre, une dynamique d’effondre- connaissances, ces risques restent mal « collapsologie » souligne à juste titre ment peut résulter à terme de la mul- connus et, en règle générale, sous-esti- une certaine forme d’urgence au moins tiplication de crises de ce type. Dans le més. sur le plan de l’anticipation et de la pré- cas où chacune de ces crises produirait paration, et de ce point de vue, l’absence une incapacité du système à retrouver d’une communauté scientifique structu- son état pré-crise, celles-ci pourraient se transformer en une suite cumula- CONCLUSIONS rée dédiée spécifiquement aux risques d’effondrement est un manque réel. tive de dégradations abruptes succes- Le niveau de quantification est très sives, plutôt qu’en évolution lente, mais variable selon le type d’analyse. La plus Force est de constater que dans les continue. fouillée sur ce plan au niveau systé- faits, l’impréparation est grande sur de mique – celle du modèle World3 et de nombreux plans, comme en témoigne Les facteurs déclenchant ou amplifiant ses différents dérivés – reste stylisée, la crise sanitaire en cours. Si la proba- ces crises systémiques sont de divers bien que qualitativement robuste ; en bilité d’occurrence de ces risques est ordres. L’un des plus fréquemment tout état de cause, les aspects quanti- relativement faible sur des échelles de évoqués est une nouvelle crise finan- tatifs de cette analyse sont considéra- temps courtes, ils sont pour une bonne cière – de fait enclenchée par la crise blement moins fermement établis que, partie d’entre eux certains sur le plus sanitaire en cours – qui, compte-tenu par exemple, ceux du changement cli- long terme. La mise en place de poli- de la fragilité accrue des Etats et du sys- matique. Les autres types d’analyses tiques préventives représente un défi tème bancaire et financier global, serait (historique/archéologique, risques considérable, compte-tenu de la grande très vraisemblablement beaucoup plus systémiques globaux) sont par nature multiplicité des risques en question, du difficile à maîtriser que la précédente plus qualitatifs, même si des éléments peu d’exemples historiques témoignant (2008), d’autant plus que les effets quantitatifs (notamment statistiques de la réussite de ce genre de démarche de cette dernière ne sont toujours pas ou économétriques) peuvent les renfor- et du degré de sous-estimation voire complètement effacés. De ce point de cer. Finalement, l’analyse des risques d’ignorance dont ils font l’objet. n vue, le cumul de la crise de 2008 et de systémiques, notamment, reste très celle en cours du fait du COVID-19 est partielle et lacunaire. préoccupant. Remerciements Pour autant, notre connaissance de ces L’auteur remercie Grégoire Chambaz Force est de constater que l’analyse de risques n’a jamais été aussi grande, de pour sa relecture attentive de ce texte ces risques dans la littérature spéciali- même que la nécessité d’y faire face et de et ses suggestions d’amélioration de sée reste souvent qualitative et à dire s’y adapter, si possible en les anticipant. son contenu. BIBLIOGRAPHIE Ugo Bardi. The Limits to Growth Revisit- Patricia McAnany, Norman Yofee, Eds. Guy Middleton. Understanding Collapse. ed. Springer-Verlag, 2011. Questioning Collapse. Cambridge Uni- Ancient History and Modern Myths, Cam- versity Press, 20 10. bridge University Press, 2017. Jared Diamond. Collapse: how Societies choose to fail or succeed. New York, Pen- Donella Meadows, Jürgen Randers, Pablo Servigne et Raphaël Stevens. guin Books, 2005. La traduction fran- Dennis Meadows. Limits to Growth Comment tout peut s’effondrer. Le Seuil, çaise chez Gallimard est maintenant in- – the 30-Year Update. Chelsea Green 2015. disponible y compris en édition de poche. Publishing Company, 2004. Traduction française: Les limites de la croissance. Joseph Tainter. The Collapse of Complex Ian Goldin and Mike Mariathasan, 2014. Rue de l’Echiquier, 2012. Disponible Societies. Cambridge University Press, The Butterfly Defect: How Globalization en format de poche dans la collection 1988. Creates Systemic Risks, and What to Do L’Ecopoche. about It. Princeton University Press.
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