COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? - INHESJ

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COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? - INHESJ
Lettre d'information sur les Risques et les Crises       N°62 - JUIN 2020

DOSSIER THÉMATIQUE

COLLAPSOLOGIE,
LA CRISE SYSTÉMIQUE :
comment y faire face ?

                     POINT DE VUE                           RECHERCHE

       NUDGE, LE DÉCONFINEMENT                              PROJET
            SOUS INFLUENCE ?                                 APRIL
            Quand la sémiologie des
         couleurs rencontre l’économie
               comportementale
COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? - INHESJ
ÉDITORIAL

            n°62 JUIN 2020                                                           VALÉRIE MALDONADO
                                                        Directrice de l’Institut national des hautes études de
           11ème anniversaire                                                        la sécurité et de la justice

                                                        Ce 62e numéro de la Lettre d’Information sur les Risques et Crises est consa-
 INSTITUT NATIONAL DES HAUTES                           cré à une thématique plus que jamais d’actualité : « Collapsologie, la crise
     ÉTUDES DE LA SÉCURITÉ                              systémique - comment y faire face ».
        ET DE LA JUSTICE
                                                        Avant la crise actuelle liée à l’épidémie du Covid-19, l’attention se portait
                                                        largement sur la question du réchauffement climatique et son impact sur
                                                        les systèmes humains (technosphère) et naturels (biosphère). L’année 2019
       DÉPARTEMENT                                      a ainsi tristement illustré les problématiques liées à cette question. De la
                                                        déforestation massive en Amazonie ou la question des feux de forêts (Bré-
     RISQUES ET CRISES                                  sil, Australie, Etats-Unis par exemple) aux sécheresses majeures comme
                                                        en Afrique du Sud, ces crises ultra médiatisées contribuent à une prise de
                                                        conscience générale de l’importance des mouvements pro-climat sur la
     Le département Risques et Crises                   scène internationale. En 2020, le Covid 19 nous démontre cruellement, avec
 de l’Institut National des Hautes Etudes               une intensité accrue et inédite, la fragilité et la vulnérabilité de nos sociétés
  de la Sécurité et de la Justice publient              mondialisées et interconnectées. Même s’il est encore tôt pour l’affirmer,
           la Lettre d’information                      il est probable que cette crise sanitaire conduise à des bouleversements
     sur les Risques et Crises – LIREC                  sociaux, économiques et politiques considérables au niveau planétaire. Ses
                                                        répercussions seront probablement durables et profondes et alimentent
     Directrice de la publication :                     actuellement les réflexions de la communauté des collapsologues.
            Valérie MALDONADO
                                                        En effet, pour certains analystes, les crises modernes sont toutes liées et
       Directeur de la rédaction :                      l’humanité serait en train de détruire son habitat au point de provoquer
           Alexandre FOUCHARD                           son effondrement imminent. Cet effondrement, selon le 5e rapport du GIEC,
                                                        aurait comme résultats « un appauvrissement de la biodiversité, une perte
            Rédactrice en chef :                        de la vie humaine, une perte des moyens de subsistance, des blessures, des
      Cheila DUARTE COLARDELLE                          conséquences sur la santé, des pertes aux biens et aux infrastructures et un
                                                        appauvrissement des ressources environnementales ».

                                                        Selon Pablo Servigne, collapsologue et chercheur français, la collapsologie
            Pour vous abonner,                          se définit par « un enchaînement d’événements catastrophiques ponctuels
        envoyez-nous un courriel à :                    (ouragans, accidents industriels, attentats, pandémies, sécheresses, etc.)
             lirec@inhesj.fr                            sur fond de changements progressifs non moins déstabilisants (déser-
                                                        tification, dérèglements des saisons, pollutions rémanentes, extinctions
                                                        d’espèces et de populations animales, etc.) ». Pour les collapsologues, la
  Vous pouvez nous envoyer des infor-                   question qui se pose est : nos sociétés peuvent-elle résister et vivre avec ces
 mations concernant un événement, une                   bouleversements ?
            manifestation ou
      une proposition d’article à :                     Ce numéro tente d’apporter quelques éléments de réflexion autour de cette
          lirec@inhesj.com                              question en proposant des témoignages, des points de vue et des éléments
                                                        de réponse. Un partage d’expérience est aussi proposé afin de comprendre
                 Suivez nous :                          comment certains experts, décideurs publics, opérationnels de terrain,
                                                        universitaires et chercheurs se préparent ou font face à l’effondrement de
                                                        leurs systèmes de référence. Parmi les objectifs pratiques figurent en effet
                                                        une compréhension partagée des enjeux, l’identification de stratégies et
   Les informations contenues dans ce document          des outils résilients pour agir plus rapidement et plus efficacement dans un
sont issues de sources ouvertes et ne sauraient être    contexte d’incertitudes et de complexité croissantes.
 interprétées comme une position officielle ou offi-
  cieuse de ses rédacteurs ou des services de l’Etat.
                                                        Je m’associe au département Risques et Crises pour vous souhaiter le meil-
                                                        leur dans la situation actuelle avec la certitude que nos efforts communs
                ISSN 2265 – 464X
                                                        de formation et de recherche permettront de contribuer à la définition de
                                                        nouvelles stratégies pour faire face aux défis qui nous attendent.

                                                                                                                        Bonne lecture !

               Photo de couverture :
             ©Funtap - stock.adobe.com
COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? - INHESJ
LA LIREC n°62

                                                                                                                  SOMMAIRE   3

                34                           4
            POINT DE VUE                   DOSSIER THÉMATIQUE
            • Nudge, le déconfinement
              sous influence ? - Quand
                                           COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE :
              la sémiologie des couleurs   comment y faire face ?
              rencontre l’économie
              comportementale.

                37
            RECHERCHE
            • Projet APRIL

                38
                                           •D
                                             es organisations face à un environnement hyper turbulent,
            FORMATION                       effondrement et collapsologie.
                                            Gilles TENEAU
            • 8ème Session Nationale
              "Management stratégique      •R
                                             isques systémiques globaux et risques d’effondrement - Quels éléments
              de la crise"                  d’analyse scientifique, pour quels types de risque ?
                                            Pierre Yves LONGARETTI
                                           •L
                                             a résilience territoriale contre les risques d’effondrement systémique.
                                            Sébastien MAIRE
                                           •L
                                             a résilience vue par deux sapeurs-pompiers.

                39                          Christophe PERDRISOT et Curt VARONE
                                           • « Cyber-ouragan » & « crise climatique augmentée » :
                                             Mise en perspective des vulnérabilités et dépendances au numérique.
            AGENDA                           Elie CHEVILLOT – MIOT et Martial LE GUEDARD
                                           •D
                                             evant la guerre nucléaire.
                                            Jean-Pierre DUPUY
COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? - INHESJ
DOSSIER THÉMATIQUE

                       COLLAPSOLOGIE,
                    LA CRISE SYSTÉMIQUE :
                            Comment y faire face ?

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COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? - INHESJ
LA LIREC n°62                                                                                                                                   •5•     DOSSIER THÉMATIQUE

Des organisations face à un
environnement hyper turbulent,
effondrement et collapsologie
par Gilles TENEAU

À PROPOS DE L'AUTEUR                                           RÉSUMÉ
                                                               Des événements inattendus (financiers, environnementaux, technologiques, humain,
  Gilles TENEAU                                                politique, social) bousculent les organisations, autant de facteurs impliquant une
  Chercheur associé                                            organisation et sujet à des crises, des bouleversements, des risques d’effondrement.
  LEMNA1 (université de                                        Pour cela les organisations doivent rester fiables face à des changements de
  Nantes)
  Directeur du centre
                                                               structures, de stratégie, de culture, de management. Les organisations sont
  de recherche en                                              en perpétuelle évolution, ce qui implique de s’adapter continuellement. Face à
  résilience des                                               un environnement en mutation et devenu incertain, les crises sont désormais
  organisations                                                complexes. Il devient nécessaire de mieux comprendre le cycle de vie de la crise et
  www.resilience-organisationnelle.com
  Fondateur et Rédacteur en chef de la
                                                               de préparer la transition, la transformation des organisations, par la mise en œuvre
  revue « Cahiers Risques et Résilience »                      de la résilience organisationnelle.
  Gilles Teneau est chercheur associé
  (université de Nantes), il est professeur                    La complexité, l’incertitude de l’envi-                      des cas historiques. La collapsologie
  au CNAM2, ESG 3, EPP4, INET 5 et                             ronnement menacent continuellement                           est un courant de pensée apparu dans
  membre de la commission scientifique
                                                               la survie des organisations7. Les évé-                       le milieu des années 2010 qui étudie les
  de la filière RH6 de PsychoPrat. Gilles
  Teneau est le président fondateur                            nements imprévisibles et perturba-                           risques d’un effondrement de la civili-
  de CIRERO (centre d’ingénierie                               teurs de grande ampleur qui minent                           sation. Issu du latin collapsus, « tomber
  et de recherche en résilience des                            leur performance sont de plus en plus                        d’un bloc, s’écrouler » et de logos « pa-
  organisations). Il est directeur de                          fréquents. Non seulement les organi-                         role, discours, raison », la collapsologie
  publication des « Cahiers Risques et                         sations subissent des secousses envi-                        est la science de l’effondrement. Pablo
  Résilience » et directeur de la collection                   ronnementales soudaines et occasion-                         Servigne et Raphaël Stevens (2015)11
  « Perspectives Organisationnelles »                          nelles, mais elles subissent aussi des                       ont popularisé la notion d’effondre-
  au sein des éditions L’Harmattan.
                                                               changements périodiques, ce qui rend                         ment systémique (industriel, humain,
  Auteur de nombreux ouvrages et
  articles scientifiques, Gilles Teneau                        leur position concurrentielle incer-                         écosystème). Selon ces auteurs la col-
  est un conférencier de renommée                              taine. Cette situation est encore com-                       lapsologie est une science qui s’appuie
  nationale et internationale. Membre                          pliquée par l’interconnexion mondiale                        sur plusieurs fondements et démons-
  de nombreux comités scientifiques                            croissante de l’environnement dans                           trations (déluge, catastrophe naturelle,
  de colloques et congrès (Congrès                             lequel vivent les organisations (Pum-                        extinction massive, réchauffement
  mondial de la résilience, à Yaoundé                          puni-Lenss, Blackburn, Garstenauer,                          climatique, effondrements sociétaux,
  au Cameroun en mai 2020). Parmi ses                          20178 ; Giannoccaro, Carbone, Mas-                           éco-épidémiologie, conflits, risques
  nombreux ouvrages : Toxic Handlers,
                                                               sari, 2018)9.                                                nucléaires, biologiques, pandémiques,
  les générateurs de bienveillance, Odile
  Jacob, mars 2019 ; La résilience des                                                                                      technologiques, financiers). Ci-dessous
  organisations, les fondamentaux,                                                                                          un tableau représentant une liste non
  L’Harmattan, 2018 ; Empathie et                                                                                           exhaustive des grandes catastrophes
  compassion en entreprise, ISTE, 2014 ;                       Dès 2005, le chercheur Jared Dia-                            selon plusieurs secteurs (humains, so-
  Résilience Organisationnelle, rebondir                       mond10, évoquait le thème de l’effon-                        ciaux, technologiques, environnemen-
  face aux turbulences, Deboeck, 2010.                         drement (collapse) en s’appuyant sur                         taux).

.....
(1) LEMNA: Laboratoire d’Economie et de Management de Nantes Atlantique                     (8) Pumpuni-Lenss, G., Blackburn, T., and Garstenauer. (2017). Resilience in complex sys-
(2) CNAM: Conservatoire national des arts et métiers                                             tems: an agent-based approach. Systems Engineering. vol. 20, no. 2, p. 158–172.
(3) ESG: Ecole des sciences de la gestion                                                   (9) Giannoccaro, I., Carbone, G., Massari, G.F. (2018). Team Resilience in Complex and
(4) EPP: Ecole des psychologues practiciens                                                      Turbulent Environments: The Effect of Size and Density of Social Interactions. Com-
(5) INET: Institut national des études territoriales                                             plexity. (9).
(6) RH: Ressources Humaines                                                                 (10) J ared Diamond, Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed, Penguin Books,
(7) Nous concevons une organisation (association, entreprise, collectivité) comme un sys-         New York, 2005
     tème ouvert composé d’un ensemble d’éléments en interaction (individus, technologies,   (11) Pablo Sergine, Raphael Stevens, Comment tout peut s’effondre, Seuil, 2015.
     produits, ressources).
COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? - INHESJ
•6•     DOSSIER THÉMATIQUE                                                                                                                                            LA LIREC n°62

         Types de dangers                                                 Définition                                                           Exemples

         Psychologiques ou                        Concernent les catastrophes biologiques,                            Bhopal, SMOG12, grippe espagnole, maladie de
           psychosociaux                       chimiques et épidémiques ainsi que les risques                         la vache folle, coronavirus, choléra, diphtérie,
      (spécifiques à l’humain)                                  extrémistes                                               paludisme, conflits armés, terrorisme

 Sociotechniques (spécifiques                  Concernent les catastrophes technologiques et                        TMI, Seveso, Erika, Tchernobyl, Challenger, AZF,
      aux technologies)                                  industrielles, nucléaires                                              Deepwater, Fukushima

                                                                                                                         Canicule de 2003, Tsunami en Asie, 2004 ;
    Socio-environnementaux                                                                                              Katrina, 2005 ; cyclone Nargis en Birmanie,
                                                    Concernent les catastrophes naturelles,
          (spécifiques à                                                                                               2008 ; Xynthia en Vendée, 2010 ; séisme Haiti,
                                                      écologiques et environnementales
        l’environnement)                                                                                              2010 ; séisme et tsunami au Japon, 2011 ; crue
                                                                                                                                 du Var, 2014 ; Dorian, 2019.

Nous constatons qu’avant une catas-                              d’une croissance démographique et                             Les modes de changement envisagés par
trophe, il y a un danger, et avant le                            économique exponentielle sur une pla-                         ces auteurs sont au nombre de deux. Le
danger un risque. Une catastrophe est                            nète aux ressources limitées.                                 premier d’entre eux est le mode « pres-
construite de plusieurs petits événe-                                                                                          crit » : il désigne les changements prévi-
ments qui s’enchainent, une consé-                                                                                             sibles. À l’inverse du mode « prescrit »,
quence d’une succession de faits ou de
comportements. Le modèle de James
                                                                 FAIRE FACE À UN                                               le mode dit « construit » désigne les
                                                                                                                               changements non prévisibles. Le spé-
Reason (1990)13 ou théorie du gruyère                            ENVIRONNEMENT                                                 cialiste français en gestion des crises,
met en relief la complexité des relations                                                                                      Patrick Lagadec20, préfère l’appellation
de cause à effet et met en avant l’erreur                        COMPLEXE                                                      « hors cadres » pour désigner ce type
humaine ou la défaillance organisation-                                                                                        de crise. Larry Greiner (1972)21 a mon-
nelle précurseur d’une catastrophe.                              Face au risque d’effondrement, les orga-                      tré que toute organisation traverse, au
                                                                 nisations doivent s’efforcer et s’adapter                     cours de sa croissance, des phases de
L’effondrement doit être considéré                               continuellement afin de maintenir leur                        croissance stables et des périodes qui
comme un processus plutôt qu’un évè-                             compétitivité et rester viables dans des                      marquent des changements brutaux. À
nement soudain, c’est l’une des princi-                          environnements incertains. Pour faire                         chaque période de croissance de l’orga-
pales critiques faites au collapsologue :                        face à de nouvelles technologies, de                          nisation correspond donc une crise
si tout s’écroule et qu’il est déjà trop                         nouvelles stratégies, des fusions et des                      qui lui est propre. Les crises s’accom-
tard, alors pourquoi agir ? Cette vision                         acquisitions, des catastrophes environ-                       pagnent d’un changement de structure,
est de nature pessimiste. Toutefois,                             nementales, les organisations doivent se                      de stratégie, porteuses d’évolution ou de
Servigne et Stevens publient en 2018,                            transformer, affronter les crises (Shri-                      transformation des organisations.
un nouvel ouvrage, certes moins pes-                             vastava, 1993)16. Au cours de périodes
simiste que le premier, « une autre fin                          économiques, sociales et environne-
du monde est possible », en d’autres
termes comment gérer l’effondrement
                                                                 mentales turbulentes, les organisations
                                                                 connaîtront des perturbations et des dis-
                                                                                                                               DES ORGANISATIONS
et apprendre à survivre. Cette vision de                         continuités. Une organisation doit deve-                      EN ÉVOLUTION
l’effondrement qui propose de faire face                         nir résiliente et être en mesure de conce-
à l’inévitable, c’est le point de vue que                        voir et de mettre en œuvre des mesures                        Hannan et Freeman (1977)22 ont pu-
nous développons ici. L’effondrement                             efficaces, de veiller à la survie de l’orga-                  blié un article qui a constitué une base
n’est pas brutal, il peut s’étaler sur                           nisation et de faire progresser le dévelop-                   fondamentale pour les recherches sur
plusieurs années ou plusieurs décen-                             pement organisationnel (Mallak, 1999)17.                      l’évolution des organisations. En 1989,
nies, voir les données scientifiques qui                         Ansoff (1979)18 considère qu’il va y avoir                    ils ont affiné cette notion avec l’écologie
portent sur des modèles informatiques/                           des événements inattendus. Ces événe-                         des populations qui étudie l’environne-
mathématiques comme c’est le cas pour                            ments seront impossibles à anticiper.                         ment dans lequel les organisations se
les projections établies par le modèle                                                                                         concurrencent et où le processus de sé-
World3 du Club de Rome14 qui évo-                                Van de Ven et Poole (1995)19 ont cher-                        lection naturelle se produit. Ce concept
quait un effondrement vers 2030 dans                             ché à comprendre quelles pouvaient être                       prend ces origines au niveau de la bio-
son scénario « Business as usual ». Dès                          les origines du changement. Le fruit de                       logie, certaines organisations changent,
1972, le rapport Meadows15, intitulé                             leurs travaux est une typologie originale                     s’adaptent ou disparaissent et d’autres
The Limits of Growth et réalisé par des                          faisant aujourd’hui figure de référence                       sont créées avec des caractéristiques
chercheurs du MIT, alerte des risques                            pour la compréhension des évolutions.                         différentes.
.....
(12) S MOG: La plus importante pollution atmosphérique survenue aux Royaume-Uni en                  at the Portland International Conference on Management of Engineering and Technol-
      1952.                                                                                          ogy (PICMET) Portland.
(13) R eason J. (1990b). Human Error. Cambridge: Cambridge University Press.                   (18) Ansoff H.I. (1979). From strategic Planning to Strategic management. New York, Mc-
(14) W orld3 est une simulation informatique des interactions entre population, technologie,         Millan.
      nourriture et écosystèmes.                                                                      an de Ven, A., Poole M.S. (1995). « Explaining development and change in organisa-
                                                                                                (19) V
(15) Le rapport Meadows, repose sur un modèle informatique, il est la première étude                tions », AMR, vol. 20, no 3, p. 510-540.
      importante soulignant les dangers pour la planète et l’humanité de la croissance          (20) h ttp://www.patricklagadec.net/fr/pdf/EDF_Katrina_Rex_Faits_marquants.pdf
      économique et démographique.                                                                    reiner, L.E. (1972). Evolution and Revolution as Organizations Grow. President and
                                                                                                (21) G
(16) S hrivastava, P. (1993) “Crisis theory and practice”, Industrial and environmental cri-        Fellows of Harvard
      sis quarterly, (7):23-42                                                                  (22) H annan, M.T. et Freeman, J. (1977). The population ecology of organizations. Ameri-
(17) Mallak, L. A. (1999) “Toward a Theory of Organisational Resilience”, Paper presented            can Journal of Sociology. vol. 82, n°5, p. 929-964.
COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? - INHESJ
LA LIREC n°62                                                                                                                                          •7•     DOSSIER THÉMATIQUE

L’étude des mutations organisation-                                miner les actions les plus adaptées à                          « l’effondrement », une série de crises,
nelles ne peut se comprendre qu’en                                 mener dans l’urgence. De nombreux ar-                          l’amorce d’un état de « collapsologie ».
référence à l’accélération du rythme                               ticles rendent compte de notre environ-                        Les nombreuses ruptures sociales,
de changement de l’environnement,                                  nement de plus en plus « VUCA » (de                            collectives, nationales, engendrent la
inhérent à l’impact des transforma-                                l’anglais, Volatile, Unpredictable, Com-                       possibilité d’une rupture globale. Pour
tions technologiques. Les travaux                                  plex and Ambiguous). En 2008, la crise                         faire face à ces crises multiples, nous
d’Emery et Trist (1965)23 ont d’ailleurs                           financière a ébranlé les fondements de                         préconisons la mise en œuvre d’une
conduit à établir une relation entre                               notre économie bien au-delà du sec-                            résilience organisationnelle.
le type d’environnement et la forme                                teur financier. Plus récemment, lorsque
organisationnelle adaptée. C’est à eux                             la Banque nationale suisse a décidé
que l’on doit d’avoir introduit la notion
de turbulence24. En se fondant sur une
                                                                   d’abandonner son taux de change plan-
                                                                   cher contre l’euro, la surprise a été pra-
                                                                                                                                  VERS LA RÉSILIENCE
distinction entre environnement sta-                               tiquement totale et les impacts consi-                         ORGANISATION-
tique et environnement dynamique, les                              dérables. Quant au prix du pétrole, il se
auteurs identifient quatre types d’envi-                           trouve depuis des mois affectés par des                        NELLE
ronnement auxquels ils associent une                               changements techniques, géopolitiques
forme organisationnelle pertinente. Le                             et réglementaires. Et nous pourrions                           Des événements inattendus (financiers,
type I correspond à un environnement                               citer de nombreux autres exemples. Les                         environnementaux,        technologiques,
placide et aléatoire. Le type II repré-                            médias, les réseaux sociaux ajoutent                           humains, politiques, sociaux) bous-
sente un environnement dans lequel la                              une part de complexité et d’incertitude                        culent les organisations. Les organi-
survie des organisations devient liée à                            dans des crises nouvelles. Faire la part                       sations sont dès lors en perpétuelles
ce que l’entreprise connaît de son envi-                           du vrai et du faux dans une multitude                          évolutions ce qui implique de s’adapter
ronnement. Dans le type III, les organi-                           croissante de communication en tout                            continuellement face à un environne-
sations doivent prendre en compte leurs                            genre et de toutes formes est de plus                          ment en mutation et devenu incertain,
réactions. Le type IV correspond à un                              en plus difficile. Le terme VUCA28,                            les crises sont désormais complexes,
environnement complexe et turbulent.                               acronyme pour les mots volatilité,                             l’environnement est VUCA. Il devient
McCann et Selsky (1981)25, influencés                              incertitude, complexité et ambiguïté,                          nécessaire de mieux comprendre le
par les travaux sur les interrelations                             a été inventé par le Collège militaire                         cycle de vie de la crise et de préparer
dans l’environnement, développent un                               de guerre des États-Unis à la fin des                          la transition, la transformation des
cinquième type d’environnement : l’hy-                             années 1990 pour décrire ce monde de                           organisations par la mise en œuvre de
perturbulent. La turbulence est un en-                             plus en plus complexe et en constante                          la résilience organisationnelle. C’est
chaînement d’événements plus ou moins                              évolution (Lawrence, 2013)29. La notion                        ici le point de départ de nos travaux de
espacés dans le temps, plus ou moins                               de volatilité implique que l’environne-                        recherche (CIRERO30, C2R31).
favorables mais imprévisibles quant à                              ment extérieur est instable et présente
leur ampleur et suffisamment nouveaux                              des défis inattendus à grande vitesse.                         La résilience organisationnelle est la
pour entraîner un impact, perçu par les                            Avec l’incertitude, il y a une évolution                       capacité d’un système (individu, col-
membres de l’organisation, qui conduit                             sans précédent de l’environnement                              lectivité, organisation32), confronté
à une reconsidération des capacités de                             extérieur, ce qui rend les trajectoires à                      à des événements fragilisants et dés-
la firme du fait de la gêne occasionnée.                           long terme plus difficiles à prévoir. Cet                      tabilisants, voire catastrophiques, de
« Nous sommes dans des sociétés en                                 environnement extérieur est complexe,                          mobiliser ses ressources en vue de res-
évolution permanente et rapide et dont                             il comporte de nombreux éléments                               ter en lien avec sa finalité et se proje-
la complexité est telle qu’elle s’accom-                           interdépendants qui peuvent être écra-                         ter dans son futur. Teneau & Koninckx
pagne de beaucoup d’instabilité et de                              sants et déroutants. Le dernier terme                          (2009)33 préconisent de mettre en place
désordre. » (Morin, 2014)26.                                       VUCA, la notion d’ambiguïté, indique                           les conditions favorables de résilience
                                                                   que l’environnement extérieur est flou,                        avant la crise : sans objectif particu-
                                                                   avec de nombreuses inconnues, et que                           lier, nous sommes face à une approche
UN                                                                 les causes et effets ne sont pas clairs.
                                                                   Face à un monde VUCA, dans lequel les
                                                                                                                                  par la résilience. Il est important de
                                                                                                                                  maintenir son activité dans des limites
ENVIRONNEMENT                                                      organisations sont vulnérables et com-                         acceptables, la résilience organisation-
                                                                   plexes, les crises incertaines et ambi-                        nelle opère comme une ressource pour
VUCA27                                                             gües, il devient de plus en plus difficile                     activer des processus d’homéostasie.
                                                                   de faire face aux crises, aux chocs, aux                       Enfin, il est proposé aux organisations
De nombreux cas médiatiques de ges-                                turbulences. Dès lors, avec l’accélé-                          de se redéployer dans des activités
tion de crise attestent d’une forte com-                           ration du temps, il devient important                          d’une autre nature, ce qui permet de
plexité et d’une difficulté d’analyse                              de faire face, de s’organiser, de com-                         mobiliser ses ressources internes en
rapide de la situation devant amener à                             muniquer et de travailler ensemble,                            capacité d’aborder des bifurcations et
circonscrire une situation pour déter-                             sinon les organisations risquent                               prendre une autre direction.

.....
(23) R éference svp Emery, F. E., Trist, E. L. (1965). The causal texture of organizational      (27) VUCA: Volatile, Unpredictable, Complex and Ambiguous
      environments. Human Relations, 18(1), p. 21-32.                                             (28) Bennett, N., Lemoine, J. (2014) What VUCA really means for you. Harvard Business
(24) P ar turbulences, nous entendons des secousses, ça vient et ça repart, et ainsi de suite.         Review. Vol 92, No 1/2. p. 27–42.
      Avec les turbulences, nous sommes face à des prémices, un peu comme dans l’idée             (29) L awrence, K. (2013) Developing leaders in a VUCA-environment. UNC Exec Dev 1–15.
      des signaux faibles. Des turbulences annoncent une crise et si cette dernière n’est pas     (30) CIRERO, Centre d’Ingénierie et de Recherche en Résilience des Organisations. Site :
      enraillée rapidement elle peut devenir une catastrophe. Il sera plus facile de s’adapter          www.resilience-organisationnelle.com
      aux turbulences qu’à la crise, la turbulence permet d’être proactif.                        (31) C2R est la revue des Cahiers Risques et Résilience, site : https://www.editions-harmat-
(25) McCann, J. Selsky, J. (1984). Hyperturbulence and the emergence of type 5 environ-               tan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=65173
      ments, Academy of Management Review, vol. 9, n°3, pp. 460-470.                              (32) O rganisation au sens de « Entreprise », « Institution », « Association »
(26) M orin, E. (2014). Introduction à la pensée complexe. Points.                               (33) T eneau, G., et Koninckx, G. (2009) La résilience organisationnelle, ed De Boeck.
COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? - INHESJ
•8•     DOSSIER THÉMATIQUE                                                                                                                                         LA LIREC n°62

La résilience est la propriété émergente                         organisations peuvent être en mesure                      nologiques avec les facteurs humains
des systèmes organisationnels qui se                             d’obtenir une réponse résiliente et une                   et organisationnels. De cette façon,
rapporte aux qualités et capacités inhé-                         adaptation positive aux événements                        une compréhension plus complète des
rentes et adaptatives qui permettent à                           perturbateurs. Ainsi, les organisations                   conditions favorables à la résilience
une organisation de s’adapter en pé-                             peuvent non seulement être en mesure                      organisationnelle peut être dévelop-
riode de turbulence. Les mécanismes                              de réagir efficacement aux turbulences                    pée. Pour Madni (2009)35 la résilience
de résilience organisationnelle visent                           et à l’incertitude, mais aussi de recher-                 peut être une forme d’anticipation, il
ainsi à améliorer la connaissance de la                          cher des opportunités potentielles à                      l’appelle la résilience stratégique de
situation d’une organisation, à réduire                          travers des événements perturbateurs.                     l’organisation. n
les vulnérabilités de l’organisation aux                         La « résilience organisationnelle » se-
environnements à risque systémique                               rait l’une des réponses nouvelles pos-
et à rétablir l’efficacité après les évé-                        sibles (Altintas et Royer, 2009)34. Afin
nements d’une perturbation. En culti-                            de développer un cadre holistique per-
vant les éléments de résilience au sein                          tinent, il est nécessaire de combiner les
des systèmes organisationnels, les                               facteurs structurels, sociaux et tech-

.....
(34) Altintas, G., & Royer, I. (2009). Renforcement de la résilience par un apprentissage      cipation. Toutefois Teneau, Koninckx, avaient déjà proposé cette idée, d’agir de façon
      post-crise : une étude longitudinale sur deux périodes de turbulence, M@n@gement,         préventive, et ont présenté leurs réflexions lors d’un colloque organisé par l’Afitep en
      12(4), 266-293.                                                                           2004. Madni, A. M., Jackson, S. (2009) “Towards a Conceptual Framework for Resil-
(35) Pour Madni (2009), il faut bâtir des systèmes pour éviter les accidents grâce à l’anti-   ience Engineering”, IEEE Systems Journal, 3, 181-191.
COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? - INHESJ
LA LIREC n°62                                                                                                                                  •9•     DOSSIER THÉMATIQUE

Risques systémiques globaux
et risques d’effondrement
Quels éléments d’analyse scientifique,
pour quels types de risques ?
par Pierre-Yves LONGARETTI

À PROPOS DE L'AUTEUR                                          RÉSUMÉ
                                                              La collapsologie est à la fois un néologisme et une mouvance, nés dans les pays
  Pierre-Yves LONGARETTI                                      francophones avec la parution du livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens,
  Pierre-Yves Longaretti                                      Comment tout peut s’effondrer. Pour beaucoup, celui-ci a marqué l’irruption dans le
  est astrophysicien                                          débat public de la question des risques d’effondrement de notre société globalisée.
  théoricien au                                               Dans le même temps, la notion comme la mouvance cristallisent des affects parfois
  CNRS. Depuis le                                             contradictoires, et des critiques variées portant souvent sur un déficit d’analyse
  milieu des années                                           politique dans le discours collapsologique.
  2000, il s’intéresse                                        Le terme de collapsologie semble renvoyer à une discipline scientifique. Mais s’il
  également aux problématiques                                existe de nombreux éléments d’analyse scientifique informant sur les risques
  sociétales et environnementales                             d’effondrement, ceux-ci ne relèvent pas d’un champ académique structuré. Bien
  globales et locales. Dans cette                             que ces éléments sous-tendent partiellement le livre de Servigne et Stevens, le
  perspective, il a fondé avec                                statut scientifique de la question ne semble pas correctement appréhendé, que ce
  Emmanuel Prados l’équipe                                    soit dans l’opinion publique, chez les sympathisants de la collapsologie ou dans
  STEEP (Soutenabilité, Territoires,                          l’esprit de nombreux décideurs.
  Environnement, Economie et                                  Face à ce constant, le présent article présente un bref panorama de l’état de l’art
  Politiques locales) du centre                               scientifique sur les risques d’effondrement et de son niveau de fiabilité, en se
  INRIA de Grenoble, et élaboré                               basant sur quelques ouvrages et publications phares des différentes disciplines
  avec lui le projet de recherche de                          concernées.
  celle-ci qui porte sur les enjeux
  de durabilité aux échelles locales,                         La parution en 2015 du livre de Ser-                          Le terme de collapsologie est polémique
  sous contraintes de changements                             vigne et Stevens (Comment tout peut                           en France. D’une part la notion d’effon-
  globaux, de même que sur                                    s’effondrer) a marqué un tournant                             drement est polysémique, renvoyant à
  l’aide à la décision publique sur                           dans le débat public francophone sur                          des conceptions différentes des risques
  ces questions. Son activité de                              la possibilité d’un futur effondrement                        encourus. D’autre part, ce terme sug-
  recherche dans ces domaines                                 des sociétés modernes. La notion de                           gère l’existence d’une discipline scienti-
  porte plus précisément sur les                              « collapsologie » introduite par les                          fique de l’effondrement, ce qui n’est pas
  risques d’effondrement globaux,                             auteurs est polarisante et contestée,                         le cas. Finalement, il focalise et ampli-
  les impacts environnementaux                                mais les réflexions autour du risque                          fie des ressentis différents, anxiogènes
  des flux de matière et d’énergie de                         d’effondrement ne sont pas récentes.                          ou au contraire porteurs d’espoirs, de
  l’économie, et plus généralement                            Déjà dans les années 2000, le livre de                        même que différentes critiques1.
  les impacts de l’activité humaine                           Jared Diamond (Collapse) avait ren-
  sur les écosystèmes et les services                         contré un succès mondial. Finalement,                         Dans un tel contexte, il parait utile de
  qu’ils apportent à la société.                              ce débat avait été largement impulsé                          revenir sur les éléments de connais-
                                                              et influencé par le rapport initial pour                      sance scientifique relatifs aux risques
  Pierre-Yves Longaretti                                      le club de Rome sur les limites de crois-                     d’effondrement, même en l’absence
  Université Grenoble Alpes, CNRS,                            sance et les risques d’effondrement                           d’un champ scientifique dédié. Ceux-
  INRIA, Grenoble INP, LJK, 38000                             induits (1972) et ses différentes réac-                       ci proviennent de trois grands champs
  Grenoble, France                                            tualisations (1992 et 2004), vendu à                          disciplinaires scientifiques :
  Université Grenoble Alpes, CNRS,                            des dizaines de millions d’exemplaires
  IPAG, CS 40700, 38052 Grenoble,                             à travers le monde.                                           • les sciences de l’environnement, no-
  France                                                                                                                      tamment l’écologie et la climatologie

.....
(1) Par exemple, Pierre-Henri Castel, 2018. Le mal qui vient, Les Editions du Cerf. Voir aussi Jérémie Cravatte, https://www.barricade.be/publications/analyses-etudes/effondrement-
    parlons-limites-collapsologie.
COLLAPSOLOGIE, LA CRISE SYSTÉMIQUE : comment y faire face ? - INHESJ
•10•     DOSSIER THÉMATIQUE                                                                                                                                                LA LIREC n°62

  nous informant sur les changements                               donc essentiellement qualitatives, bien                         la question des limites planétaires5 lui a
  locaux et globaux et les limites plané-                          que les éléments pris en compte dans le                         donné une visibilité nouvelle.
  taires ;                                                         modèle soient quantifiés au mieux de
                                                                   l’état des connaissances.
• l’archéologie, l’anthropologie et l’his-
  toire, en ce qui concerne les effondre-                          Dans ce modèle, le processus d’effon-
                                                                                                                                   LES CIVILISATIONS
  ments passés ;                                                   drement décrit est du type « dépasse-                           DU PASSÉ ET LEUR
                                                                   ment et érosion de biocapacité » : si une
•
 différentes disciplines de sciences                               population prélève durablement des                              IMPACT ENVIRON-
 humaines (sociologie, sciences poli-                              ressources sur son environnement plus
 tiques, économie…), qui traitent                                  vite que celles-ci ne se renouvellent (ou                       NEMENTAL : DES
 notamment des risques systémiques
 globaux2.
                                                                   le pollue trop vite), les capacités régé-
                                                                   nératives de celui-ci se dégradent, po-
                                                                                                                                   LEÇONS POUR LE
                                                                   tentiellement jusqu’à un effondrement                           FUTUR ?
La suite de la discussion est structurée                           conjoint à la fois de la population et de
autour de ces trois axes, en s’appuyant                            l’environnement lui-même. Ce type de                            Plusieurs ouvrages ont été spécifique-
sur des publications influentes apparte-                           processus est présenté de façon sché-                           ment consacrés aux effondrements
nant à ces différentes catégories.                                 matique sur la figure 1.                                        passés et à aux éclairages que ceux-ci
                                                                                                                                   peuvent peut-être fournir sur la situa-
                                                                   Un tel dépassement de biocapacité est                           tion actuelle. Si celui de Jared Diamond
LA DYNAMIQUE                                                       maintenant clairement avéré et docu-
                                                                   menté. L’une des mesures les plus
                                                                                                                                   (déjà cité plus haut) est le plus connu
                                                                                                                                   du grand public, le plus influent au
SOCIÉTÉ-                                                           médiatisées de ce dépassement est                               niveau académique est celui de Joseph
                                                                   l’empreinte écologique4. Par ailleurs, il                       Tainter.
ENVIRONNEMENT :                                                    est clair que notre réaction collective
                                                                   internationale est très lente par rapport
LIMITES DE LA                                                      aux enjeux : trente ans de négociation                          L’EFFONDREMENT
CROISSANCE ET                                                      internationales sur le climat n’ont pas
                                                                   abouti à une inflexion des émissions de                         SELON JARED
EFFONDREMENT                                                       gaz à effet de serre.
                                                                                                                                   DIAMOND
Le rapport sur les limites de la crois-                            La principale conclusion qualitative du
sance est basé sur un modèle mon-                                  modèle – à savoir l’inévitabilité d’un ef-                      Diamond définit l’effondrement comme
dial représentant l’évolution sur deux                             fondrement de la population humaine                             une réduction importante de la popula-
siècles de la population humaine, de la                            à terme en l’absence de changement de                           tion et/ou de la complexité sociale/po-
production industrielle et agricole, de                            nos modes de production – est particu-                          litique/économique sur une aire et une
la pollution et des ressources non-re-                             lièrement robuste, ce qui constitue en                          période étendues. Cette définition est
nouvelables3. Il s’agit d’un modèle hau-                           soi un résultat remarquable. Par contre,                        sujette à une certaine liberté d’appré-
tement stylisé, dont l’objectif n’est pas                          de nombreuses discussions récentes                              ciation. Il émerge toutefois clairement
d’établir des prédictions précises du                              de ce modèle dans le grand public ac-                           de l’ouvrage de Jared Diamond que
futur, mais de comprendre en quoi les                              cordent un niveau de confiance injusti-                         l’une de ses principales préoccupations
rétroactions entre les divers secteurs du                          fié à certains de ces aspects quantitatifs.                     est la question du dépassement de bio-
système contrôlent sa dynamique. Les                               Quoi qu’il en soit, cette étude a eu un                         capacité et de ses conséquences envi-
conclusions issues de ce modèle sont                               impact considérable et l’émergence de                           ronnementales et sociales, même si un
                                                                                                                                   certain nombre de facteurs endogènes
                                                                                                                                   ou exogènes autres (tels que les conflits
   Figure 1.                                                                                                                       avec d’autres États) sont identifiés.
   Le graphe représente l’évolution de système
   population-biocapacité dans la configuration
                                                                                                                                   Effondrement a été fortement critiqué
   conduisant à un effondrement conjoint des
   deux. La ligne rouge verticale représente                                                                                       pour ses imprécisions factuelles ou
   approximativement l’état actuel relatif de la                                                                                   son positionnement. La notoriété du
   population et de la biocapacité. Adapté de                                                                                      livre lui a même valu une critique col-
   Meadows et al. (2004)                                                                                                           lective dans un ouvrage académique
                                                                                                                                   dédié, Questioning Collapse. Pour les
                                                                                                                                   auteurs de cet ouvrage, la résilience
                                                                                                                                   socio-culturelle est plus importante que
                                                                                                                                   l’effondrement lui-même6 et ses consé-
                                                                                                                                   quences humaines, au point d’en occul-
                                                                                                                                   ter quelquefois ses conséquences les
                                                                                                                                   plus lourdes et immédiates. De façon
                                                                                                                                   générale, une majorité de critiques –

.....
(2) Ces risques sont liés aux interactions et rétroactions présentes entre tous les éléments du        le lecteur peut se référer à l’article de Wikipedia sur l’empreinte écologique. https://
     système socio-économique mondialisé, entraînant la généralisation de crises sectorielles           fr.wikipedia.org/wiki/Empreinte_%C3%A9cologique.
     à l’ensemble de l’activité humaine.                                                           (5) Rockström, J., et al., 2009. A safe operating space for humanity. Nature, 461, 472-475.
(3) Voir Meadows, Randers et Meadows, 2004, cité dans la bibliographie.                           (6) Ce point est très clairement souligné par J.R. McNeill, 2010. Sustainable Collapse, in
(4) Pour plus d’information sur les notions de biocapacité et d’empreinte écologique,                  Questioning Collapse, op. cité.
LA LIREC n°62                                                                                                                               •11•      DOSSIER THÉMATIQUE

mis-à-part celles relevant d’erreurs fac-                     L’apport principal de Tainter est de dé-                     LES RISQUES
tuelles ou d’inévitables points aveugles                      montrer que la complexité est soumise
que comporte un livre de grande enver-                        au principe des rendements décrois-                          SYSTÉMIQUES
gure – porte sur des questions norma-                         sants7. Dans les premiers temps, un
tives, ce qui en réduit leur pertinence.                      ajout de complexité produit un bénéfice                      GLOBAUX
Si les exemples choisis par Diamond ne                        supérieur à ses coûts. C’est donc natu-
relèvent que partiellement ou pas du                          rellement que la complexité augmente.                        Les sociétés modernes sont caractéri-
tout d’une dynamique de dépassement                           Toutefois, ce ratio coût/bénéfice tend                       sées par un très haut niveau d’intercon-
de biocapacité, le point central de son                       à décroître dans le temps. Ses effets                        nexions entre de nombreux secteurs,
analyse – la nécessité de remettre en                         ne sont généralement pas ressentis,                          porteuses de risques intrinsèques, dits
cause certaines valeurs collectives pour                      car les principaux bénéficiaires de la                       systémiques du fait des rétroactions
se confronter avec succès aux risques                         complexité (les élites) sont également                       présentes entre toutes les parties du
d’effondrement – parait lui peu sujet à                       les moins susceptibles d’en porter les                       système socio-environnemental global.
discussion.                                                   coûts. La décroissance du ratio se pour-                     Le principal point de fragilité lié à ces
                                                              suit jusqu’à un point où les coûts d’un                      risques réside dans la propagation de
                                                              rajout de complexité dépassent les bé-                       chocs à travers les différents secteurs
L’EFFONDREMENT                                                néfices relatifs de celle-ci. C’est à partir
                                                              de ce seuil que les sociétés deviennent
                                                                                                                           d’activité.

SELON JOSEPH                                                  vulnérables à l’effondrement pour                            La littérature consacrée aux risques
                                                              Tainter. Un effondrement désigne ici                         systémiques est importante, qu’il
TAINTER                                                       une perte rapide de complexité (voir                         s’agisse de modélisations plutôt issues
                                                              figure 2).                                                   des sciences dures8, ou d’analyses plu-
D’autres approches génériques des                                                                                          tôt issues des sciences sociales9. Tou-
questions d’effondrement ont été pro-                         Historiquement, la croissance de la                          tefois, pour l’instant, des catégories
posées en histoire et en archéologie.                         complexité est à sens unique. Mise à                         entières de risques restent peu ou mal
L’une des plus intéressantes pour                             part une exception (l’Empire byzantin                        appréhendées dans une perspective
notre société globalisée moderne est                          entre le VIIe et Xe siècle), les sociétés                    systémique.
celle développée par Tainter dans son                         semblent incapables d’inverser leur
ouvrage séminal, The Collapse of Com-                         complexification et tendent inévitable-                      Cinq grandes catégories de risques
plex Societies. Pour Tainter, les socié-                      ment vers un effondrement à terme.                           sont identifiées : économiques, géopo-
tés humaines croissent régulièrement                                                                                       litiques, environnementaux, sociétaux
en complexité jusqu’à atteindre un                            Les critiques de la théorie de Tain-                         et technologiques. Dans le secteur éco-
point où elles deviennent vulnérables                         ter sont mineures. Elles se focalisent                       nomique, les principaux risques sont
à l’effondrement. L’accroissement de                          sur son approche plutôt descriptive                          liés aux instabilités de marché, notam-
complexité est un outil de résolution                         qu’explicative et généraliste plutôt que                     ment de l’énergie, ainsi que financiers.
des problèmes : historiquement, les so-                       particulariste. Au regard de la grille de                    Les risques géopolitiques portent lar-
ciétés développent des nouveaux rôles,                        lecture de Tainter, celles-ci échouent à                     gement sur les sources potentielles
institutions ou techniques, ou intro-                         remettre en question l’observation qu’à                      de conflit, liées ou non à la menace
duisent de nouvelles régulations pour                         ce niveau macroscopique, le poids des                        terroriste. Sur le front environnemen-
résoudre leurs problèmes. Par contre,                         circonstances spécifiques ou des déci-                       tal, le changement climatique, la perte
un tel processus de complexification                          sions humaines tend à s’effacer devant                       de biodiversité et leurs conséquences
continu a un coût en énergie.                                 des tendances de plus long terme.                            dominent, mais les catastrophes natu-
                                                                                                                           relles peuvent aussi jouer un rôle ; les
                                                                                                                           problématiques liées aux changements
                                                                                                                           d’usage des sols (déforestation, éro-
   Figure 2.                                                                                                               sion et désertification, artificialisation)
   Courbe des rendements décroissants                                                                                      sont également très importantes. Sur
   de la complexité. Dans la phase initiale,                                                                               le plan sociétal ou socio-politique, les
   l’accroissement de complexité sociétale
   s’accompagne de bénéfices dans la
                                                                                                                           questions d’inégalités, de sécurité ali-
   résolution des problèmes collectifs qu’il                                                                               mentaire, d’accès à l’eau, de risques
   s’agisse de questions de production                                                                                     sanitaires (notamment de pandémie),
   vivrière, de défense contre des attaques                                                                                de migrations, sont proéminentes.
   extérieures, de résilience face à des                                                                                   Quant aux risques technologiques, ils
   changements environnementaux, etc.
   Avec le temps, toutefois, ces bénéfices
                                                                                                                           portent largement sur les fragilités des
   deviennent de moins en moins importants,                                                                                systèmes de communication informati-
   jusqu’à devenir négatifs (au-delà, en                                                                                   sés modernes et des infrastructures de
   complexité, du maximum de la courbe                                                                                     réseau (par exemple réseaux de distri-
   en cloche). Il serait alors plus efficace                                                                               bution électrique). Ces catégories de
   de réduire la complexité sociétale pour
   retrouver un ratio coût/bénéfice positif.
                                                                                                                           risque et leurs interactions sont repré-
                                                                                                                           sentées sur la figure 3.

.....
(7) Le terme a une connotation économique, mais il s’agit de rendements physiques et pas        Nature, 497, 51–59.
    nécessairement monétaires, même s’il y a en général un lien entre les deux.             (9) Voir par exemple M.A. Centeno, M. Nag, T.S. Patterson, A. Shaver, and A.J. Windawi.
(8) Voir par exemple D. Helbing, 2013. Globally Networked Risks and how to Respond.             The emergence of global systemic risk, 2015. Annual Review of Sociology, 41, 65–85.
•12•    DOSSIER THÉMATIQUE                                                                                                                             LA LIREC n°62

       également très importantes. Sur le plan sociétal ou socio-politique, les questions d'inégalités, de
       sécurité alimentaire, d'accès à l'eau, de risques sanitaires (notamment de pandémie), de migrations,
Figure 3.
       sontrisques
Principaux    proéminentes.          Quant
                   systémiques globaux         aux
                                         et leurs     risques technologiques,
                                                  interconnections    selon le rapport 2011ils portent
                                                                                            du World       largement
                                                                                                      Economic   Forum. Cette surévaluation
                                                                                                                                   les fragilités      desquestionnaire
                                                                                                                                             résulte d’un
adressésystèmes      de communication informatisés modernes et des infrastructures de réseau (par exemplereflète
        à plus d’un millier de récipiendaires dont le profil et les compétences   ne sont pas divulgués. De ce fait, l’influence relative de chaque  élément
souvent plus une préoccupation conjoncturelle qu’une connaissance objectivable dans leur importance relative et celles de leurs interconnexions.
       réseaux de distribution électrique). Ces catégories de risque et leurs interactions sont représentées
       sur la figure 3.

       Figure 3. Principaux risques systémiques globaux et leurs interconnections selon le rapport 2011 du World
       Economic Forum. Cette évaluation résulte d’un questionnaire adressé à plus d’un millier de récipiendaires dont
       le profil et les compétences ne sont pas divulgués. De ce fait, l’influence relative de chaque élément reflète
LA LIREC n°62                                                                                            •13•   DOSSIER THÉMATIQUE

Ces risques sont réels ; la pandémie          d’expert. Sans minimiser l’importance         Une difficulté majeure sur ce plan est
du COVID-19 a vu des conséquences             de ce type d’éclairage pour la compré-        que les trois types de dynamiques briè-
d’ordre sanitaire impacter l’économie         hension des processus en jeu et des           vement décrites plus haut se renforcent
ou le déplacement des personnes. Dans         risques associés, dans l’état actuel des      mutuellement. De ce point de vue, la
ce cadre, une dynamique d’effondre-           connaissances, ces risques restent mal        « collapsologie » souligne à juste titre
ment peut résulter à terme de la mul-         connus et, en règle générale, sous-esti-      une certaine forme d’urgence au moins
tiplication de crises de ce type. Dans le     més.                                          sur le plan de l’anticipation et de la pré-
cas où chacune de ces crises produirait                                                     paration, et de ce point de vue, l’absence
une incapacité du système à retrouver                                                       d’une communauté scientifique structu-
son état pré-crise, celles-ci pourraient
se transformer en une suite cumula-
                                              CONCLUSIONS                                   rée dédiée spécifiquement aux risques
                                                                                            d’effondrement est un manque réel.
tive de dégradations abruptes succes-         Le niveau de quantification est très
sives, plutôt qu’en évolution lente, mais     variable selon le type d’analyse. La plus     Force est de constater que dans les
continue.                                     fouillée sur ce plan au niveau systé-         faits, l’impréparation est grande sur de
                                              mique – celle du modèle World3 et de          nombreux plans, comme en témoigne
Les facteurs déclenchant ou amplifiant        ses différents dérivés – reste stylisée,      la crise sanitaire en cours. Si la proba-
ces crises systémiques sont de divers         bien que qualitativement robuste ; en         bilité d’occurrence de ces risques est
ordres. L’un des plus fréquemment             tout état de cause, les aspects quanti-       relativement faible sur des échelles de
évoqués est une nouvelle crise finan-         tatifs de cette analyse sont considéra-       temps courtes, ils sont pour une bonne
cière – de fait enclenchée par la crise       blement moins fermement établis que,          partie d’entre eux certains sur le plus
sanitaire en cours – qui, compte-tenu         par exemple, ceux du changement cli-          long terme. La mise en place de poli-
de la fragilité accrue des Etats et du sys-   matique. Les autres types d’analyses          tiques préventives représente un défi
tème bancaire et financier global, serait     (historique/archéologique,        risques     considérable, compte-tenu de la grande
très vraisemblablement beaucoup plus          systémiques globaux) sont par nature          multiplicité des risques en question, du
difficile à maîtriser que la précédente       plus qualitatifs, même si des éléments        peu d’exemples historiques témoignant
(2008), d’autant plus que les effets          quantitatifs (notamment statistiques          de la réussite de ce genre de démarche
de cette dernière ne sont toujours pas        ou économétriques) peuvent les renfor-        et du degré de sous-estimation voire
complètement effacés. De ce point de          cer. Finalement, l’analyse des risques        d’ignorance dont ils font l’objet. n
vue, le cumul de la crise de 2008 et de       systémiques, notamment, reste très
celle en cours du fait du COVID-19 est        partielle et lacunaire.
préoccupant.                                                                                                      Remerciements
                                              Pour autant, notre connaissance de ces         L’auteur remercie Grégoire Chambaz
Force est de constater que l’analyse de       risques n’a jamais été aussi grande, de        pour sa relecture attentive de ce texte
ces risques dans la littérature spéciali-     même que la nécessité d’y faire face et de      et ses suggestions d’amélioration de
sée reste souvent qualitative et à dire       s’y adapter, si possible en les anticipant.                             son contenu.

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The Butterfly Defect: How Globalization       en format de poche dans la collection         1988.
Creates Systemic Risks, and What to Do        L’Ecopoche.
about It. Princeton University Press.
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