Le commerce Équitable en zones de conflit - Trade for ...
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ÉDITEUR RESPONSABLE Carl MICHIELS www.phenyx43.be COORDINATION Phenyx43 RÉDACTION Dan AZRIA - Phenyx43 CONCEPTION Julie RICHTER - Phenyx43 PHOTO COUVERTURE United Nations Environment Programme Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de son auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la CTB ou de la Coopération belge au Développement. Des extraits de cette publication peuvent être utilisés dans un but non commercial à condition d’en citer l’origine et l’auteur. © CTB, agence Belge de Développement, Bruxelles, mai 2012 4
LE COMMERCE ÉQUITABLE ORIGINES DU COMMERCE ÉQUITABLE 10 LE COMMERCE ÉQUITABLE, C’EST QUOI ? 11 FILIÈRE LABELLISÉE ET FILIÈRE INTEGRÉE 12 LES ACTEURS CLÉS DANS LE COMMERCE ÉQUITABLE 13 LE COMMERCE ÉQUITABLE EN ZONES DE CONFLIT QUAND LE COMMERCE CONVENTIONNEL NE FONCTIONNE PAS 15 QUANT AU COMMERCE ÉQUITABLE 17 LES INITIATIVES DE COMMERCE ÉQUITABLE EN ZONES DE CONFLIT AFRIQUE 28 PROCHE-ORIENT 54 ASIE 64 AMÉRIQUE DU SUD 74 SOUTENIR LE COMMERCE ÉQUITABLE POUR SOUTENIR LA PAIX LE RÔLE DES ORGANISATIONS INTERNATIONALES 78 LE RÔLE DES CITOYENS CONSOMMATEURS 80 5
INTRODUCTION Depuis la fin de la guerre froide, près de 125 conflits ont été recensés dans le monde causant plus de 8 millions de victimes et le déplacement forcé d’environ 30 millions de réfugiés1. Si le nombre des conflits connaît une baisse constante depuis cette période, ceux qui persistent ont tendance à se prolonger et affichent un bilan très lourd en vies humaines, mais aussi en termes de dommages environnementaux, éco- nomiques et sociaux. Ces guerres touchent souvent les populations d’Etats autoritaires ou, au contraire, affaiblis et impuissants. Leurs économies sont paralysées, les infrastructures sont ravagées, les forces vives contraintes de s’exiler… Derrière le fléau de la guerre suivent souvent les famines, l’occupation militaire ou le terrorisme. Des millions d’hommes, de femmes et d’enfants confrontés au malheur et à la souffrance, autant de visages, d’histoires personnelles, de familles. La résolution de ces conflits constitue le principal défi que doit relever la commu- nauté internationale. Pour ce faire, elle dispose d’une large palette d’outils qui vont de l’intervention mili- taire au financement de la reconstruction en passant par l’aide humanitaire. Nous défendons dans cette brochure le fait que le soutien au commerce équitable doit être intégré à cette boîte à outils qu’utilisent les organisations internationales et les Etats démocratiques pour favoriser la pacification, la nor- malisation et la reconstruction des pays ou des régions du monde frappés par la guerre. Nous mettons en évidence, dans ces pages, les bénéfices spécifiques qu’offre le commerce équitable et durable pour apaiser les tensions, rapprocher les communau- tés et favoriser le développement social et économique rapide de ces pays. Pour vous en convaincre, nous présentons de nombreux exemples d’initiatives et de projets mis en œuvre dans des régions en guerre en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. 7
LE COMMERCE ÉQUITABLE ORIGINES DU COMMERCE ÉQUITABLE LE COMMERCE ÉQUITABLE, C’EST QUOI ? FILIÈRE LABELLISÉE ET FILIÈRE INTEGRÉE LES ACTEURS CLÉS DANS LE COMMERCE ÉQUITABLE 9
Crédit : Max Havelaar - Frederic Raevens UN PEU D’HISTOIRE ORIGINES DU COMMERCE ÉQUITABLE Le commerce équitable est né d’un constat simple : les écarts de richesse entre les populations des pays les plus riches et celles des pays les plus pauvres ne cessent de se creuser malgré les sommes investies dans l’aide au développement. En moins d’un siècle, l’écart de revenus entre les 20 % des pays les plus riches et les 20% des pays les plus pau- vres est passé de 11 contre 1 en 1913 à 75 contre 1 aujourd’hui. Guerres, catastrophes naturelles, infrastructures défaillantes, corruption… les causes de ce déséquilibre sont mul- tiples mais parmi celles-ci figurent indubitablement des problèmes économiques structurels. La spéculation sur les matières premières, la spirale de l’endettement, la concurrence subventionnée des produc- teurs des pays industrialisés, tous ces mécanismes constituent autant d’obstacles au décollage des pays les plus pauvres. Bien que ces inégalités commerciales aient été mises en évidence dès le 19ème siècle (notamment avec la publi- cation en 1860 du roman du Néerlandais Edouard Douwes Dekker dont Max Havelaar est le héros), c’est à partir de l’Après-guerre qu’apparaissent les premiers projets de commerce équitable, par des organisations américaines et anglaises (Thousands Villages aux Etats-Unis et l’ONG Oxfam au Royaume-Uni). C’est en 1964, lors de la Conférence des Nations-Unies pour la Coopération et le Développement (CNUCED), qu’est définie pour la première fois la notion de commerce équitable, « Trade not Aid » (« Le commerce, pas la charité ») en constituant le principe fondateur. Les premiers magasins de commerce équitable s’ouvrent en Europe dès la fin des années 60, tandis que se met- tent en place dans les pays en développement les coopératives et associations de producteurs qui vont bénéficier de ces échanges plus justes, d’abord dans les secteurs de l’artisanat et de l’agriculture. 10
LE COMMERCE ÉQUITABLE C’EST QUOI? En 1999, les principales organisations internationales du commerce équitable (la World Fair Trade Organisation, la Fair Trade Labelling Organizations - FLO, l’European Fair Trade Association - EFTA et le Network of European World Shops - NEWS) s’entendent sur une définition commune : « Le commerce équitable est un partenariat com- mercial fondé sur le dialogue, la transparence et le respect, dont l’objectif est de parvenir à une plus grande équité dans le commerce mondial. Il contri- bue au développement durable en offrant de meilleures conditions commerciales et en garantissant les droits des producteurs et des travailleurs marginali- sés, tout particulièrement au sud de la planète. Les organisations du commerce équitable (soutenues par les consommateurs) s’engagent activement à soutenir les producteurs, à sensibiliser l’opinion et Pour soutenir la mise en œuvre de à mener campagne en faveur de changements dans ce système économique, les règles et pratiques du commerce international les organisations conventionnel ». du commerce équitable ont listé les 11 GRANDS PRINCIPES A RESPECTER : Concrètement, le commerce équitable garantit aux pro- ducteurs des pays les plus pauvres des prix d’achat plus rémunérateurs que les cours mondiaux ainsi qu’une re- 1. Créer des opportunités pour les lative stabilité des prix et la mise en place de conditions producteurs qui sont économiquement et de délais de paiement favorables (voire des possibili- désavantagés. tés de préfinancement), qui évitent aux paysans et aux 2. Favoriser la transparence et la artisans de brader leurs produits ou d’avoir recours à crédibilité. des prêts usuraires. 3. Encourager la capacité individuelle. Le prix équitable doit pouvoir couvrir tous les coûts de 4. Promouvoir le commerce équitable. production du produit, y compris les coûts environne- 5. Garantir le paiement d’un prix juste. mentaux, et assurer aux producteurs un niveau de vie décent. De plus, les acheteurs du commerce équitable 6. Veiller à l’égalité entre les sexes. s’engagent généralement à verser des primes supplé- mentaires qui seront utilisées par les producteurs certi- 7. Assurer des conditions de travail fiés pour la réalisation d’investissements productifs et/ décentes. ou de programmes sociaux (alphabétisation, accès aux 8. Proscrire le travail des enfants. systèmes d’éducation et de soins, etc.). 9. Protéger l’environnement. 10. E ncourager des relations commerciales fondées sur la confiance et le respect mutuel. 11. P romouvoir le respect et la diffusion de l’identité culturelle valorisée dans les 11 produits et procédés de production (nouveau critère).
FILIÈRE LABELLISÉE ET FILIÈRE INTEGRÉE Depuis 1988 et la création de l’IFAT, l’Association Internationale du Commerce Equitable (devenue en 2009 la WFTO, l’Organisation Mondiale du Commerce Equitable) d’une part, et le lancement du label Max Havelaar d’autre part, on observe l’émergence et la coexistence de deux grandes filières de régulation du commerce équitable : la filière intégrée (avec la WFTO et l’EFTA –European Fair Trade Association - notamment) et la filière labellisée (avec en particulier FLO Max Havelaar). Mode d’organisation historique du commerce équitable, la filière intégrée présente comme caractéristique principale le fait que différents acteurs intervenant dans l’élaboration et la commercialisation du produit (producteur, importateur et points de vente) sont engagés dans le commerce équitable et se conforment volontairement (voire activement) à ses principes. Ainsi, ce sont ces acteurs de la filière qui bénéficient de la certification (généralement associée à un logo) corres- pondant à ces règles et critères, qu’ils ont définis collectivement. La filière labellisée repose sur la certification du produit commercialisé. Les entreprises qui élaborent ces produits s’engagent à respecter un cahier des charges précis et à s’approvision- ner auprès d’organisations de producteurs des pays en développement (souvent des coopératives) qui ont été agréées par l’organisme de labellisation (organisation indépendante qui certifie le respect des critères définis pour l’attribution du label). Les produits labellisés peuvent ensuite être commercialisés dans n’importe quel point de vente, y compris la grande distribution classique. Le label Fairtrade (Max Havelaar) est le plus célèbre d’entre eux. La coexistence de ces deux filières illustre l’existence de visions différentes du commerce équitable, qui portent en particulier sur le type de relations à établir avec les acteurs économiques privés (multinationales, grande distri- bution) et sur des divergences entre une vision de développement (et de dénonciation du commerce international) d’un côté et une perspective commerciale reposant sur la réglementation d’autre part. Crédit : Max Havelaar - Candico 12
LES ACTEURS CLÉS DANS LE COMMERCE ÉQUITABLE TROIS CATÉGORIES D’ACTEURS CONSTITUENT LA CHAINE DU COMMERCE ÉQUITABLE : - LES ORGANISATIONS DE PRODUCTEURS OU DE TRAVAILLEURS qui produisent, cultivent ou transforment les matières premières locales. Pour participer aux programmes de commerce équitable, ils doivent adhérer à une organisation agréée ou faire certifier leur production. Dans les pays du Sud, c’est souvent FLO-Cert qui vérifie l’adéquation avec les standards définis par Fairtrade International2 qui délivre le label commerce équitable (mais d’autres intervenants sont présents sur ce marché, comme Ecocert ou Fair for Life par exemple). - LES OPÉRATEURS SUR LES MARCHéS qui importent, exportent ou transforment les produits du commerce équitable. Par exemple, Solidar’Monde en France ou, bien évidemment, Oxfam Fair Trade, Oxfam-Magasins du monde et Oxfam-Wereldwinkels en Belgique. Certains acteurs du commerce conventionnel assurent eux aussi l’im- portation ou la transformation de produits équitables certifiés. - LES DÉTAILLANTS qui vendent directement aux consommateurs, soit au travers de commerces spécialisés, comme par exemple les Magasins du monde, soit, de plus en plus, dans des chaînes de supermarchés traditionnels. Crédit : Alter Eco 13
LE COMMERCE ÉQUITABLE EN ZONES DE CONFLIT ÉCONOMIE, COMMERCE, PAIX ET DÉVELOPPEMENT De nombreuses théories économiques soulignent les relations qui existent en- tre développement économique, paix et stabilité. Les principes de ces théories sont relativement simples : en favorisant l’en- richissement des acteurs économiques par les échanges commerciaux sur un territoire donné, on encourage ces acteurs à considérer le fait qu’ils ont plus à gagner à collaborer les uns avec les autres plutôt qu’à s’affronter. Ces échanges favorisent l’enrichissement des parties, leur permettant ainsi de sortir de la misère et d’accéder aux minimums vitaux (eau et nourriture en particulier) puis aux services sociaux (santé et éducation) grâce auxquels ils pourront développer de nouvelles activités économiques à plus haute valeur ajoutée et atteindre de nouveaux paliers dans l’échelle du développement. Ces théories ont prouvé leur validité dans de nombreux cas. Elles sont d’ailleurs au fondement de la construction européenne voulue par les pères fondateurs qui, au lendemain de la guerre la plus terrible de l’Histoire, ont estimé qu’en interconnectant les économies de ces nations jadis opposées, on éloignait d’autant le risque d’un nouveau conflit entre ces populations qui auraient plus à perdre qu’à gagner à entrer en guerre à nouveau. 14
QUAND LE COMMERCE CONVENTIONNEL NE FONCTIONNE PAS Aussi intéressantes soient-elles, ces théories ne sont pas universellement valides. En effet, de nombreux cas peuvent être relevés où l’action des acteurs économiques favorise les conflits et encourage les tensions, se nourrissant même parfois du chaos engendré par la guerre. Les guerres du diamant menées dans les pays d’Afrique centrale dans les an- nées 1990 constituent autant d’exemples de ces situations où des acheteurs internationaux ont encouragé des crimes de guerre en finançant les activités des rebelles en échange de l’accès aux ressources minières. En Colombie, de grandes sociétés ont préféré soutenir les milices paramilitaires pour garantir leur mainmise sur les ressources du pays plutôt que de traiter avec les producteurs locaux ou les autorités représentatives ; sans parler des Crédit : Adam Cohn agissements des multinationales pétrolières dans les pays africains ou du Sud- Est asiatique (Birmanie, etc.). Qu’est-ce que ces exemples (où l’intervention des acteurs économiques nuit à l’instauration de la paix) ont en commun ? Dans quel cas, le commerce classique nuit-il au développement ? Y a-t-il des conditions ou des prérequis pour que le commerce favorise le développement. Tout d’abord, l’intérêt général Par définition, les échanges commerciaux se font dans l’intérêt des parties prenantes (l’acheteur et le vendeur). Si ces parties prenantes sont des élites corrompues qui refusent de se plier aux règles de la collectivité pour satisfaire leur intérêt particulier, alors ces transactions se feront au détriment de l’intérêt général et au profit du plus fort. C’est le cas par exemple si ces puissances commercialisent les fruits du travail de populations locales forcées à produire (comme ce fut le cas pendant des années avec les mineurs de diamant que les milices et parfois les armées nationales traitaient comme des esclaves). Or, diamants, minerais rares, souffrances,... Ces situations sont d’autant plus importantes que les pays en question sont riches en matières premières. En effet, si la richesse d’un pays est fondée sur ses ressources naturelles et n’est donc pas directement pro- portionnelle au niveau de développement (et d’éducation) de sa population, des décideurs nationaux dénués du sens de l’intérêt général n’ont aucun intérêt immédiat à partager les fruits de la vente de ces ressources avec des acheteurs internationaux uniquement motivés par la rentabilité. Parce qu’elles attisent la convoitise des acteurs étrangers sans scrupules et qu’elles n’encouragent pas les élites à investir dans l’éducation comme richesse ultime d’un pays, les ressources naturelles (en particulier les plus précieuses) constituent souvent une malédiction pour des Etats qui ont besoin de stabilité pour émerger et se développer. 15
Les failles du système Les théories économiques dites « classiques » soutiennent que les échanges favorisent le développement des populations et encouragent l’instauration de la démocratie par l’émergence d’élites éduquées qui aspirent à la liberté et à la paix. C’est souvent vrai, ainsi que l’attestent de nombreux exemples, en Europe et en Asie notamment. Mais il convient de relever aussi certains dysfonctionnements propres au système économique global. En autorisant, voire en encourageant la spéculation à outrance, ce système va parfois à l’encontre de l’intérêt des populations locales et des politiques de développement qui exigent des perspectives de moyens termes (la capacité à planifier des investis- sements en se fondant sur des anticipations de résultats). Olivier De Schutter, Rapporteur spécial des Nations-Unies sur le droit à l’alimentation, souligne cette incompatibilité : «Si vous respectez les règles du marché libre, l’eau et la terre atterriront dans les mains de quelques forces capitalistes. (…). Nous n’ap- prenons toujours pas assez de nos erreurs. Les ONG et les organisations paysannes savent depuis longtemps que la petite échelle est l’avenir»3. En outre, l’ouverture systématique des marchés telle qu’elle est prônée par les gran- des puissances économiques (qui bloquent par ailleurs l’entrée de certains produits sur leurs marchés nationaux) peut aussi constituer un obstacle au développement des pays les plus fragiles (en particulier ceux qui connaissent ou ont connu des si- tuations de conflits ou de violences étendues). Trop souvent dépendants de l’aide internationale, ces pays ont besoin de protéger leurs secteurs économiques naissants avant d’affronter la concurrence des pays plus industrialisés. Dans ces cas, l’application aveugle de certains dogmes ne se fait pas au bénéfice des populations locales désireuses de produire et de travailler pour le bien-être de leurs familles et le développement de leurs communautés. La haine, dernier obstacle Ces aspirations sont aux fondements de l’économie. L’être humain cherche à assurer à sa famille et à sa communauté (locale, tribale, régionale ou nationale) bien-être et confort. Si les échanges commerciaux lui per- mettent d’atteindre ces objectifs plus facilement qu’en pillant ou en volant, il aura tendance à travailler pour produire, vendre, s’enrichir et améliorer les conditions de vie de ses proches. Encadré par des règles communes, ce «matérialisme minimal» constitue l’un des ciments les plus fondamentaux des sociétés humaines. Pourtant, il est des situations où cette propension humaine ne suffit pas, où la haine de l’autre est telle qu’elle surpasse le désir de satisfaire les besoins de sa famille. Cela est particulièrement vrai dans les conflits ancestraux où, en mémoire des générations précédentes tombées au combat, on engage les vies de ses en- fants. C’est souvent pire encore quand la religion s’en mêle, quand les individus dédaignent pour eux et leurs familles des perspectives de confort, de paix et de bien-être pour des questions de dogmes religieux qui souvent prédisent une vie meilleure après la mort en échange du sacrifice de soi ou de ses proches. 16
QUANT AU COMMERCE ÉQUITABLE Dans les pays les plus exposés, la guerre, l’occupation militaire, les attentats ou l’oppression ont détruit les infrastructures, accaparé les forces vives du pays, meurtri des générations, affaibli les élites modérées et suscité des replis identitaires. Le modèle économique classique n’est alors pas toujours la solution idéale pour mobiliser les populations autour de projets fédérateurs et stabilisateurs. LES BÉNÉFICES DU COMMERCE ÉQUITABLE DANS LES PAYS FRAGILISÉS PAR LA GUERRE Par rapport au commerce classique, le commerce équitable présente des avantages d’ordre économique, social ou politique qui justifient l’engagement des acteurs internationaux en faveur de ce type d’initiatives. Responsabiliser les acteurs locaux «Tandis que les intervenants externes, tels que les gouvernements étrangers, les organismes intergouvernemen- taux et les ONG, peuvent jouer un rôle important en facilitant les processus de transformation du conflit, un consen- sus quasiment unanime fait des intervenants locaux les principaux responsables de la construction de la paix. Une approche stratégique de la construction de la paix favorise la primauté des intervenants locaux»4. Cette position est aujourd’hui très largement partagée par les acteurs qui soutiennent les processus de pacifica- tion et de reconstruction. Or, la participation active des populations locales implique que celles-ci appréhendent clairement les bénéfices qu’elles tireront de ces processus. Déposer les armes, d’accord, mais pour faire quoi ? Pour vivre de la pitié de l’Occident ? Pour me soumettre à des multinationales qui gèreront mon destin dans de grands bureaux à Londres, Paris ou New York ? En négociant en direct avec eux, en leur offrant des perspectives visibles et accessibles et en leur fournissant un appui technique adapté, les acteurs du commerce équitable et durable responsabilisent les producteurs locaux qui peuvent alors (re)devenir maîtres de leur destin. 17
Crédit : UNESCOCaro Gardiner J. L’accès aux marchés La réalisation de projets sociaux et de santé Dans les pays fragilisés par la guerre ou dans les Dans ces pays, les infrastructures productives ou zones de tensions, le principal obstacle que ren- sociales ont souvent souffert des combats. contrent les populations locales qui souhaitent commercialiser leurs produits concerne l’accès aux Le commerce équitable, dans la mesure où il asso- marchés. cie à toute transaction commerciale des investis- Insécurité, barrages de soldats, tracasseries adminis- sements productifs ou sociaux (primes spécifiques tratives, infrastructures détruites, moyens de transports s’ajoutant aux prix d’achat pratiqués), garantit le fait confisqués,… autant d’obstacles aux échanges com- qu’une part significative des revenus de la transac- merciaux qui permettraient de développer des projets tion sera consacrée à la réalisation de projets qui économiques, de réaliser des investissements produc- auront un impact réel et rapide sur le bien-être et le tifs ou de mettre en place des programmes sociaux. confort des populations. Sur cette question, le commerce équitable propose des solutions valables et avantageuses, ainsi que le souligne Evoquant en particulier les projets de commerce équi- Harriet Lamb, directrice aujourd’hui de Fairtrade Inter- table en Irak et au Pakistan, Harriet Lamb souligne le national : « Les agriculteurs des pays touchés par des fait que «la labellisation commerce équitable (Fairtrade conflits comme la Palestine, la République démocra- Labelling) garantit à ces petits producteurs un prix équi- tique du Congo et l’Afghanistan font face à d’énormes table pour leurs produits et ces revenus sont générale- difficultés pour cultiver d’abord, puis pour trouver des ment consacrés aux besoins essentiels du quotidien tels marchés pour leurs produits, et encore moins à un prix que l’achat de vêtements et de nourriture et l’éducation équitable. C’est pourquoi nous sommes si soucieux de des enfants»6. permettre à ces agriculteurs de vendre leurs produits sous le label Fairtrade, ce qui va de fait leur ouvrir plus Au Timor Leste, les producteurs de café se sont orga- de portes et leur permettre de bénéficier de revenus nisés en coopératives pour créer une structure unifiée, plus durables et d’améliorer les perspectives d’avenir Cooperativa Café Timor, qui a construit et mis en place pour leurs communautés. (…) Nous établissons des un réseau de cliniques et de dispensaires mobiles. Cette lignes de ravitaillement vitales et des routes commer- organisation (qui propose du café certifié équitable et ciales qui permettront aux producteurs d’autres régions biologique) est ainsi devenue le premier pourvoyeur de d’emboîter le pas. Nous espérons ainsi poser les fonde- soins de santé dans les zones rurales du Timor Leste 7. ments économiques de la paix»5. 18
«Après le conflit, les femmes sont souvent une force pour la croissance économique.» Maria Livanos Cattaui, ancienne secrétaire générale de la Chambre de Commerce Internationale Crédit : Erik Törner Le respect des femmes des sources de revenus, et une or- ainsi que sur les éclairages néga- ganisation de femmes d’affaires qui tifs donnés par les médias sur la Directement ou indirectement, les favorise la réconciliation par le biais région, Nasser Abufarha, fondateur femmes figurent souvent parmi les d’une activité économique com- de Canaan Fair Trade et de l’Asso- principales victimes de la guerre. mune entre les petites entreprises»9. ciation Palestinienne du Commerce Dans les conflits les plus durs, elles Equitable (Palestinian Fair Trade voient leurs époux et leurs fils pren- Association) insistait beaucoup sur dre les armes, sont parfois consi- Le respect et la valorisation des ce point : «Les gens sont enthou- dérées comme des ressources à cultures et des identités siasmés de voir une présentation piller, sont victimes de viols et de positive de la Palestine à travers maltraitance. Et même dans les si- L’un des enjeux majeurs des pro- nos produits de haute qualité. (…). tuations de tensions moins brutales cessus de normalisation concer- Canaan Fair Trade est une présen- (des situations d’occupation mili- ne la restauration des sentiments tation de ce qu’est la Palestine et de taire ou de colonisation), les crispa- de dignité dans les communau- ce que les Palestiniens voudraient tions identitaires conduisent à leur tés touchées par les exactions ou faire. Ce conflit n’a pas été notre mise à l’écart de la société civile, l’oppression. Le sentiment d’humi- choix, il nous a été imposé. Il est à la perte de leurs droits. Ainsi, en liation entre en compte dans le cer- regrettable que la plupart des pays Palestine et en Israël, «les femmes cle vicieux de la violence qui pousse ne perçoivent que la Palestine et les arabes qui n’ont pas accès à l’édu- chaque nouvelle génération condi- Palestiniens dans le contexte d’un cation souffrent de trois handicaps : tionnée par ces récits de prisons, de conflit. Nous travaillons à sortir de elles sont arabes dans un Etat juif, brimades et de massacres à vouloir cette image en présentant nos agri- femmes dans une société patriarca- restaurer la fierté communautaire culteurs et nos artisans ainsi que les le et travailleuses non qualifiées»8. par la vengeance. produits que nous fabriquons, des produits de qualité comparables à Or, le commerce équitable ou du- Les ONG qui interviennent dans ces ceux de la Toscane ou de la Vallée rable favorise la participation des régions le savent, cette dimension de Napa. C’est notre contribution à femmes dans le fonctionnement des psycho-collective est l’une des plus ces questions, une alternative, c’est activités économiques et celles-ci complexes à gérer. Et l’aide finan- vrai, et une présentation adéquate contribuent activement à la pacifi- cière massive (quelles que soient ses de la Palestine»10. cation des relations entre groupes vertus en termes de reconstruction) jadis opposés. Ainsi, les organisa- n’aide pas particulièrement à res- Invité au Royaume-Uni quelques tions spécialisées reconnaissent «de taurer la fierté communautaire au- mois plus tard, Nasser Abufarha plus en plus le rôle que les femmes tour de projets fédérateurs. réaffirme cette notion centrale : peuvent jouer en favorisant la paix Pour traiter cet aspect de l’après- et la médiation à différents niveaux guerre et aider les communautés à «Nous avons rendu l’espoir aux de la société. De nombreux cas ont reconstruire leur identité culturelle agriculteurs palestiniens. été relevés de femmes d’affaires à pour l’avenir de manière positive, le C’est un changement qui recon- l’origine d’initiatives importantes, commerce équitable constitue une naît les droits des agriculteurs abordant plus particulièrement la solution formidable. palestiniens et respecte la valeur question du genre dans le conflit. Interrogé lors du Salon de l’Alimen- de leur rapport à leur terre. Après Ces exemples incluent un réseau tation Biologique de Nuremberg en la marginalisation vécue sous de femmes travaillant au-delà des 2006 à propos des problèmes po- l’occupation israélienne, il s’agit divisions ethniques pour régénérer litiques entre Israël et la Palestine, d’une réalisation majeure»11. 19
Crédit : Small Farmers Big Change.coop L’éducation à la démocratie Les projets de commerce équitable structure (souvent coopérative) au aider à développer leurs capacités intègrent une très forte dimension sein de laquelle les mécanismes de commerciales. (…) Les producteurs éducative au profit des producteurs prises de décision doivent répondre forment des coopératives démocra- locaux et de leurs familles. Ces as- à des principes de démocratie et de tiques et élisent leurs propres diri- pects pédagogiques portent sur la transparence (élections renouvelées, geants. Ils désignent ensemble leur maîtrise des techniques de produc- candidatures ouvertes, etc.). directeur et le personnel»12. tion et de commercialisation mais aussi sur l’apprentissage des princi- lI s’agit d’une position clairement L’accès aux filières équitables ga- pes de la démocratie locale et par- revendiquée par les initiateurs de rantit la plupart du temps des reve- ticipative. ces projets : «Les objectifs straté- nus plus élevés mais il exige aussi Le passage au commerce équitable giques du commerce équitable sont des communautés (que la guerre (qui se traduit in fine par la certifica- de permettre aux producteurs mar- a souvent contraintes de se replier tion des produits ou de la filière par ginalisés et aux travailleurs de pas- sur elles-mêmes) qu’elles adoptent un organisme extérieur agréé) impli- ser de la vulnérabilité à la sécurité des modes de fonctionnement col- que que les producteurs s’organi- économique, de les amener à par- lectif qui constituent la base cultu- sent ensemble dans le cadre d’une ticiper à leur organisation, et de les relle de la démocratie. Le respect et le rapprochement des communautés Qu’elles reposent sur des critères ethniques, religieux ou culturels, les crispations identitaires constituent fréquem- ment des facteurs déterminants dans le déclenchement ou la poursuite des exactions entre les communautés. Ces spirales de violence radicalisent les positions, nourrissent des haines qui finissent par devenir partie intégrante des identités, créant ainsi des situations dont on sait qu’il faudra souvent des générations pour les dépasser. Dans la mesure où il incite les communautés locales à collaborer autour de projets collectifs, le commerce équitable peut contribuer à réduire les tensions entre communautés géographiquement proches. Le cas du Rwanda est particulièrement significatif, comme le souligne ce témoignage : «Nous avons rencontré des gens de la Compagnie du Café du Pays des Mille Collines13. (...) Lors du génocide rwandais de 1994, 800 000 per- sonnes furent tuées et près de la moitié étaient des producteurs de café. Des familles entières ont été anéanties pour des raisons de haine raciale. Les deux communautés tribales en guerre, les Hutus et Tutsis sont maintenant engagés sur la longue route de la réconciliation. La Compagnie du Café du Pays des Mille Collines soutient ce processus. Dans les communautés où le café est acheté par la Compagnie du Café du Pays des Mille Collines, les producteurs Hutu et Tutsi doivent travailler côte à côte afin de gagner leur vie. Cela conduit les personnes qui autrement seraient ennemis à travailler ensemble avec pour objectif commun d’améliorer la situation de leurs collectivités. (...) Pour chaque livre de café qui est vendue, un dollar est versé à un fonds qui propose des prêts de microfinance aux veuves du génocide»14. 20
L’éducation à l’écologie et au développement durable Ce travail de sensibilisation des producteurs à la préservation de l’environnement constitue une Dans les régions du monde frap- ronnement, considéré comme l’un démarche majeure pour valori- pées par le fléau de la guerre, la des piliers du développement global. ser le patrimoine et responsabi- préservation de l’environnement fait liser les acteurs locaux, ainsi que rarement partie des préoccupations De nombreux exemples l’attestent : l’expriment des producteurs sri- majeures des populations civiles qui «Green Action Israël (ONG israélienne lankais : ont généralement comme soucis membre de Fair Trade Judaica) en- premiers la recherche de la sécurité courage activement la protection et «Nous travaillons désormais avec et l’assouvissement de leurs besoins le renouvellement des ressources l’idée d’établir une société pros- essentiels. Pourtant, il s’agit d’une naturelles de la terre ainsi que la du- père et respectueuse de l’environ- question cruciale car les écosys- rabilité sociale des communautés nement. Des programmes de for- tèmes ont subi des traumatismes défavorisées. Green Action travaille mations ont également été mis en majeurs lors des combats. avec les agriculteurs palestiniens, place pour tout le monde, avec des Aussi, dans ces pays fragilisés, il est dans trois petits villages près de Na- cours d’informatique, mais aussi indispensable d’intégrer, aux actions plouse en Cisjordanie, pour les ai- sur l’agriculture en soi, avec des de stabilisation, de normalisation ou der à exporter l’huile d’olive qui est séances expliquant comment com- de reconstruction, cette prise en utilisée pour la fabrication de l’Huile battre l’érosion des sols, comment compte des enjeux environnemen- de la Paix en collaboration avec entretenir correctement une plan- taux et d’inscrire cette question dans Canaan Fair Trade, la branche com- tation, préparer du compost, etc. les programmes de développement. merciale de l’Association Palesti- Produire sans pesticides a aussi Le commerce équitable intègre plei- nienne du Commerce Equitable (Pa- eu un effet positif sur notre santé, nement le sujet du respect de l’envi- lestinian Fair Trade Association)»15. car les produits chimiques sont très agressifs pour les yeux et la peau ! (…) Nous souhaitons nous position- ner comme l’entreprise productrice de produits bio la plus soucieuse de Commercer pour exister l’environnement en Asie du Sud»16. De nombreux conflits dans le monde ont pour origine des questions La guerre civile du Sri Lanka a identitaires que la fin des hostilités ne règle pas toujours. opposé le gouvernement domi- Comment faire en sorte que des populations hantées par un sentiment né par la majorité cinghalaise d’injustice s’expriment autrement que par les armes ? Comment (continuer à) bouddhiste aux Tigres de Libé- exister sans poser des bombes ou prendre des otages ? ration de l’Ilam Tamoul, organi- Le respect et la valorisation des traditions et des cultures sont des compo- sation séparatiste luttant pour la santes essentielles du commerce équitable ou durable. Les denrées com- création d’un État indépendant mercialisées par ce biais ne sont pas présentées et perçues que comme dans l’Est et le Nord du pays. des produits sans origine. Au contraire, les acteurs du commerce équitable Ce conflit a causé plus de 70 000 s’efforcent tout au long de la chaîne de valoriser autant les producteurs, leur morts depuis 1972. histoire et leur identité, que le produit lui-même. Produire équitable devient une manière d’exister aux yeux du monde. Cette dimension militante positive est soulignée par de nombreux produc- teurs. Au Tibet notamment : «Tibet Collection travaille directement avec les artisans tibétains, indiens et népalais pour réaliser des créations qui célèbrent la beauté et la culture du Tibet. En tant que membre fondateur de la Fair Trade Federation, nous nous efforçons de créer des relations éthiques et de promouvoir de meilleurs salaires et conditions de travail pour les artisans. (…) Nous encourageons également les ONG et autres groupes indépendants qui cherchent à soutenir ou à promouvoir la culture tibétaine, comme la Campagne internationale pour le Tibet à Washington et la Maison du Tibet à New York»17. Cette spécificité du commerce équitable constitue même une motivation supplémentaire pour les producteurs, ainsi que le souligne Judeh Jamal, ancien directeur du Palestinian Agricultural Relief Committees, une ONG palestinienne : «Ce qui importe, c’est qu’avec chaque bouteille vendue, on Crédit : Forest People raconte l’histoire des agriculteurs palestiniens»18. 21
LES OBSTACLES A SURMONTER Si le commerce équitable présente de nombreux avantages pour la stabilisation et la normalisation des pays fragilisés par la guerre, il est vrai que la mise en place de telles initiatives sur ces territoires nécessite de surmonter un certain nombre d’obsta- cles spécifiques. Ces «nouvelles frontières» du commerce équitable ne sont pas faciles à atteindre, mais les enjeux sont vraiment à la hauteur des efforts à fournir. Quels sont ces obstacles spécifiques que les opérateurs du commerce équitable doivent intégrer dans leurs projets en faveur des populations vivant dans les zones de conflits ? Satisfaire les besoins minimums Une première évidence : quels que soient les ressources ou les savoir-faire des producteurs locaux dans les territoires fragiles, la mise en place de projets produc- tifs nécessite en priorité de répondre aux besoins de base des populations (eau, nourriture, vêtements, etc.). Cette dimension humanitaire est prise en compte par certaines organisations du commerce équitable qui intègrent à leur démarche la gestion de ce préalable. Un minimum de sécurité D’un point de vue opérationnel, l’un des principaux obstacles relevés concerne la sécurité des intervenants, notamment les agents chargés de la certification et du contrôle des produits et des systèmes productifs. Kate Sebag, responsable de Tropical Wholefoods, connaît très bien ce problème. Retards aux points de contrôle, zones contestées, risques pour le personnel inter- national et les consultants,… toutes ces questions lui sont familières. «Nous avons commencé en travaillant dans un pays touché par la guerre, l’Ouganda, dans les années 1980», dit-elle. «Ce n’était pas délibéré, mais nous voulions appor- ter des marchés aux agriculteurs qui, autrement, devaient lutter pour les trouver, alors nous avons fini par travailler dans les zones isolées et ayant des problèmes politiques»19. Aujourd’hui, Tropical Wholefoods importe des produits issus du commerce équitable en provenance de deux des pays en conflits les plus médiatisés dans le monde, l’Afghanistan et le Pakistan. Bon nombre des inspections externes auxquelles sont soumis les producteurs pakistanais partenaires de l’entreprise sont effectuées par un expert du Sri Lanka, qui travaille dans l’ensemble du sous-conti- nent indien. Mais, à ce jour, il est considéré comme trop dangereux d’envoyer un inspecteur en Afghanistan pour certifier les producteurs de raisins secs des plaines de Shomali au nord de Kaboul20. 22
Les coûts d’accès aux marchés et les délais dans les pays en guerre, en particulier lorsque les violences sont liées à des dissensions entre les communautés. mise en place de filières de production locales dans La Dans le Sud Liban, il faut attendre mai 2000 et le re- ces zones fragilisées exige d’anticiper les coûts impor- trait des troupes israéliennes pour qu’émerge l’idée du tants liés à l’accès aux marchés pour ces produits, qu’ils commerce équitable. Membre de l’organisation carita- s’agissent de coûts directs (renouvellement des véhicu- tive Saint-Vincent de Paul, Philippe Adaime se rend en les, corruption, etc.) ou indirects (blocages, contrôles 2003 dans le sud du pays où il découvre, indigné, des militaires, etc.). familles entières vivant dans la misère et abandonnées Interrogé sur cette question, Nasser Abufarha, l’un des par le gouvernement libanais. «Sous l’occupation israé- principaux initiateurs du commerce équitable en Pa- lienne, les habitants de cette région étaient coupés du lestine, explique la stratégie adoptée pour gérer cette reste du pays. Beaucoup travaillaient donc en Israël. question : «Il est évident que le fait de travailler sous Après le retrait israélien, l’Etat libanais les a considérés occupation militaire constitue un obstacle qui accroît comme des collabos et a délaissé la région» explique- considérablement les coûts logistiques et de commer- t-il. Le Hezbollah prend la relève de l’Etat et pourvoit cialisation. Donc, notre principal problème finit par être au développement des villages chiites en créant des le prix élevé de nos produits, lié à ces coûts spécifiques. centres sociaux, des hôpitaux, des écoles… mais per- Nous compensons cet obstacle en offrant des produits sonne ne se préoccupe, en revanche, des 15 000 à de qualité supérieure qui ont une valeur ajoutée sociale 25 000 personnes qui vivent dans les villages chrétiens. (commerce équitable) et environnementale et qui sont «Nous nous sommes dit qu’il fallait faire quelque chose bénéfiques pour la santé des consommateurs»21. pour instaurer un climat pacifique, se souvient Philippe Adaime. Les Chrétiens voyaient leurs voisins s’en sortir grâce au Hezbollah, alors qu’eux ne parvenaient même pas à vendre leur production. Il fallait casser cette loi de la méfiance qui faisait que les gens ne commerçaient Apprendre aux gens à travailler ensemble même plus entre eux». (la méfiance) En 2004, Fair Trade Lebanon voit le jour. Une organi- A la différence du commerce traditionnel, le com- sation ouverte à tout le monde et qui se fixe comme merce équitable incite les producteurs locaux à objectif, à travers le commerce équitable, de rappro- s’organiser et à se structurer sous forme de filières cher les différentes communautés. «En leur imposant dotées d’instances de décisions élues et d’organes de travailler ensemble, on oblige les gens à se rencon- de gestion aux compétences clairement identifiées. trer, à discuter. Ça ne crée pas des amitiés fabuleuses Ce qui signifie pour les producteurs qu’il leur faut ap- mais c’est un début…», résume Philippe Adaime qui se prendre à collaborer et à travailler ensemble. Préalable plaît à rappeler que «la diversité fait la richesse du pays. indispensable, la restauration de la confiance entre les Pour que le Liban continue à exister, il faut un dialogue communautés fait donc partie des contraintes à gérer nourri entre les communautés. Nous y contribuons» 22. Crédit : Max Havelaar 23
Flexibilité des modèles Fair Trade Le dernier obstacle auquel se trouvent confrontés les producteurs et les distri- buteurs dans ces zones sensibles concerne les systèmes de certification eux- mêmes. En effet, ceux-ci n’ont pas été conçus pour s’appliquer à ces conditions particulières. Interrogée sur ce point, Corinne Ingels, gérante du Domaine Monts de La Lune, une société installée dans le Nord Kivu en République Démocratique du Congo qui produit et vend de la vanille et du cacao, souligne ces difficultés : «Initialement, nous nous étions intéressés au label FLO. A cause du contexte d’insécurité dans le pays, les inspections se sont avérées impossibles à mener. Nous nous sommes donc tournés vers Fair for Life (IMO), qui avait déjà l’avan- tage de pratiquer la certification de notre ferme biologique et d’un programme d’aide aux petits planteurs bios. Ce label accepte également des fermiers sous contrat avec nous. En outre, il n’impose aucun prix d’achat fixe pour les pro- ducteurs. Au final, je dirais que Fair for Life est plus pragmatique et moins dog- matique que FLO. (…) Si l’on veut établir une filière de commerce durable, il faut impérativement pas- ser par des prix corrects et décents payés aux producteurs. A cela s’ajoute une exigence de transparence sur le management. Mais je regrette l’étroitesse d’esprit et la position monopolistique de FLO sur la scène internationale du commerce équitable. Conçu pour l’Amérique latine, son modèle n’est pas trans- posable tel quel ailleurs. Bien plus flexible, Fair for Life/IMO, aurait grand intérêt à se faire mieux connaître dans le monde»23. Crédit : COMEQUI 24
Ceci étant et malgré certaines rigidités, les systèmes existants peuvent être assouplis, en particulier pour les projets de commerce équitable initiés dans ces zones à risques. Kate Sebag, Adam Brett et Richard Friend de Tropical Wholefoods, travaillent depuis 2006 à la mise en place d’une filière de production de raisins équitables en Afghanistan. «Obtenir la certification Fairtrade pour les producteurs de raisin était l’un de nos principaux objectifs. Cela a été une question délicate à gérer parce que l’insécurité dans la région est telle qu’elle ne permet pas aux inspecteurs de Fairtrade de se rendre en Afghanistan. Cependant, nous avons travaillé en étroite collaboration avec la Fairtrade Foundation et Mercy Corps pour essayer de développer un mode de certification Fairtrade qui puisse être proposé à des groupes d’agriculteurs dans les pays fragiles et précaires, comme l’Afghanistan et la République démocratique du Congo. Des progrès considérables ont été accomplis dans ce sens»24. Kate Sebag est optimiste : «Jusqu’à l’invasion soviétique, le raisin d’Afghanistan avait la réputation d’être le meilleur au monde.(…). Mais obtenir la certification commerce équitable est essentiel pour la commercialisation, compte tenu des volumes de vente. Bien que les inspecteurs n’aient pas encore été en mesu- re de visiter les producteurs auprès desquels Tropical Wholefoods se fournit, ceux-ci ont obtenu en février une exemption de la Fairtrade Foundation qui nous permettra d’étiqueter ces raisins secs avec ce logo qui est de première importance»25. Toutes les initiatives de commerce équitable dans les zones dangereuses ne bénéfi- cient pas de telles exemptions, ainsi que l’expliquait en 2010 Michel Verwilghen, de l’ASBL belge Commerce Equitable Grands Lacs (COMEQUI ASBL) qui a longtemps soutenu la coopérative SOPACDI en République démocratique du Congo : «La prin- cipale difficulté que nous rencontrons pour faire certifier la SOPACDI au Sud Kivu est liée aux exigences administratives posées pour obtenir la certification, car les coopératives congolaises sont peu développées, quasiment pas struc- turées et très souvent sans gestion administrative. Il manque aussi parfois de leadership local pour mener à bien des projets de développement des activités de commerce équitable»26. Depuis, les choses ont évolué. Ainsi, grâce à Oxfam- Wereldwinkels, la SOPACDI commercialise depuis la fin de l’année 2011 son café Kivu certifié équitable. 25
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