Du " bon usage " des musiques du monde. Questions sur une éthique de la diversité culturelle On the "Proper Use" of World Musics. Reflections on ...

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Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique

Du « bon usage » des musiques du monde. Questions sur une
éthique de la diversité culturelle
On the “Proper Use” of World Musics. Reflections on the Ethics
of Cultural Diversity
Laurent Aubert

Éthique, droit et musique                                                       Article abstract
Ethics, Law and Music                                                           For a long time ethnomusicology has approached musics of the world from an
Volume 11, Number 1-2, March 2010                                               essentializing perspective with roots that can be traced back to Plato. But one
                                                                                cannot escape the conclusion that oral traditions are now subject to changes
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1054020ar                                   that are just as rapid and abrupt as those of the societies from which they
DOI: https://doi.org/10.7202/1054020ar                                          emerge. Some traditions are on the verge of disappearance, whereas others are
                                                                                confronted by the challenges of globalization, and in particular the various
                                                                                processes of urbanization, intercultural mixture, and exhibition-as-spectacle
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                                                                                that have ensued. In light of this situation, a movement to protect musical
                                                                                patrimonies whose existence is threatened has arisen, especially under the
                                                                                auspices of an organization such as UNESCO. Between two
Publisher(s)                                                                    extremes—“emergency ethnomusicology” and an ethnomusicology of
                                                                                change—this article offers some thoughts on what is newly at stake in the
Société québécoise de recherche en musique
                                                                                discipline as well as on the resulting deontological issues confronting the
                                                                                researcher.
ISSN
1480-1132 (print)
1929-7394 (digital)

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Aubert, L. (2010). Du « bon usage » des musiques du monde. Questions sur une
éthique de la diversité culturelle. Les Cahiers de la Société québécoise de
recherche en musique, 11(1-2), 21–29. https://doi.org/10.7202/1054020ar

Tous droits réservés © Société québécoise de recherche en musique, 2010        This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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                                                                               This article is disseminated and preserved by Érudit.
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                                                                               Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                               promote and disseminate research.
                                                                               https://www.erudit.org/en/
ENJEUX ÉTHIQUES DANS L’USAGE ET
LA REPRÉSENTATION DES MUSIQUES
ETHICAL STAKES IN THE USE AND
REPRESENTATION OF MUSIC

I   l peut paraître risqué d’aborder la musique
    sous l’angle de l’éthique. En effet, la musique
ne s’adresse-t-elle pas d’abord à la sensibilité,
                                                                 Du « bon usage » des
aux émotions, à la subjectivité, et son appré-                   musiques du monde.
ciation ne fait-elle pas plus appel aux affects
et au sens esthétique qu’à des considérations                    Questions sur une éthique
d’ordre éthique ? Tout au plus peut-on relever
que certaines musiques peuvent inciter à des
                                                                 de la diversité culturelle
comportements particuliers ou être utilisées à                   Laurent Aubert
des fins qu’on peut évaluer en termes moraux1.
Toute musique est certes une expression des                      (Musée d’ethnographie de Genève)
goûts et des sentiments humains, mais elle
est aussi à la fois un langage, dont les formes
et les structures ont été forgées par son his-
toire et les personnalités qui l’ont marquée,
et un énoncé, dont les contenus sont déter-                   redouter que le passage à un nouveau genre           1   La Resolution on
minés par les circonstances dans lesquelles                   musical ne mette tout en danger », écrit-il.             the Use of Music
elle s’exprime et la fonction à laquelle elle est
                                                              « Jamais, en effet, on ne porte atteinte aux             in Physical or
censée répondre. À cet égard, tout discours                                                                            Psychological Torture,
                                                              formes de la musique sans ébranler les plus
sur la musique est nécessairement aussi un                                                                             proclamée le 15
                                                              grandes lois des cités » (175-176).                      mars 2008 par le
discours sur la culture et la société, et si les
propos qui suivent tentent de répondre à des                                                                           Comité de l’American
                                                                 On retiendra de ces extraits de La République         Musicological Society,
questions spécifiquement contemporaines, ils                  que Platon établit un parallèle entre le Vrai, le        s’insurge par exemple
s’inscrivent néanmoins dans une longue tradi-                 Beau et le Bien en musique, et donc un lien              à juste titre contre cer-
tion discursive sur le rôle de la musique, dont               entre ses dimensions ontologique, esthétique             taines pratiques avérées
on rencontre les prémices dans l’Antiquité, et                                                                         qu’elle juge inadmis-
                                                              et éthique. Les choix expressifs du musicien             sibles (www.ams-net.
tout particulièrement chez Platon.                            ne sont jamais neutres ; non seulement ils sont          org/AMS-torture-
                                                              conditionnés par son environnement, mais                 resolution.pdf.).
Le Vrai, le Beau, le Bien…                                    ils l’influencent ; ils le connotent, puisque la     2   Précisons que, lorsque
et la musique                                                                                                          Platon parle de musi-
                                                              musique est porteuse de sens ; et ils le transfor-
                                                                                                                       que, il n’envisage pas
   « Pour le corps nous avons la gymnastique et               ment, ils modifient le cours des choses, dans la         seulement l’art des
pour l’âme la musique », peut-on lire dans La                 mesure où la musique apparaît comme dotée                sons, mais l’ensemble
                                                              de pouvoirs. En outre, si les lois de la musique         des disciplines mathé-
République (Platon 1966, 126) ; et plus loin :                                                                         matiques auxquelles
« L’éducation musicale est souveraine parce                   sont présentées comme immuables, c’est que,              président les muses, y
que le rythme et l’harmonie ont au plus haut                  selon la vision platonicienne, ses rythmes               compris l’astronomie,
point le pouvoir de pénétrer dans l’âme et de                 et ses harmonies sont l’écho des rythmes et              l’arithmétique et la
                                                                                                                       géométrie, qui forment
la toucher fortement, apportant avec eux la                   des harmonies cosmiques. Comme le relève
                                                                                                                       avec la musique ce que
grâce et la conférant, si l’on a bien été élevé,              Dominique Collin dans son essai sur Platon et            Boèce (Ve siècle ap.
sinon le contraire » (153). Ou encore, à propos               la musique :                                             J.-C.) appellera plus
de la « recherche sublime » dont la musique est                                                                        tard le Quadrivium, et
l’objet : « La musique doit aboutir à l’amour du                  Platon en conçoit l’identité du Vrai, révélé         dont chacune applique
                                                                  par les nombres, du Beau, perçu par la               les lois du nombre,
beau » (155). « Elle est utile en tout cas pour                                                                        du rythme et de l’har-
découvrir le beau et le bien ; mais poursuivie                    sensibilité esthétique, et du Bien, résultat         monie à son domaine
dans un autre but, elle est inutile » (290). On                   d’une harmonie entre la raison, les pas-             propre. En outre,
pourrait certes rétorquer que l’inutilité de la                   sions et les désirs, harmonie qui, transmise         selon la conception
                                                                  au niveau de la société, fait apparaître la          générale de l’Antiquité,
musique est peut-être un de ses plus grands                                                                            héritée notamment de
privilèges, une de ses libertés majeures ; mais                   possibilité d’une cité juste fondée sur la loi       Pythagore et reprise
le philosophe nous met en garde : « Il est à                      morale plutôt que la force2. (Collin 1997)           ensuite par les théori-

LES CAHIERS   DE LA   SOCIÉTÉ   QUÉBÉCOISE DE RECHERCHE EN MUSIQUE, VOL.   11,   NOS   1-2                             21
Mais, nous dit Collin, « Platon n’oublie pas             la musique savante occidentale au même titre
    ciens médiévaux, le vrai         que la musique est avant tout une réalité                   que les musiques dites traditionnelles et popu-
    musicien est d’abord celui       sensible. Elle nous fait vibrer, engage les émo-            laires, que le jazz et ses dérivés, que la variété
    qui médite et spécule sur        tions, secoue et entraîne l’âme » (Collin 1997) ;           ou la world music interculturelle3. Chacune
    la nature des sons, plus
                                     d’où l’ambivalence de la musique en tant que                est en effet susceptible de fournir des données
    que le simple interprète.
    Que celui-ci soit chanteur       vecteur, susceptible d’engendrer le meilleur                applicables à notre perception du phénomène
    ou instrumentiste, il n’est      comme le pire. Le « mauvais usage » de la                   « musique » et à son rôle dans la société. Plus
    qu’un porte-parole, qu’un        musique aurait ainsi pour effet d’engendrer les             de quarante ans après Alan P. Merriam et son
    truchement des lois du           calamités naturelles, les désordres sociaux ou              Anthropologie de la musique (1964), il est
    cosmos, de la société et
    de l’homme ; son rôle et         les maladies les plus terribles : une conception            temps de repenser l’ethnomusicologie comme
    sa responsabilité se limi-       qu’on rencontre d’ailleurs de façon récurrente              une musicologie intégrale, non pas par la
    tent ainsi à propager de la      en d’autres cultures, aussi bien dans les textes            simple juxtaposition de ses différentes compo-
    façon la plus adéquate que       classiques de la Chine, de l’Inde et du monde               santes, mais en tant que base d’une hermé-
    possible cette expression
    sonore du Vrai, du Beau et       islamique qu’en de nombreuses traditions                    neutique musicale qui prenne en compte les
    du Bien qu’est la musique ;      orales.                                                     nouveaux modes d’interaction entre le local
    ce qui n’exclut évidem-                                                                      et le global que la sociologie contemporaine
    ment ni le talent, ni l’inspi-                                                               désigne par le terme « glocalisme4 ».
    ration.                          Ethnomusicologie et
3   Les récents travaux com-
                                     mondialisation                                                 Cela pose évidemment la question de la
    muns de l’ethnomusico-              Même si elles sont de nature plus prescrip-              place qu’il convient d’attribuer au domaine
    logue Simha Arom et du                                                                       particulier des musiques dites « tradition-
    sociologue Denis-Constant        tive qu’analytique – et en ceci elles se dis-
    Martin (2006) ouvrent à          tinguent de l’approche ethnomusicologique –,                nelles », et aussi celle de savoir si ce terme a de
    cet égard des pistes analy-      ces références sont intéressantes, notamment                bonnes raisons d’être conservé. Il faut en effet
    tiques intéressantes.            par les questions épistémologiques qu’elles                 se garder de céder à une vision essentialiste
4   Le terme « glocalisme » a                                                                    de la tradition comme paradigme, comme l’a
                                     nous engagent à soulever sur le rôle de
    été forgé aux États-Unis                                                                     notamment souligné l’historien britannique
                                     l’ethnomusicologie dans le monde contempo-
    par le sociologue d’origine
    catalane Manuel Castells         rain, caractérisé notamment par l’accélération              Eric Hobsbawm (2006), qui s’est attaché à
    (Castells 2002).                 des phénomènes de transformation sociale et                 déconstruire ce qu’il appelait « l’invention de
5   Pour Hobsbawm, « les             culturelle, l’amplification des flux migratoires            la tradition5 ».
    ‘traditions inventées’ dési-     et la mondialisation de l’accès à l’information.
    gnent un ensemble de pra-                                                                       Mais il est clair que, si nous appliquons
    tiques de nature rituelle et        Rappelons tout d’abord, si nécessaire,                   à nos terrains les critères platoniciens du
    symbolique […] qui cher-         que la discipline qu’il est convenu d’appeler               Vrai, du Beau et du Bien, nous serons ten-
    chent à inculquer certaines                                                                  tés de privilégier certains genres, certains
                                     l’ethnomusicologie n’a pas pour vocation
    valeurs et normes de com-
    portement par la répéti-         première de s’intéresser à un domaine par-                  répertoires, certaines pratiques et situations
    tion, ce qui implique auto-      ticulier du champ musical, qui serait celui                 musicales aux dépens d’autres. En effet, si
    matiquement une conti-           des musiques dites « ethniques », « tradition-              l’ethnomusicologue entend saisir le fonc-
    nuité avec le passé » ; mais     nelles », « populaires », « extra-européennes »             tionnement d’une musique en tant que lan-
    il poursuit : « Toutefois,
    même lorsqu’il existe une        ou autres. Les limites de ce domaine sont en                gage, dans une perspective culturaliste, il est
    telle référence à un passé       effet trop floues, et en même temps trop arti-              amené à porter son attention sur ce que celle-
    historique, la particularité     ficielles, et les critères qu’elles présupposent            ci a de spécifique, et à en écarter – du moins
    des traditions ‘inventées’       trop ethnocentriques pour que nous puissions                provisoirement – les dérivés plus ou moins
    tient au fait que leur conti-
    nuité avec ce passé est          nous en satisfaire. Les rapides mutations subies            hybrides résultant d’influences externes, ne
    largement fictive. En bref,      par un grand nombre de ces musiques posent                  serait-ce que pour mieux analyser par la suite
    ce sont des réponses à de        en outre un problème de fond aux ethno-                     les mécanismes de formation de ces derniers.
    nouvelles situations qui         musicologues : quelles musiques leur appar-                 Si son terrain est l’Inde, il lui faudra connaître
    prennent la forme d’une
                                     tient-ils d’étudier, dans quelles perspectives              l’univers des ra-ga avant de se pencher sur
    référence à d’anciennes
    situations, ou qui construi-     et selon quels critères ? Les récents processus             les productions musicales de Bollywood ; s’il
    sent leur propre passé           de porosité, de métissage et de créolisation                s’intéresse aux musiques des Balkans, il devra
    par une répétition quasi         des cultures remettent en effet en cause les                se référer à l’art des ménétriers villageois pour
    obligatoire » (Hobsbawm                                                                      comprendre comment s’est constitué le tur-
                                     anciennes catégories heuristiques (voir Aubert
    dans Hobsbawm et Ranger
    2006, 12). Mais n’est-ce         2001, 31-45).                                               bo-folk serbe ou les manele roumains ; et s’il
    pas au fond le cas de la                                                                     travaille en Afrique de l’Ouest, la fréquentation
    plupart des « traditions »,        À cet égard, il me paraît essentiel de rappeler
                                                                                                 préalable du monde des griots lui permettra de
    inventées ou non, dans           qu’il n’y a aucune définition musicale de l’objet
                                                                                                 décoder les procédés de création du soukouss
    leur capacité à établir une      de l’ethnomusicologie ; l’ethnomusicologie
    filiation (vraie ou fictive)                                                                 ou du « coupé-décalé6 ».
                                     correspond plutôt à une certaine approche
    avec le passé tout en ren-
    voyant à des situations
                                     du fait musical, qui se caractérise d’abord par               À cet égard, l’« ethnomusicologie d’urgence »,
    et des enjeux contempo-          ses méthodes ; et ces méthodes sont en prin-                préconisée notamment par Gilbert Rouget7,
    rains ?                          cipe applicables à toute musique, y compris                 demeure une priorité, ne serait-ce qu’en raison
                              22                      DU «   BON USAGE   »   DES MUSIQUES DU MONDE.   QUESTIONS   SUR UNE ÉTHIQUE DE LA DIVERSITÉ CULTURELLE
de la rapidité des mutations contemporaines          l’Occident post-colonial de tradition judéo-          6  Voir à ce propos www.
et du « devoir d’inventaire » auquel elle invite.    chrétienne –, et que ses normes doivent être             afrik.com/article6691.
                                                                                                              html.
Il est un fait que de nombreux patrimoines           harmonisées de cas en cas avec celles des             7 Voir notamment
musicaux sont en train de disparaître sous           collectivités qu’elles sont censées protéger. À          son entretien avec
nos yeux – ou plutôt sous nos oreilles – et          cet égard, on soulignera avec Anthony Seeger             Véronique Mortaigne
qu’il est urgent et nécessaire d’en collecter les    que « les questions qui touchent à la pro-               publié dans Le Monde
dernières traces, les ultimes manifestations, ne     priété intellectuelle […] sont trop importantes          du 30 septembre 1997.
                                                                                                           8 Je renvoie ici le lecteur
serait-ce que pour en conserver la mémoire.          pour être laissées aux seuls juristes, car elles
Mais il est tout aussi important de se question-                                                              à un article à paraître,
                                                     relèvent non seulement du droit (ce qu’on                qui évalue la question
ner sur la pertinence d’actions pouvant con-         peut faire), mais aussi de l’éthique (ce qu’on           sur la base de deux
tribuer à les maintenir en vie et à en stimuler      devrait faire) » (2007, 70-71). Les problèmes            cas récents (Aubert, à
la pratique.                                         relatifs à la propriété intellectuelle s’inscrivent      paraître). J’y fais allu-
                                                                                                              sion non seulement
                                                     d’ailleurs dans un débat beaucoup plus large,            aux « emprunts » de
Questions déontologiques                             qui concerne également l’autodétermination               certains enregistre-
                                                     des peuples, le droit à la terre et les questions        ments de musiques
   Face aux innombrables pillages et spolia-                                                                  « autochtones » à des
                                                     écologiques.
tions culturelles dont la plupart des peuples                                                                 fins commerciales
autochtones du monde ont été les victimes              En ce qui concerne maintenant le métier                (voir les fameux arti-
                                                                                                              cles de Steven Feld
– et dont plusieurs le sont toujours –, il était     d’anthropologue, et plus particulièrement celui
                                                                                                              et de Hugo Zemp
nécessaire de fixer un cadre législatif interna-     d’ethnomusicologue, le risque est évidemment             dans le Yearbook for
tional permettant de contribuer à la défense de      qu’une sur-législation paralyse la recherche et          Traditional Music,
leurs droits8. C’est dans cette perspective qu’a     incite les chercheurs à ne plus rien collecter,          1996), mais aussi, de
notamment été introduite la notion juridique                                                                  manière générale, aux
                                                     et a fortiori à ne plus rien publier, de peur
                                                                                                              effets culturels désas-
de « propriété intellectuelle collective ». Dans     d’empiéter sur les prérogatives des commu-               treux – et de notoriété
le domaine de la musique, cette notion con-          nautés avec lesquelles ils travaillent. J’aimerais       publique – de certaines
cerne essentiellement les questions de droits        à ce propos citer un article publié en 1995 par          actions missionnaires,
d’auteurs et d’interprètes, qui ont fait l’objet                                                              coloniales, néocolo-
                                                     Monique Desroches et Brigitte DesRosiers, qui
                                                                                                              niales, etc.
de déclarations extrêmement précises et com-         posait le débat en ces termes :                       9 Voir à ce propos les
plètes de la part d’organisations internationales                                                             sites suivants : http://
telles que l’UNESCO, l’International Council             L’anthropologie, rejeton de l’époque colo-
                                                                                                              portal.unesco.org/
for Traditional Music (ICTM), l’Organisation             niale, paie aujourd’hui son tribut en remet-         culture/fr ; http://
mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI),          tant continuellement en question ses caté-           www.ictmusic.org/
l’International Council of Archives (ICA) ou la          gories heuristiques, ses perspectives et,            ICTM ; http://www.
                                                         dans l’absolu, son droit à interroger cet            wipo.int/about-ip/fr/
Society for Ethnomusiocology (SEM)9.                                                                          collective_mngt.html ;
                                                         Autre et à parler de lui. La parole du cher-         http://www.ica.org/fr ;
   Les travaux et les documents produits par             cheur issue de la tradition européenne               http://webdb.iu.edu/
ces instances sont en théorie irréprochables ;           porterait-elle les traces des inégalités entre       sem/scripts/aboutus/
mais le problème est qu’ils sont souvent dif-            les peuples comme si elle les avait elle-            aboutethnomusicology/
ficilement applicables sur le terrain. Il suffit,                                                             ethical_considerations.
                                                         même forgées ? L’ethnomusicologue a failli           cfm.
pour s’en convaincre, de consulter le « Code             se taire ; la tentation fut forte, à un moment    10 Les récents travaux
de déontologie des archivistes » édicté par              donné, de n’attribuer de valeur qu’à la              d’Anthony Seeger sur
l’ICA en 1996 ou le « Statement on Ethical               seule parole de l’informateur. (Desroches            la question sont à cet
Considerations » de la SEM en 1998 : effective-          et DesRosiers 1995, 8)                               égard d’une impor-
ment, rien n’y manque ! Ces textes paraissent                                                                 tance capitale (voir
en soi inattaquables ; mais ils s’exposent au           C’est d’ailleurs la posture aujourd’hui               notamment Seeger &
                                                     adoptée par certains ethnomusicologues, qui              Chaudhuri 2004 et, en
fait que, pour de nombreuses musiques de                                                                      français, Seeger 2007).
l’oralité, la notion même d’auteur ou de créa-       n’envisagent leurs enregistrements de terrain         11 Aujourd’hui, de plus
teur ne revêt aucune pertinence aux yeux de          que comme bases d’analyse, et qui ne feront              en plus de musiciens
leurs détenteurs ; et lorsqu’elle en a une, celle-   rien pour les publier et les rendre accessibles          « locaux » enregistrent
ci fait souvent appel au registre mythologique       au-delà du cercle restreint des spécialistes. Si         d’ailleurs eux-mêmes
                                                     elle se justifie dans certains cas, notamment            leur propre musique,
ou à des références d’ordre supra-humain
                                                                                                              parfois dans des stu-
difficilement compatibles avec une logique           lorsque le chercheur a eu accès à des réper-             dios équipés à cette
juridique10.                                         toires secrets qu’on lui a expressément deman-           fin. La question de la
                                                     dé de ne pas divulguer, une telle attitude pose          pertinence des enre-
  Ce cadre législatif a néanmoins le mérite                                                                   gistrements ethno-
                                                     néanmoins problème et ne devrait pas à mon
de fixer des normes, même si nous avons                                                                       musicologiques peut
                                                     avis être généralisée11.                                 dès lors se poser. Ce
conscience de leurs imperfections et de
                                                                                                              qu’on peut signaler est
leurs fréquentes inadéquations. Nous savons             Cela nous amène en tout cas à nous ques-
                                                                                                              que les motivations
en outre que ce cadre émane d’une morale             tionner sur un aspect de la déontologie pro-             des musiciens et des
et d’une logique particulières – issues de           fessionnelle : celui qui concerne la manière             ethnomusicologues

LAURENT AUBERT                                                                                                 23
dont nous sommes amenés à communiquer                        Vers une ethnomusicologie
                                  l’objet de nos travaux de terrain. Une posi-                 appliquée
                                  tion susceptible de concilier les impératifs                    Un autre domaine mérite à cet égard d’être
                                  de la recherche et ceux de l’éthique – et en                 considéré : celui de « l’ethnomusicologie appli-
                                  particulier du droit à la propriété intellectuelle           quée ». Une ethnomusicologie appliquée est
                                  – est celle, issue du courant postmoderniste,                par définition une ethnomusicologie engagée,
                                  qui vise à « abolir les frontières entre le statut           soit dans la diffusion de certaines musiques et
                                  d’observateur et celui d’observé, liées aux                  la vulgarisation de leur connaissance, soit dans
                                  rapports de domination dans les contextes                    la recherche de solutions aux problèmes susci-
                                  coloniaux et postcoloniaux », comme l’écrit                  tés par les mutations auxquelles ces musiques
                                  Dimitri Béchacq à propos de ses travaux                      et leur environnement sont exposés : sau-
                                  récents sur le vodou haïtien (Béchacq 2007,                  vegarde de patrimoines menacés, soutien à
                                                                                               la transmission des pratiques et des réper-
                                  51). Le fait d’intégrer un ou plusieurs experts
                                                                                               toires traditionnels, développement de nou-
                                  locaux à tous les stades de la recherche et,
                                                                                               veaux outils et recherche de débouchés inédits
                                  autant que possible, de la production de ses                 pour les expressions contemporaines de ces
                                  résultats est ainsi un principe qui a souvent                musiques, etc.
                                  été revendiqué. Outre son évidente dimension
                                  déontologique, une telle démarche se justifie                   Le problème est qu’en ethnomusico-
                                                                                               logie comme dans la plupart des sciences
                                  aussi par le fait qu’elle relativise le seul point
                                                                                               humaines, nos études académiques et le con-
                                  de vue de l’observateur extérieur, y compris
                                                                                               texte institutionnel – essentiellement univer-
                                  ses structures de référence et ses présupposés
                                                                                               sitaire ou muséal – dans lequel s’exerce ordi-
                                  intellectuels. Elle incite le chercheur à assumer            nairement le métier prédisposent bien mal
                                  la part de sa propre subjectivité – y compris ses            les professionnels à s’adonner à certaines
                                  éventuelles motivations extrascientifiques – en              formes d’ethnomusicologie appliquée13.
                                  la frottant à la pluralité des autres subjectivités          L’ethnomusicologie est-elle alors par nature
                                  en jeu, et ceci dans toutes les phases de son                vouée à ne pas outrepasser les limites strictes
                                  travail12.                                                   du trinôme « recherche de terrain/analyse en
                                                                                               laboratoire/communication savante des résul-
                                     L’application      d’un      tel     principe             tats obtenus », ou n’a-t-elle pas encore – en
   enregistrant une même          d’intersubjectivité ne s’oppose pas au carac-
   musique ne sont générale-                                                                   tant que science « jeune » – développé tout
   ment pas de même ordre         tère nécessairement réflexif du travail de ter-              le potentiel de ses applications possibles ? En
   (désir d’autopromotion         rain et de la construction de l’objet scienti-               médecine ou en biologie, la recherche n’a de
   d’une part, préoccupations     fique de l’ethnomusicologue, mais elle permet                raison d’être que dans la mesure où, en déga-
   patrimoniales de l’autre)
   et qu’il en résulte souvent    de dépasser certains clivages : elle implique                geant des principes, des phénomènes et des
   des enregistrements de         notamment pour le chercheur d’admettre que                   processus, elle débouche sur des réalisations
   nature fort différente.        ce qu’il relate n’est pas la réalité en soi, mais            pratiques ; notre discipline en serait-elle alors
12 Voir à ce propos, le
                                  toujours la reconstruction qu’il en propose,                 incapable, ou devons-nous admettre que tel
   volume 1/1994 de la revue                                                                   n’est pas son rôle ?
   The World of Music, qui        laquelle procède d’une perspective et d’un
   fournit un dossier pas-        cadre conceptuel particuliers, et donc néces-                   On considère généralement que ce genre
   sionnant sur la question :     sairement non exclusifs. Comme le souligne                   d’actions est plutôt du ressort d’organisations
   “Power-Laden Australian
   Aboriginal Songs : Who         François Laplantine :                                        internationales à vocation culturelle, à com-
   Should Control the                                                                          mencer par l’UNESCO, avec sa section con-
   Research ?” (« Chants abo-         L’anthropologie, c’est aussi la science des              sacrée au « Patrimoine culturel immatériel de
   rigènes australiens chargés        observateurs susceptibles de s’observer                  l’humanité ». Mais il faut admettre qu’elle est
   de pouvoir : qui devrait           eux-mêmes, en visant à ce qu’une situa-
   contrôler la recherche ? »),                                                                dans l’ensemble mal outillée pour résoudre la
   publié sous la direction de        tion d’interaction (toujours particulière)               plupart des problèmes concrets qui lui sont
   Catherine J. Ellis.                devienne le plus consciente que possible.                soumis ; et ceci pour diverses raisons, liées
13 Même si elle est en train          C’est vraiment le moins que l’on puisse                  non seulement à l’immensité de la tâche et à
   d’évoluer, cette orienta-          exiger de l’anthropologie. (Laplantine                   l’extrême morcellement de la matière, mais
   tion purement académique
                                      2001, 180)                                               encore et surtout aux inévitables lenteurs
   demeure prépondérante
   dans l’ethnomusicologie                                                                     administratives d’une grosse institution et aux
   pratiquée en Europe, plus         Cette décolonisation du regard et du dis-                 limites de sa marge de manœuvre imposées
   qu’en Amérique du Nord,        cours sur l’autre me paraît non seulement                    par ses statuts. Ceux-ci stipulent en effet que
   ceci pour des raisons          recommandable sur le plan éthique, mais                      ses membres sont des États, et qu’en toute cir-
   d’ordre non seulement
   historique, mais aussi et      elle offre aussi un supplément de fiabilité à la             constance, les États demeurent souverains sur
   surtout économique.            dimension interprétative de l’enquête.                       leur territoire. Le rôle de l’UNESCO se borne

                           24                       DU «   BON USAGE   »   DES MUSIQUES DU MONDE.   QUESTIONS   SUR UNE ÉTHIQUE DE LA DIVERSITÉ CULTURELLE
ainsi à formuler des principes consensuels,            Lancée en 2003 et entrée en vigueur trois
et éventuellement à faire pression pour qu’ils      ans plus tard, cette nouvelle convention a à
soient appliqués ; mais son pouvoir s’arrête là.    ce jour été ratifiée par 114 États membres14.
                                                    Ayant participé en tant qu’expert associé à
   Parmi les récentes actions menées par
                                                    certaines sessions visant à l’élaboration de ce
l’UNESCO, rappelons la proclamation, en
                                                    projet, j’ai été amené à me demander, là aussi,
2001, 2003 et 2005, des « chefs-d’œuvre du          dans quelle mesure un tel document avait
patrimoine oral et immatériel de l’humanité ».      réellement le pouvoir de « contribuer à la sau-
Actuellement au nombre de 90, ces chefs-            vegarde du patrimoine culturel immatériel de
d’œuvre constituent effectivement un cata-          l’humanité », ainsi que le formule l’UNESCO.
logue impressionnant de pratiques culturelles       Il peut certes attirer l’opinion publique, et
issues du monde entier. Mais ils ne repré-          tout particulièrement celle des décideurs poli-
sentent qu’une goutte d’eau dans l’océan, et        tiques et économiques, sur ce que l’UNESCO
même en ce qui les concerne, il n’est pas sûr       appelle les « bonnes pratiques ». Mais de telles
que les effets de ce processus de patrimo-          directives comportent nécessairement des
nialisation soient nécessairement bénéfiques,       limites, ne serait-ce que parce qu’elles se
dans la mesure où toute action patrimoniale         doivent d’être conformes aux « instruments
imposée de l’extérieur impose presque inévi-        internationaux existant relatifs aux droits de
tablement une forme d’institutionnalisation,        l’homme », comme le souligne Rieks Smeets,
et donc de contrôle et de normalisation, dont       ancien chef de la Section du patrimoine imma-
les conséquences ne sont pas nécessairement         tériel à l’UNESCO (Smeets 2004, 206).
positives.
                                                       Les « bonnes pratiques » édictées par
   On sait par exemple que, suite à sa procla-      l’UNESCO semblent faire écho aux notions pla-
mation en 2003, la pratique du qin, la cithare      toniciennes du Vrai, du Beau et du Bien : elles
des lettrés chinois, a été fortement renforcée      proclament en effet un ensemble de normes
dans les conservatoires de Chine. Mais les rares    excluant implicitement les « mauvaises pra-
maîtres authentiques de cet instrument ayant        tiques » – celles qui ne respectent pas les droits
survécu aux purges de la révolution culturelle      humains, en particulier ceux des minorités, qui
ont refusé de s’impliquer dans cette démarche       dénotent une ségrégation sur des critères de
académique, la jugeant incompatible avec            genre, qui font appel à l’usage d’alcool ou de
l’essence même de leur art. Le résultat est         stimulants, ou encore qui impliquent une forme
qu’une version édulcorée de cette musique,          ou une autre de mutilation… Effectivement,
formatée par des enseignants peu compé-             vue sous cet angle, une comparaison peut être
tents, est en train de se répandre en Chine,        envisagée. Mais la principale différence est
sous prétexte d’affirmer la « renaissance » d’un    que l’UNESCO – comme toute organisation
art qui n’en avait en fait aucun besoin (voir       internationale contemporaine – fonctionne
Goormaghtigh 2007).                                 sur la base d’un consensus, et que son action
                                                    est nécessairement soumise à diverses pres-
   Un autre exemple est celui du Ku-tiya-ttam, le   sions, alors que Platon était un philosophe, un
fameux théâtre sanscrit du Kerala. La première      homme libre et sans compromission, et que
conséquence de sa nomination en 2001 a été          ses propos émanaient d’une vision contempla-
un véritable « combat des chefs » entre les         tive de l’ordre du monde : il ne cherchait pas
responsables des cinq troupes concurrentes          à préserver un patrimoine, mais à formuler des
existant alors au Kerala, chacun s’estimant seul    principes, ceux de la Cité idéale.
détenteur de sa tradition. La presse locale s’en
est emparée, contribuant à attiser les antago-         Qui dit préservation dit contrôle, comme le
nismes, et ce mini-scandale a en définitive         relève la juriste Marie Cornu, qui souligne que
contribué à ce que rien ne soit entrepris pour      « les interrogations autour de la notion de patri-
                                                    moine immatériel renvoient à la nature du con-
le soutien officiel d’un art dont les détenteurs
                                                    trôle exercé au plan local et international ainsi
ne parvenaient pas à s’entendre (voir Venu
                                                    qu’aux types de protection que peut offrir un
2002, 111-112).
                                                    instrument international » (Cornu 2004, 215).
  Dès 2006, l’UNESCO a d’ailleurs renoncé           La question qu’on peut se poser à cet égard
à poursuivre cette proclamation de chefs-           est, tout d’abord, de savoir s’il est opportun de
d’œuvre pour se concentrer sur une nouvelle         vouloir préserver artificiellement des cultures      14 Ce  chiffre correspond à
« Convention pour la sauvegarde du patrimoine       musicales, des « espèces musicales », de la            la liste des États signa-
                                                                                                           taires au 1er septembre
culturel immatériel », au contenu plus général      même façon que d’autres se vouent à la préser-         2009 (www.unesco.
et donc moins susceptible d’effets pervers du       vation d’espèces animales ou végétales. Il y a         org/culture/ich/index.
type de ceux qui viennent d’être mentionnés.        en effet là une forme d’assistanat, d’ingérence        php?pg=00024).

LAURENT AUBERT                                                                                             25
« à la Bernard Kouchner » qui, si elle n’est pas            essentielles, tout cela n’est qu’un rêve vide.
                              appliquée avec tact, pourrait être assimilée                Ces conditions sont d’abord le renouveau de
                              à une démarche de type paternaliste, voire                  la société traditionnelle elle-même et, ensuite,
                              néocolonialiste, et, en définitive, produire des            la manifestation du génie. Admettons franche-
                              effets opposés aux résultats escomptés.                     ment que nous ne disposons d’aucun de ces
                                                                                          deux éléments » (Crossley-Holland 1964, 18).
                                 Le risque d’une action de ce type est qu’elle
                              tend à « figer le temps et l’espace de ceux qu’il
                              faudrait sauver », nous dit Steven Feld (1995,              La mise en spectacle des
                              104), et qu’elle présente un certain nombre                 musiques du monde
                              de risques, parmi lesquels ceux « de réifica-                 Le grand marché des « musiques du monde »
                              tion de l’authenticité et de conflits concernant            est dès lors devenu un des débouchés les plus
                              les formes hybrides » (Seeger 2007, 79). La                 lucratifs – parfois le seul – pour de nombreuses
                              remarque est importante : un patrimoine musi-               expressions des pays « émergeants ». D’une
                              cal n’est en effet pas un corpus immuable, fixé             part, cette perspective stimule la création et
                              une fois pour toutes dans le temps et l’espace,             permet à certains courants novateurs de se
                              mais une matière éminemment ductile et mal-                 manifester et de se confronter aux enjeux
                              léable, en constante transformation. Si une                 de la modernité ; d’autre part, et paradox-
                              musique de tradition orale est menacée de dis-              alement, elle offre de nouveaux horizons à
                              parition, c’est qu’en l’état, elle ne répond plus           des pratiques musicales souvent en train de
                              aux attentes de son environnement, qu’elle                  perdre leur ancrage et leur raison d’être dans
                              n’est plus adaptée à aucune situation vécue,                leur propre société. Soulignons que, contraire-
                              et qu’elle a donc perdu sa raison d’être. C’est             ment à ce qui a parfois été dit, le « passage
                              alors sa mémoire qu’il convient éventuellement              par l’étranger » et la « mise en spectacle »
                              de préserver, à travers les traces qui auront pu            peuvent avoir des effets positifs, non seule-
                              en être conservées. De vouloir en maintenir                 ment sur le plan économique, mais aussi sur
                              les formes seules au nom de la tradition ou                 celui de l’auto-estime et du prestige social qui
                              de l’identité culturelle risque de l’exposer à              en découlent pour ceux qui se sont prêtés
                              la sclérose et aux manipulations idéologiques               au jeu avec succès. Dans certains cas, on a
                              de toutes sortes ; nous avons déjà connu cette              même pu constater que de telles stimulations
                              situation avec les dérives et les récupérations             avaient contribué à réanimer des pratiques
                              politiques des divers mouvements folkloristes               moribondes, notamment en ravivant l’intérêt
                              des XIXe et XXe siècles.                                    de la jeune génération pour des musiques ainsi
                                 Dans un autre registre, il faut mentionner les           revalorisées et pour les éventuels bénéfices
                              initiatives menées dans des cadres associatifs,             dont elles paraissaient porteuses.
                              notamment par certaines ONG. Généralement                      Les référents circonstanciels d’une musique
                              développées sous forme de microprojets réali-               disparaissent évidemment – ou en tout cas
                              sés sur place, en partenariat direct avec les               sont profondément modifiés – dès lors qu’elle
                              détenteurs des savoirs concernés, celles-ci ont             s’exprime hors de son contexte d’origine. Elle
                              parfois eu des effets positifs. Des exemples                devient une musique « en représentation », un
                              concrets existent, qui ont conduit par exemple              « spectacle », que ce soit sur place pour un
                              à la création d’une école de musique gérée                  public de touristes ou à l’étranger dans le cadre
                              par des griots au Burkina Faso, à la reconstitu-            de tournées ou de festivals. La performance
                              tion d’un ensemble de percussions rituelles                 musicale est alors soumise à un processus
                              au Népal ou à la préservation de répertoires                d’esthétisation censé répondre aux besoins de
                              vocaux en voie d’extinction en Amazonie                     la manifestation et du public auxquels elle est
                              péruvienne. Ces coups de pouce providen-                    destinée. Qu’elle apparaisse sous une forme
                              tiels ont pu contribuer à créer une dynamique               « authentique », sous une version folklorisée
                              nouvelle ; mais les pressions économiques sont              ou sous un habillage ouvertement moderne
                              généralement trop fortes et les mutations de                répondant aux exigences de la world music
                              l’environnement social trop profondes pour                  transculturelle, avec tout l’appareillage élec-
                              que de telles actions aient de réelles chances              tronique que suppose la démarche, la musique
                              d’avoir des effets durables.                                devient alors un produit de consommation qui,
                                 Le constat n’est d’ailleurs pas nouveau.                 comme tout autre, est dès lors soumis aux lois
15 Pourune évaluation des     En effet, en 1964, l’ethnomusicologue Peter                 du marché15.
  mutations que traverse la
  musique des Tsiganes de
                              Crossley-Holland écrivait déjà : « Il est assez                Mais la concurrence est rude, et les compro-
  Roumanie, voir Aubert       facile de parler du renouveau des musiques                  mis qu’elle suscite multiples. De telles perspec-
  2008.                       traditionnelles. Mais sans deux conditions                  tives impliquent non seulement la présence
                         26                    DU «   BON USAGE   »   DES MUSIQUES DU MONDE.   QUESTIONS   SUR UNE ÉTHIQUE DE LA DIVERSITÉ CULTURELLE
d’intermédiaires fiables (on a vu à quelles             dynamiques. La technologie facilitant les
dérives pouvait mener une opération entre-              échanges provoque la totale inefficacité du
prise sur la seule base du profit), mais aussi          contrôle de flux et cela d’autant plus que
une reconstruction de l’objet de la prestation,         de tels progrès technologiques ont été réal-
un nouveau formatage destiné à répondre à               isés sur une très courte période. C’est dans
la demande de ses nouveaux destinataires, et            un tel contexte qu’émerge « une nouvelle
à ce qu’il faut bien appeler « le paradoxe du           problématique de l’identité culturelle. »
concert » (voir Aubert 2001, 47-65).                    (Fromageau 2004, 12)
   De tels ajustements peuvent être critiqués –         Cette problématique concerne aujourd’hui
et ils l’ont de fait souvent été. Deux catégories    l’ensemble des pratiques musicales, et tout par-
musicales sont particulièrement visées : d’une       ticulièrement celles des populations migrantes.
part les musiques à caractère rituel, comme          En effet, la reterritorialisation de la musique
le sama des derviches tourneurs de Turquie           dans des espaces nouveaux suscite des proces-
ou de Syrie, les chants rituels du vodou haï-        sus de syncrétisme inédits, qui prennent par-
tien ou de la santería cubaine, ou encore les        fois la forme de nouveaux tribalismes urbains.
danses monastiques du Tibet, dont la « mise en       Nous assistons en fait à une complexification
spectacle » est apparue à certains comme une         croissante de la notion d’appartenance cultu-
forme de profanation ; d’autre part les presta-      relle, dans laquelle les référents identitaires
tions émanant de communautés autochtones             « du sang » se mêlent à ceux « du sol » et
comme les Huli de Papouasie-Nouvelle-Guinée          souvent s’y dissolvent. Il faut alors se garder
ou les Pygmées Aka de Centrafrique. De telles        d’assimiler flux musicaux, flux humains et
prestations ont été vertement critiquées par         flux commerciaux, dont les devenirs ne se
une partie de la presse et du public, d’une          recoupent pas forcément. La transplantation
part en raison du fait que ces communautés           des musiques est distincte de celle des por-
seraient fragiles et mal préparées à affronter le    teurs de musique, de même que la musique
« choc des civilisations » auquel elles sont ainsi   en tant que bien culturel se démarque de la
exposées, et d’autre part parce qu’elles nous        musique comme produit de consommation.
mettraient en situation de voyeurs culturels.        Les musiciens migrants sont ainsi amenés à se
En effet, quel est le sens de ces exhibitions ?      situer par rapport à leur culture d’origine, tout
Ne s’agit-il pas de parodies ? Qu’apportent-elles    comme ils doivent trouver leur place dans leur
à celles et ceux qui s’y prêtent et quelle image     nouvel environnement, y compris vis-à-vis de
en fournissent-elles aux publics auxquels elles      leur propre diaspora. À cet égard, les solutions
s’adressent ? Mais inversement, pour quelles         adoptées sont d’une extrême diversité, compte
bonnes raisons devraient-elles être exclues de       tenu aussi des facteurs économiques, dont
l’offre culturelle de nos sociétés nanties ? La      l’incidence sur les choix artistiques demeure
discussion mérite en tout cas d’être engagée.        en tout état de cause prépondérante (voir
                                                     Aubert 2005, 116).
   Quoi qu’il en soit, ces pratiques décontex-
tualisées, ou plutôt transcontextualisées, sont         De tous les cas évoqués, il ressort que nous
un fait de société qui dépasse largement le          sommes constamment amenés à remodeler
seul domaine des « musiques du monde » :             notre positionnement éthique, ne serait-ce que
elles s’inscrivent dans la logique de la mon-        parce que le monde change et que nous
dialisation contemporaine et de la nouvelle          sommes sans cesse confrontés à des enjeux
problématique de l’identité culturelle qu’elle       nouveaux, à des situations inédites. « N’est-
a engendrée, comme l’a notamment souligné            ce pas au cœur de cette contradiction que
Jérôme Fromageau :                                   l’ethnomusicologue est aujourd’hui obligé de
                                                     travailler ? », s’interroge Julien Mallet (2002,
   « Défi pour la diversité culturelle », la mon-
                                                     839). Cette question nous incite tout d’abord
   dialisation est un concept d’une redoutable
                                                     à dépasser les discussions stériles auxquelles
   efficacité symbolique, écrit-il, même s’il
                                                     ont donné lieu les vieux clivages entre tradi-
   n’est pas aisé d’en proposer une définition.
                                                     tion et modernité, ou entre culture collective
   Le mot est récent […], mais il n’empêche
                                                     et création individuelle. L’ethnomusicologie
   que son enracinement dans une réalité
                                                     est aujourd’hui amenée à considérer toutes
   historique très contemporaine ne doit pas
                                                     les dimensions de la musique en tant que fait
   occulter le fait qu’il correspond à bien des
                                                     humain, tous ses aspects – ce qui ne veut
   situations antérieures. […] La nouveauté,
                                                     évidemment pas dire que tout ethnomusico-
   car il y a nouveauté, réside dans le prodi-
                                                     logue se doive de le faire ; la discipline aura
   gieux déploiement des nouvelles technolo-
                                                     toujours besoin de ses spécialistes de terrain.
   gies de l’information et de la communica-
                                                     Mais elle ne peut pas faire l’impasse sur les
   tion qui engendrent des interpellations
LAURENT AUBERT                                                                                           27
questions déontologiques, seules susceptibles               CORNU, Marie (2004). « La protection du
     de lui fournir un sens. Une telle démarche                  patrimoine culturel immatériel », Nébila
     implique en outre nécessairement le dévelop-                MEZGHANI et Marie CORNU (dir.),
     pement de stratégies de communication, sans                 Intérêt culturel et mondialisation, Paris,
     lesquelles elle sera vouée à demeurer simple-               L’Harmattan, collection « Droit du patrimoine
     ment imprécatoire, et donc inopérante. q                    culturel et naturel », vol. 2 « Les aspects inter-
                                                                 nationaux », p. 197-218.
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22 octobre 2009.                                  Kairali.

LAURENT AUBERT                                                                                       29
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