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Document generated on 09/18/2021 1:08 a.m. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique Du « bon usage » des musiques du monde. Questions sur une éthique de la diversité culturelle On the “Proper Use” of World Musics. Reflections on the Ethics of Cultural Diversity Laurent Aubert Éthique, droit et musique Article abstract Ethics, Law and Music For a long time ethnomusicology has approached musics of the world from an Volume 11, Number 1-2, March 2010 essentializing perspective with roots that can be traced back to Plato. But one cannot escape the conclusion that oral traditions are now subject to changes URI: https://id.erudit.org/iderudit/1054020ar that are just as rapid and abrupt as those of the societies from which they DOI: https://doi.org/10.7202/1054020ar emerge. Some traditions are on the verge of disappearance, whereas others are confronted by the challenges of globalization, and in particular the various processes of urbanization, intercultural mixture, and exhibition-as-spectacle See table of contents that have ensued. In light of this situation, a movement to protect musical patrimonies whose existence is threatened has arisen, especially under the auspices of an organization such as UNESCO. Between two Publisher(s) extremes—“emergency ethnomusicology” and an ethnomusicology of change—this article offers some thoughts on what is newly at stake in the Société québécoise de recherche en musique discipline as well as on the resulting deontological issues confronting the researcher. ISSN 1480-1132 (print) 1929-7394 (digital) Explore this journal Cite this article Aubert, L. (2010). Du « bon usage » des musiques du monde. Questions sur une éthique de la diversité culturelle. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, 11(1-2), 21–29. https://doi.org/10.7202/1054020ar Tous droits réservés © Société québécoise de recherche en musique, 2010 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
ENJEUX ÉTHIQUES DANS L’USAGE ET LA REPRÉSENTATION DES MUSIQUES ETHICAL STAKES IN THE USE AND REPRESENTATION OF MUSIC I l peut paraître risqué d’aborder la musique sous l’angle de l’éthique. En effet, la musique ne s’adresse-t-elle pas d’abord à la sensibilité, Du « bon usage » des aux émotions, à la subjectivité, et son appré- musiques du monde. ciation ne fait-elle pas plus appel aux affects et au sens esthétique qu’à des considérations Questions sur une éthique d’ordre éthique ? Tout au plus peut-on relever que certaines musiques peuvent inciter à des de la diversité culturelle comportements particuliers ou être utilisées à Laurent Aubert des fins qu’on peut évaluer en termes moraux1. Toute musique est certes une expression des (Musée d’ethnographie de Genève) goûts et des sentiments humains, mais elle est aussi à la fois un langage, dont les formes et les structures ont été forgées par son his- toire et les personnalités qui l’ont marquée, et un énoncé, dont les contenus sont déter- redouter que le passage à un nouveau genre 1 La Resolution on minés par les circonstances dans lesquelles musical ne mette tout en danger », écrit-il. the Use of Music elle s’exprime et la fonction à laquelle elle est « Jamais, en effet, on ne porte atteinte aux in Physical or censée répondre. À cet égard, tout discours Psychological Torture, formes de la musique sans ébranler les plus sur la musique est nécessairement aussi un proclamée le 15 grandes lois des cités » (175-176). mars 2008 par le discours sur la culture et la société, et si les propos qui suivent tentent de répondre à des Comité de l’American On retiendra de ces extraits de La République Musicological Society, questions spécifiquement contemporaines, ils que Platon établit un parallèle entre le Vrai, le s’insurge par exemple s’inscrivent néanmoins dans une longue tradi- Beau et le Bien en musique, et donc un lien à juste titre contre cer- tion discursive sur le rôle de la musique, dont entre ses dimensions ontologique, esthétique taines pratiques avérées on rencontre les prémices dans l’Antiquité, et qu’elle juge inadmis- et éthique. Les choix expressifs du musicien sibles (www.ams-net. tout particulièrement chez Platon. ne sont jamais neutres ; non seulement ils sont org/AMS-torture- conditionnés par son environnement, mais resolution.pdf.). Le Vrai, le Beau, le Bien… ils l’influencent ; ils le connotent, puisque la 2 Précisons que, lorsque et la musique Platon parle de musi- musique est porteuse de sens ; et ils le transfor- que, il n’envisage pas « Pour le corps nous avons la gymnastique et ment, ils modifient le cours des choses, dans la seulement l’art des pour l’âme la musique », peut-on lire dans La mesure où la musique apparaît comme dotée sons, mais l’ensemble de pouvoirs. En outre, si les lois de la musique des disciplines mathé- République (Platon 1966, 126) ; et plus loin : matiques auxquelles « L’éducation musicale est souveraine parce sont présentées comme immuables, c’est que, président les muses, y que le rythme et l’harmonie ont au plus haut selon la vision platonicienne, ses rythmes compris l’astronomie, point le pouvoir de pénétrer dans l’âme et de et ses harmonies sont l’écho des rythmes et l’arithmétique et la géométrie, qui forment la toucher fortement, apportant avec eux la des harmonies cosmiques. Comme le relève avec la musique ce que grâce et la conférant, si l’on a bien été élevé, Dominique Collin dans son essai sur Platon et Boèce (Ve siècle ap. sinon le contraire » (153). Ou encore, à propos la musique : J.-C.) appellera plus de la « recherche sublime » dont la musique est tard le Quadrivium, et l’objet : « La musique doit aboutir à l’amour du Platon en conçoit l’identité du Vrai, révélé dont chacune applique par les nombres, du Beau, perçu par la les lois du nombre, beau » (155). « Elle est utile en tout cas pour du rythme et de l’har- découvrir le beau et le bien ; mais poursuivie sensibilité esthétique, et du Bien, résultat monie à son domaine dans un autre but, elle est inutile » (290). On d’une harmonie entre la raison, les pas- propre. En outre, pourrait certes rétorquer que l’inutilité de la sions et les désirs, harmonie qui, transmise selon la conception au niveau de la société, fait apparaître la générale de l’Antiquité, musique est peut-être un de ses plus grands héritée notamment de privilèges, une de ses libertés majeures ; mais possibilité d’une cité juste fondée sur la loi Pythagore et reprise le philosophe nous met en garde : « Il est à morale plutôt que la force2. (Collin 1997) ensuite par les théori- LES CAHIERS DE LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE DE RECHERCHE EN MUSIQUE, VOL. 11, NOS 1-2 21
Mais, nous dit Collin, « Platon n’oublie pas la musique savante occidentale au même titre ciens médiévaux, le vrai que la musique est avant tout une réalité que les musiques dites traditionnelles et popu- musicien est d’abord celui sensible. Elle nous fait vibrer, engage les émo- laires, que le jazz et ses dérivés, que la variété qui médite et spécule sur tions, secoue et entraîne l’âme » (Collin 1997) ; ou la world music interculturelle3. Chacune la nature des sons, plus d’où l’ambivalence de la musique en tant que est en effet susceptible de fournir des données que le simple interprète. Que celui-ci soit chanteur vecteur, susceptible d’engendrer le meilleur applicables à notre perception du phénomène ou instrumentiste, il n’est comme le pire. Le « mauvais usage » de la « musique » et à son rôle dans la société. Plus qu’un porte-parole, qu’un musique aurait ainsi pour effet d’engendrer les de quarante ans après Alan P. Merriam et son truchement des lois du calamités naturelles, les désordres sociaux ou Anthropologie de la musique (1964), il est cosmos, de la société et de l’homme ; son rôle et les maladies les plus terribles : une conception temps de repenser l’ethnomusicologie comme sa responsabilité se limi- qu’on rencontre d’ailleurs de façon récurrente une musicologie intégrale, non pas par la tent ainsi à propager de la en d’autres cultures, aussi bien dans les textes simple juxtaposition de ses différentes compo- façon la plus adéquate que classiques de la Chine, de l’Inde et du monde santes, mais en tant que base d’une hermé- possible cette expression sonore du Vrai, du Beau et islamique qu’en de nombreuses traditions neutique musicale qui prenne en compte les du Bien qu’est la musique ; orales. nouveaux modes d’interaction entre le local ce qui n’exclut évidem- et le global que la sociologie contemporaine ment ni le talent, ni l’inspi- désigne par le terme « glocalisme4 ». ration. Ethnomusicologie et 3 Les récents travaux com- mondialisation Cela pose évidemment la question de la muns de l’ethnomusico- Même si elles sont de nature plus prescrip- place qu’il convient d’attribuer au domaine logue Simha Arom et du particulier des musiques dites « tradition- sociologue Denis-Constant tive qu’analytique – et en ceci elles se dis- Martin (2006) ouvrent à tinguent de l’approche ethnomusicologique –, nelles », et aussi celle de savoir si ce terme a de cet égard des pistes analy- ces références sont intéressantes, notamment bonnes raisons d’être conservé. Il faut en effet tiques intéressantes. par les questions épistémologiques qu’elles se garder de céder à une vision essentialiste 4 Le terme « glocalisme » a de la tradition comme paradigme, comme l’a nous engagent à soulever sur le rôle de été forgé aux États-Unis notamment souligné l’historien britannique l’ethnomusicologie dans le monde contempo- par le sociologue d’origine catalane Manuel Castells rain, caractérisé notamment par l’accélération Eric Hobsbawm (2006), qui s’est attaché à (Castells 2002). des phénomènes de transformation sociale et déconstruire ce qu’il appelait « l’invention de 5 Pour Hobsbawm, « les culturelle, l’amplification des flux migratoires la tradition5 ». ‘traditions inventées’ dési- et la mondialisation de l’accès à l’information. gnent un ensemble de pra- Mais il est clair que, si nous appliquons tiques de nature rituelle et Rappelons tout d’abord, si nécessaire, à nos terrains les critères platoniciens du symbolique […] qui cher- que la discipline qu’il est convenu d’appeler Vrai, du Beau et du Bien, nous serons ten- chent à inculquer certaines tés de privilégier certains genres, certains l’ethnomusicologie n’a pas pour vocation valeurs et normes de com- portement par la répéti- première de s’intéresser à un domaine par- répertoires, certaines pratiques et situations tion, ce qui implique auto- ticulier du champ musical, qui serait celui musicales aux dépens d’autres. En effet, si matiquement une conti- des musiques dites « ethniques », « tradition- l’ethnomusicologue entend saisir le fonc- nuité avec le passé » ; mais nelles », « populaires », « extra-européennes » tionnement d’une musique en tant que lan- il poursuit : « Toutefois, même lorsqu’il existe une ou autres. Les limites de ce domaine sont en gage, dans une perspective culturaliste, il est telle référence à un passé effet trop floues, et en même temps trop arti- amené à porter son attention sur ce que celle- historique, la particularité ficielles, et les critères qu’elles présupposent ci a de spécifique, et à en écarter – du moins des traditions ‘inventées’ trop ethnocentriques pour que nous puissions provisoirement – les dérivés plus ou moins tient au fait que leur conti- nuité avec ce passé est nous en satisfaire. Les rapides mutations subies hybrides résultant d’influences externes, ne largement fictive. En bref, par un grand nombre de ces musiques posent serait-ce que pour mieux analyser par la suite ce sont des réponses à de en outre un problème de fond aux ethno- les mécanismes de formation de ces derniers. nouvelles situations qui musicologues : quelles musiques leur appar- Si son terrain est l’Inde, il lui faudra connaître prennent la forme d’une tient-ils d’étudier, dans quelles perspectives l’univers des ra-ga avant de se pencher sur référence à d’anciennes situations, ou qui construi- et selon quels critères ? Les récents processus les productions musicales de Bollywood ; s’il sent leur propre passé de porosité, de métissage et de créolisation s’intéresse aux musiques des Balkans, il devra par une répétition quasi des cultures remettent en effet en cause les se référer à l’art des ménétriers villageois pour obligatoire » (Hobsbawm comprendre comment s’est constitué le tur- anciennes catégories heuristiques (voir Aubert dans Hobsbawm et Ranger 2006, 12). Mais n’est-ce 2001, 31-45). bo-folk serbe ou les manele roumains ; et s’il pas au fond le cas de la travaille en Afrique de l’Ouest, la fréquentation plupart des « traditions », À cet égard, il me paraît essentiel de rappeler préalable du monde des griots lui permettra de inventées ou non, dans qu’il n’y a aucune définition musicale de l’objet décoder les procédés de création du soukouss leur capacité à établir une de l’ethnomusicologie ; l’ethnomusicologie filiation (vraie ou fictive) ou du « coupé-décalé6 ». correspond plutôt à une certaine approche avec le passé tout en ren- voyant à des situations du fait musical, qui se caractérise d’abord par À cet égard, l’« ethnomusicologie d’urgence », et des enjeux contempo- ses méthodes ; et ces méthodes sont en prin- préconisée notamment par Gilbert Rouget7, rains ? cipe applicables à toute musique, y compris demeure une priorité, ne serait-ce qu’en raison 22 DU « BON USAGE » DES MUSIQUES DU MONDE. QUESTIONS SUR UNE ÉTHIQUE DE LA DIVERSITÉ CULTURELLE
de la rapidité des mutations contemporaines l’Occident post-colonial de tradition judéo- 6 Voir à ce propos www. et du « devoir d’inventaire » auquel elle invite. chrétienne –, et que ses normes doivent être afrik.com/article6691. html. Il est un fait que de nombreux patrimoines harmonisées de cas en cas avec celles des 7 Voir notamment musicaux sont en train de disparaître sous collectivités qu’elles sont censées protéger. À son entretien avec nos yeux – ou plutôt sous nos oreilles – et cet égard, on soulignera avec Anthony Seeger Véronique Mortaigne qu’il est urgent et nécessaire d’en collecter les que « les questions qui touchent à la pro- publié dans Le Monde dernières traces, les ultimes manifestations, ne priété intellectuelle […] sont trop importantes du 30 septembre 1997. 8 Je renvoie ici le lecteur serait-ce que pour en conserver la mémoire. pour être laissées aux seuls juristes, car elles Mais il est tout aussi important de se question- à un article à paraître, relèvent non seulement du droit (ce qu’on qui évalue la question ner sur la pertinence d’actions pouvant con- peut faire), mais aussi de l’éthique (ce qu’on sur la base de deux tribuer à les maintenir en vie et à en stimuler devrait faire) » (2007, 70-71). Les problèmes cas récents (Aubert, à la pratique. relatifs à la propriété intellectuelle s’inscrivent paraître). J’y fais allu- sion non seulement d’ailleurs dans un débat beaucoup plus large, aux « emprunts » de Questions déontologiques qui concerne également l’autodétermination certains enregistre- des peuples, le droit à la terre et les questions ments de musiques Face aux innombrables pillages et spolia- « autochtones » à des écologiques. tions culturelles dont la plupart des peuples fins commerciales autochtones du monde ont été les victimes En ce qui concerne maintenant le métier (voir les fameux arti- cles de Steven Feld – et dont plusieurs le sont toujours –, il était d’anthropologue, et plus particulièrement celui et de Hugo Zemp nécessaire de fixer un cadre législatif interna- d’ethnomusicologue, le risque est évidemment dans le Yearbook for tional permettant de contribuer à la défense de qu’une sur-législation paralyse la recherche et Traditional Music, leurs droits8. C’est dans cette perspective qu’a incite les chercheurs à ne plus rien collecter, 1996), mais aussi, de notamment été introduite la notion juridique manière générale, aux et a fortiori à ne plus rien publier, de peur effets culturels désas- de « propriété intellectuelle collective ». Dans d’empiéter sur les prérogatives des commu- treux – et de notoriété le domaine de la musique, cette notion con- nautés avec lesquelles ils travaillent. J’aimerais publique – de certaines cerne essentiellement les questions de droits à ce propos citer un article publié en 1995 par actions missionnaires, d’auteurs et d’interprètes, qui ont fait l’objet coloniales, néocolo- Monique Desroches et Brigitte DesRosiers, qui niales, etc. de déclarations extrêmement précises et com- posait le débat en ces termes : 9 Voir à ce propos les plètes de la part d’organisations internationales sites suivants : http:// telles que l’UNESCO, l’International Council L’anthropologie, rejeton de l’époque colo- portal.unesco.org/ for Traditional Music (ICTM), l’Organisation niale, paie aujourd’hui son tribut en remet- culture/fr ; http:// mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), tant continuellement en question ses caté- www.ictmusic.org/ l’International Council of Archives (ICA) ou la gories heuristiques, ses perspectives et, ICTM ; http://www. dans l’absolu, son droit à interroger cet wipo.int/about-ip/fr/ Society for Ethnomusiocology (SEM)9. collective_mngt.html ; Autre et à parler de lui. La parole du cher- http://www.ica.org/fr ; Les travaux et les documents produits par cheur issue de la tradition européenne http://webdb.iu.edu/ ces instances sont en théorie irréprochables ; porterait-elle les traces des inégalités entre sem/scripts/aboutus/ mais le problème est qu’ils sont souvent dif- les peuples comme si elle les avait elle- aboutethnomusicology/ ficilement applicables sur le terrain. Il suffit, ethical_considerations. même forgées ? L’ethnomusicologue a failli cfm. pour s’en convaincre, de consulter le « Code se taire ; la tentation fut forte, à un moment 10 Les récents travaux de déontologie des archivistes » édicté par donné, de n’attribuer de valeur qu’à la d’Anthony Seeger sur l’ICA en 1996 ou le « Statement on Ethical seule parole de l’informateur. (Desroches la question sont à cet Considerations » de la SEM en 1998 : effective- et DesRosiers 1995, 8) égard d’une impor- ment, rien n’y manque ! Ces textes paraissent tance capitale (voir en soi inattaquables ; mais ils s’exposent au C’est d’ailleurs la posture aujourd’hui notamment Seeger & adoptée par certains ethnomusicologues, qui Chaudhuri 2004 et, en fait que, pour de nombreuses musiques de français, Seeger 2007). l’oralité, la notion même d’auteur ou de créa- n’envisagent leurs enregistrements de terrain 11 Aujourd’hui, de plus teur ne revêt aucune pertinence aux yeux de que comme bases d’analyse, et qui ne feront en plus de musiciens leurs détenteurs ; et lorsqu’elle en a une, celle- rien pour les publier et les rendre accessibles « locaux » enregistrent ci fait souvent appel au registre mythologique au-delà du cercle restreint des spécialistes. Si d’ailleurs eux-mêmes elle se justifie dans certains cas, notamment leur propre musique, ou à des références d’ordre supra-humain parfois dans des stu- difficilement compatibles avec une logique lorsque le chercheur a eu accès à des réper- dios équipés à cette juridique10. toires secrets qu’on lui a expressément deman- fin. La question de la dé de ne pas divulguer, une telle attitude pose pertinence des enre- Ce cadre législatif a néanmoins le mérite gistrements ethno- néanmoins problème et ne devrait pas à mon de fixer des normes, même si nous avons musicologiques peut avis être généralisée11. dès lors se poser. Ce conscience de leurs imperfections et de qu’on peut signaler est leurs fréquentes inadéquations. Nous savons Cela nous amène en tout cas à nous ques- que les motivations en outre que ce cadre émane d’une morale tionner sur un aspect de la déontologie pro- des musiciens et des et d’une logique particulières – issues de fessionnelle : celui qui concerne la manière ethnomusicologues LAURENT AUBERT 23
dont nous sommes amenés à communiquer Vers une ethnomusicologie l’objet de nos travaux de terrain. Une posi- appliquée tion susceptible de concilier les impératifs Un autre domaine mérite à cet égard d’être de la recherche et ceux de l’éthique – et en considéré : celui de « l’ethnomusicologie appli- particulier du droit à la propriété intellectuelle quée ». Une ethnomusicologie appliquée est – est celle, issue du courant postmoderniste, par définition une ethnomusicologie engagée, qui vise à « abolir les frontières entre le statut soit dans la diffusion de certaines musiques et d’observateur et celui d’observé, liées aux la vulgarisation de leur connaissance, soit dans rapports de domination dans les contextes la recherche de solutions aux problèmes susci- coloniaux et postcoloniaux », comme l’écrit tés par les mutations auxquelles ces musiques Dimitri Béchacq à propos de ses travaux et leur environnement sont exposés : sau- récents sur le vodou haïtien (Béchacq 2007, vegarde de patrimoines menacés, soutien à la transmission des pratiques et des réper- 51). Le fait d’intégrer un ou plusieurs experts toires traditionnels, développement de nou- locaux à tous les stades de la recherche et, veaux outils et recherche de débouchés inédits autant que possible, de la production de ses pour les expressions contemporaines de ces résultats est ainsi un principe qui a souvent musiques, etc. été revendiqué. Outre son évidente dimension déontologique, une telle démarche se justifie Le problème est qu’en ethnomusico- logie comme dans la plupart des sciences aussi par le fait qu’elle relativise le seul point humaines, nos études académiques et le con- de vue de l’observateur extérieur, y compris texte institutionnel – essentiellement univer- ses structures de référence et ses présupposés sitaire ou muséal – dans lequel s’exerce ordi- intellectuels. Elle incite le chercheur à assumer nairement le métier prédisposent bien mal la part de sa propre subjectivité – y compris ses les professionnels à s’adonner à certaines éventuelles motivations extrascientifiques – en formes d’ethnomusicologie appliquée13. la frottant à la pluralité des autres subjectivités L’ethnomusicologie est-elle alors par nature en jeu, et ceci dans toutes les phases de son vouée à ne pas outrepasser les limites strictes travail12. du trinôme « recherche de terrain/analyse en laboratoire/communication savante des résul- L’application d’un tel principe tats obtenus », ou n’a-t-elle pas encore – en enregistrant une même d’intersubjectivité ne s’oppose pas au carac- musique ne sont générale- tant que science « jeune » – développé tout ment pas de même ordre tère nécessairement réflexif du travail de ter- le potentiel de ses applications possibles ? En (désir d’autopromotion rain et de la construction de l’objet scienti- médecine ou en biologie, la recherche n’a de d’une part, préoccupations fique de l’ethnomusicologue, mais elle permet raison d’être que dans la mesure où, en déga- patrimoniales de l’autre) et qu’il en résulte souvent de dépasser certains clivages : elle implique geant des principes, des phénomènes et des des enregistrements de notamment pour le chercheur d’admettre que processus, elle débouche sur des réalisations nature fort différente. ce qu’il relate n’est pas la réalité en soi, mais pratiques ; notre discipline en serait-elle alors 12 Voir à ce propos, le toujours la reconstruction qu’il en propose, incapable, ou devons-nous admettre que tel volume 1/1994 de la revue n’est pas son rôle ? The World of Music, qui laquelle procède d’une perspective et d’un fournit un dossier pas- cadre conceptuel particuliers, et donc néces- On considère généralement que ce genre sionnant sur la question : sairement non exclusifs. Comme le souligne d’actions est plutôt du ressort d’organisations “Power-Laden Australian Aboriginal Songs : Who François Laplantine : internationales à vocation culturelle, à com- Should Control the mencer par l’UNESCO, avec sa section con- Research ?” (« Chants abo- L’anthropologie, c’est aussi la science des sacrée au « Patrimoine culturel immatériel de rigènes australiens chargés observateurs susceptibles de s’observer l’humanité ». Mais il faut admettre qu’elle est de pouvoir : qui devrait eux-mêmes, en visant à ce qu’une situa- contrôler la recherche ? »), dans l’ensemble mal outillée pour résoudre la publié sous la direction de tion d’interaction (toujours particulière) plupart des problèmes concrets qui lui sont Catherine J. Ellis. devienne le plus consciente que possible. soumis ; et ceci pour diverses raisons, liées 13 Même si elle est en train C’est vraiment le moins que l’on puisse non seulement à l’immensité de la tâche et à d’évoluer, cette orienta- exiger de l’anthropologie. (Laplantine l’extrême morcellement de la matière, mais tion purement académique 2001, 180) encore et surtout aux inévitables lenteurs demeure prépondérante dans l’ethnomusicologie administratives d’une grosse institution et aux pratiquée en Europe, plus Cette décolonisation du regard et du dis- limites de sa marge de manœuvre imposées qu’en Amérique du Nord, cours sur l’autre me paraît non seulement par ses statuts. Ceux-ci stipulent en effet que ceci pour des raisons recommandable sur le plan éthique, mais ses membres sont des États, et qu’en toute cir- d’ordre non seulement historique, mais aussi et elle offre aussi un supplément de fiabilité à la constance, les États demeurent souverains sur surtout économique. dimension interprétative de l’enquête. leur territoire. Le rôle de l’UNESCO se borne 24 DU « BON USAGE » DES MUSIQUES DU MONDE. QUESTIONS SUR UNE ÉTHIQUE DE LA DIVERSITÉ CULTURELLE
ainsi à formuler des principes consensuels, Lancée en 2003 et entrée en vigueur trois et éventuellement à faire pression pour qu’ils ans plus tard, cette nouvelle convention a à soient appliqués ; mais son pouvoir s’arrête là. ce jour été ratifiée par 114 États membres14. Ayant participé en tant qu’expert associé à Parmi les récentes actions menées par certaines sessions visant à l’élaboration de ce l’UNESCO, rappelons la proclamation, en projet, j’ai été amené à me demander, là aussi, 2001, 2003 et 2005, des « chefs-d’œuvre du dans quelle mesure un tel document avait patrimoine oral et immatériel de l’humanité ». réellement le pouvoir de « contribuer à la sau- Actuellement au nombre de 90, ces chefs- vegarde du patrimoine culturel immatériel de d’œuvre constituent effectivement un cata- l’humanité », ainsi que le formule l’UNESCO. logue impressionnant de pratiques culturelles Il peut certes attirer l’opinion publique, et issues du monde entier. Mais ils ne repré- tout particulièrement celle des décideurs poli- sentent qu’une goutte d’eau dans l’océan, et tiques et économiques, sur ce que l’UNESCO même en ce qui les concerne, il n’est pas sûr appelle les « bonnes pratiques ». Mais de telles que les effets de ce processus de patrimo- directives comportent nécessairement des nialisation soient nécessairement bénéfiques, limites, ne serait-ce que parce qu’elles se dans la mesure où toute action patrimoniale doivent d’être conformes aux « instruments imposée de l’extérieur impose presque inévi- internationaux existant relatifs aux droits de tablement une forme d’institutionnalisation, l’homme », comme le souligne Rieks Smeets, et donc de contrôle et de normalisation, dont ancien chef de la Section du patrimoine imma- les conséquences ne sont pas nécessairement tériel à l’UNESCO (Smeets 2004, 206). positives. Les « bonnes pratiques » édictées par On sait par exemple que, suite à sa procla- l’UNESCO semblent faire écho aux notions pla- mation en 2003, la pratique du qin, la cithare toniciennes du Vrai, du Beau et du Bien : elles des lettrés chinois, a été fortement renforcée proclament en effet un ensemble de normes dans les conservatoires de Chine. Mais les rares excluant implicitement les « mauvaises pra- maîtres authentiques de cet instrument ayant tiques » – celles qui ne respectent pas les droits survécu aux purges de la révolution culturelle humains, en particulier ceux des minorités, qui ont refusé de s’impliquer dans cette démarche dénotent une ségrégation sur des critères de académique, la jugeant incompatible avec genre, qui font appel à l’usage d’alcool ou de l’essence même de leur art. Le résultat est stimulants, ou encore qui impliquent une forme qu’une version édulcorée de cette musique, ou une autre de mutilation… Effectivement, formatée par des enseignants peu compé- vue sous cet angle, une comparaison peut être tents, est en train de se répandre en Chine, envisagée. Mais la principale différence est sous prétexte d’affirmer la « renaissance » d’un que l’UNESCO – comme toute organisation art qui n’en avait en fait aucun besoin (voir internationale contemporaine – fonctionne Goormaghtigh 2007). sur la base d’un consensus, et que son action est nécessairement soumise à diverses pres- Un autre exemple est celui du Ku-tiya-ttam, le sions, alors que Platon était un philosophe, un fameux théâtre sanscrit du Kerala. La première homme libre et sans compromission, et que conséquence de sa nomination en 2001 a été ses propos émanaient d’une vision contempla- un véritable « combat des chefs » entre les tive de l’ordre du monde : il ne cherchait pas responsables des cinq troupes concurrentes à préserver un patrimoine, mais à formuler des existant alors au Kerala, chacun s’estimant seul principes, ceux de la Cité idéale. détenteur de sa tradition. La presse locale s’en est emparée, contribuant à attiser les antago- Qui dit préservation dit contrôle, comme le nismes, et ce mini-scandale a en définitive relève la juriste Marie Cornu, qui souligne que contribué à ce que rien ne soit entrepris pour « les interrogations autour de la notion de patri- moine immatériel renvoient à la nature du con- le soutien officiel d’un art dont les détenteurs trôle exercé au plan local et international ainsi ne parvenaient pas à s’entendre (voir Venu qu’aux types de protection que peut offrir un 2002, 111-112). instrument international » (Cornu 2004, 215). Dès 2006, l’UNESCO a d’ailleurs renoncé La question qu’on peut se poser à cet égard à poursuivre cette proclamation de chefs- est, tout d’abord, de savoir s’il est opportun de d’œuvre pour se concentrer sur une nouvelle vouloir préserver artificiellement des cultures 14 Ce chiffre correspond à « Convention pour la sauvegarde du patrimoine musicales, des « espèces musicales », de la la liste des États signa- taires au 1er septembre culturel immatériel », au contenu plus général même façon que d’autres se vouent à la préser- 2009 (www.unesco. et donc moins susceptible d’effets pervers du vation d’espèces animales ou végétales. Il y a org/culture/ich/index. type de ceux qui viennent d’être mentionnés. en effet là une forme d’assistanat, d’ingérence php?pg=00024). LAURENT AUBERT 25
« à la Bernard Kouchner » qui, si elle n’est pas essentielles, tout cela n’est qu’un rêve vide. appliquée avec tact, pourrait être assimilée Ces conditions sont d’abord le renouveau de à une démarche de type paternaliste, voire la société traditionnelle elle-même et, ensuite, néocolonialiste, et, en définitive, produire des la manifestation du génie. Admettons franche- effets opposés aux résultats escomptés. ment que nous ne disposons d’aucun de ces deux éléments » (Crossley-Holland 1964, 18). Le risque d’une action de ce type est qu’elle tend à « figer le temps et l’espace de ceux qu’il faudrait sauver », nous dit Steven Feld (1995, La mise en spectacle des 104), et qu’elle présente un certain nombre musiques du monde de risques, parmi lesquels ceux « de réifica- Le grand marché des « musiques du monde » tion de l’authenticité et de conflits concernant est dès lors devenu un des débouchés les plus les formes hybrides » (Seeger 2007, 79). La lucratifs – parfois le seul – pour de nombreuses remarque est importante : un patrimoine musi- expressions des pays « émergeants ». D’une cal n’est en effet pas un corpus immuable, fixé part, cette perspective stimule la création et une fois pour toutes dans le temps et l’espace, permet à certains courants novateurs de se mais une matière éminemment ductile et mal- manifester et de se confronter aux enjeux léable, en constante transformation. Si une de la modernité ; d’autre part, et paradox- musique de tradition orale est menacée de dis- alement, elle offre de nouveaux horizons à parition, c’est qu’en l’état, elle ne répond plus des pratiques musicales souvent en train de aux attentes de son environnement, qu’elle perdre leur ancrage et leur raison d’être dans n’est plus adaptée à aucune situation vécue, leur propre société. Soulignons que, contraire- et qu’elle a donc perdu sa raison d’être. C’est ment à ce qui a parfois été dit, le « passage alors sa mémoire qu’il convient éventuellement par l’étranger » et la « mise en spectacle » de préserver, à travers les traces qui auront pu peuvent avoir des effets positifs, non seule- en être conservées. De vouloir en maintenir ment sur le plan économique, mais aussi sur les formes seules au nom de la tradition ou celui de l’auto-estime et du prestige social qui de l’identité culturelle risque de l’exposer à en découlent pour ceux qui se sont prêtés la sclérose et aux manipulations idéologiques au jeu avec succès. Dans certains cas, on a de toutes sortes ; nous avons déjà connu cette même pu constater que de telles stimulations situation avec les dérives et les récupérations avaient contribué à réanimer des pratiques politiques des divers mouvements folkloristes moribondes, notamment en ravivant l’intérêt des XIXe et XXe siècles. de la jeune génération pour des musiques ainsi Dans un autre registre, il faut mentionner les revalorisées et pour les éventuels bénéfices initiatives menées dans des cadres associatifs, dont elles paraissaient porteuses. notamment par certaines ONG. Généralement Les référents circonstanciels d’une musique développées sous forme de microprojets réali- disparaissent évidemment – ou en tout cas sés sur place, en partenariat direct avec les sont profondément modifiés – dès lors qu’elle détenteurs des savoirs concernés, celles-ci ont s’exprime hors de son contexte d’origine. Elle parfois eu des effets positifs. Des exemples devient une musique « en représentation », un concrets existent, qui ont conduit par exemple « spectacle », que ce soit sur place pour un à la création d’une école de musique gérée public de touristes ou à l’étranger dans le cadre par des griots au Burkina Faso, à la reconstitu- de tournées ou de festivals. La performance tion d’un ensemble de percussions rituelles musicale est alors soumise à un processus au Népal ou à la préservation de répertoires d’esthétisation censé répondre aux besoins de vocaux en voie d’extinction en Amazonie la manifestation et du public auxquels elle est péruvienne. Ces coups de pouce providen- destinée. Qu’elle apparaisse sous une forme tiels ont pu contribuer à créer une dynamique « authentique », sous une version folklorisée nouvelle ; mais les pressions économiques sont ou sous un habillage ouvertement moderne généralement trop fortes et les mutations de répondant aux exigences de la world music l’environnement social trop profondes pour transculturelle, avec tout l’appareillage élec- que de telles actions aient de réelles chances tronique que suppose la démarche, la musique d’avoir des effets durables. devient alors un produit de consommation qui, Le constat n’est d’ailleurs pas nouveau. comme tout autre, est dès lors soumis aux lois 15 Pourune évaluation des En effet, en 1964, l’ethnomusicologue Peter du marché15. mutations que traverse la musique des Tsiganes de Crossley-Holland écrivait déjà : « Il est assez Mais la concurrence est rude, et les compro- Roumanie, voir Aubert facile de parler du renouveau des musiques mis qu’elle suscite multiples. De telles perspec- 2008. traditionnelles. Mais sans deux conditions tives impliquent non seulement la présence 26 DU « BON USAGE » DES MUSIQUES DU MONDE. QUESTIONS SUR UNE ÉTHIQUE DE LA DIVERSITÉ CULTURELLE
d’intermédiaires fiables (on a vu à quelles dynamiques. La technologie facilitant les dérives pouvait mener une opération entre- échanges provoque la totale inefficacité du prise sur la seule base du profit), mais aussi contrôle de flux et cela d’autant plus que une reconstruction de l’objet de la prestation, de tels progrès technologiques ont été réal- un nouveau formatage destiné à répondre à isés sur une très courte période. C’est dans la demande de ses nouveaux destinataires, et un tel contexte qu’émerge « une nouvelle à ce qu’il faut bien appeler « le paradoxe du problématique de l’identité culturelle. » concert » (voir Aubert 2001, 47-65). (Fromageau 2004, 12) De tels ajustements peuvent être critiqués – Cette problématique concerne aujourd’hui et ils l’ont de fait souvent été. Deux catégories l’ensemble des pratiques musicales, et tout par- musicales sont particulièrement visées : d’une ticulièrement celles des populations migrantes. part les musiques à caractère rituel, comme En effet, la reterritorialisation de la musique le sama des derviches tourneurs de Turquie dans des espaces nouveaux suscite des proces- ou de Syrie, les chants rituels du vodou haï- sus de syncrétisme inédits, qui prennent par- tien ou de la santería cubaine, ou encore les fois la forme de nouveaux tribalismes urbains. danses monastiques du Tibet, dont la « mise en Nous assistons en fait à une complexification spectacle » est apparue à certains comme une croissante de la notion d’appartenance cultu- forme de profanation ; d’autre part les presta- relle, dans laquelle les référents identitaires tions émanant de communautés autochtones « du sang » se mêlent à ceux « du sol » et comme les Huli de Papouasie-Nouvelle-Guinée souvent s’y dissolvent. Il faut alors se garder ou les Pygmées Aka de Centrafrique. De telles d’assimiler flux musicaux, flux humains et prestations ont été vertement critiquées par flux commerciaux, dont les devenirs ne se une partie de la presse et du public, d’une recoupent pas forcément. La transplantation part en raison du fait que ces communautés des musiques est distincte de celle des por- seraient fragiles et mal préparées à affronter le teurs de musique, de même que la musique « choc des civilisations » auquel elles sont ainsi en tant que bien culturel se démarque de la exposées, et d’autre part parce qu’elles nous musique comme produit de consommation. mettraient en situation de voyeurs culturels. Les musiciens migrants sont ainsi amenés à se En effet, quel est le sens de ces exhibitions ? situer par rapport à leur culture d’origine, tout Ne s’agit-il pas de parodies ? Qu’apportent-elles comme ils doivent trouver leur place dans leur à celles et ceux qui s’y prêtent et quelle image nouvel environnement, y compris vis-à-vis de en fournissent-elles aux publics auxquels elles leur propre diaspora. À cet égard, les solutions s’adressent ? Mais inversement, pour quelles adoptées sont d’une extrême diversité, compte bonnes raisons devraient-elles être exclues de tenu aussi des facteurs économiques, dont l’offre culturelle de nos sociétés nanties ? La l’incidence sur les choix artistiques demeure discussion mérite en tout cas d’être engagée. en tout état de cause prépondérante (voir Aubert 2005, 116). Quoi qu’il en soit, ces pratiques décontex- tualisées, ou plutôt transcontextualisées, sont De tous les cas évoqués, il ressort que nous un fait de société qui dépasse largement le sommes constamment amenés à remodeler seul domaine des « musiques du monde » : notre positionnement éthique, ne serait-ce que elles s’inscrivent dans la logique de la mon- parce que le monde change et que nous dialisation contemporaine et de la nouvelle sommes sans cesse confrontés à des enjeux problématique de l’identité culturelle qu’elle nouveaux, à des situations inédites. « N’est- a engendrée, comme l’a notamment souligné ce pas au cœur de cette contradiction que Jérôme Fromageau : l’ethnomusicologue est aujourd’hui obligé de travailler ? », s’interroge Julien Mallet (2002, « Défi pour la diversité culturelle », la mon- 839). Cette question nous incite tout d’abord dialisation est un concept d’une redoutable à dépasser les discussions stériles auxquelles efficacité symbolique, écrit-il, même s’il ont donné lieu les vieux clivages entre tradi- n’est pas aisé d’en proposer une définition. tion et modernité, ou entre culture collective Le mot est récent […], mais il n’empêche et création individuelle. L’ethnomusicologie que son enracinement dans une réalité est aujourd’hui amenée à considérer toutes historique très contemporaine ne doit pas les dimensions de la musique en tant que fait occulter le fait qu’il correspond à bien des humain, tous ses aspects – ce qui ne veut situations antérieures. […] La nouveauté, évidemment pas dire que tout ethnomusico- car il y a nouveauté, réside dans le prodi- logue se doive de le faire ; la discipline aura gieux déploiement des nouvelles technolo- toujours besoin de ses spécialistes de terrain. gies de l’information et de la communica- Mais elle ne peut pas faire l’impasse sur les tion qui engendrent des interpellations LAURENT AUBERT 27
questions déontologiques, seules susceptibles CORNU, Marie (2004). « La protection du de lui fournir un sens. Une telle démarche patrimoine culturel immatériel », Nébila implique en outre nécessairement le dévelop- MEZGHANI et Marie CORNU (dir.), pement de stratégies de communication, sans Intérêt culturel et mondialisation, Paris, lesquelles elle sera vouée à demeurer simple- L’Harmattan, collection « Droit du patrimoine ment imprécatoire, et donc inopérante. q culturel et naturel », vol. 2 « Les aspects inter- nationaux », p. 197-218. RÉFÉRENCES CROSSLEY-HOLLAND, Peter (1964). AROM, Simha et Denis-Constant MARTIN “Preservation and Renewal of Traditional (2006). « Combiner les sons pour réinventer Music”, Journal of the International Folk le monde. La World Music, sociologie et Music Council, Vol. XVI, p. 8. analyse musicale », L’Homme, vol. 177-178, DESROCHES, Monique et Brigitte DESROSIERS p. 155-178. (1995). « Notes ‘sur’ le terrain », Cahiers de AUBERT, Laurent (2001). La musique de musiques traditionnelles, vol. 8 « Terrains », l’autre. Les nouveaux défis de l’ethnomu- Genève, Ateliers d’ethnomusicologie/Georg sicologie, Genève, Georg éditeur ; (2007). éditeur, p. 3-12. The Music of the Other. New Challenges for ELLIS, Catherine J. (éd.) (1994). “Power-Laden Ethnomusicology in a Global Age, Aldershot, Australian Aboriginal Songs : Who Should Ashgate. Traduit par Carla Ribeiro, avec une Control the Research ?”, The World of Music, préface d’Anthony Seeger. Vol. 1, p. 3-103. _________ (2004). « Question de mémoire : FELD, Steven (1995). “From Schizophonia les nouvelles voies de la tradition », to Schismogenesis : The Discourse and Internationale de l’Imaginaire, Arles, Babel, Practice of World Music and World Beat”, vol. 17 : « Le patrimoine culturel immatériel. George MARCUS et Fred R. MYERS (éd.), Les enjeux, les problématiques, les pra- The Traffic in Culture. Refiguring Art tiques », p. 113-123. and Anthropology, Berkeley, University of _________ (2005). « Les passeurs de California Press, p. 96-126. musiques : images projetées et reconnais- FROMAGEAU, Jérôme (2004). « Mondialisation sance internationale », Laurent AUBERT (dir.), et culture : les interrogations d’un juriste », Musiques migrantes. De l’exil à la consécra- Nébila MEZGHANI et Marie CORNU (dir.), tion, Gollion, Infolio/Genève, MEG, collection Intérêt culturel et mondialisation, Paris, « Tabou », vol. 2, p. 109-127. L’Harmattan, collection « Droit du patrimoine culturel et naturel », tome 1 « Les protections _________ (à paraître). « Woodstock en nationales », p. 11-23. Amazonie et la superstar du ghetto de Kingston. Droits patrimoniaux et droit moral : GOORMAGHTIGH, Georges (2007). « Un deux cas d’école ». À paraître dans les actes patrimoine intangible », Cahiers d’ethnomusi- du colloque « Ethnographies du copyright » cologie, Genève, Ateliers d’ethnomusicologie/ (2009), Gradhiva, Paris, Musée du quai Gollion, Infolio, vol. 20 « Identités musicales », Branly. p. 302-304. BÉCHACQ, Dimitri (2007). « Courants de HOBSBAWM, Eric et Terence RANGER (dir.) pensée, réseaux d’acteurs et productions lit- (2006 [1983]). L’invention de la tradition, téraires. La construction d’un vodou haïtien Paris, Éditions Amsterdam. Traduit de l’anglais savant », Jacques HAINARD, Philippe MATHEZ par Christine Vivier. et Olivier SCHINZ (dir.), Vodou, un art de LAPLANTINE, François (2001). L’anthropo- vivre, Gollion, Infolio/Genève, MEG, collec- logie, Paris, Payot & Rivages. Édition originale tion « Tabou », vol. 5, p. 27-68. (1987). Clefs pour l’anthropologie, Paris, CASTELLS, Manuel (2002). La Galaxie Seghers. Internet, Paris, Fayard. Traduit de l’anglais par MALLET, Julien (2002). « ‘World Music’. Une Paul Chemla ; (2001), The Internet Galaxy, question d’ethnomusicologie ? », Cahiers Oxford, Oxford University Press. d’Études africaines, vol. 168, no LXII-4, p. 831- COLLIN, Dominique (1997). « Platon et la 852. musique », Encyclopédie de l’Agora, http:// agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Platon--, consulté le 19 janvier 2010. 28 DU « BON USAGE » DES MUSIQUES DU MONDE. QUESTIONS SUR UNE ÉTHIQUE DE LA DIVERSITÉ CULTURELLE
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