Emplois précaires, emploi normal et syndicalisme
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Emplois précaires, emploi normal et syndicalisme Christian DUFOUR, Adelheid HEGE P our nous intéresser aux relations entre les formes d’emploi atypiques et les té des pays et de leurs populations acti- ves, pour qui la formalisation de l’activité syndicalismes, nous retenons les situa- économique et l’amélioration des condi- tions de neuf pays. Sept d’entre eux sont tions de travail les plus primaires sont en- européens, mais tous comptent parmi le core des objectifs 1. La thématique de petit nombre de pays à l’économie ancien- l’insécurisation ne se confond pas avec nement développée. Le salariat s’y est pro- celle de l’acquisition de garanties mini- gressivement imposé comme la forme do- mum des travailleurs(ses) engagé(e)s minante d’intégration de la population dans l’acte productif, même si elles peu- dans la vie économique et sociale. Dans vent se rejoindre ou se côtoyer. chacun de ces pays, la présence syndicale La thématique de l’insécurisation des est ancienne et les organisations de sala- statuts dans l’activité professionnelle se riés s’y sont toutes attachées, au cours de pose si, préalablement, la sécurisation des longues décennies, à développer des systè- parcours individuels et collectifs par son mes de sécurisation de l’emploi. Ce sont intermédiaire a été construite comme une ces systèmes qui sont aujourd’hui mis en norme sociale pratique pour un effectif si- question. gnificatif de salariés et comme une norme atteignable et désirable pour les autres. La sécurisation Cela ne signifie pas que cette norme a été de l’emploi en question acquise pour l’ensemble des salariés, ni On s’intéresse ici à des pays où la for- même pour la grande majorité d’entre malisation de l’activité économique est eux. Dans les neuf pays sous revue dans très avancée, même si parfois des zones ce numéro spécial de la Chronique inter- incertaines subsistent (travail au noir). La nationale, l’une des contributions essen- formalisation des relations d’emploi via tielles des syndicats, au long d’un effort un accès officialisé au salariat y constitue historique, a précisément consisté à impo- une norme sanctionnée juridiquement et ser cette thématique, à en faire un élément socialement. On ne se trouve pas dans la de structuration sociale, et à la faire re- situation décrite par l’OIT pour la majori- connaître comme un bien collectif. 1. ILO (2005) « Global Employment Trends », February. Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005 5
EMPLOIS PRECAIRES ... Les normes d’emploi ainsi produites Garanties d’emploi et modèles au long de plusieurs décennies d’âpres de relations professionnelles conflits, et défendues par les syndicats re- posent sur des arrangements profondé- Dans les pages qui suivent, on entre ment différents les uns des autres. Les dans les débats nationaux en privilégiant différences entre les pays portent sur trois l’implication des syndicats et les consé- points principaux : quences pour eux des évolutions qu’ils D’abord, les modes d’accès aux ga- connaissent ; on propose une typologie ranties de sécurisation individuelle et col- des situations nationales à ce sujet. On lective. Certains pays relèvent d’un mode tente ensuite de comprendre pourquoi la « universaliste », avec une visée d’inté- question des garanties d’emploi, de leur gration générale du salariat, jouant à la structuration et de leurs évolutions oc- fois sur les statuts individuels (dans les cupe une place aussi décisive dans le de- secteurs privé et public) et la protection venir syndical. sociale généralisée. La deuxième diffé- La sécurisation des emplois est, dans rence tient à l’extension de la sécurisation ces neuf pays, une priorité pour les syndi- des emplois. Dans certains pays, elle est cats. Mais ils ne parviennent pas tous à la règle et souffre des exceptions. Dans conserver, dans les évolutions en cours, d’autres pays, elle est un avantage parti- les places qu’ils avaient acquises dans culier de certaines situations d’emploi. La une phase antérieure de construction des troisième différence se repère dans le rôle normes aujourd’hui mises en cause. Les confrontations auxquelles ils sont soumis des organisations syndicales en la ma- sont inégales mais leurs résultats sont tière. Il est toujours essentiel, mais il partout significatifs de l’évolution des passe par des interventions variées, statuts des syndicalismes dans leurs pays comme par exemple les niveaux de négo- respectifs. Pour la clarté de l’exposé, on ciation plus ou moins centralisés concer- distingue ci-après respectivement les cas nant ce thème, et il s’intègre dans des des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, configurations sociales variées, mettant puis des pays européens continentaux, et directement en relation le syndicalisme et enfin du Japon. le politique. Les combinatoires entre ces trois li- Les systèmes étatsunien gnes de partage donnent naissance à des et britannique inégalement affaiblis objets nationaux originaux. Du coup, si le Dans ces deux pays, traditionnelle- thème de la sécurisation (et donc de l’in- ment, les protections législatives et les ju- sécurisation) du salariat est international, risprudences tissent un filet plus ou moins les débats à son sujet s’ordonnent autour lâche de recours contre les renvois abu- de formes et d’enjeux spécifiquement na- sifs mais sans proposer une sécurisation tionaux. générale des emplois 1. Le niveau de sé- 1. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, la question de l’insécurisation de l’emploi est surtout abordée sous les vocables de bad jobs ou de job insecurity. Le terme de précarité commence à s’y infiltrer : « Precarity is just another term for job insecurity or casual labour », trouve-t-on synthétisé sur un forum militant consacré à ce thème. Http://en.internationalism.org/wr/ 285_precarity.html 6 Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005
… EMPLOI NORMAL ET SYNDICALISME curité est alors directement corrélé à la sation. Et de fait, dans ces deux pays, la présence syndicale sur les lieux de travail. déréglementation est passée par une con- Les accords collectifs négociés se carac- frontation directe entre les partisans térisent en particulier par la précision des d’une libéralisation du marché du travail régimes de maintien en emploi des diffé- et les acteurs qui représentaient la perpé- rentes catégories de salariés inclus dans tuation d’un modèle social partiel dans l’accord. Le syndicat joue un rôle actif et son extension mais prégnant dans ses ef- direct dans l’établissement et le contrôle fets sociétaux. Dans les années 1980, les des règles de sécurisation des emplois. politiques des gouvernements Reagan et Le principe du last in, first out vise à Thatcher – compris ici comme les met- organiser les salariés lorsque des licencie- teurs en scène d’évolutions qui ne se limi- ments interviennent, avec une hiérarchie t ent pas au s eul cadr e pol i t i que – précise des départs et des rappels en em- connaissent des développements parallè- ploi, liée généralement à l’ancienneté et à les dans leurs efforts de marginalisation la qualification. La protection contre les des syndicats. Ces politiques sont aidées renvois, les conditions d’introduction de (sinon incitées) par les restructurations travailleurs à statuts spécifiques sur les si- économiques qui atteignent en priorité les tes inclus dans l’accord constituent des industries anciennes de l’ère fordiste où éléments clés de la négociation. Leurs les syndicalismes avaient installé leurs spécifications, très variables, font la dif- bastions. Elles procèdent par des attaques férence entre sites syndiqués et sites non directes contre des symboles des régimes syndiqués, mais aussi entre les sites syn- syndicaux : les contrôleurs aériens aux diqués eux-mêmes. La zone d’extension Etats-Unis (1981) trouvent leur pendant de ces accords correspond à la taille de avec les mineurs en Grande-Bretagne l’unité pour laquelle ils sont signés, mais (1984-1985) où sera adoptée une série de ils peuvent en outre exercer un effet d’en- législations restrictives du droit syndical. traînement implicite sur des pratiques pé- Il s’agit dans l’un et l’autre cas pour le riphériques. Dans leurs phases les plus pouvoir politique de rompre avec la place dynamiques, les syndicalismes étatsunien acquise par le syndicalisme, au-delà de et britannique bâtissent leur statut sociétal ses implantations effectives. sur cette capacité de normalisation indi- Vingt ans après le début de cette pé- recte du marché du travail à partir de leurs riode, le syndicalisme étatsunien n’a pas bastions. trouvé de réponse satisfaisante au défi qui Dans ces deux pays, où il existe une lui a été posé. « Pénalisé par des mécanis- corrélation immédiate entre présence mes de représentativité fondés sur un lieu syndicale et garantie d’emploi construite, de travail fixe, une organisation indus- les prescriptions réglementaires en ma- trielle … et des procédures de syndicali- tière de protection du travail sont faibles. s at i on t r ès l our des auxquel l es l es Il n’est donc pas nécessaire de s’en em pl oyeur s peuvent f aci l em ent prendre aux textes pour modifier les s’opposer » 1, il souffre de graves dissen- structures des marchés du travail. La dé- sions internes, d’un niveau d’adhésion régulation va de pair avec la désyndicali- historiquement faible (Sauviat, 2005) et 1. Yannick Fondeur, dans ce numéro de la Chronique internationale de l’IRES. Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005 7
EMPLOIS PRECAIRES ... ne semble pas en mesure de s’implanter dernière édition du Workplace Employ- auprès des salariés à nouveaux statuts. ment Relations Survey (WERS) sur les Les salariés des Etats-Unis doivent au- pratiques au sein des entreprises montre jourd’hui compter sur un mince filet lé- que « la place grandissante de méthodes gislatif de protection individuelle contre de communication directes entre mana- les licenciements et sur le dynamisme du gers et salariés … répond au déclin des marché du travail pour assurer leur par- formes de représentation collective » 2. Si cours professionnel. « Outre-Atlantique, les salaires restent une prérogative (bien un taux de chômage très bas est la condi- que contestée par un nombre croissant tion sine qua non de l’acceptabilité so- d’employeurs) de la négociation collec- ciale du système » 1. Le syndicalisme tive, il n’en va pas de même des garanties étatsunien se trouve à une époque particu- d’emploi qui deviennent de plus en plus lièrement difficile de son existence, l’apanage de la confrontation directe même si certains pensent pouvoir lui pré- entre employeurs et salariés. De multiples dire une convalescence proche (Turner, régimes d’emploi se côtoient sans s’inter- 2005). pénétrer. Le syndicalisme britannique a connu Du coup, le syndicalisme doit tenter lui aussi des coupes sombres dans ses de se développer dans une série de grou- rangs, particulièrement au cours de la pé- pes spécifiques dont il devient de plus en riode de gouvernement conservateur plus difficile de percevoir la cohésion. (1979 à 1997) inauguré par Mrs. Thatcher « Ces derniers sont le plus souvent saisis, (Edwards et alii, 1998). La succession du non pas dans leur identité corporative de blairisme au thatchérisme a accordé un métier », celle qui fondait le syndicalisme sursis au syndicalisme plus qu’un refuge. britannique historique, « mais dans leur Le néo-travaillisme fait le pari d’une in- identité sociale ou catégorielle : les fem- sertion de la Grande-Bretagne dans la mes, les migrants les jeunes … ou concurrence internationale via un surcroît … dans leurs statuts d’emploi … ou en- de compétitivité sur les marchés du tra- core dans leur condition sociale » 3. Si ce vail, notamment face à l’Europe conti- grand écart est parvenu à freiner la perte nentale. d’adhérents, il n’a pas encore montré La dérégulation est donc une re-régu- qu’il était capable de redonner au syndi- lation, opérée sur des bases qui ne s’en- calisme une place sociétale centrale. La combrent pas de la représentation persistance du conflit entre le New La- syndicale. Cette dernière parvient au- bour et le TUC symbolise cette confron- jourd’hui à se maintenir aux alentours de tation dans laquelle le politique impose 27 % des salariés, essentiellement du fait au syndicalisme une régression de son es- des implantations dans des services pu- pace de représentation sociale en lui dé- blics en pleine phase de recrutement. La niant toute prétention à exprimer plus 1. Ibid. 2. IRS Employment Trends (2005), « Evolution, not revolution – the changing face of the workplace », IRS Employment Review, 832, September, pp.8-15. 3. Florence Lefresne, dans ce numéro de la Chronique internationale de l’IRES. 8 Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005
… EMPLOI NORMAL ET SYNDICALISME qu’une série de groupes partiels, promis des premiers actes du gouvernement so- pour certains d’entre eux au déclin démo- cialiste élu en avril 2004 en Espagne graphique (Dufour, 2005). consiste à signer avec les organisations syndicales une déclaration sur « la com- Le cœur du modèle pétitivité, l’emploi stable et la cohésion social européen sociale » (Vincent, 2005). Dix-huit mois Les six pays d’Europe continentale plus tard, la difficile acceptation de réfor- retenus pour la comparaison (Italie, mes gouvernementales concernant les Espagne, Danemark, Suède, Hollande, systèmes de protection contre le chômage Allemagne) ont pour caractéristique com- et les règles de licenciement connues mune de disposer de règles d’emploi à comme « Agenda 2010 » conduisent à prétention universaliste. Ils se distinguent une élection législative anticipée en Alle- en cela des Etats-Unis, de la Grande-Bre- magne et à un changement de coalition tagne et du Japon. Les règles s’appliquent (Hege, 2005). Les débats menés dans le à tous, par la loi et/ou la négociation col- cadre politique et syndical européen (pac- lective. tes sociaux, stratégie de Lisbonne, etc.) Dans ces pays, qui forment le cœur de donnent un écho parfois confus aux dé- ce que l’on a dénommé parfois le modèle bats en cours sur les compromis natio- social européen avant l’élargissement de naux 1. l’Union européenne, les dérégulations Ces pays de l’Europe continentale ont passent par les évolutions et la multiplica- tion des formes d’emploi non standard en commun de disposer de systèmes com- plus que par la remise en cause directe de plexes de protection du travail salarié. la place des syndicalismes ou la contesta- Ces systèmes se construisent autour de tion des normes de l’emploi stan- trois pôles : une protection sociale dard (OCDE, 2004). Les traditions étendue 2, une législation sur le travail et sociales- ou chrétiennes-démocrates héri- des principes de négociation collective tées de l’après-guerre y jouent encore, qui relativement centralisés. Ils se différen- se fondaient sur la double légitimité des cient les uns des autres par les ouvertures représentations politiques et syndicales, qu’ils reconnaissent à chacun des angles spécifiquement en matière de sécurisa- du triangle formé par ces trois pôles. tion sociale. Aujourd’hui ces coalitions Soutenues par une imagination so- souffrent toutes de ratés qui se transfor- ciale fertile, les transformations des régi- ment dans certains cas en franches remi- mes d’emploi dans ces six pays au cours ses en question. En tout état de cause, les des vingt dernières années sont d’une as- régulations du travail y sont objets d’en- sez grande complexité technique. Là s’ar- jeux électoraux portant explicitement sur rêtent les similitudes. Pour le reste, des les caractéristiques nationales du modèle divergences substantielles se font jour, de sécurisation de l’emploi. Ainsi, l’un tant en ce qui concerne la nature des 1. On pourrait sans doute ranger les référendums français et hollandais sur la constitution européenne dans cette série d’avertissements électoraux. 2. Dans les pays nordiques, selon Hans Jensen et Jorn Neegaard Larsen, « the Welfare State is characterised by its universalism ». Le premier auteur est président de LO et le second directeur général de la confédération des employeurs. Cf. Jensen, Larsen (2005). Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005 9
EMPLOIS PRECAIRES ... changements que la place réservée aux Dans cette configuration, les syndi- organisations syndicales dans ces trans- cats se donnent comme les gagnants formations. d’une opération au centre de laquelle ils Trois cas de figure peuvent être rete- se trouvent. Confortés dans leur rôle so- nus dans les évolutions récentes si l’on ciétal, ils établissent une étroite corréla- s’intéresse spécifiquement au rôle syndi- tion entre la centralité de ce rôle et la cal. possibilité pour le système de conserver ses aspects dynamiques. Cela justifie Des modèles syndicaux respectés leurs oppositions à des réglementations sinon confortés : de niveau européen sur ce sujet 2. Avec Danemark, Suède, Pays-Bas les employeurs, ils expriment des craintes Le cas danois sert d’étalon à la géo- contre les risques d’exclusion de certai- métrie sociale internationale en obtenant nes catégories. Ils s’inquiètent du devenir le statut (temporaire ?) de triangle d’or. A des 900 000 personnes âgées de 15 à 65 la différence de ses homologues conti- ans qui perçoivent une allocation à un nentaux, y compris la Suède, le Dane- titre ou un autre des autorités publiques. mark s’est réorganisé à partir des années Ils n’imaginent cependant pas que cette 1980 sur la base d’une « flexibilité du population – 25 % de la population en âge marché du travail qui se traduit par une de travailler – représente un élément de grande facilité pour les entreprises de li- corruption du triangle d’or 3. cencier » 1. Il compense cette ouverture En Suède, les organisations syndica- par un système de protection sociale actif les « ont progressivement accepté la né- qui vise à développer en permanence la cessité d’emplois dérogeant au principe formation des salarié(e)s passant par le de la durée indéterminée ». Mais elles ne chômage et par une intervention perma- font pas de l’emploi flexible et de sa ges- nente de la négociation collective. Cet tion leur cheval de bataille. Elles surveil- équilibre improbable repose tout entier lent particulièrement le développement sur un « système conçu par les partenaires des emplois intérimaires, pour éviter sociaux... dépendant d’un partage de qu’ils ne contribuent à « dégrader le ni- compétences avec le système politique » veau de protection des emplois » 4. C’est (Jensen, Larsen, 2005). Son efficacité est la raison qui a poussé à intégrer l’intérim sensible au respect scrupuleux de ce par- dans le système de relations profession- tage que le parti de droite reconduit ré- nelles au travers des procédures de négo- cemment au pouvoir respecte. ciation. Cela ne semble pas poser de 1. Christèle Meilland, dans ce numéro de la Chronique internationale de l’IRES. 2. Cf. Danish Labour News, n°1, March 2005, p.3. 3. Jensen et Larsen (2005) affirment à ce sujet : « Beaucoup d’entre eux ne sont pas capables d’exercer un emploi à plein temps pour des raisons de santé par exemple, mais une partie du problème est aussi la mal-intégration de réfugiés et d’immigrants au Danemark. Immigrants et réfugiés ont un taux de participation très bas (au marché du travail, N.d.T.), spécialement les femmes ». Le Danemark compte 5,2 millions d’habitants dont 2 millions résident dans l’agglomération de Copenhague, la capitale, qui se trouve au centre d’un marché du travail encore plus large bien que géographiquement restreint. 4. Annie Jolivet, dans ce numéro de la Chronique internationale de l’IRES. 10 Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005
… EMPLOI NORMAL ET SYNDICALISME problèmes de fond à un syndicalisme qui les femmes étant spécialement affectées reste fort à la fois de son taux d’implanta- par des maladies liées à l’usure au tra- tion, proche de 80 %, avec une syndicali- vail 2. sation des femmes légèrement supérieure Cette situation menace les statuts in- à celles des hommes depuis les années dividuels et la protection collective. Si la 1990, et de ses relations avec le parti so- place des syndicats n’est pas ouvertement cial-démocrate. contestée, LO se préoccupe d’une ten- Le syndicalisme se veut à l’initiative dance des employeurs à utiliser les con- sur le marché du travail. LO, le principal traintes internationales pour « jouer les syndicat, centre sa politique sur l’accès et salariés les uns contre les autres et affai- sur le maintien en emploi, conscient qu’il blir ainsi le syndicalisme ». doit jouer sur le long terme, pour conser- Les syndicats hollandais de leur côté ver son statut de « folkrörelse », terme in- ont tenté d’apprivoiser une flexi-sécurité traduisible selon les Suédois et se rapprochant de la notion de mouvement qu’ils ont négociée en période de hautes populaire 1. Sa politique consiste moins à eaux de l’emploi. Les restrictions sur la flexibiliser qu’à vérifier que les normes protection sociale survenues depuis lors, d’emploi assurent des conditions de vie avec le retour du chômage, ont porté at- globalement acceptables, au sein d’un teinte à l’image du miracle hollandais et système socialement protégé où le syndi- des vertus de la négociation collective. calisme joue un rôle déterminant. Il se fo- « Des personnes … antérieurement dis- calise en particulier sur l’accès des pensées de chercher à s’insérer profes- femmes à l’emploi et sur les conditions s i onnel l em ent » s ont auj our d’ hui dans lesquelles le travail à temps partiel contraintes à se réinsérer sur le marché du assure leur statut social. travail 3. Les faibles atouts dont elles dis- D’après LO, une forte progression du posent les exposent à devenir des travail- travail à temps partiel involontaire a été leurs pauvres. La menace qui pèse sur le enregistrée au cours de la décennie 1990, système hollandais ressemble à celle qui précisément celle où les femmes sont de- est évoquée par les Danois : une perte de venues plus nombreuses que les hommes cohérence du système par un affaiblisse- dans le syndicat. Depuis le milieu de cette ment de la capacité de récupération dans même décennie, ce type d’emploi a recu- lé, mais les femmes sont toujours les pre- le filet de la protection généralisée. La dé- mières concernées. De même, une forte gradation du système semble déjà à préoccupation vient de l’effectif des se- l’œuvre. Si elle se poursuivait, les consé- niors retirés du marché du travail plus tôt quences ne manqueraient pas de porter at- qu’ils ne le devraient. Selon LO, ce se- teinte à la crédibilité du compromis social raient 20 % des cols bleus âgés de 50 à 54 et de ses acteurs, surtout si cela devait se ans et 50 % de ceux qui ont entre 60 et 64 traduire par une évolution du type de celle ans qui seraient incapables de travailler, retenue dans l’Allemagne voisine. 1. Sven Nelander, « The Trade-Union as a People’s Movement », LO Sweden. 2. www.lo.se/home/lo/home.nsf/unidView/291CF2DCAB5F4826C1256F6300507663 3. Marie Wierink, dans ce numéro de la Chronique internationale de l’IRES. Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005 11
EMPLOIS PRECAIRES ... Espagne et Italie : ment, les organisations syndicales espa- hésitations syndicales gnoles souffrent moins que certaines de L’Espagne et l’Italie méritent une ob- leurs homologues dans (et de) leur parti- servation parallèle parce qu’elles ont en cipation à la régulation des emplois pré- commun, et de spécifique par rapport aux caires. Elles n’ont « en effet pas occupé la autres, de se confronter à des marchés du place centrale d’autres syndicalismes travail moins globalement formalisés que dans la construction au cours des années ceux des autres pays pris en compte. Pour 1950-1960 d’un droit à la sécurité de des raisons historiques différentes, le sala- l’emploi … Leur force ne provient pas de riat n’y a pas agrégé sous ses auspices des la défense des titulaires de l’emploi stan- fractions aussi importantes de travail- dard » 3. Reste à savoir si elles parvien- leurs(ses). L’un et l’autre pays ont connu dr ont à concl ur e à l eur pr of i t des dès les années 1980 l’organisation de déro- négociations actuellement entamées mais gations multiples à un statut légal de l’em- inachevées sur la réforme du marché du ploi salarié standard, sous la pression de travail. La question des nouvelles formes niveaux de chômage et/ou de travail infor- de régulation de l’emploi apparaît donc mel relativement hauts. A travers des pro- comme un élément complexe mais pas cédures variées, les syndicalismes de ces spécialement déstructurant pour une vie deux pays doivent tenir compte de cette for- syndicale qui se redéploie depuis la fin malisation déficiente de l’activité écono- des années 1970, à la recherche d’équili- mique. Elle les incite à accepter de légaliser bres avec les partis politiques. des formes d’emploi éloignées des emplois En Italie, le syndicalisme hésite entre de référence pour progresser dans la forma- une vision négative et une vision opti- lisation de l’activité professionnelle. miste des nouvelles formes d’emploi, En Espagne, les mesures de flexibili- imitant en cela les ministres promoteurs sation (« insidieuse » 1) du marché du tra- des réformes du marché du travail qui, vi- vail dans les années 1970 ont abouti à sant soit à « réguler et limiter les formes situer durablement au-dessus de 30 % la de flexibilité existantes », soit à « multi- part des emplois mal protégés. Ils cohabi- plier les formes de flexibilité » 4 poursui- tent avec une forme majoritaire de con- vent néanm oi ns une pol i t i que de trats de travail bien protégés. La réforme multiplication des formes de flexibilité. consensuelle de 1997 n’a pas porté les Le syndicalisme débat et se divise sur ce fruits attendus, mais les acteurs sociaux sujet, inégalement confiant dans les ver- ne désespèrent pas de trouver un point tus de la négociation collective pour d’équilibre entre le renforcement « des aboutir à un contrôle de la précarité des emplois stables au détriment des précai- emplois nouveaux et de leurs effets sur res ou (le rapprochement des) définitions l’édifice législatif antérieur. Il doit cons- des contrats à durée indéterminée de cel- tater que « l’instabilité des emplois atypi- les des temporaires » 2. Assez logique- ques , l eur hét ér ogénéi t é et l eur 1. Catherine Vincent, dans ce numéro de la Chronique internationale de l’IRES. 2. Ibid. 3. Ibid. 4. Maria-Teresa Pignoni, dans ce numéro de la Chronique internationale de l’IRES. 12 Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005
… EMPLOI NORMAL ET SYNDICALISME fragmentation rendent encore plus diffi- encadrer les emplois flexibles … alter- cile l’action syndicale à l’égard des tra- nant dé et re-régulation » 3. Ces mesures vailleurs concernés » 1 . Leur réponse ont conduit à une augmentation substan- consiste à tenter une intégration de ces sa- tielle du travail à temps partiel. Le travail lariés dans des structures ad hoc et à trou- temporaire reste contenu mais fait l’objet ver une nouvelle identité au travail pour de conventions collectives signées « par les titulaires de ces emplois. une communauté tarifaire regroupant Les syndicats ne semblent pas récom- l’ensemble des syndicats de branche du pensés par des adhésions nombreuses à DGB… [et qui] contiennent des disposi- leurs initiatives et restent partagés entre tions dérogatoires au principe du traite- deux stratégies, celle cherchant à « porter m ent égal des s al ar i és f i xes et des revendications spécifiques … pour temporaires, à la satisfaction des associa- les précaires et celle qui vise leur régula- tions d’employeurs » 4. L’arrivée au pou- risation dans le cadre de l’emploi salarié voir du SPD en 1998 semble pouvoir “normal” » 2. Les effets du travail tempo- pallier les difficultés attribuées à une po- raire sur l’encadrement juridique du tra- litique hostile. Mais les efforts menés à vail informel rendent supportable une l’intérieur d’un projet de pacte social flexibilisation qui agit plus sur la forme pour l’emploi échouent, marquant une que sur le fond du marché du travail. Les étape dans la distanciation des relations syndicats hésitent mais ne semblent pas historiques entre le SPD et le syndica- déstabilisés par les conséquences de cette lisme. Redevenu de justesse majoritaire flexibilisation, d’autant que les écarts de en 2002, le SPD s’engage avec l’Agenda situation entre le Nord et le Sud de l’Italie 2010 dans une voie qui débouche en permettent à peine de raisonner sur une 2003-2005 sur une série de réformes. base nationale concernant les effets des Elles signalent « au fil des ans un glisse- modifications des règles d’emploi sur les ment quasi-paradigmatique » qui fait pas- syndicats. ser la responsabilité de la lutte contre le chômage de l’Etat vers « les bénéficiaires En Allemagne, changement d’aides » 5. de paradigme Le syndicalisme allemand assiste Comparativement, le syndicalisme al- avec une certaine impuissance à la mise lemand paraît se sortir particulièrement en place d’un système étranger à celui sur mal d’affaire. Il a dû se confiner dans une lequel il repose : il annonce la déqualifi- attitude de spectateur plus ou moins cation des chômeurs et des risques de consentant à des ouvertures dans l’édifice pauvreté accrus pour les salariés con- législatif organisant l’emploi normal. traints de s’engager dans les emplois « Depuis les années 1980, des mesures lé- flexibilisés. Il connaît en son sein des se- gislatives cherchent à accompagner et à cousses qui aboutissent à une scission au 1. Ibid. 2. Ibid. 3. Adelheid Hege, dans ce numéro de la Chronique internationale de l’IRES. 4. Ibid. 5. Ibid. Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005 13
EMPLOIS PRECAIRES ... sein du SPD, à la veille d’élections légis- taille des entreprises, syndicalisation, etc. latives anticipées en raison même des dif- Les systèmes de protection sociale sont ficultés rencontrées par la majorité eux-mêmes spécifiques aux salariés « ré- social-démocrate/écologistes à faire guliers » ou non réguliers. avancer ses projets de réorganisation des Le syndicalisme s’est installé dans la structures de régulation de l’emploi. partie la plus sécurisée du salariat, celle « L’impossibilité (ou l’incapacité) des des grandes entreprises. Il fonctionne sur syndicats à repenser le rapport salarial la base de « micro-corporatismes » 3 auto- normal à la lumière des profondes muta- nomisés plus que sous le régime d’une tions du marché du travail … n’est sans coordination verticale ou horizontale. La doute pas restée sans incidences sur croissance et le plein emploi ont long- l’évolution du rapport salarial normal temps permis de masquer cette dualité. lui-même » 1. Ce qui laisse à entendre que Avec la crise, les emplois non réguliers se les difficultés pour le syndicalisme ne sont développés en même temps que les font que commencer s’il ne parvient pas à risques sur l’emploi régulier se sont fait réintégrer la négociation collective, sur jour. Le chômage aidant, la dualisation se laquelle il fonde sa légitimité, dans la dy- renforce, à la fois par l’augmentation des namique des transformations en cours et effectifs de salarié(e)s concerné(e)s, par donc s’il ne parvient pas à se renouveler l’augmentation de leur précarisation (via par son implantation auprès des sala- le travail à temps partiel spécialement) et rié(e)s directement concerné(e)s par ces la pression à la baisse sur leurs salaires transformations. comparativement aux salariés réguliers. Le syndicalisme se trouve ainsi de Le Japon : les précarités plus en plus éloigné de cette fraction hors du champ syndical croissante de la population alors même Le Japon semble s’offrir comme un que ses bases traditionnelles perdent len- contre-modèle aux situations européenne tement en importance. Certains syndicats et anglo-saxonne où les syndicalismes af- ou des associations ad hoc ont commencé fichent constamment un souci d’exten- à se préoccuper d’intégrer ou d’organiser sion des normes les plus sécurisées de ces salarié(e)s de plus en plus nom- l’emploi. Dans ce dernier pays, depuis les breux(ses). Leurs efforts aboutissent ac- années 1920, « … l’existence même de tuellement surtout à assurer une défense (la) sécurité de l’emploi pour les salariés individuelle. Une immixtion dans la né- réguliers des grandes entreprises … a gociation collective, si elle devait se pro- nourri l’existence d’un pan entier du mar- duire, ne pourrait que demander encore ché du travail composé d’emplois essen- beaucoup de temps. « Il est aujourd’hui tiellement précaires » 2. Les différentes difficile de dessiner des perspectives tant strates de la hiérarchie salariale reposent soit peu crédibles quant à la chance que ainsi sur des régimes sociaux que tout dis- les changements récents offrent ou non tingue : salaires, conditions de travail, pour une représentation syndicale plus 1. Ibid. 2. Bernard Thomann, dans ce numéro de la Chronique internationale de l’IRES. 3. Ibid. 14 Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005
… EMPLOI NORMAL ET SYNDICALISME équitable » 1. Si le syndicalisme a joué un cette sécurisation de groupes plus ou rôle d’organisateur de la dualisation, il moins larges, à transformer le travail sala- risque aujourd’hui de souffrir du renfor- rié en statut social de référence. Ils créent cement de cette dualisation s’il ne par- ainsi le salariat. Il n’est pas indifférent vient pas à modifier radicalement les que cette sécurisation combine des procé- bases de son implantation. dures de moyen et de plus long terme et Mais n’est-ce pas précisément sous cet qu’elle concerne simultanément la vie au angle des effets des changements des régi- travail (type de contrat, protections contre mes d’emploi sur les syndicats et leur place les licenciements…) et la vie extra-pro- dans leurs sociétés respectives que les dif- fessionnelle (santé, vieillesse, etc.). Il férents pays deviennent comparables ? n’est pas indifférent non plus que certains syndicalismes soient parvenus à rendre Normes d’emploi universelles les protections ainsi obte- et dynamiques syndicales nues, et que d’autres aient vu les résultats Chacun des syndicalismes de ces neuf de leurs efforts cantonnés à certaines ca- pays se trouve aujourd’hui confronté à tégories de salariés. des processus de transformation des régi- Ces transformations sociales de très mes d’emploi. Ces évolutions sont diffi- long terme produisent un double résultat : ciles à quantifier comme à apprécier d’une part, elles installent le travail sala- qualitativement. Elles sont aussi difficiles rié comme vecteur de sécurisation indivi- à comparer parce que, se fondant sur des duelle et collective, ce qui n’était pas principes variés, elles empruntent des inscrit dans ses gènes ; d’autre part elles parcours inégaux pour se développer. Il manifestent les prétentions des syndica- est frappant cependant de constater que, lismes à s’instituer en acteurs plus ou même si dans la plupart de ces pays les moins centraux des développements so- régimes d’emplois « normaux » ou « ré- ciaux. Au terme de cette histoire, avec guliers » restent largement majoritaires, toutes les nuances que l’on peut leur trou- les transformations sont perçues comme ver, des constructions très complexes se potentiellement déstabilisantes pour l’en- transforment en évidences sociétales : ce semble du salariat et pour les syndicats que l’on va nommer la « société sala- eux-mêmes. Cela incite à s’intéresser à la riale » 2. nature des relations des syndicalismes La durée des histoires établissant ces avec cette question. compromis, comme l’intensité de l’enga- gement des syndicalismes dans leur for- Identification et distances mation permettent de comprendre aux normes d’emploi standard l’identification de chacun des acteurs na- Observés dans l’histoire longue, les tionaux avec son propre système. Le syn- syndicats justifient largement leurs places dicalisme allemand s’identifie au modèle dans leurs pays respectifs par leur capaci- du Alleinverdiener, le syndicalisme japo- té à sécuriser les (des) salariés, et à travers nais à l’emploi à vie dans certaines entre- 1. Ibid. 2. Rappelons que l’abolition du salariat a été un temps un mot d’ordre syndical et politique à fort contenu identitaire. Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005 15
EMPLOIS PRECAIRES ... prises, le syndicalisme français à la Les syndicalismes ne cherchent pas défense du code du travail ou du statut de spontanément à se proposer comme des la fonction publique, le syndicalisme agents de diffusion des « acquis » de leurs nord-américain au seniority principle etc. propres membres. L’exemple japonais ne Les tentatives de coopération internatio- doit pas être lu comme totalement exo- nale montrent à quel point les syndicalis- tique. Les conditions restrictives d’accès mes sont liés à leurs propres systèmes ; au syndicalisme qui ont longtemps préva- les différences entre eux sont telles qu’el- lu dans nombre de pays illustrent le carac- les rendent la compréhension réciproque tère toujours latent de cette option. Elle incertaine et les coopérations difficiles, va cependant être partiellement aban- quand elles ne conduisent pas à de francs donnée au cours de leur histoire par la antagonismes. Comment assumer dans le majorité des syndicalismes nationaux que syndicalisme européen le choix du syndi- nous analysons. Cet abandon conditionne calisme danois de fonder son rôle de pro- souvent leur propre devenir social : pour tecteur de l’emploi sur la flexibilité d’un se faire accepter y compris en tant que re- marché du travail qui ne ressemble à au- présentants de groupes de salariés limités, cun autre ? ils doivent faire reconnaître le caractère Pourquoi les syndicalismes s’identi- potentiellement universel de la représen- tation syndicale. fient-ils particulièrement à leurs résultats Le développement de leurs liens avec en matière de sécurisation des salariés ? des partis politiques se comprend dans cet Pourquoi la mise en cause des résultats en effort de reconnaissance officielle de la re- la matière semble-t-elle aussi potentielle- présentation syndicale. Les minima lé- ment déstructurante pour eux ? gaux, les systèmes « universels » se Cette question revêt un intérêt d’au- comprennent sur la base de ces différen- tant plus grand qu’elle recouvre un pa- ciations. Cela ne signifie pas que les ac- radoxe : pourquoi les synd i cat s quis des groupes centraux du syndicalisme paraissent-ils menacés alors que leurs ont vocation à être étendus vers les grou- membres restent parmi les mieux proté- pes périphériques, mais que ces derniers gés et sont affectés de façon marginale peuvent bénéficier indirectement du dyna- par des précarisations qui touchent juste- misme des premiers. Le rôle de référence ment des salariés non syndiqués ? de l’emploi standard ne va de pair ni avec sa généralisation, ni avec une uniformisa- Des salariés au salariat tion des bénéfices qui y sont attachés, ni Ni la mise en évidence des modèles avec une égalité des conditions d’accès, de nationaux et de leur diversité, ni la focali- maintien ou de promotion en son sein. Par- sation sur les effets des dérégulations tout, se multiplient les subtilités explicites vis-à-vis de l’emploi standard ne doivent ou implicites qui organisent une hiérarchie faire oublier que chaque modèle se cons- salariale et provoquent simultanément in- truit en prenant appui sur un salariat com- clusion et exclusion. posite, sur des degrés inégaux d’insertion des catégories sociales en son sein et sur La place des identités motrices des rôles inégaux de sécurisation par le La reconnaissance du travail salarié statut salarial pour les différents types de comme élément d’identité sociale se réa- participants au salariat. lise par un passage en force, tributaire sur 16 Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005
… EMPLOI NORMAL ET SYNDICALISME le très long terme des formes organisa- luxe de détails la longue histoire du salariat tionnelles à travers lesquelles cette consé- anglais à ce sujet et les détours à travers les- cration est obtenue. Ces formes sont quels le syndicalisme se met au jour, elles-mêmes symptomatiques des com- Thompson illustre une réalité qui n’est ré- promis instaurés entre des fractions iné- servée ni à ce pays ni à la seule époque fon- galement puissantes de salariés. Les datrice du mouvement ouvrier (Thompson, constructions historiques qui en résultent 1988) 1. Cela se joue, du fait même des be- sont dépendantes de circonstances socia- soins d’adaptation aux changements écono- les qui mêlent étroitement l’ensemble des miques et sociaux, à travers des débats références statutaires autour desquelles récurrents, des conflits menés au sein les groupes moteurs se sont donné une même des syndicalismes et étendus à l’en- identité (Segrestin, 1980). La dynamique semble des organes de représentation poli- de ces groupes moteurs, leur force d’at- tique et sociale du salariat. Ces conflits, traction identitaire au sein du salariat jus- souvent fondateurs des identités et des rela- tifient des effets de « vassalisation » tions syndicales avec le salariat dans ses di- acceptés par des groupes et des identités versités, ne sont pas moins structurants sociales moins puissants, qui concèdent pour lui que la confrontation directe avec leur minoration au sein du modèle domi- les acteurs qui contestent ouvertement ses nant en tribut à leur intégration : un jeune prétentions à intervenir comme une force ouvrier ne vaut pas un ouvrier expérimen- socialement organisatrice (économique- té, une femme ne vaut pas un homme, une ment et/ou politiquement). salariée à temps partiel ne vaut pas un sa- Deux éléments clés doivent être pris larié à plein temps, une appartenance eth- en compte pour comprendre les modifica- nique ou religieuse n’en vaut pas une tions des liens entre les syndicalismes et autre, tel métier n’en vaut pas tel autre, les relations d’emplois. D’une part, les etc. différences de statuts au sein du salariat Ces effets de vassalisation prennent ne sont étrangères ni à l’histoire ni aux naissance d’abord dans l’acte de travail et principes de formation et de reproduction ses divisions sociales (qualifications recon- tels qu’ils sont définis au sein des diffé- nues, ancienneté, temps consacré au travail rents syndicalismes. Ces derniers se sont salarié). Mais ils sont d’autant plus puis- construits sur leur capacité à prendre en sants qu’ils débordent la sphère du travail, compte des inégalités de situation à pour tenir compte de l’ensemble des carac- l’égard de l’emploi. téristiques sociales constitutives du sala- D’autre part, les processus de sécuri- riat : sexe, appartenance ethnique, âge, sation et d’insécurisation débordent lar- statut familial, etc. En retraçant avec un gement la seule sphère du travail. Il faut 1. Le concept de classe joue bien sûr un rôle décisif dans la production de ces effets sociétaux, en particulier parce qu’il permet simultanément une rupture avec des formes antérieures d’organisation des travailleurs et avec les forces que Thompson décrit comme celles qui dès la fin du dix-huitième siècle « cherchaient délibérément à fonder l’Etat sur les inégalités de la vie et à accentuer et à perpétuer la position des travailleurs en tant que classe assujettie (p.176) ». Thompson, comparatiste, décrit les effets sur la formation du salariat anglais de la Révolution française, et en particulier de l’intervention de la notion de « citoyen », comme symbole de statut social. Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005 17
EMPLOIS PRECAIRES ... prendre en compte l’ensemble des rôles timent de rupture sociale et de menace à sociaux des salarié(e)s au risque de ne long terme puisse devenir dominant. Le renvoyer du salariat qu’une vision li- jeu de la distanciation et de la solidarité mitée, l’amputant de son rôle d’organisa- au sein du salariat ne fonctionne plus et le tion sociétale. Les syndicalismes sont rôle syndical est d’autant plus déstabilisé aussi à l’origine de liens spécifiques entre que les catégories précarisées se tiennent la sphère du travail et le hors-travail. éloignées de toute référence syndicale. Il est intéressant de remarquer que, si D’autre part, dans cette dynamique, les systèmes de sécurisation nationaux re- les syndicats risquent de voir leurs rôles vêtent des formes institutionnelles très se restreindre à la sphère du travail. Pri- variées, ils acceptent tous plus ou moins vés de leur fonction d’assimilation des des systèmes de références identitaires différentes fractions du salariat, ils ris- communs : l’ancienneté professionnelle, quent de ne plus pouvoir se réclamer le travail à plein temps et la masculinité d’une fonction englobante de leurs inté- servent de fils rouges à des compromis rêts et de leurs différents statuts sociaux. nationaux qui font par ailleurs profession Les syndicats se trouvent alors lentement de diversité. ramenés à des fonctions d’arbitrage au sein de certains lieux de travail, fortement Acquis sociétal typés, mais sans lien avec l’ensemble des et dynamique sociale lieux de travail et surtout sans relation Par opposition, on voit se dessiner la avec l’ensemble des éléments de la condi- double menace qui pèse sur les syndica- tion salariale hors travail. lismes à travers le développement des di- Cette limitation du rôle syndical n’est verses formes de précarisation. pas contradictoire avec le fait que, entre D’une part, les salariés qui se situent temps, les éléments de statut salarial pour au cœur de la construction syndicale, qui lesquels les syndicats sont intervenus au sont aussi ceux qui bénéficient le plus long des décennies antérieures soient de- pleinement des effets de la sécurisation venus des biens communs, naturalisés de l’emploi et de ses avantages collaté- dans leurs pays de développement, identi- raux, risquent de se retrouver isolés s’ils fiants des régimes sociaux et des équili- ne peuvent plus arguer de leur rôle de bres politiques de ces derniers. promoteurs de ces effets positifs vers une part élargie du salariat. Privés de leur rôle L’éclatement du statut salarial, moteur à l’égard des salariés plus ou enjeu politique ? moins précarisés, ils vont au contraire se Mais les syndicats ont entre-temps trouver décalés vers le rôle de détenteurs perdu la maîtrise d’œuvre sur ces ouvra- de conditions d’emplois privilégiées. ges et ont été dépossédés des bénéfices de Insensiblement, les syndicalismes ris- leur création. Comme on peut le constater quent non seulement de perdre des adhé- dans un certain nombre de pays, les régi- rents ou des zones d’influence, mais mes d’emploi et l’équilibre des systèmes surtout de voir se transformer leur nature de sécurisation ne sont plus du ressort de sociale. On comprend dans ces conditions la négociation « privée » entre les organi- pourquoi il n’est pas nécessaire qu’un ef- sations syndicales et leurs homologues fectif très important de salariés soit patronales. Longtemps, dans plusieurs concerné par le précariat pour que le sen- des pays que nous étudions, tout en étant 18 Chronique internationale de l'IRES - n° 97 - novembre 2005
Vous pouvez aussi lire