Fissures d'art dans l'hyperréel politique - Guy Sioui Durand - Érudit
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Document generated on 07/15/2022 1:16 p.m. Espace Sculpture Fissures d’art dans l’hyperréel politique Guy Sioui Durand Number 55, Spring 2001 Art & Réseau Art & Network URI: https://id.erudit.org/iderudit/9448ac See table of contents Publisher(s) Le Centre de diffusion 3D ISSN 0821-9222 (print) 1923-2551 (digital) Explore this journal Cite this article Sioui Durand, G. (2001). Fissures d’art dans l’hyperréel politique. Espace Sculpture, (55), 30–36. Tous droits réservés © Le Centre de diffusion 3D, 2001 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Fissures d'art dans __ L'HYPERRÉEL POLITIQUE GUY SIOUI DURAND 'été, on le sait, est propice à l'art exté- L ' É T A T AU CUBE et, de nos jours sans doute, de la Station L rieur. Et la saison estivale de l'an 2000 OU L ' A N T I - A R T Comme le mentionnent les guides, les spatiale internationale ISS «Alpha», par exemple. D'où le paradoxal sentiment de n'a pas fait exception. Un peu partout au dépliants et le site web du Diefenbunker descendre dans un tombeau virtuel, comme Québec, à la faveur d'événements, sculp- (www.diefenbunker.ca), entre 1959 et 1961, les grandes pyramides, alors que le bunker à l'instar de plusieurs endroits dans le avait comme mission de préserver l'élite du tures in situ et installations extérieures ont monde, le gouvernement canadien a cons- pouvoir politique, institutionnel et militaire surgi des Îles-de-la-Madeleine jusqu'à truit dans un temps record et dans le secret de la catastrophe nucléaire. Gatineau, en passant par Métis, Québec, absolu un énorme bunker de quatre étages, Strictement fonctionnelle, l'architecture enterré au plus profond d'une colline à 35 du Diefenbunker définit à mes yeux l'anti- Sainte-Foy et Montréal, avec un détour par kilomètres d'Ottawa (Carp). Il a été conçu art. Ce n'est pas un hasard. Son architec- Trois-Rivières et Rouyn-Noranda1. En conti- pour loger les éléments fonctionnels du ture découle de la genèse de la rationalité gouvernement en cas de conflit nucléaire technobureaucratique absurde qui a nuité, la rentrée automnale de plusieurs entre Américains et Soviétiques3. L'abri traversé le vingtième siècle. Le vingtième centres d'artistes s'est caractérisée par un antinucléaire n'a été désaffecté qu'en 1994, siècle a vu progresser le triomphe parti pris pour des interventions dans la l'Intelligence Service et autres instances généralisé de la rationalité dans toutes les secrètes de contrôle des informations et de sphères de la vie sociale (science, adminis- cité, des manœuvres et autres pratiques la propagande y ayant été fonctionnels pen- tration, travail, loisirs, etc.). À bien des relationnelles hors-les-murs. Dans une telle dant trente-trois ans. En 1997, une corpora- égards, ce cube souterrain réalise la styli- tion sans but lucratif des résidents de Carp sation limite de ce que le Fascisme, conjoncture centrifuge, l'exposition Fissions a transformé le lieu en Musée, reconnu l'Hégémonisme et l'Impérialisme comme Singulières, produite par Axe Néo-7 de Hull depuis comme « site historique hérité de la régimes politiques ont façonné à travers et accueillie par le Musée canadien de la Guerre froide le plus important au Canada ». deux guerres mondiales, l'escalade de la Comment le décrire ? Disons qu'il s'agit course aux armements nucléaires. De Guerre froide de Carp, a opté pour l'inverse. 1945, alors que la bombe nucléaire a été d'un titanesque cube de 100 000 pieds On y retrouvait des conduites/situa- carrés de quatre étages construit avec utilisée pour détruire Hiroshima et tions artistiques happées par la réclusion, 32 000 verges cube de béton et 5 000 tonnes Nagasaki, faisant accéder les Américains l'enfermement dans un abri antinucléaire d'acier, enfoui à 90 pieds sous des tonnes de au rang de superpuissance — que les extrême qu'on a appelé le Diefenbunker2. gravier dans le sol. Une fois entrés sous Soviétiques rejoindront illico —, jusqu'en On peut aborder cette insertion d'art actuel terre, un long tunnel ouvert aux deux bouts, 1989 (avec la chute symbolique du mur de dans le circuit de visites historiques de ce afin de contrôler le souffle de la déflagration, Berlin), on parlera de l'ère de la Guerre lieu, tel un inégal défi éthique et esthéti- nous attend. Il s'ouvre en son centre sur froide des deux zones d'influence pour que relevé par les treize artistes canadiens deux immenses portes d'acier qui suffisent à contrôler les continents, leur économie et participants. Leurs œuvres se sont con- nous convaincre que nous entrons dans un même la suprématie dans l'espace. frontées à l'inimaginable claustrophobie monde reclus. Puis s'enfilent la salle des Cette époque de la Guerre froide est de ce site hyperréel qui synthétise l'archi- douches de décontamination, les pièces d'un aussi le temps de la dissolution de l'individu tecture ultime du vrai visage de tout mini-hôpital et un hall où une grande dans la « foule anonyme ». C'est le temps de pouvoir d'État, politique et militaire. Le maquette de l'édifice hors normes confirme la propagande et de la publicité de masse. DENIS FARLEY, Last Diefenbunker incarne la quintessence de la le gigantisme du bâtiment. Tant dans les De nouvelles appellations l'attestent : Call (Ultime Appel), logique instrumentale d'une époque à salles de machinerie que dans celles d'aéra- citoyens, citadins, ouvriers, soldats, 2000. Matériaux peine révolue : la Guerre froide fondée sur tion ou de compactage des déchets et autres clientèles, bénéficiaires, masses, etc. mixtes. Installation. l'escalade du feu nucléaire entre Améri- fonctions vitales, toutes les composantes Désinformations et manipulations présen- Photo : Denis Farley. cains et Russes, l'Ouest capitaliste et l'Est techniques furent montées sur des ressorts tent comme véridiques idéologies, dogmes communiste. géants afin de résister aux ondes de choc. et slogans pour mouler les conduites et J'ai visité le lieu à deux reprises : au De l'exiguïté des nombreux dortoirs à la fabriquer des situations en masse (situation printemps en reconnaissance avec les stricte fonctionnalité des salles et bureaux de guerre appréhendée, industrialisation- artistes pressentis puis, incognito dans reconstituant les fonctions de surveillance urbanisation, collectivisation du sport, des un des groupes guidés, à la fin juillet.Sa et d'administration politique, ou de l'im- spectacles, de la culture de consommation). démesure architecturale et symbolique a mense cafétéria, rien n'échappe à cette Comme l'a brillamment analysé Robert produit chaque fois un tel choc que mon logique paranoïaque cubiste. L'échéance de Hughes dans The Shock ofthe New1*, regard critique doit s'y attarder, ne survie avait été évaluée à trente jours pour tandis que les milieux d'avant-garde révo- serait-ce que pour comprendre l'impact trois cents personnes. Cet abri, même trente lutionnaires ont retenu l'esprit de monu- des projets artistiques qui se sont vou- ans plus tard, condense l'atmosphère de la ments architecturaux et autres créations lus des « fissions singulières » d'un tel vie carcérale, celle des laboratoires, des utopiques5, certains critiques n'ont pas monolithe. sous-marins nucléaires (comme le Koursk) manqué de rappeler la connivence de l'art 30 ESPACE 55 P R I N T E M P S / SPRING 2001
de ce siècle avec le pouvoir dominant, courent au même objectif: exclure du Camus, à ses héros trop pleins d'humanité entre autres des mouvements artistiques regard de la manière la plus fonctionnelle dans ses romans comme comme le Constructivisme, le Futurisme possible (ex. : les tours à bureaux aux La Peste, ou ses essais comme Le Mythe de italien, puis la dichotomie entre le réalisme fenêtres miroirs, les étages souterrains de Sisyphe. Sisyphe, dans les temps socialiste et l'abstraction comme style cap- la CIA, du FBI ou de la Gendarmerie royale mythiques, fut condamné à remonter italiste. Tout un pan de l'architecture éta- du Canada). À cet égard à Québec, n'est-il inlassablement au sommet d'une mon- tique du XXe siècle6 a développé un pas significatif ce surnom de « bunker », tagne un rocher qui retombait toujours, langage architectural, reflet des pouvoirs attribué à l'édifice H de la colline par- fatalement. Cette métaphore de la vigilance politiques absolutistes : « The main ingre- lementaire, où loge le Premier ministre du éthique à maintenir, pour que le temps des dients ofthe architecture of State power, gouvernement provincial? Humains ne s'anéantisse point, traduit mon as imagined by the totalitarian hacks of Concrètement, la réalité construite et sentiment vécu in situ en côtoyant les deux our century, became known as the opérationnelle du Diefenbunker pendant stratégies artistiques déployées comme Architecture ofthe Democracy when they 33 ans au Canada réalise le slogan énoncé Fissions Singulières dans le Diefenbunker. crossed the Atlantic in the 1950s [...] It par Marinetti dans le Manifeste des was the international power style ofthe Futuristes : « Tous les efforts pour créer une DES ŒUVRES E X P O S É E S fifties and sixties, as Art Deco had been in esthétique politique culmine en une seule Ilya d'abord la composante exposition the thirties, scaless, opaque, the chose : la guerre ». Le cube enfoui du d'œuvres déjà existantes. Les commis- metaphors out of control [...] It is Diefenbunker obéit bel et bien à cette styli- saires Richard Gagnier et Jacques Doyon designed for one purpose and achieves it sation limite de la paranoïa étatique ont sélectionné des œuvres de sept perferctly: it expresses the centralization comme anti-art. artistes pouvant relever les méandres of power [and] the connection with the de la Mémoire sociale et historique de bureaucratic and governmental processes D I E F E N B U N K E R MON A M O U R la Guerre froide et de ses conséquences, going in the towers above him [...] There C'est donc dans ce lieu fermé que les inter- et en inoculer l'édifice. are no ambiguities. All the joys of ventions in situ des artistes s'immiscent L'installation des maquettes fictives pro- Minimalism are here. What speaks from dans le parcours des lieux, sorte de contre- ches des produits dérivés du cinéma de these stones is not the difference poids (nécessaire) aux visites des guides, science-fiction (Station Pilote, 1983-1984 ; between American free enterprise and, ces derniers délivrant un discours trop près Transformer, 1982-1983) des A&B associé — say, Russian Socialism, but the similari- du bien-fondé d'un tel complexe militaro- exposées dans la chambre forte devant ties between the corporate and the politique et davantage axé sur la reconstitu- abriter l'or de la Banque du Canada, assuré- bureaucratic states of mind, irrespective tion des lieux, minimisant en cela — du ment un des lieux les plus absurdes du of country or ideology.7» moins lors de mes visites — le travail des Diefenbunker (et des plus fabuleux comme Que ce soit les laboratoires, les bases, artistes. Comment, dans un tel contexte, site d'intervention artistique original) —, les sites de missiles ou les édifices du des œuvres enterrées, enfouies, verrouil- n'avait rien de convaincant. Par contre, le pouvoir, une même architecture de l'enfer- lées, captives d'un climat ont-elles été au- dépôt des deux formes/cocons serrées, étouf- mement, du camouflage et de l'enfouisse- delà du simple ajout dans des salles fantes presque (Tent,iggg ; Sleeper #8,1999) ment s'installe. Les structures et les hyperréalistes? de Liz Magor donnait un relief dramatique à la matériaux, les sites et les façades con- Spontanément j'ai pensé à Albert salle où une trappe de sortie de secours se
trouvait enfouie. Les quatre grandes pein- tures (Reactor suite, 1985) de Wanda Koop, si elles ont trouvé dans le cube la genèse du sentiment menaçant de ses scènes peintes, se retrouvèrent pourtant à l'étroit dans les salles, même désertées. À l'opposé, les agencements miniatures (wagons, trains, etc.) empilés dans une petite pièce (Model, 1995 ; Sky scratch, 1995 ; Doors, 2000; Bomb Shelter, 1981) de Kim Adams, tels que l'eût fait un enfant insouciant du « non-esprit » des lieux, s'accommodaient bien de l'exiguïté, perceptible derrière une porte close (du moins lors de mon passage). Curieusement, l'histoire de vie personnelle à la base de l'installation interactive avec CD-ROM ,An anectoted archive from the cold war (1994) de George Legrady, s'intégrait trop bien dans l'abri : la rencontre entre autobiographie et lieu de propagande d'État, issue de la même socialisation, s'arrimait plus qu'elle ne con- frontait. Troublant. La mosaïque pho- tographique implacable des traces et débris de la guerre haute-technologie dans le désert du Golfe du Koweït (Fait, 1991-1992) de Sophi Ristelhueber, et les images, sidérantes, d'Hiroshima du Japonais Hiromi Tsuchida (The Hiroshima Collection, 1979-1982), parce que témoins visuels de certains des quelque 6 600 objets personnels retrouvés au cœur de l'épi- centre du massacre nucléaire, s'ouvraient sur les pulsions de mort irradiant du bunker. Ensemble, la portion exposition formait un dépôt de la conscience du tragique dans le lieu en des œuvres déjà investies par l'absurdité irréelle des conflits. CRÉATIONS IN SITU Six artistes ont été invités à créer des œuvres inédites spécifiquement en fonc- mier lieu spectaculaire du Diefenbunker, teurs et logiciels genre « war games »). tion du site pour compléter l'exposition. parce qu'ouvert aux deux bouts afin Farley touche, avec Appel ultime, une corde Ce défi de contaminer in situ par l'insolite, d'absorber le souffle d'une explosion sensible de la nouvelle réalité de ce qui se d'introduire le doute d'inhumanité nucléaire. C'est là que Denis Farley va situer tramait, autrefois, en secret. opérante ou virtuelle du site et de happer l'essentiel de sa signalétique, déjà com- l'angoisse du bâti en fonction du Diefen- mencée en dehors du bunker. L'artiste pho- LOOSE LIPS bunker m'a évidemment le plus touché. tographe a en quelque sorte télescopé au « L E S AFFICHES D'ADRIAN GÔLLNER SIMULENT Véhiculé intensément par Denis Farley présent cette onde de choc de la Guerre L'ATMOSPHÈRE QUI PRÉVALAIT A U PLUS FORT (Appel ultime), Adrien Gôllner (Bus froide. Dans ce dessein, il a fusionné sa DE LA GUERRE FROIDE, TANT SUR LE PLAN DE Shelter; Hygiene Posters Series; Loose désormais démarche photographique envi- L'INFORMATION QUE DE LA "CONSTRUCTION" Lips), Jana Sterback (Hot Nest), Annie ronnementale. Cette fois son personnage est DE L'ENNEMI... MIMENT L'ESTHÉTIQUE DE LA FIN Thibault (L'effet de soufflé), Guy Blackburn en survêtement rouge et blanc à carreaux, DES ANNÉES 1950.» (La réserve de beauté; La récolte du jeune comme mesure de paysages. Plusieurs C'est dans les toilettes que les affiches et soldat; Un abri précaire ; Protection poli- clones de son personnage se retrouvent donc autres dispositifs d'Adrian Gôllner me sont tique), et Josée Dubeau (Onde noire), le dans le tunnel, téléphone cellulaire à l'écoute soudainement apparus d'une terrible effi- projet Fissions Singulières prenait alors en sous une lumière stroboscopique rouge. cacité. Son travail, dans le Diefenbunker, té- compte la spécificité du lieu lui-même Aujourd'hui, le risque de conflits généra- lescope lui aussi les époques à mesure qu'il comme espace/temps absurde. lisés et amplifiés par les idéologies s'est contamine le parcours. À force de s'y attarder, fragmenté en guerres localisées, non plus l'effet de paranoïa entretenu par le Politique A P P E L UL T I M E entre États mais dans leur sein même. Fait commence à se faire perceptible. Ensuite la « O N ACCÈDE AU BUNKER PAR UN TUNNEL SERVANT À majeur, les civils y sont davantage des vic- distance critique prend le dessus. Évidem- CANALISER LA DÉFLAGRATION LOIN DE LA PORTE times que les militaires. En outre, les com- ment, depuis John Hearthfield et ses pho- D'ENTRÉE. LÀ, UNE SORTE DE COMMANDO EN MIS- munications par ondes favorisent autant les tomontages politiquement engagés contre le SION D'INTERVENTION, ÉQUIPE DE TECHNICIENS AUX scénarios de guerre virtuelle et chirurgicale nazisme, le travail de bien des artistes avec SALOPETTES MARQUÉES DE L'INSIGNE NUCLÉAIRE, (ex. : la guerre du golfe du Koweit) qu'ils les outils mêmes de la propagande et de la OPÈRE DANS UNE ATMOSPHÈRE DE RADIATION ACTIVE véhiculent l'actuelle mondialisation des publicité s'est poursuivi de manière continue. ET CHAOS 8 .» échanges et des loisirs (Internet, téléphonie On n'a qu'à penser aux interventions d'une L'entrée dans le tunnel est en soi le pre- cellulaire, jeux vidéos, courriels par ordina- Jenny Holzer, par exemple. 32 ESPACE 55 P R I N T E M P S / SPRING 2001
HOT NEST ^HHBBHBMiH SALLE MÉCANIQUE DES FILTRES, MACHINE TAMPON ET un doute plus que raisonnable sur la fiabilité «L'OBJET PROPOSÉ EST UN NID SUSPENDU, DONT D'ÉCHANGE DE PREMIÈRE LIGNE AVEC L'EXTÉRIEUR du système. L'artiste en fera son laboratoire, L'ASSISE S'ÉTIRE ET S'EFFILOCHE EN ENTONNOIR... À (POUR) ... RENOUVELER L'AIR AMBIANT... LE PRINCIPE prélevant des images captées, comme si l'art NOTRE APPROCHE, IL ROUGIT ET S'ENFLAMME PRESQUE DE CAPTATION DES FILTRES EST DÉVOILÉ... PAR DIF- filtrait l'étrangeté de la machinerie. En surgi- SOUS L'ACTION DE FILS DE RÉSISTANCE EN TENSION... FÉRENTES EMPREINTES, DE SPORÉES, DÉPÔTS DE ront des formes énigmatiques, des indices LA TORNADE-ENTONNOIR... RÉVÈLE L'ESCALADE DES MILLIERS DE SPORES CONTENUES DANS LES changeant la perception même de la salle, de TENSIONS EST-OUEST... QUI ONT GÉNÉRÉ LES STRUC- LAMELLES D'UN CHAMPIGNON, AUTRE FIGURE DE LA ses équipements, de leur fonctionnalité. Ilya TURES DÉFENSIVES... DÉLIRANTES. » MENACE EXTÉRIEURE (QUI)... N'EST PAS SANS RAP- bel et bien une esthétique de l'horreur. Annie Malgré que je n'aie pu l'entrevoir qu'à PELER L'APPARENCE DES SOUFFLETS DES PREMIERS Thibault en a changé les proportions dans travers la vitre d'une porte fermée — le APPAREILS PHOTOGRAPHIQUES. » son antre même. guide comme je l'ai dit étant peu enclin à Ces dernières années, le cycle d'expéri- favoriser la vue des œuvres d'art parmi les mentation des nombreuses résidences LA RÉCOLTE aménagements « d'époque » des fonctions d'Annie Thibault métamorphose, en les DU JEUNE S O L D A T de l'abri —, j'ai ressenti l'énergie de ce transgressant, les lieux expérimentaux de « L E S " S A L L E S B L A N C H E S " D E B L A C K B U R N S'OFFRENT... dessin sculptural en suspension de Jana l'art et les laboratoires scientifiques. La plu- COMME DES ABRIS ET DES LIEUX DE CONVALESCENCE Sterback. Le mouvement de ce que j'ai part du temps de manière esthétique, SYMBOLIQUES POUR L'INDIVIDU ET SA MÉMOIRE d'abord perçu comme un geste donnait à l'angoisse de la vie bactérienne, fongique, BLESSÉE... OÙ SE /OUENT DES OPPOSITIONS : LA FRA- penser à ces tourbillons qui, on ne le sait s'y installe. Quelque part, le Diefenbunker GILITÉ DE L'ENFANCE ET SA SURPROTECTION, LES MÉ- pas, peuvent nous entraîner soit à une perte doit sa raison d'être au plus destructeur de DAILLES MILITAIRES FAITES DE LAMBEAUX DE PEAUX... d'énergie, soit au signal d'une quelconque tous les champignons, celui de l'explosion LA BLANCHEUR DES TISSUS PORTE ELLE AUSSI LES expérience initiatique. Dans ce cube souter- nucléaire. Qu'une telle architecture existe MARQUES CONTRADICTOIRES DE L'AGRESSION ET DES rain aux armatures géantes, l'intervention dans une région où l'artiste a longtemps SOINS: CAUTÉRISATIONS, CICATRICES, TORSIONS.» de l'artiste montréalaise prenait les propor- œuvré constituait presque un rendez-vous Est-ce en éclopé de l'âme que Guy tions d'une langue de feu à l'incandescence certain. Sa descente dans le cube souterrain, Blackburn entre dans le Diefenbunker, alors incertaine... comme la vie enfouie ici... comme s'il s'agissait d'un rhizome, ne pou- que je l'accompagne lors de la visite de vait que la conduire à la salle de filtrage de repérage de l'édifice au printemps dernier, L ' E F F E T DE S O U F F L E l'air, sorte de poumon artificiel de tout l'édi- lui qui sort à peine de son périple «L'ARTISTE PROPOSE UNE ŒUVRE IN SITU AVEC LA fice. La technologie de l'époque laisse planer Quémander l'affection 9 ? Sa fascination ESPACE 55 PRINTEMPS / SPRING 2001 i i
pour l'architecture démesurée poussant à restent que des casiers et des étagères, lieu absurde synonyme de passé révolu, l'extrême l'hyperréalité de la raison instru- l'étrange chariot oscille entre le catafalque mais aussi maintenant. mentale, le fantasme de la raison d'État, et et une ingénieuse construction propice à Les infrastructures des pouvoir éta- l'organisation de la logique technobureau- l'évasion, surtout avec ce long manche qui tique, technocratique, militaire, financier, cratique dans ce qu'elle a de promiscuité va coincer un oreiller au plafond, dont une ne soyons pas naïfs, perdurent. Il ont de avec le fascisme incarné dans cette construc- des tuiles est otée. Ouverture sans issue et nouveaux visages. La vogue des loisirs tion titanesque, nous happe immédiatement. désintégration des rêves? virtuels programmés comme fleuron de la Tentant de prendre la (dé)mesure de Un moment, je me suis cru plongé dans « nouvelle économie » et l'art technologi- l'oppression de cet édifice titanesque, Guy les ondes fantastiques de Jules Verne ! que ludique comme reflet est une de ces Blackburn déploiera quatre installations « L'AUTORITÉ ARCHITECTURALE DU LIEU... PREND zones dont il faut questionner l'éthique comme stratégie de contamination du Diefen- PLACE DANS LA CAFÉTÉRIA, LE LIEU (QUI)... par « l'indiscipline » artistique. Que dire de bunker. Les titres sont éloquents : La récolte ASSURE LA SURVIE AU PREMIER DEGRÉ, LA FONC- cette construction dans l'espace de ces du jeune soldat, Abri précaire, La réserve de TION NOURRICIÈRE. C'EST CETTE DERNIÈRE nouveaux lieux, ces stations spatiales beauté, Protection politique. Ce faisant, ACTIVITÉ QUI EST SAISIE, PANTELANTE, À MÊME internationales habitables, auxquels main- l'artiste maintient une continuité obsession- UNE VAISSELLE "DISIONCTÉE"... PAR LA CONTIN- tenant Américains, Russes, Français et nelle fondée sur l'humilité de l'individu. À GENCE DU RAVITAILLEMENT. » Canadiens participent, sinon que s'y est Carp, il la pousse à l'extrême : ce qu'incite ce J'ai vécu le même sentiment étrange à déplacée la même logique instrumentale bâtiment et sa logique du secret. Complète- mes deux visites du Diefenbunker. d'État qui a donné naissance, à l'époque ment aliéné dans ce lieu, l'individu non en Les cuisines et salles à manger, on le de la Guerre froide, autant à l'arsenal position de pouvoir (tel un fantassin, un cuisi- sait, définissent des zones centrales de con- nucléaire qu'à la conquête de l'espace. I nier, un infirmier affectés au bunker qui ne vergence et des activités nécessaires aux font qu'obéir aux ordres, dans ce lieu qui n'a NOTES troupes. Dans le Diefenbunker leur significa- i. Le Symposium Mer Océanie, sur la mer comme au de sens que la survie) doit puiser dans les tion a été inversée : la démonstration ciel aux Îles-de-la-Madeleine, les installations quelques moments de solitude que lui offre mesurée des sachets, rations, des cédules paysagistes au Jardin de Métis, les sculptures in sa condition de reclus. Dans les quatre instal- de ravitaillement et de mesure nutritive des situ de la Biennale d'art actuel Arboretum à la lations, on imagine un tel personnage. kits de survie, des portions assurant trente Maison Hamel-Bruneau de Sainte-Foy, les sculptures sociales lors d'Émergence 2000 à l'îlot Les matériaux utilisés fabriquent systé- jours d'autonomie aux trois cents reclus Fleurie sous l'Autoroute Dufferin/Montmorency matiquement la réclusion de ce sous-privi- enrobait d'un climat malsain le grand comp- dans le quartier Saint-Roch à Québec, les légié emmuré, de ce survivant virtuel — réel toir en « stainless ». D'aboutir à la fin dans la sculptures environnementales du Symposium s'il y avait eu attaque nucléaire. L'intégra- grande cafétéria, généralement un lieu fami- Cimes et Racines. Art et Nature au barrage La tion des énormes ressorts dans une des lier, loin d'amenuiser l'effet claustrophobe, Gabelle sur la rivière Saint-Maurice entre Trois- se démultipliait avec le dispositif sculptural Rivières et Shawinigan, le grand déploiement des installations ne m'a guère surpris. Par projets sculpturaux et installais dans la contre, le couplage de ce syncrétisme tech- de Josée Dubeau. Et l'immense murale métropole pour D'un Millénaire à l'autre, les nologique du bunker avec ces berceaux représentant montagnes et prés verts au- projets urbains de Pass'Art à Rouyn-Noranda en d'enfants, ces béquilles hors normes et dehors n'avait rien pour alléger l'atmo- Abitibi-Témiscamingue, les manifestations sour le autres mobiliers pour malades, des sphère, bien au contraire. thème de La Gondole dans la ville de Hull et le matériaux puissants qui font partie du premier Symposium de sculptures en Outaouais, à Le comptoir est devenu le support — Gatineau, ont composé une véritable géographie corpus symbolique de l'artiste chicoutimien, ironie du socle — sur lequel Josée Dubeau artistique. dans un échafaudage blanchâtre, provoque a déposé (plus qu'elle n'exposait) une 2. Du nom du premier ministre progressiste- un impact émotif et plastique. immense galette pétrifiée, calcinée, conservateur de l'époque. Sir John Diefenbaker, et Pourtant, l'artiste réussit à esquisser un rongée, une métaphore de la denrée que la presse a transformé en "Diefenbunker". possible espace non opprimé, une zone périssable. Des plats incomplets brisés, 3. D'autres bunkers, de moindre importance, ont été mentale. Elle est faite de souvenirs (les imparfaits de céramique entouraient aussi construits. Ainsi, dans la région de Portneuf berceaux et crèmes d'enfance) et de rêve l'objet qui n'avait rien d'ornemental ou près de Québec, un tel endroit aurait été enfoui pour accueillir les élites du pouvoir provincial. Où (les médailles de gloire faites de lam- d'ajout à l'architecture. exactement et son statut opérationnel demeurent beaux), de peurs et de délires (les échelles, L'immense sentiment de « famine de des mystères... brancards, bâches et béquilles). Du coup, l'esprit » qui a guidé cette paranoïa archi- 4. Robert Hughes, The hundred-year history of la précarité personnelle affronte l'obsoles- tecturale s'étalait soudain dans son apo- modem art. Its rise, its dazzinling achievement, it's cence de la construction d'État. Et grâce à théose de peau-de-chagrin. Il y avait fall, (télésérie produite par la BBC de Londres, et cette stratégie multiple de déterritorialisa- longtemps10 qu'un objet insolite, par publication chez Alfred A. Knoff, New York, 1981. Chap. 2, "The faces of power", p. 57-111. tion s'est dessiné, à l'image inversée de la lucidité d'artiste, n'avait, à mes yeux, 5. Pensons ici au Monument pour la troisième visite guidée, un parcours graduant un réussi à concrétiser la dissidence. Onde Internationale du constructiviste Vladimir Tatline, malaise à mesure que le regardeur décou- noire l'a réalisé contre l'indigeste dispro- cette énorme tour babélique devant accueillir les vrait chacune des quatre installations portion de cette machine de guerre s'auto- trois paliers du pouvoir bolchevique triomphant décomposant le lieu, plutôt que d'unique- nourrissant. Fort! mais qui ne sera jamais construite, ou encore aux ment s'y exposer ou le recomposer. Mermauz détruits d'un Kurt Schwitters, ces constructions proliférantes détruites pendant la C O N C L U S I O N : LE B R A S Deuxième Guerre mondiale, ancêtres de ONDE N O I R E CANADIEN l'installation. Il faut tenir compte aussi de toutes Dans une des installations, une échelle faite Le Diefenbunker a été contaminé par l'art les variantes des Agitprops, ces projets d'art de de cordage inaugure un parcours du regard une première fois. Compte tenu des condi- propagande, à la base de bien des projets d'art qui va du sol jusqu'à l'encoignure où un des tions de visibilité mais surtout de sa perti- action politiquement engagée jusqu'à aujourd'hui. murs et le plafond se rejoignent. Une nence, une telle exposition aurait pu (dû) 6. Les exemples s'allongent sans fin : des projets nazis d'Abert Speer, l'architecte d'Hitler, pour grande bâche blanche encadre parterre un connaître une plus longue durée, sur Berlin et Nuremberg, du Palace Mussolinien of brancard sur roue. Il supporte une fenêtre plusieurs saisons même. Fissions Italian Civilization assurant la collusion entre de maison. Sur les vitraux reposent des Singulières aura néanmoins eu le mérite Mussolini et les Futuristes, jusqu'aux édifices médailles militaires, des photos et autres d'initier de manière vivace une conscience technobureaucratiques soviétiques de Moscou et papiers. Dans cette salle désaffectée où ne critique élargie, non seulement dans un ses villes satellites à l'Est et les épigones de 34 ESPACE 55 PRINTEMPS / SPRING 2001
I ANNIE THIBAULT, L'Effet de soufPe, 2000. Impression au jet d'encre sur papier, caissons de tôle galvanisée. Installation. Photo : Denis Farley. J • ESPACE 55 P R I N T E M P S
l'architecture rationnaliste américaine des Lincoln Center, du Kennedy Center for the performing art ou de Brasilia — la ville moderne ratée dans la jungle brésilienne. Au Québec, pensons au Palais de justice, à Parthenais, aux édifices de la colline parlementaire ou simplement à tous ces gros blocs de logements annonçant nos villes dortoirs dans la métropole et la capitale. 7. Robert Hughes, op. cit., p. 57-111. 8. Extraits du livret de présentation de l'exposition, Axe Néo-7 art contemporain. Diefenbunker, Musée canadien de la Guerre froide, Canada's Cold War Museum, Singular Fissions, Fissions singulières, été 2000. 9. Quémander l'affection sur la route. De connivence avec l'organisme Folie/Culture, Guy Blackburn a entrepris, au printemps 1999, de parcourir plusieurs villes et villages du Québec avec une installation dans une van, provoquant ainsi l'événement à Chicoutimi, Aima, Victoriaville, Québec, Rimouski, Rivière-du-Loup, Saint-Jean- Port-Joli et Trois-Rivières. 10. Onde noire a ravivé deux souvenirs d'installations. J'ai d'abord pensé à une austère mais efficace installation (par son atmosphère) de Joseph Beuys, vue à la galerie new-yorkaise Ronald Feldman en 1987. Une étagère de bois supportait des sacs en papier remplis de farine, de graisse. Il y avait aussi des rouleaux de feutre. La césure Est/Ouest irradiait le lieu de sa misère sociale. Dans un autre Liz MAGOR, Tent, 1999. registre — où se manifestait une tension plus Caoutchouc de silicone, hétéroclite entre esprit du lieu et rationalité cheveux synthétiques. instrumentale des objets —, je me suis aussi 76x18x13 cm. Photo: rappelé l'incontournable dichotomie de l'espace François Dufresne. opérée en diagonale par l'installation La douche (À la mémoire de François, 1987) de Gilles Mihalcean. JANA STERBAK, Atesf, 2000. Fil d'aluminium The author gives his thoughts on the exhibition et acier galvanisé, fil de nichrome, câble Singular Fissions, Fissions singulières, held in an électrique, électricité. anti nuclear shelter called the Diefenbunker. He 102x77 cm diam. states that "One can approach this insertion of Photo : Denis Farley. contemporary art in the historical tours of this place as an unequal ethical and aesthetic challenge JOSÉE DUBEAU, Onde accepted by thirteen Canadian artists. Their works noire, 2000. Bols de are confronted by the unbelievable claustrophobia of porcelaine, charbon de this hyperreal site, which synthesizes the ultimate bois. Installation : architecture of the State's true colours — political 115 x170,5 x335,3 cm. and military power. The Diefenbunker embodies the Photo : Denis Farley. quintessential logic instrumental in an era scarcely past: the Cold War started with the escalation of nuclear armaments by the Americans and the Russians, the Capitalist West versus the Communist East." In this closed space, the artists' in situ interventions encroached on the visiting tours, giving them a kind of (necessary) counterweight. Tour guides delivered a discourse too attached to the justifications for such a military-political complex, focusing on the reconstitution ofthe site while minimizing the artists' works. "In such a context," the author asks, "how do these works, buried and tucked away, cordoned off and captives of a certain climate, become more than just additions to the hyperrealist spaces? [...] I spontaneously thought of Albert Camus, of his all too human heroes in novels like The Plague, or in his essay The Myth of Sisyphus. Sisyphus, in mythical times, was condemned to tirelessly climb up to the top of the mountain carrying the Earth on his back, even if it inevitably rolled back down. This metaphor for ethical vigilance, necessary for the continued existence of human beings, translates my feelings while beside the two in situ artistic strategies exhibited as Fissions Singulières in the Diefenbunker." 3 6 ESPACE 55 PRINTEMPS / SPRING 20
Vous pouvez aussi lire