GREENPEACE : ENTRE MÉDIAS, ESPACE PUBLIC ET MARCHÉ, QUELLE LOGIQUE COMMUNICATIONNELLE ?
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Eric Dacheux Maître de conférence à HUT de Roanne GREENPEACE : ENTRE MÉDIAS, ESPACE PUBLIC ET MARCHÉ, QUELLE LOGIQUE COMMUNICATIONNELLE ? Comment une organisation non gouvernementale défendant des idées écologistes peut-elle faire entendre sa voix dans l'espace public et assurer son indépendance financière ? À ce double problème, Greenpeace, première ONG écologiste du monde, apporte une seule et même réponse : le marketing. Ou plutôt, et la nuance est d'importance, la communication marketing. En effet, selon nous, le marketing est une méthodologie commerciale qui s'articule en trois temps : l'étude de marché, la définition d'un positionnement, la mise en place d'un dosage équilibré appelé marketing-mix. Ce dosage s'effectue entre quatre variables immuables : le produit (design, ergonomie), le prix, le circuit de distribution et la communication. Cette communication regroupe un ensemble de techniques persuasives qui visent aussi bien le grand public (communication institutionnelle, marketing direct, etc.) que les journalistes (relation avec la presse) ou les acteurs politiques (lobbying). Nous l'appellerons, dans la suite de cet article, communication marketing. En effet, de même que le marketing ne s'épuise pas dans sa dimension communicationnelle, la communication ne saurait se réduire aux techniques persuasives mises en œuvre par des agences spécialisées. Cette communication marketing permet-elle à Greenpeace d'atteindre le double objectif cité ? Notre réponse s'articulera en deux temps : le premier sera consacré à la description de l'ONG et à l'étude de sa stratégie de communication ; le second sera dédié à l'analyse des effets de la communication marketing développée par Greenpeace. Du groupuscule pacifiste à la multinationale écologiste Greenpeace a eu vingt-cinq ans en 1996. Vingt-cinq ans seulement pour qu'un groupuscule de pacifistes nord-américains élargisse son audience jusqu'à devenir, avec près de cinq millions de donateurs répartis dans 158 pays1, la première ONG écologiste du monde. Greenpeace, en HERMÈS 21, 1997 191
Éric Dacheux effet, est l'unique ONG à posséder une dizaine de bateaux, deux hélicoptères, deux laboratoires de recherches, un ballon dirigeable et un autobus. Ce développement spectaculaire s'explique par de nombreux facteurs exogènes et endogènes. Parmi ces derniers, deux nous paraissent particulièrement importants : son organisation et sa politique de communication. Organisation Le siège de Greenpeace International est situé à Amsterdam, mais le bureau le plus puissant est celui d'Allemagne qui, à lui seul, fournit presque la moitié des ressources de l'ONG. Celles-ci proviennent principalement des adhésions, des dons et des produits vendus par correspon- dance. Les fonds sont collectés par les bureaux nationaux qui reversent environ 20 % de leurs revenus pour les actions engagées par Greenpeace International. Suivant le nombre d'adhérents, ces bureaux nationaux peuvent coordonner des offices régionaux (il en existe une dizaine en France). Dans tous les cas, les bureaux nationaux ont à leur tête un professionnel nommé avec l'accord de Greenpeace International. Ce directeur (une femme pour Greenpeace France) anime une équipe de salariés qui, outre les personnes attachées au secrétariat et à la comptabilité, comprend ce que l'on appelle, dans la terminologie propre à l'association, « les campagners ». Ceux-ci sont généralement contrôlés par un conseil d'administration et un conseil scientifique qui veillent à la bonne mise en œuvre locale des campagnes internationales. Ces dernières sont peu nombreuses (moins d'une dizaine par an), mais varient d'une année sur l'autre, puisque leurs thèmes sont discutés chaque année par l'ensemble de l'organisation (chaque bureau dispose d'un nombre de voix proportionnel à son importance). La dimension internationale de ces campagnes est essentielle, car à l'inverse des actions « pas dans mon jardin » de certaines associations locales, elle permet la recherche d'une solution globale. Ainsi tous les campagners, c'est-à-dire les militants professionnels de Greenpeace, ont toujours une double appartenance : leur bureau national, la campagne internationale à laquelle ils sont rattachés. De plus, pour éviter que le pouvoir ne soit concentré ad vitam aeternam dans les mains d'une seule personne, la direction de l'organisation est collégiale. Ainsi, les médias focalisent leur attention sur les actions de l'association et non plus sur la seule personnalité du président. Chacun des membres de l'association doit respecter la même règle du jeu : en cas de désaccord stratégique, les perdants s'en vont. Ce principe assure un renouvellement continuel de la direction et a longtemps évité de graves déchirements internes. La politique de communication de Greenpeace Depuis 1971, Greenpeace a constamment cherché à assurer la maîtrise de sa politique de communication. Politique dont nous allons maintenant tenter de rendre compte en décortiquant trois de ses composantes essentielles : le positionnement, la stratégie, les outils de communica- tion employés. 192
Greenpeace : entre médias, espace public et marché, quelle logique communicationnelle ? Le positionnement. Comme son nom l'indique, Greenpeace est une organisation pacifiste. Position maintenue contre vents et marées quoiqu'il puisse en coûter à l'organisation. Résolu- ment contre la guerre du Golfe, l'organisation s'est vue critiquée durement par les médias américains et a perdu beaucoup d'adhérents favorables à l'engagement des États-Unis dans cette guerre2. Ce pacifisme s'accompagne tout naturellement d'une lutte farouche contre le nucléaire militaire. D'ailleurs, la première action de Greenpeace (1971) fut menée contre les essais nucléaires américains et l'on sait ce qu'il en coûta à l'organisation de s'élever contre les essais nucléaires français. L'organisation milite également contre le nucléaire civil en insistant sur les dégâts environnementaux considérables qu'il peut causer (cf. Tchernobyl). Cependant, le thème central de Greenpeace reste la protection de l'environnement : « Greenpeace is concerned only to protect the environment » peut-on d'ailleurs lire sur la page d'accueil du site que l'ONG possède sur Internet. À cette triple teneur (pacifisme, position antinucléaire, protection de l'environnement) commune à beaucoup d'associations écologistes et environnementalistes, Greenpeace ajoute toutefois cinq éléments qui assurent la spécificité de son positionnement : L'action directe. C'est en partie ce qui explique l'impact de l'organisation. À côté des actions d'informations et de lobbying, Greenpeace est, depuis l'origine, présente sur le terrain. Cette action directe peut être symbolique (étendre une banderole représentant une tête de mort sur une centrale nucléaire), mais elle est souvent concrète et d'une réelle efficacité : implantation d'un centre de recherches en Ukraine pour mesurer l'évolution de la radioactivité après l'accident de Tchernobyl, création d'une base dans l'Antarctique pour surveiller les bases scientifiques présentes, etc. La transparence. Pour couper l'herbe sous le pied à ses nombreux détracteurs, Greenpeace affiche chaque année ses comptes dans la presse militante, mais aussi dans les mass media et n'hésite pas, le cas échéant, à reconnaître publiquement ses erreurs. Le long terme. Greenpeace recherche toujours, comme dans le cas du traité sur l'Antarcti- que, des solutions durables plutôt que des compromis fragiles. La radicalité. Greenpeace est souvent l'ONG la plus extrémiste, la plus radicale dans ses propositions. Elle milite pour l'arrêt immédiat de l'emploi des pesticides. Elle demande à la Commission d'aller plus loin que le protocole de Montréal et d'adopter d'urgence une législation pour arrêter la production de gaz CFC dans l'Union européenne. Elle a critiqué durement la convention de Baie sur le commerce des déchets. Convention que beaucoup d'autres ONG avaient pourtant signée. La crédibilité. Malgré son intransigeance, Greenpeace parvient tout de même à devenir un partenaire privilégié de certains organismes internationaux (Commission européenne, Organi- sation mondiale de la santé, etc.) en faisant appel à de nombreux savants jouissant d'une grande autorité morale et scientifique. En outre, son indépendance financière vis-à-vis des Etats et des multinationales accroît sa crédibilité auprès de l'opinion publique internationale. Une organisation efficiente et un positionnement cohérent sont donc, avec d'autres facteurs exogènes, comme, par exemple, la mondialisation des systèmes de communication et la légiti- 193
Éric Dacheux mation des ONG par les organismes internationaux (ONU, Union européenne, etc.), les clefs d'un succès fulgurant. Succès qui repose sur une stratégie de communication, elle aussi, soigneusement élaborée. La stratégie. La plupart des messages de Greenpeace sont bâtis sur le même modèle : un visuel fort, un texte militant, des arguments scientifiques. En effet, dans ses communications à destination du grand public, Greenpeace cherche toujours à visualiser les problèmes afin de les rendre plus concrets. Souvent, ces visuels tentent de provoquer un choc émotif qui, à l'instar de l'électrochoc, sont censés réveiller les consciences. « Il faut un choc pour que les choses bougent», résume F. Schwalbaihot3. De plus, Greenpeace montre souvent des militants qui payent de leur personne. Cette mise en scène — Greenpeace a recours à ses propres photogra- phes et cameramen — contribue à établir un mythe Greenpeace : les membres de l'association ne sont plus des militants, mais des chevaliers modernes protégeant la virginité de Dame Nature, contre les assauts outrageants des vils seigneurs de l'industrie. Contrebalançant ce discours émotionnel, les arguments scientifiques servent à légitimer le discours de l'organisation. Ils sont fournis par des experts reconnus pour leurs compétences et leur impartialité. Greenpeace leur confie l'écriture de rapports ou les convie à participer à ses expéditions. La stratégie de communication de Greenpeace est donc double : l'image pour sensibiliser l'opinion publique, les arguments scientifiques pour convaincre les décideurs politiques. En Europe, Greenpeace adopte une stratégie encore plus élaborée. Cette association est la seule organisation environnementaliste (et l'une des rares ONG avec Amnesty International) à avoir développé une communication spécifiquement adaptée à l'Union européenne. Greenpeace possède un bureau qui se consacre exclusivement au lobbying européen. L'EC Unit, tel est son nom, est un bureau installé à Bruxelles, mais qui est totalement indépendant du bureau belge. Cette structure spécifique fut longtemps dirigée par F. Schwalbaihot, ancien député européen (Grünen) ; d'où l'établissement de relations excellentes entre Greenpeace et les parlementaires européens. Le bureau européen de Greenpeace rapporte aux différentes instances européennes les infractions à la législation communautaire relevées dans toute l'Union par les différents bureaux nationaux. Il surveille attentivement toutes les lois préparées par la Commission qui pourraient avoir un impact sur l'environnement. Enfin et surtout, il tente, via de fréquentes rencontres avec la DG XI (organe de la Commission chargé des questions écologi- ques), de réorienter la politique d'environnement de l'Union européenne. Outils de communication Greenpeace a su créer des outils performants. Tout d'abord — modernité oblige — Greenpeace International et quelques-uns de ses bureaux nationaux (Australie, Allemagne, mais pas la France) dispose d'un site sur le Word Wide Web. De plus, l'ONG possède des caméras, un studio de montage et d'enregistrement et une station numérique Inmarsat. Tous ces moyens 194
Greenpeace : entre médias, espace public et marché, quelle logique communicationnelle ? audiovisuels ont permis à Greenpeace, lors de sa campagne contre les essais nucléaires français, d'envoyer des images de Mururoa directement à son studio de Londres. Studio qui rediffusait ces images à toutes les chaînes de télévision qui le désiraient. Enfin, l'ONG dispose de deux outils de communication très originaux qui ne dépendent pas de la division communication, mais de la division marine : le bateau et le bus. Non seulement les bateaux de Greenpeace permettent la réalisation d'actions maritimes concrètes (mesures de la radioactivité par exem- ple), mais ils sont aussi utilisés dans tous les ports de la planète comme des bureaux itinérants d'information et de propagande. Rôle que joue le bus action de Greenpeace dans les pays non maritimes et plus particulièrement les pays de l'Europe centrale. Pourtant, malgré une stratégie qui a fait ses preuves et des outils originaux et performants, Greenpeace fait de plus en plus appel à la communication marketing. En premier lieu, cette ONG pénètre dans l'espace médiatique grâce à la publicité. On retrouve la volonté de frapper l'imagination dans les anciennes campagnes publicitaires com- manditées par Greenpeace. Notamment, celle qui fut réalisée par l'agence anglaise Simons Palmer où l'on voyait un cercle de capitalistes, tous obèses, réunis autour du globe terrestre transformé en jeu de société. Dès que l'un d'entre eux déplaçait un pion, apparaissait une scène apocalyptique : bulldozer détruisant une forêt, usines chimiques crachant des acides, etc. En dehors de cette technique médiatique utilisée pour affirmer le positionnement de Greenpeace et sensibiliser l'opinion publique, cette ONG emploie également deux autres outils qui, cette fois, ont pour tâche essentielle la collecte de fonds : la vente par correspondance et le mailing. Ces deux outils appartiennent toujours à la communication marketing, mais à un autre sous-ensemble que les spécialistes nomment marketing direct4. Chaque année, au moment des fêtes de Noël, Greenpeace, comme d'ailleurs le WWF, utilise ses fichiers d'adhérents et de donateurs pour distribuer un catalogue luxueux (papier glacé et quadrichromie) présentant des objets tradition- nellement vendus par le monde associatif (badges, pin's, autocollants, et autres posters), mais aussi des articles que l'on pourrait retrouver dans n'importe quel catalogue de vente par correspondance : blousons, pendentifs, sac à mains, livres pour enfants, disques, cassettes vidéos, etc. De plus, Greenpeace, comme la plupart des ONG humanitaires, relancent réguliè- rement ses donateurs par des mailings aisément reconnaissables par l'utilisation (coûteuse) de la couleur verte (pour le logo) qui tranche singulièrement avec la bichromie traditionnelle noir (le texte)/rouge (les soulignés) des mailings des entreprises de presse. La communication externe de Greenpeace fait de plus en plus appel aux techniques de la communication marketing. Avec quels effets ? Les effets pervers du recours à la communication marketing En dehors de facteurs externes qui échappent à la maîtrise de l'ONG, notre analyse vient de montrer que le succès phénoménal de Greenpeace repose sur quatre points forts : 1) l'indépen- 195
Éric Dacheux dance politique et financière. 2) Une organisation bien huilée. 3) Un positionnement clair et stable. 4) Une communication parfaitement maîtrisée. Or, le recours à la communication marketing fragilise considérablement ces quatre poutres maîtresses. Une dépendance accrue vis-à-vis des industriels et du marché Greenpeace refuse non seulement les subventions gouvernementales, mais aussi, contrai- rement à d'autres associations écologistes (Fonds européen pour l'éducation à l'environnement, France nature environnement, etc.), les dons des entreprises. Cette indépendance financière est gage de liberté de parole et de crédibilité. Mais, elle oblige surtout Greenpeace à décliner toutes les techniques du marketing direct : création de fichiers, couponing, encarts publicitaires, mailing, catalogues, etc. Elle se transforme alors en une véritable entreprise de vente par correspondance qui doit dégager des bénéfices pour assurer la survie et le développement de l'organisation. De plus, et la presse anglo-saxonne s'est fait un malin plaisir à s'en faire l'écho, cette logique marchande a conduit Greenpeace à investir ses bénéfices non pas dans des fonds de placements éthiques comme il en existe en Suisse et en Allemagne, mais dans des placements spéculatifs à haut rendement dont certains étaient, semble-t-il, destinés à financer des industries chimiques et des groupes d'armement. Enfin, Greenpeace diversifie ses activités. Un entretien accordé par l'ancien directeur exécutif de l'organisation à un journal allemand (B. Behrens et M. Meier, 1994) révèle que Greenpeace exerce des activités de conseils auprès de grandes entreprises (Ikea, par exemple), possèdent des fermes (sans engrais chimiques) et s'est associée avec un constructeur allemand (Soron) pour vendre un réfrigérateur écologique baptisé Green- freeze. Cette lente aspiration par le marché s'est encore accentuée en septembre 1995, lorsque Greenpeace a présenté, dans un palace de Berlin, une voiture écologique : la Gringo. Ainsi, lentement, sous les prétextes, louables, d'indépendance politique et d'efficacité, Greenpeace veut peser sur le marché, mais en fait, comme dans des sables mouvants, se laisse entraîner par une logique libérale qu'elle prétendait combattre dans ses spots publicitaires. Accentuation des problèmes organisationnels La dernière campagne contre les essais nucléaires français fut, pour Greenpeace Interna- tional, un succès financier important (12 millions de francs de bénéfices selon Greenpeace France) mais un grave échec organisationnel. Le directeur exécutif de Greenpeace, Thilo Bolde, a lui-même reconnu {Le Provençal, 1995) que la campagne avait été « irréfléchie ». En effet, il était prévu que seuls les zodiacs pénètrent dans les eaux interdites par la France aux navires étrangers. Or, ce furent les trois navires de Greenpeace qui pénétrèrent dans la zone rouge. Ils furent aussitôt arraisonnés par la marine française et restèrent longtemps immobilisés. Du coup, la personne responsable de la campagne « fut démissionnée » et Greenpeace International 196
Greenpeace : entre médias, espace public et marché, quelle logique communicationnelle ? décida de centraliser à Amsterdam la coordination de toutes les campagnes et d'y rapatrier également les services de communication (basés à Londres). En fait, cette reprise en main traduit, certes, une crise de croissance normale, car aujourd'hui « David est devenu aussi grand que Goliath » (Maddox, 1994), mais surtout, elle révèle de profondes dissensions internes. En effet, à la traditionnelle tension entre cultures anglophone, germanophone et latine que nous avait mentionné F. Schwalbaihot dans un entretien de recherche, se mêle aujourd'hui un violent affrontement idéologique. Ce dernier est aggravé par le recours à la communication marketing, puisqu'il oppose les anti-productivistes, partisans de solutions radicales et définitives (par exemple, l'interdiction des voitures en centre ville), et ceux qui pensent que la meilleure façon de faire passer les idées écologistes est de se confronter au marché (ceux qui ont initié la voiture écologique Gringo). Enfin, il existe un autre problème d'identité fortement lié à celui-ci, car Greenpeace, ayant obtenu le succès que l'on sait dans l'interdiction de la chasse à la baleine et la protection de l'Antarctique, se retrouve à la tête d'un formidable capital de sympathie et de crédibilité, mais n'a plus vraiment de thème porteur. D'où la tentation, pour éviter l'enferme- ment dans un rôle d'expert technique auprès des organismes internationaux, de systématiser l'appel au marché non seulement en utilisant la communication marketing, mais surtout en mettant en œuvre la totalité des trois phases du marketing afin de vendre des produits écologiques. Produits qui auraient pour fonction d'assurer la pérennité financière de l'ONG et d'accroître la visibilité de son action. Une image qui se brouille À l'intérieur même de la mouvance écologiste, Greenpeace se trouve de plus en plus contestée. La volonté affichée par Greenpeace de fabriquer et de commercialiser des produits écologiques, se heurte au cœur même de l'idéologie écologiste énoncée dans le programme Ya Wananchi. Celui-ci, rédigé par les ONG qui, en 1992, à Rio ont tenu un contre-sommet de la Terre, énonce très clairement une doctrine anti-productiviste en général et anti-libérale en particulier : « En cette fin de siècle, notre monde est en proie à des problèmes [...]. Un système de marché mondial en plein essor, intégrant l'utilisation de ressources naturelles, alors qu'il ne profite guère qu'à une infime minorité et, pire encore, qu'il fixe les prix des produits, sans tenir compte des coûts écologiques [...] » (Ya Wananchi, 1992, p. 8). Du coup, loin d'apparaître comme l'ONG la plus radicale, Greenpeace est de plus en plus perçue comme étant un zélateur du Greenwash. Concept anglo-saxon imagé qui signifie que l'on préfère passer un coup de peinture verte sur les problèmes plutôt que de les éradiquer à la racine. Pour le grand public, aussi, l'image commence à se brouiller. Sous l'influence, bien entendu, de tous ceux — gouvernements, multinationales, ONG écologistes — qui cherchent à déstabiliser une organi- sation trop puissante à leur goût, mais également sous l'influence grandissante de la publicité institutionnelle, car l'essence de cette dernière est le consensus (il faut rapprocher la marque des 197
Éric Dacheux désirs et attentes du consommateur). C'est pourquoi, plus Greenpeace recourt à cette techno- logie et plus l'ONG tend à délivrer un message où la dimension polémique est effacée. Ce qui est en contradiction avec la dimension radicale de son positionnement. Ainsi, en octobre 1995, une publicité magazine concoctée par l'agence Suleyman et Fantin, montrait, comme pour gommer le traumatisme causé par l'engagement de Greenpeace contre les essais nucléaires français, le visage paisible d'une enfant portée par son père au visage invisible, mais à la nuque très propre. Sous ce visuel familial, un slogan : « un enfant a un père, une mère et une terre ». Une communication de moins en moins performante En utilisant les techniques de la communication marketing, Greenpeace, organisation à but non lucratif, se voit confrontée à deux types de problèmes ; en premier lieu, celui de la maîtrise de ces techniques. Greenpeace possède ses propres cameramen et monteurs, une imprimerie, un équipement audiovisuel numérique dernier cri et sait très bien, comme le montrent les échos médiatiques de son vingt-cinquième anniversaire, faire parler d'elle. Par contre, contrairement à ces ennemis traditionnels que sont les multinationales du pétrole (Shell, Exxon) ou de l'industrie chimique (Rhône-Poulenc, Du Pont de Nemours) Greenpeace ne maîtrise pas du tout ce que les spécialistes nomment la communication de crise. Ainsi, lors d'attaques récentes lancées soit par les mass media américains (guerre du Golfe), soit par des journalistes écrivains (C. Pelligrini, 1995 ; J.-P. Pipacer, T. Dormier, 1995) ou bien encore par des multinationales (Shell en 1996) Greenpeace s'est contentée de publier ses comptes dans la presse ou de faire le dos rond en croisant les doigts pour que la vertigineuse chute de dons dans un pays soit compensée par un accroissement dans les autres pays. Pire ! l'ONG a dû se confondre en excuses maladroites envers Shell5, alors même qu'elle venait de remporter une grande victoire (le renoncement à l'immersion des plates formes pétrolières usagées en mer du Nord). Le deuxième type de problème est lié à l'absence de différenciation nette entre la fin (protéger la planète) et les moyens (récolter de l'argent). Certes, à la différence d'ONG comme Médecins sans frontières ou la Croix-Rouge, Greenpeace n'a pas recours à des techniques aussi catastrophiques que les produits-partages6, par contre, elle développe de plus en plus une communication par l'objet7. Pour les entreprises, ce type de communication obéit principalement à un objectif : accroître la notoriété de la marque. Pour Greenpeace, comme pour le WWF, vient se greffer un deuxième objectif beaucoup plus important que le premier : assurer le financement de l'association. Or, ce n'est ni le prix, ni la qualité, ni l'originalité qui assurent la vente des produits Greenpeace, mais bel et bien son statut d'organisation environnementaliste désintéressée. Cette absence de coupure nette entre les ressources de l'ONG et les actions entreprises transforment les opéra- tions de terrains en simple image publicitaire de la marque Greenpeace. Cette image gomme la teneur critique du message au profit du mythe Greenpeace. Cette image mythique se trouve alors concurrencée et, le plus souvent, noyée par les images mythiques fabriquées par les agences de 198
Greenpeace : entre médias, espace public et marché, quelle logique communicationnelle ? communication, la télévision ou le cinéma. Ce que l'association gagne en notoriété et en dollars, elle le perd en originalité et en efficacité. Pour le dire autrement, la communication par l'objet vampirise le message de l'association : on collectionne les posters Greenpeace comme on collectionne les cartes postales Marlboro, les pin's Coca Cola, les affiches de Claudia Schiffer ou les tee-shirts Shell. En vendant des produits Greenpeace, cette association cesse de devenir une organisation différente, pour devenir une entreprise ordinaire. Ainsi le message « protégeons la planète » s'efface au profit du message « consommez nos produits ». Les techniques de la communication marketing ont déformé la teneur originale du message. La forme (marchande) a tué le fond (écologiste)... Le marketing n'est pas une technologie neutre, mais une méthodologie commerciale qui vise à rapprocher l'offre d'une demande solvable. Pour parvenir à cette fin, il impose l'utilisation de techniques persuasives qui, le plus souvent, jouent sur l'émotion et reposent sur une doxa consensuelle8. C'est pourquoi, la communication marketing ne peut ni instaurer un large débat public ni inciter les citoyens à des changements de comportements durables et profonds. Cette inefficacité dans l'espace public est à mettre en parallèle avec les dérives dénoncées par le Comité de la Charte (misérabilisme, manipulation, corruption) et avec le coût astronomique de ses outils : Greenpeace France dépense 22 % de son budget en communication ! De plus, avec l'utilisation de ces outils se répand une terminologie libérale (cible, marché, produit) qui transforme lentement l'ONG en une entreprise dépendante des marchés et des milieux indus- triels. L'ONG perd alors un élément central de son identité (l'aspect non lucratif), son indépen- dance idéologique (on ne critique pas un système qui vous maintient en vie), le contact avec les citoyens les plus actifs (militants qui refusent de se soumettre à une logique professionnelle), la considération du grand public (décrédibilisation). Il ne faut pas confondre espace public, espace médiatique et marché. La communication marketing peut éventuellement9 séduire un consom- mateur, mais elle a de plus en plus de mal à retenir l'attention d'un spectateur zappeur et n'incite pratiquement jamais le citoyen à s'engager dans le militantisme10. Parce qu'elle empêche la distinction entre ces trois espaces, la communication marketing n'est pas un remède miracle, mais un médicament iatrogène. Médicament qui, à forte dose, peut devenir poison mortel. NOTES 1. Source : Greenpeace International (site Internet). 2. Ceci a gravement compromis son équilibre financier, puisque le bureau américain était, à l'époque, le plus puissant de Greenpeace. Il reste, aujourd'hui, très puissant (37,8 millions de francs collectés en 1994, sur un budget de 150 millions de francs). Source : DerSpiegel, repris par Courrier International n° 264, 1995, p. 37. 3. Propos recueillis lors d'une entrevue en mai 1992. 4. Le marketing direct est constitué par un ensemble de techniques de communication persuasive qui visent à toucher la cible choisie directement à son domicile. 199
Éric Dacheux 5. Dans son appel au boycott de la multinationale pétrolière, Greenpeace avait largement surestimé le volume de pétrole contenu dans la plate-forme que Shell envisageait de couler en mer du Nord. 6. Une marque, par exemple Evian, utilise comme argument de vente le fait qu'elle s'engage à reverser à une ONG, par exemple la Croix-Rouge, un certain pourcentage du prix d'un de ses produits. 7. Technique de communication qui consiste à offrir ou à vendre des objets sur lesquels la marque est le seul élément de décors (stylos SNCF, blouson NAF NAF, etc.). Ainsi, en s'intégrant à l'univers familier la marque gagne — sans passer par un espace médiatique hors de prix — en notoriété. 8. Selon P. Bourdieu, la doxa est la partie de la culture qui n'est pas discutée. C'est ce qui constitue le cela-va-de-soi propre à une société donnée (Bourdieu, 1983). 9. En période de crise et d'accroissement de la compétition mondiale, la concurrence par les prix (axiome central du libéralisme) vient à nouveau remplacer la concurrence par l'image de marque. 10. Cf. les enquêtes de E. Archambault (1994) et de P. Gaborit (1990). Elles montrent toutes deux que les messages médiatiques n'ont qu'une très faible influence sur la décision d'un engagement bénévole au sein d'une organisation sans but lucratif. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ARCHAMBAULT, E., BOUMEDIL, J., Les Dons et le bénévolat en France, Paris, Laboratoire d'économie sociale, 1994. BEHRENS, Β., MEIER, M., « Un Produit nommé Greenpeace », Courrier International 183, 1994. BREHENY, G, Le Roman de Greenpeace, Paris, Ramsay, 1995. BODET, G, « Les Associations rattrapées par le marché », Alternatives économiques 139, 1996. BOURDIEU, P., Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1994. CHIROUZE, Y, Le Marketing stratégique, Paris, Ellipses, 1995. DACHEUX, E., « Les ONG sont-elles victimes des agences de communication ? », Communication et Langages 204, 1994. DACHEUX, E., « ONG et communication : les dangers du marketing », Silence 212, 1997. DAYAN, Α., Le Marketing, Paris, PUF, 1987. EWEN, S., Consciences sous influence, Paris, Aubier, 1983. FERRÉ, J.-L., L'Action humanitaire, Toulouse, Milan, 1995. GABORIT, P., L'Opinion publique et la communication des associations, Paris, La Documentation française, 1990. KOTLER, P., ROBERTO, E.-L., Social Marketing, New York, Free Press, 1989. 200
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