IL FAUT ARRÊTER D'ACCAPARER LES TERRES POUR PRODUIRE DES BIOCARBURANTS: GITPA
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Février 2013 IL FAUT ARRÊTER D’ACCAPARER LES TERRES POUR PRODUIRE DES BIOCARBURANTS: La politique européenne sur les biocarburants déplace les communautés et affame la planète Photo aérienne des terres accaparées par Addax Bioenergy pour sa plantation de canne à sucre en Sierra Leone. (Photo : Le Temps)
Z ainab Kamara est l’une de ces milliers cultures destinées aux biocarburants.6 Autrement dit, d’agriculteurs de Sierra Leone dont l’entreprise cela représenterait un phénomène d’accaparement de suisse Addax Bioenergy a pris les terres pour terres équivalent à 1096 fois le projet d’Addax Bioenergy établir une plantation de 10 000 hectares de canne à en Sierra Leone.7 sucre destinée à produire de l’éthanol pour le marché (Le tableau 1 fournit une liste de 292 cas européen. d’accaparement des terres qui touchent le monde entier « Aujourd’hui je n’ai pas de ferme. Les gens meurent et ont été rapportés entre 2002 et 2012, soit une super- de faim. Nous sommes obligés d’acheter du riz parce ÙDJF EF NJMMJPOT EmIFDUBSFT %BOT UPVT MFT DBT MFT que nous n’en cultivons plus, » explique t-elle.1 investisseurs avaient ouvertement annoncé leur intention En Guinée, le pays voisin, les paysans tentent de com- de produire des biocarburants.) prendre comment leur gouvernement a pu accepter de L’Europe est le moteur principal de l’accaparement des céder 700 000 hectares de leurs terres à une entreprise terres pour la production de biocarburants, parce qu’elle italienne qui veut cultiver du jatropha pour en faire du importe une grande partie des matières premières dont biodiesel.2 elle a besoin. C’est aussi en Europe que l’accroissement Sur un autre continent, au Brésil, les communautés de la demande devrait être le plus fort au cours des dix Guarani se battent pour leur survie contre des sociétés années à venir. qui convoitent leurs terres pour y produire de l’éthanol à Le mandat UE-27, une nouvelle proposition de la partir de canne à sucre.3 Même histoire en Indonésie où $PNNJTTJPO FVSPQÁFOOF ÙYF MmPCKFDUJG EF DPOTPN- les Malind et d’autres peuples autochtones de Papouasie mation de biocarburants à 40 Mtep (millions de tonnes Occidentale s’opposent désespérément à un projet qui d’équivalent pétrole) pour 2020. C’est pour fournir les transformerait leurs terres en plantations de canne à matières premières nécessaires à cette production que sucre et de palmiers à huile. Même histoire en Colombie les peuples des pays du Sud sont déplacés en masse et où des forces paramilitaires exercent de terribles pres- privés de leurs terres. sions sur les communautés afro-colombiennes pour leur Les entreprises et les gouvernements européens se GBJSFBCBOEPOOFSMFVSTUFSSFTBÙOEFMBJTTFSMBQMBDFBVY sont efforcés de faire face aux critiques en proposant plantations d’huile de palme.4 EJWFSTDSJUÀSFTQPVSEÁÙOJSEFTnCJPDBSCVSBOUTEVSBCMFTo On prévoit que la demande mondiale d’huile de palme Tout récemment, en octobre 2012, la Commission euro- s’élèvera à 172 milliards de litres d’ici 2020, alors qu’elle péenne a publié une proposition pour limiter la part des était de 81 milliards de litres en 2008.5 Au niveau de cultures alimentaires dans son objectif d’énergies renou- production actuel, cela voudrait dire convertir encore velables pour le domaine des transports. Selon cette 40 millions d’hectares de terres pour les consacrer aux proposition, les États doivent s’assurer que les biocar- burants issus de cultures alimentaires ne constituent pas plus de la moitié de l’objectif total de 10 pour cent;; le reste des biocarburants doit provenir de sources non 1. Entretien avec Joan Baxter à l’occasion de la alimentaires. Farmers’ Conference organisée par Green Scenery et Cependant, toutes les campagnes, les négociations et le Sierra Leone Right to Food Network, Freetown, avril les critiques n’ont guère réussi à modérer la hausse de 2012. la consommation de biocarburants en Europe. L’Union 2. Tommaso Ebhardt & Lauren van der Westhuizen, “Italian Investor’s Biofuel Project Sparks Kenyan Opposition,” Bloomberg, 4 August 2010: 6. Selon le PNUE, 35,7 millions ha ont été utilisés 3. Survival international, “US food giant Bunge pour la production de biocarburant en 2008. Le PNUE accused over biofuel ‘tainted with Indian blood’,” prévoir un chiffre légèrement supérieur de 80 millions 14 November 2012: http://farmlandgrab.org/post/ ha en 2020, soit une augmentation de 44,3 millions view/21314 d’ha par rapport à 2008. Certaines études vont jusqu’à 4. Down To Earth Indonesia, “The Land of Papua: 116 millions ha en 2020, voire 1 668 millions ha d’ici A continuing struggle for land and livelihoods,” 2050. Voir le rapport du PNUE : “Vers la production 16 November 2011: http://farmlandgrab.org/post/ et l’utilisation durables des ressources : évaluation view/19725. Jane Monahan , “Afro-Colombians fight des biocarburants,” 2009: http://www.unep.org/pdf/ biodiesel producers,” BBC, 21 December 2008: http:// Assessing_Biofuels_French.pdf news.bbc.co.uk/2/hi/business/7784117.stm 7. Le projet d’Addax est censé produire annuellement 5. OECD: http://stats.oecd.org/viewhtml.aspx?QueryId 83 millions de litres d’éthanol destinés à l’exportation =36348&vh=0000&vf=0&l&il=blank&lang=en sur une superficie de 10 000 ha. 2
Plantation de canne à sucre à Cuyotenango, Guatemala. (Photo : Richard Perry/The New York Times) européenne (UE) n’a fait que quelques gestes symbol- biocarburants) que pour l’alimentation, pour remplacer iques pour masquer d’une couche de vert la brutalité de les oléagineux européens détournés pour produire des l’accaparement des terres que provoque cette consom- biocarburants. En 2008, l’UE a importé près de 41 pour mation partout dans le monde. cent de ses besoins en matières premières nécessaires à la fabrication des biocarburants.9 L’Europe continue à La dernière proposition de la Commission europée- nne stipule que d’ici 2020, les biocarburants issus de s’emparer des terres cultures alimentaires devront constituer cinq pour cent de la consommation européenne de carburants desti- pour produire ses nés aux transports.10 Compte tenu de la hausse géné- rale des carburants destinés aux transports attendue en biocarburants Europe, cela correspondra à 21 Mtep de biocarburants, dont la plus grande partie sera constituée de biodiesel %BOT MmVOJWFST EFT CJPDBSCVSBOUT MFT USPJT NBSDIÁT importants sont les États-Unis, l’UE et le Brésil. À eux trois, ils représentent 80 pour cent de la consommation 9. Ces calculs sont fondés sur les données contenues mondiale de biocarburants et cette réalité n’est pas près dans “Les semences de la faim – La politique de sout- de changer.8 (voir Encadré 1) ien de l’Europe aux agrocarburants : vers un scénario Parmi ces trois marchés, l’UE est le seul qui dépend très catastrophe,” septembre 2012: http://www.oxfam. largement des importations, tant pour la matière premi- org/fr/cultivons/policy/les-semences-de-la-faim ère (les cultures qui seront utilisées pour la production de 10. Ce chiffre pourrait dépasser les 5%. La proposition de la Commission ne concerne que ce que les États- 8. OECD-FAO, Perspectives agricoles 2011-2020: membres peuvent inclure dans la cible de 10 % mais http://www.oecd.org/site/oecd-faoagriculturaloutlook/ ne fixe pas de plafond pour une production ou une biocarburants-perspectivesagricolesdelocdeetdela- consommation de biocarburants à base de cultures fao2011-2020.htm alimentaires. 3
Au-delà des trois grands Encadré 1 En plus de ceux qui concernent l’UE, le Brésil et les États-Unis, il existe actuellement des mandats dans au moins 27 pays différents (voir le tableau 2: Mandats pour les biocarburants dans le monde). Si ces mandats étaient mis en application, le marché mondial des biocarburants atteindrait, selon Biofuels Digest, 227 milli- ards de litres en 2020, une augmentation conséquente par rapport aux prévisions de 172 milliards de litres de l’OCDE. Les mandats étaient une réponse politique à une combinaison de facteurs: des prix pétroliers élevés, des investisseurs étrangers prêts à investir et des espérances insensées concernant des plantes comme le jatropha. Mais la justification politique et économique de la promotion des biocarburants, qui n’a jamais été très solide, est devenue encore plus fragile et pour la plupart des gouvernements du Sud, les mesures visant à encourager la consommation nationale de biocarburants n’existent que sur le papier; et la situation n’est pas près de changer. Le ministre thaïlandais des Affaires étrangères a dit ouvertement à ses homologues des États du Golfe que son pays, pourtant l’un des grands producteurs de biocarburants émergents, lais- serait tomber les biocarburants si ses partenaires exportateurs de pétrole « l’aidaient à assurer la stabilité et l’accessibilité des prix de l’énergie. »1 Il existe toutefois un second niveau de producteurs de biocarburants importants, dont la production nationale dépasse ou devrait éventuellement dépasser le milliard de litres par an. Il s’agit de l’Argentine, du Canada, de la Chine, la Colombie, l’Inde, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines et la Thaïlande, dont l’ensemble constitue 18 pour cent du marché mondial des biocarburants. Certains de ces pays, en particulier l’Argentine, l’Indonésie et la Malaisie, produisent à la fois pour leur pro- pre marché intérieur et pour l’exportation. Mais leur capacité à exporter des biocarburants plutôt que des cul- tures destinées à la production de biocarburants, restera limitée parce que la politique des grands marchés (UE, États-Unis et Brésil) est de fabriquer les biocarburants sur le territoire national et de permettre ainsi aux multinationales de garder la mainmise sur les ressources nationales aussi bien que les ressources importées. (voir Encadré 3) Les grands marchés potentiels, la Chine et l’Inde, sont limités par leurs préoccupations de sécurité alimen- taire. La Chine a interdit de poursuivre la construction d’usines d’éthanol utilisant des céréales et est en train d’explorer les possibilités de développer des cultures non céréalières sur des terres marginales, sans grand succès jusqu’à présent. L’Inde s’abstient également de toucher à sa production de céréales. Les objectifs nationaux de production d’éthanol se concentrent sur la canne à sucre, tandis que les objectifs de production de biodiesel s’appuient sur le jatropha, mais ces deux types de tentative n’ont permis qu’une production vrai- ment très limitée. Au vu de la situation, les entreprises des deux pays ont été encouragées à aller chercher à l’étranger des possibilités de production de biocarburants. L’une des principales entreprises chinoises impliquées dans le développement de la production de bio- carburants hors de son territoire est le China National Complete Import and Export Corporation Group (COMPLANT). Ce groupe a fonctionné comme bureau d’aide étrangère pour la Chine jusqu’en 1993. S’il négo- cie aujourd’hui à la bourse de Shenzhen, son actionnaire majoritaire reste la State Development & Investment Corporation, la plus grande holding d’investissement chinoise appartenant à l’État. En 2010, une filiale de COMPLANT, Hua Lien International, a annoncé son intention d’établir avec COMPLANT et le Fonds de développement Chine-Afrique (5 milliards de dollars US) une société en par- ticipation, afin de mettre en place des projets de production d’éthanol dans divers pays africains. Les trois entreprises prévoient de lancer leur joint venture au Bénin et d’étendre leurs activités à d’autres pays dans les années à venir. La nouvelle société s’appuiera sur les nombreux investissements réalisés récemment par COMPLANT dans la production de canne à sucre et de manioc: une plantation de 18 000 ha en Jamaïque, un projet de 4 800 ha de canne à sucre et de manioc au Bénin, une plantation de 1 320 ha de canne à sucre 1. Statement of ACD Coordinator by His Excellency Mr. Surapong Tovichakchaikul, Minister of Foreign Affairs of the Kingdom of Thailand, at the Asia Cooperation Dialogue Ministerial Meeting, Kuwait City, 14 October 2012: http://www.mfa.go.th/main/en/media- center/14/28431-Statement-of-ACD-Coordinator-by-H.E.Mr.-Surapong-T.html 4
avec sa sucrerie en Sierra Leone (COMPLANT a aussi déclaré en 2006 son intention d’étendre ses terres sur 8 100 ha pour se lancer dans la production de manioc), et une société en participation avec Kenana Sugar au Soudan le long du Nil blanc, qui est censée produire le chiffre énorme de 500 000 tonnes de sucre et d’éthanol par an. À Madagascar, COMPLANT gère la sucrerie SUCOMA depuis 1997 et en 2008, dans le cadre d’un contrat de gestion sur vingt ans, il a pris la direction de la raffinerie de sucre SUCOCOMA apparte- nant à l’État, ce qui lui donne tout contrôle sur une superficie de 10 000 ha pour y produire de la canne à sucre. COMPLANT et la Banque chinoise de développement participent aussi à la construction d’une grande raffinerie de sucre et d’une plantation très controversées dans la région nord-est de l’Afar en Éthiopie. à base d’oléagineux ou d’huile de palme.11 Les cultures alimentaires en 2020, il faudrait créer une douzaine de d’oléagineux servant à fabriquer le biodiesel en Europe OPVWFMMFTFOUSFQSJTFTEFMBUBJMMFEF4JNF%BSCZ12 ont un rendement situé entre 0,8 et 1,2 tep par hectare. Le palmier à huile ne pousse que dans les zones tropi- Si l’on prend une moyenne de 1 tep par hectare, cela sig- cales proches de l’Équateur, ce qui limite grandement les OJÙFSBJURVFMm6&EFWSBJUDPOTBDSFSNJMMJPOTEmIFDUBSFT possibilités d’expansion.13 L’Indonésie continue à offrir à la production des biocarburants pour pouvoir satisfaire les meilleures possibilités d’expansion, mais les deux la demande prévue pour 2020 aux taux de rendement tiers des nouvelles plantations sont arrachées aux forêts BDUVFMT$FTFSBJUQSBUJRVFNFOUMFEPVCMFEFMBTVQFSÙDJF tropicales. totale occupée par les oléagineux en Europe en 2012, Plus récemment, les forêts et les terres agricoles ou encore l’équivalent de la totalité des terres arables d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest ont attiré les d’Italie ajoutées à celles d’Espagne. DPOWPJUJTFTEFTQMBOUFVST4JNF%BSCZQPVSTVJUMFEÁWFM- Il ne fait aucun doute que l’UE devra aller chercher oppement de ses plantations sur une énorme concession ailleurs une proportion croissante de ses biocarburants obtenue au Liberia, ce qui va déplacer des milliers de per- pour pouvoir atteindre ses objectifs. sonnes et les priver de leurs terres et de leurs ressources en eau. Quinze mille personnes ont déjà été affectées Des plantations, des par l’opération initiale de déboisage de 10 000 ha14 et les communautés locales ont juré d’empêcher l’entreprise plantations et encore d’accéder à leurs terres.15 %BOT MFT KVOHMFT EV (BCPO MmFOUSFQSJTF TJOHBQPVSJ- des plantations enne Olam prévoit de consacrer 236 millions de dollars US au déboisage de 50 000 ha de forêt pour y établir une L’huile de palme bon marché est la solution de rem- plantation de palmiers à huile au cœur d’une concession placement la plus évidente. Sous les tropiques, les plan- accordée par le gouvernement.16 tations de palmiers à huile produisent quatre fois plus Le mandat européen de 2020 sur les cinq pour cent de biodiesel par hectare que les oléagineux européens. 6OFTVQFSÙDJFEF NJMMJPOTEmIFDUBSFTEFQMBOUBUJPOT 12. Sime Darby avait 472 156 ha de plantations de EF QBMNJFST ¸ IVJMF TVGÙSBJU ¸ TBUJTGBJSF MB UPUBMJUÁ EF MB palmiers à huile bien établis en activité. Voir : http:// demande européenne de biodiesel à base de cultures ali- www.simedarby.com/Operational_Statistics.aspx mentaires à l’horizon de 2020. 13. UNEP, “Oil Palm Plantations,” 2011: www.unep. Toutefois, l’établissement de ces plantations n’est pas org/pdf/Dec_11_Palm_Plantations.pdf UºDIFBJTÁF&O.BMBJTJF 4ZNF%BSCZ MFQMVTHSPTQSP- 14. Les Amis de la Terre & Basta! “Huile de palme : ducteur mondial d’huile de palme, a passé des dizaines vivre ou conduire, il faut choisir. Etude de cas de Sime d’années à élargir la taille de ses plantations exploitées Darby au Liberia,” 2012: http://www.bastamag.net/ pour arriver à un total de 500 000 ha. Pour importer IMG/pdf/Rap_LiberiaFR.pdf assez d’huile de palme pour couvrir l’objectif européen 15. http://farmlandgrab.org/post/view/21381 de cinq pour cent de biofuels basés sur des cultures 16. Compte-rendu (en anglais) d’Olam à la RSPO (Table ronde pour l’huile de palme renouvelable) : 11. Final Energy Demand EU-25, Mtoe: Transport: http://www.rspo.org/_v2/file/Summary%20Report%20 1990- 273.6; 2000- 333.1; 2010- 388.6; 2020- 428.5; of%20Planning%20and%20Management%20 2030- 449.8 (Source PRIMES, ACE). Olam%20NPP.pdf 5
de biocarburants à base de cul- tures alimentaires susciterait une demande telle qu’elle nécessiterait la création d’au moins une centaine de plantations de palmiers à huile de la taille du projet Olam. L’autre grande culture importée dans l’UE pour y fabriquer des bio- carburants est le soja. Le plus gros de toute production supplémentaire pour 2020 viendrait le plus proba- blement d’Argentine et d’autres pays du Cône Sud de l’Amérique latine. Mais le rendement du soja est loin d’être aussi élevé que celui du palmier à huile: il n’est que de Le jatropha n’a pas été à la hauteur des espoirs insensés qu’il avait 0,31 tep de biodiesel par hectare.17 suscités, mais les biocarburants de 2è et 3è générations sont encore Il faudrait, pour remplir l’objectif loin d’être au point. (Photo : CIFOR) européen des cinq pour cent de biocarburants à base de cultures alimentaires en 2020 en n’utilisant que du soja, planter quelque 70 millions Une nouvelle vie d’hectares en Amérique latine. Or, le Brésil a lui aussi son propre mandat 2014 concernant les biocarburants, ce qui pour le jatropha implique de produire du soja sur 10 millions d’hectares.18 L’investissement dans la production de jatropha Pour avoir un élément de comparaison, il faut savoir a connu une forte phase d’expansion au milieu des que le Brésil et l’Argentine consacrent actuellement une années 2000. On le présentait comme une plante mira- TVQFSÙDJF EmFOWJSPO NJMMJPOT EmIFDUBSFT ¸ MB QSPEVD- cle pouvant être cultivée sur des terres marginales sans tion du soja. nécessiter beaucoup d’intrants et qui allait produire en Il ne faut pas oublier non plus la question des cinq pour abondance l’huile nécessaire à la fabrication des biocar- cent restants. Les nouvelles directives de la Commission burants. Nombre d’entreprises et de programmes gou- européenne stipulent qu’ils doivent provenir de cultures vernementaux furent alors lancés, mais il fallut rapide- non alimentaires.19 La plupart de ces options non alimen- ment regarder la réalité en face: cette plante était comme taires, cependant, sont encore très loin de pouvoir faire toutes les matières premières agricoles. Autrement dit, l’objet d’une production commerciale à grande échelle et QPVSPCUFOJSEFTSFOEFNFOUTÁMFWÁT TVGÙTBOUTBVNPJOT ont peu de chances d’être prêtes d’ici 2020 (voir Encadré pour rentabiliser les grands projets, elle avait besoin de 2). L’une des rares options économiquement viables qui beaucoup d’eau, de sols corrects et d’une bonne quan- 20 pourrait satisfaire les besoins de la directive de l’UE est tité d’engrais. le jatropha. En décembre 2012, on comptait plus de 130 cas d’accaparement de terres liés à la production de jatropha, ce qui représentait plus de neuf millions d’hectares dans le monde (voir le tableau 3: L’accaparement des terres lié 17. Données du Brésil Brazil. See: David M. Lapola et à la culture du jatropha, 2002-2012). al., “Indirect land-use changes can overcome carbon Il semblait peu probable que beaucoup de ces pro- savings from biofuels in Brazil,” PNAS, January 2010: jets soient réalisables un jour. Mais la nouvelle proposi- http://www.pnas.org/content/107/8/3388.full tion de la Commission européenne pourrait bien changer 18. David M. Lapola et al., “Indirect land-use changes la donne en ouvrant un immense nouveau marché pour can overcome carbon savings from biofuels in Brazil,” les biocarburants issus de cultures non alimentaires, ce PNAS, January 2010: http://www.pnas.org/con- qui permettrait au jatropha de ne pas avoir à faire face à tent/107/8/3388.full 19. Les États-membres ne peuvent pas incorporer plus de 5 % de biocarburants ou de liquides issus 20. NPR, “How A Biofuel Dream Called Jatropha Came de “céréales, d’autres cultures riches en amidon , de Crashing Down,” 21 August 2012: http://m.npr.org/ sucres ou d’oléagineux”. news/Science/159391553 6
Pas d’alternative en vue pour les biocarburants Encadré 2 de première génération Les biocarburants devaient en principe contribuer à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) provenant des transports et cette justification fait partie intégrante de nombreux mandats. Jusqu’à présent toutefois, cela ne s’est pas vérifié. Les réductions de GES permises par la première génération de biocarbu- rants disparaissent quand on tient compte des changes indirects d’affectation des terres liés à la production des cultures destinées aux biocarburants.1 L’espoir que les biocarburants puissent réellement contribuer à réduire les émissions de GES repose désormais sur le développement des biocarburants de deuxième et troisième générations qui présenteront un bilan carbone plus neutre et ne seront pas en concurrence pour les terres avec les cultures alimentaires. L’UE et les États-Unis ont introduit dans leur politique sur les biocarburants diverses incitations et subventions qui sont censées stimuler le développement de ces biocarburants dits avancés. L’éthanol cellulosique fabriqué à partir d’herbe, de copeaux de bois ou de paille, devait être le pre- mier biocarburant avancé disponible. Mais les entreprises n’ont pas réussi à trouver de moyen efficace et rentable de casser la cellulose qui permette une production à grande échelle. L’Agence de protection de l’environnement (EPA) américaine a par conséquent été obligée à plusieurs reprises de déroger à son mandat pour l’utilisation d’éthanol cellulosique (1,9 milliard de litres en 2012 et près de 4 milliards en 2013) par manque d’approvisionnement. Signe des temps probablement, British Petroleum (BP) a annulé en octobre 2012 ses plans de construction de ce qui devait être la plus grande usine d’éthanol cellulosique du monde.2 Les entre- prises américaines préfèrent se tourner vers les importations de sucre du Brésil, puisque ce dernier rentre dans la catégorie des « biocarburants avancés » selon la législation américaine. Actuellement, le seul succès allant dans le sens d’une production commerciale de biocarburants est la technique connue sous le nom d’hydrotraitement des lipides qui produit du diesel et du kérosène. Mais les usines qui appliquent cette technique dépendent des graisses animales, ce qui présenterait des contraintes d’approvisionnement majeures si l’échelle de la production devait augmenter. Ces usines utilisent également de l’huile de palme, ce qui nous ramène aux problèmes des biocarburants de première génération. Plusieurs grandes usines de biobutanol, un autre « biocarburant avancé », sont prêtes à entrer en activité, mais elles aussi sont dépendantes de cultures nécessaires aux biocarburants de première génération, comme les céréales.3 D’autres alternatives comme les microalgues ont encore besoin de tests et restent bien trop chères pour arriver à une production commerciale d’ici 2020.4 Dans un avenir proche, les grands marchés de biocarburants vont donc continuer à s’approvisionner en carburants de première génération. Pour une réduction des émissions de GES minime, voire inexistante, le monde s’achemine vers toutes sortes de problèmes pour les ressources alimentaires et les communautés rurales. 1. PNUE : “Vers la production et l’utilisation durables des ressources : évaluation des biocarburants,” 2009: http://www.unep.org/pdf/ Assessing_Biofuels_French.pdf 2. Kevin Bullis, “BP Plant Cancellation Darkens Cellulosic Ethanol’s Future,” MIT Technology Review, 2 November 2012: http://www. technologyreview.com/news/506666/bp-plant-cancellation-darkens-cellulosic-ethanols-future/ 3. Tristan Brown, “Summer 2012 State Of The Advanced Biofuels Industry: Hydrocarbons Lead The Way,” Seeking Alpha, 13 August 2012: http://seekingalpha.com/article/803911-summer-2012-state-of-the-advanced-biofuels-industry-hydrocarbons-lead-the-way 4. IEA Bioenergy Task 40 Sustainable International Bioenergy Trade, “The potential role of biofuels in commercial air tranport- biojet- fuel,” September 2012: www.bioenergytrade.org 7
Le transport de grains de palmiers à huile en Indonésie. (Photo: CIFOR) la concurrence d’alternatives plus productives comme le Les pertes pour les populations risquent d’aller bien palmier à huile. au-delà de la perte de leurs terres. Le jatropha a en effet Combien de terres faudrait-il donc pour respecter la besoin, pour produire un rendement élevé, de beaucoup moitié du mandat que l’Europe réserve pour 2020 aux d’eau. Selon les études disponibles, le jatropha nécessite DVMUVSFT OPO BMJNFOUBJSFT *M FTU EJGÙDJMF EF EPOOFS EFT entre 3 213 et 778 025 litres d’eau pour produire un litre chiffres précis, car le rendement du jatropha varie consi- de biodiesel. Par comparaison, il faut environ 1 000 litres dérablement selon les conditions de culture. Mais si nous d’eau pour produire un kilo de blé.22 prenons les données du Brésil où le jatropha est cultivé Pour ces communautés qui ont perdu leurs terres et dans des plantations exploitées et obtient un rendement leur accès à l’eau parce que leurs terres étaient con- relativement élevé (1,01 tep/ha de biodiesel), il faudrait voitées pour produire des biocarburants, savoir que ces 21 millions d’hectares.21 Et ce chiffre pourrait aisément terres seront consacrées à des cultures non alimentaires doubler si la production est étendue à des terres moins comme le jatropha ou à des cultures alimentaires comme fertiles, comme l’envisagent les promoteurs du jatropha. le soja ne fait aucune différence. Au cours des six dernières années, la vague Pas de place pour les bio- d’accaparement des terres pour la culture du jatropha a été proprement scandaleuse, en particulier en Afrique: carburants « durables » 235 000 ha au Ghana, 700 000 ha en Guinée, 550 000 ha au Kenya et la liste est loin d’être complète (voir le tab- leau 3). Les propositions de la Commission européenne %FWBOUMBNPOUÁFEFTDSJUJRVFTDPODFSOBOUMFTCJPDBS- pourraient facilement provoquer une deuxième vague burants, la Commission européenne et les producteurs d’accaparement de la même ampleur;; les effets sur le de biocarburants européens font semblant de réguler terrain pourraient également s’aggraver à mesure que les le marché et tentent de déguiser les biocarburants en nouveaux projets passent en phase de production. produits « durables ». Selon la directive européenne, les 21. David M. Lapola et al., “Indirect land-use changes 22. IEA Bioenergy Task 40 Sustainable International can overcome carbon savings from biofuels in Brazil,” Bioenergy Trade, “The potential role of biofuels in PNAS, January 2010: http://www.pnas.org/con- commercial air transport- biojetfuel,” September 2012: tent/107/8/3388.full www.bioenergytrade.org 8
Au Guatemala, les plantations destinées aux biocarburants consacrent à l’irrigation une bonne partie des ressources en eau disponibles. (Photo : Richard Perry/The New York Times) biocarburants doivent respecter les critères de durabilité la fabrication de biocarburants.24 L’une des études sur approuvés par la Commission pour pouvoir contribuer les changements indirects d’affectation des sols dus aux aux objectifs nationaux obligatoires d’énergies renouve- biocarburants est parvenue à la conclusion que les objec- lables ou pour obtenir le soutien des gouvernements. tifs de biocarburants de l’UE auraient pour résultat de À ce jour, la Commission européenne a approuvé 12 convertir jusqu’à sept millions d’hectares d’écosystèmes projets volontaires venant d’organismes tels que la Table naturels en terrains agricoles.25 ronde sur le soja responsable et la Table ronde sur l’huile de palme durable, deux organismes dominés par les grandes entreprises et qui consacrent tous leurs efforts 24. La Commission européenne est toutefois obligée à l’expansion de la monoculture du soja et du palmier à de faire son rapport tous les deux ans sur la durabilité huile.23 Ceci montre bien les limites des critères de dura- de ses politiques en matière de biocarburants, à partir bilité. Les directives de la Commission européenne ne des effets déjà observés. Voir : Anders Dahlbeck, avril tiennent aucun compte des effets sociaux;; quant aux 2005 : “Pourquoi l’Europe doit abandonner sa poli- effets environnementaux, seuls les changements directs tique en faveur des agrocarburants industriels,” d’affectation des sols, comme le déboisage, sont pris http://www.peuples-solidaires.org/wp-content/ en considération, mais pas les changements indirects uploads/2012/05/Le-plein-d-idees-contre-la-faim.pdf dans les cas où les terres agricoles et l’accès à l’eau 25. FOEI, Greenpeace, Bird Life International, etc. sont affectés par la production de cultures destinées à “Conduite à risques: L’impact des plans européens en matière d’agrocarburants sur les émissions de CO2 et les terres”, novembre 2010: http://www.rac-f.org/IMG/ 23. http://ec.europa.eu/energy/renewables/biofuels/ pdf/Conduite_a_risquesBD.pdf sustainability_schemes_fr.htm 9
Malgré tous les rapports et études mandatés par la coopération et le développement économiques) appel- Commission elle-même et qui montrent l’importance MFOUBVKPVSEmIVJ¸NFUUSFÙOBVYSÁHMFNFOUBUJPOTDPO- des changements indirects d’affectation des sols pour nues sous le nom de mandats - imposant d’incorporer comprendre l’impact des biocarburants, la Commission un certain pourcentage de biocarburants dans les car- a décidé d’exclure les changements indirects de sa prop- burants destinés aux transports. Certains poids-lourds osition d’octobre 2012 et de repousser toute prise de de l’industrie alimentaire eux-mêmes, qui doivent faire décision jusqu’à 2017, date à laquelle elle promet d’avoir face à la concurrence des producteurs de biocarburants, ÁUVEJÁMFTQSFVWFTTDJFOUJÙRVFT26 partagent cet avis. Le débat sur la « durabilité » ne doit pas masquer la « [L’utilisation des biocarburants] partait d’une bonne réalité: il est tout simplement impossible de dévelop- intention à, mais une fois mieux informés, il faut être QFS TVGÙTBNNFOU EF DVMUVSFT EFTUJOÁFT ¸ QSPEVJSF EFT DPIÁSFOUT B EÁDMBSÁ 1BVM #VMDLF MF 1%( EF /FTUMÁ biocarburants sans déplacer des communautés, sans « Ce que nous disons, c’est pas de nourriture pour des restreindre la production alimentaire et sans massacrer carburants. » des forêts. Coller l’étiquette « durable » sur certaines des Selon les estimations les plus sérieuses, la demande ressources utilisées ne changera rien à l’équation. alimentaire aura augmenté de 70 à 100 pour cent d’ici 2050.27 Et les conditions dans lesquelles le monde va Donner la priorité au car- devoir faire face à cette demande seront beaucoup plus EJGÙDJMFT-BTVQFSÙDJFEFTUFSSFTBSBCMFTBEÁK¸EJNJOVÁ burant sur la nourriture de 0,41 à 0,21 hectare par habitant depuis 1960 et ces terres sont de plus en plus dégradées;; quelque 25 pour 0VUSF MmBDDBQBSFNFOU EFT UFSSFT MB ÚBNCÁF EF MB cent des terres agricoles dans le monde sont aujourd’hui demande en biocarburants a eu une autre conséquence considérées comme sévèrement dégradées. Le change- grave qui a suscité davantage d’attention, à savoir son ment climatique fera encore empirer les choses, faisant impact sur les prix alimentaires. Les biocarburants con- passer la totalité des zones « touchées par des sécher- somment plus du tiers de la production de céréales sec- esses extrêmes// touchées par la sécheresse » de ondaires des États-Unis, le premier exportateur mondial, 15,4 pour cent des terres actuellement cultivées dans le et 80 pour cent de la production d’oléagineux de l’UE, monde à 44 pour cent d’ici 2100. le plus gros importateur mondial. C’est ce qui explique *M EFWJFOESB ÁHBMFNFOU EJGÙDJMF EmBVHNFOUFS MFT SFO- en partie pourquoi les stocks mondiaux de céréales et EFNFOUTTVSMFTUFSSFTEJTQPOJCMFT-B'"0BGÙSNFRVF d’oléagineux n’ont jamais été si bas. L’organisation des l’accroissement qu’a connu le monde jusqu’ici dans la Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a production agricole n’est pas soutenable et elle prédit RVBMJÙÁMFTCJPDBSCVSBOUTEFTPVSDFMBQMVTJNQPSUBOUF que la croissance ralentira d’un tiers dans les dix années de nouvelle demande de produits agricoles ces dern- ¸ WFOJS %mBVUSFT ÁUVEFT TVHHÀSFOU RVmBWFD MF DIBOHF- ières années » et déclaré qu’il constituaient un nouveau ment climatique, la production agricole mondiale pourrait « paramètre du marché qui affecte le prix de toutes les baisser de façon dramatique, de 15 à 25 pour cent!28 céréales. » L’eau est également un problème majeur. L’agriculture 'BDF ¸ DFUUF OPVWFMMF ÚBNCÁF EFT QSJY BMJNFO- est responsable de 70 pour cent de la consommation taires, des experts appartenant à des agences de haut d’eau mondiale. Mais l’épuisement des ressources hydr- OJWFBVDPNNFMB'"0PVMm0$%& Mm0SHBOJTBUJPOQPVSMB iques et la concurrence des autres utilisations, l’industrie et l’urbanisation par exemple, réduiront la part de l’agriculture dans cette consommation: l’agriculture ne 26. Les producteurs sont obligés de rapporter devrait plus représenter que 45 pour cent du total d’ici les émissions liées aux changements indirects d’affectation des sols, mais les chiffres des émissions ne sont pas pris en compte pour déterminer si telle 27. Potsdam Institute for Climate Impact Research ou telle matière première destinée aux biocarburants and Climate Analytics, “Turn Down the Heat: Why a satisfait aux critères de durabilité de la Commission. 4°C Warmer World Must be Avoided”, a report for the La principale étude d’évaluation d’impact mandatée World Bank, November 2012. par l’UE sur les effets des changements indirects 28. Voir l’article de GRAIN, “Le système alimentaire d’affectation des sols dus aux biocarburants se trouve international et la crise climatique,” octobre 2009: ici : http://ec.europa.eu/energy/renewables/biofuels/ http://www.grain.org/fr/article/entries/790-le-systeme- land_use_change_fr.htm alimentaire-international-et-la-crise-climatique 10
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