LA DÉNAZIFICATION DES FONCTIONNAIRES - MARIE-BÉNÉDICTE VINCENT
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La dénazification des fonctionnaires en Allemagne de l’Ouest
Marie-Bénédicte VINCENT La dénazification des fonctionnaires en Allemagne de l’Ouest Épuration et réintégration 1945‑1974 CNRS ÉDITIONS 15, rue Malebranche – 75005 Paris
© CNRS Éditions, Paris, 2022 ISBN : 978-2-271-14025-8
Table des sigles AG Amtsgericht (Tribunal de district) BBG Bundesbeamtengesetz (Loi fédérale sur les fonctionnaires) BdL Bank deutscher Länder (Banque des Länder allemands) BDM Bund Deutscher Mädel (Fédération des jeunes filles allemandes) BDO Bundesdisziplinarordnung (Ordonnance disciplinaire fédérale) BMI Bundesministerium des Innern (Ministère fédéral de l’Intérieur) BVerfG Bundesverfassungsgericht (Tribunal constitutionnel fédéral) BVerwG Bundesverwaltungsgericht (Tribunal administratif fédéral) CDU Christlich-Demokratische Union Deutschlands (Union démocrate-chrétienne d’Allemagne) CSU Christlich-Soziale Union (Union chrétienne-sociale) DAF Deutsche Arbeitsfront (Front du travail allemand) DBB Deutscher Beamtenbund (Fédération allemande des fonctionnaires) DBG Deutsches Beamtengesetz (Loi sur les fonctionnaires allemands) DDP Deutsche Demokratische Partei (Parti démocrate allemand) DGB Deutscher Gewerkschaftsbund (Fédération syndicale allemande) DM Deutsche Mark DNVP Deutschnationale Volkspartei (Parti du peuple national- allemand) DP Deutsche Partei (Parti allemand) DPs Displaced Persons (Personnes déplacées) DVP Deutsche Volkspartei (Parti du peuple allemand) EKD Evangelische Kirche in Deutschland (Église protestante en Allemagne) FDP Freie demokratische Partei (Parti libéral-démocrate) GG Grundgesetz (Loi fondamentale) G 131 Gesetz zur Regelung der Rechtsverhältnisse der unter Artikel 131 des Grundgesetzes fallenden Personen (Loi
8 La dénazification des fonctionnaires réglementant la situation juridique des personnes relevant de l’article 131 de la Loi fondamentale) HIAG Hilfsgemeinschaft auf Gegenseitigkeit der ehemaligen Angehörigen der Waffen-SS (Communauté d’entraide mutuelle des anciens de la Waffen-SS) HvS Hauptverwaltung des Seeverkehrs (Administration prin- cipale du trafic maritime) IfZ Institut für Zeitgeschichte (Institut d’histoire du temps présent) KPD Kommunistische Partei Deutschlands (Parti communiste d’Allemagne) LG Landgericht (Tribunal de région) NSDAP Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (Parti national-socialiste des travailleurs allemands) NSV Nationalsozialistische Volkswohlfahrt (Organisation national-socialiste de secours populaire) OLG Oberlandesgericht (Tribunal d’appel) RAD Reichsarbeitsdienst (Service du travail du Reich) RDB Reichsbund der deutschen Beamten (Fédération des fonc- tionnaires allemands du Reich) RLB Reichsluftschutzbund (Fédération de défense aérienne du Reich) RM Reichsmark RSHA Reichssicherheitshauptamt (Office principal de sécurité du Reich) SA Sturmabteilung (Section d’assaut) SD Sicherheitsdienst (Service de sécurité du parti nazi et de la SS) SED Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (Parti socialiste unifié d’Allemagne) SPD Sozialdemokratische Partei Deutschlands (Parti social- démocrate d’Allemagne) SS Schutzstaffel (Escouade de protection) SRP Sozialistische Reichspartei (Parti socialiste du Reich) USPD Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands VGH Volksgerichtshof (Tribunal du peuple) VVN Vereinigung der Verfolgten des Naziregimes (Association des persécutés du régime nazi)
Remerciements Ce livre est issu d’un mémoire inédit d’habilitation à diriger des recherches en histoire contemporaine soutenue en septembre 2016 à l’université Paris-Sorbonne. Mes remerciements vont À Rainer Hudemann, garant scientifique de cette HDR, Au CNRS, qui m’a octroyé un an de délégation à l’Institut d’his- toire moderne et contemporaine (UMR 8066), À Christophe Charle, Hélène Miard-Delacroix, Jean Solchany, Olivier Wieviorka et Andreas Wirsching, membres du jury d’HDR, qui par leurs remarques et leurs suggestions ont contribué à l’amélioration de ce manuscrit, À Maurice Poulet qui, le premier à CNRS Éditions, lui a fait bon accueil, À Nathalie Lempereur pour sa relecture très attentive, ainsi qu’à Marc Vincent pour celle des épreuves.
Introduction Qui sont les 131er ? – « Pour autant que je sache, on a tiré dans le dos de Hans Meyer. C’est donc un assassinat. Mais j’en sais encore trop peu. Ça dépend de ce que dit Collini. Et s’il parle. » – « Et le mobile ? D’après les journaux, on ne sait rien du mobile. » Mattinger se tourna soudain vers Leinen et le fixa du regard. Ses yeux sont hypnotisants, songea Leinen. – « C’est exact, moi-même je n’en sais rien. Hans Meyer était un fort honnête homme. Je ne vois absolument pas pourquoi on aurait voulu l’assassiner. » – « Un honnête homme n’est-ce pas ? » Mattinger détourna son regard. « C’est rare. J’ai maintenant soixante-quatre ans et, de toute ma vie, je n’ai rencontré que deux honnêtes hommes. L’un est mort depuis dix ans, l’autre est moine dans un monastère français. Croyez-moi, Leinen, les gens ne sont pas noirs ou blancs… ils sont gris. » Ferdinand von Schirach, L’affaire Collini (20111) En 2011, le criminaliste Ferdinand von Schirach, né en 1964 et petit-fils de Baldur von Schirach (1907‑1974) – ancien dirigeant des Jeunesses hitlériennes puis gouverneur du Reich à Vienne à par- tir de 1940, condamné à 20 ans de prison par le Tribunal militaire international de Nuremberg en 1946 –, publie le roman Der Fall Collini. L’enquête policière vise à élucider le mobile de l’assassinat de Hans Meyer, un respectable industriel ouest-allemand. Le protago- niste, Leinen, est l’avocat commis d’office pour la défense de l’accusé, 1. Ferdinand von Schirach, Der Fall Collini, Munich, Piper Verlag, 2011 ; pour la trad. française : Paris, Gallimard, 2014, p. 64.
12 La dénazification des fonctionnaires qui est l’ouvrier italien Collini. Or Leinen se trouve être par hasard un proche de la victime, en tant qu’ami d’enfance de son petit-fils. L’enquête piétine jusqu’à ce que Leinen, réfléchissant sur l’arme du crime, ait l’idée de se rendre dans le centre d’archives de Ludwigsburg, l’ancienne Agence centrale en charge de la poursuite judiciaire des crimes nazis créée en 1958 (Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen zur Aufklärung national-sozialistischer Verbrechen). Il y découvre que Hans Meyer est un ancien SS, accusé de crimes de guerre durant l’oc- cupation de l’Italie, mais jamais poursuivi du fait de la prescription des « homicides » commis pendant la période nazie (le recul du délai de prescription à partir de 1965 ne concernant que les « meurtres »). Lors d’une audience spectaculaire, Leinen révèle au tribunal que Collini enfant a vu sa sœur violée et son père tué par les Allemands, en repré- sailles contre les actes de sabotage commis par les partisans italiens. Ce roman plonge le lecteur dans plusieurs problématiques qui sont au cœur de la recherche qui suit : d’abord le thème des « secondes carrières » et du silence sur le passé nazi qui permettent à des criminels de guerre de s’établir comme « honnêtes hommes » en République fédérale d’Allemagne (RFA2) ; ensuite, celui d’une épuration judiciaire ouest-allemande à retardement qui, après la phase de l’occupation alliée, est relancée à partir de 1958 et se prolonge jusqu’à nos jours, suscitant des débats politiques et de société comme celui portant sur la prescrip- tion des crimes commis pendant la période nazie ; enfin, la question de la mémoire du nazisme jusqu’au début du xxie siècle, tant dans les familles – quand la génération des petits-enfants veut faire la lumière sur le passé de ses aïeux – que dans la société allemande, qui accorde désormais une place centrale aux différentes catégories de victimes de la barbarie nazie et soutient une politique d’indemnisation de leurs descendants. Ces éléments montrent l’ampleur du chemin parcouru en Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le roman est paru en 2011, soit soixante ans après la promulga- tion, le 11 mai 1951, de la loi relative à l’article 131 de la Loi fonda- mentale de la RFA (G 131), qui accorde des droits et des pensions aux anciens fonctionnaires « professionnels » et soldats de métier ayant servi 2. L’abréviation RFA, pour République fédérale d’Allemagne, est utilisée dans ce livre conformément à un usage établi en France dans l’historiographie récente. Rappelons ici que l’abréviation BRD pour Bundesrepublik Deutschland n’était pas acceptée par cet État durant la période traitée dans ce travail : ce sigle était utilisé par la propagande de la République démocratique allemande (DDR), qui reven- diquait un statut international égal à celui de la République fédérale d’Allemagne.
Introduction 13 le régime nazi jusqu’au 8 mai 1945. Le livre a été traduit en français en 2014, vingt ans exactement après la loi fédérale de 1994 mettant fin à la législation sur les 131er. L’objet de l’enquête En 1996, l’historien allemand Norbert Frei écrivait : « Il n’existe pas d’histoire sociale des conséquences de la politique relative aux individus concernés par l’article 131 [de la Loi fondamentale], ni a fortiori d’histoire des expériences des structures transversales et des rapports de la fonction publique de l’après-guerre3. » De même en 1993, Curt Garner regrettait que « l’histoire sociale des membres des services publics dans les années 1950 soit à peine étudiée4 » et Arnold Sywottek qu’il manque « des études empiriques sur l’histoire des admi- nistrations après la guerre5 ». Le livre qui suit répond à ces injonctions : il est centré sur le groupe des 131er, ces fonctionnaires évincés de leur poste après la capitulation allemande de 1945, à qui l’article 1316 de la Loi fondamentale garantit en 1949 un statut juridique appelé à être précisé par une législation à venir. La loi fédérale annoncée dans l’article 131 est promulguée le 11 mai 1951. Elle constitue le premier 3. Norbert Frei, Vergangenheitspolitik. Die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-Vergangenheit, Munich, Beck, 1996, réed. 1997, p. 90, note 65. 4. Curt Garner, « Der öffentliche Dienst in den 1950er Jahren : politische Weichenstellungen und ihre sozialgeschichtlichen Folgen », in Axel Schildt, Arnold Sywottek (dir.), Modernisierung im Wiederaufbau. Die westdeutsche Gesellschaft der 1950er Jahre, Bonn, Dietz, 1993, p. 759‑790, en particulier p. 759. 5. Arnold Sywottek, « Politik und Verwaltung », in Axel Schildt, Arnold Sywottek (dir.), Modernisierung im Wiederaufbau, op. cit., p. 735‑744, en particulier p. 743. 6. « Une loi fédérale détermine la situation juridique des personnes, y compris les réfugiés et expulsés, qui, ayant été au service de la fonction publique au 8 mai 1945, ont quitté cette dernière pour des raisons indépendantes du droit de la fonction publique ou du droit des conventions collectives, et n’ont pas été jusqu’à présent réemployées, ou ne l’ont pas été dans des conditions correspondant à celles de leur ancienne position. Il en sera de même des personnes, y compris les réfugiés et expulsés, qui, à la date du 8 mai 1945, étaient titulaires d’un droit à pension de retraite et qui, pour des raisons autres que celles relevant du droit de la fonction publique ou du droit des conventions collectives, ne perçoivent plus de pension ou ne perçoivent plus de pension correspondant à leur ancienne situation. Jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi fédérale et, sauf disposition contraire du droit de Land, les demandes visant à faire valoir des droits dans ce domaine sont irrecevables. » § 131, Loi fondamen- tale de la République fédérale d’Allemagne (23 mai 1949), citation extraite de la Grundgesetz publiée sur le site internet du Deutscher Bundestag (consulté le 3 février 2016) : https://www.bundestag.de/grundgesetz [notre traduction].
14 La dénazification des fonctionnaires jalon d’une législation s’étalant sur plusieurs années qui garantit, sous certaines conditions, des droits aux fonctionnaires titulaires en poste sous le régime nazi après leur dénazification. Elle ouvre aussi la voie à un gigantesque contentieux, qui n’avait encore jamais été étudié. Ce contentieux illustre le poids des « fonctionnaires professionnels » (Berufsbeamten) et de la gestion de l’héritage du nazisme dans l’Alle- magne de l’Ouest d’après-guerre. C’est aussi un observatoire privilégié de situations individuelles permettant d’enquêter sur l’histoire sociale (et pas seulement juridique) des 131er. Comment définir ce groupe ? Qui inclut-il et qui exclut-il au fil des amendements successifs apportés à la loi de 1951 ? Quels sont les enjeux professionnels, économiques et sociaux soulevés par cette dyna- mique d’inclusion et d’exclusion d’ayants droit ? Quelles sont enfin les représentations associées aux 131er, tant chez les fonctionnaires (qu’il s’agisse des hiérarchies administratives ou des organisations syndicales et professionnelles), que dans la sphère parlementaire et l’opinion ouest- allemande ? Enfin, comment les 131er pèsent-ils dans la « politique du passé » de la RFA d’Adenauer à Willy Brandt et jouent-ils un rôle dans l’image que renvoie la nouvelle démocratie ouest-allemande aux Alliés et au monde ? Délimitations chronologique et géographique Ces nombreuses questions imposent de remonter au premier moment épuratoire, qui a lieu lors de l’occupation de l’Allemagne par les Alliés après la capitulation. C’est là que se situe aussi l’arrière-plan professionnel, social et économique de l’article 131, souvent masqué par les objectifs de dénazification fixés par les Alliés lors des Accords de Potsdam d’août 1945. Certes la dénazification est d’abord menée à des fins de démocratisation de l’Allemagne et pour assurer la sécurité des puissances d’occupation. Mais ces dimensions politiques, ainsi que les aspects géopolitiques (à savoir les divergences rapides entre les Alliés occidentaux d’une part et les Soviétiques d’autre part, entraînant une inefficacité du conseil de contrôle de Berlin et l’entrée dans la guerre froide) priment dans l’historiographie. La présente recherche ne les méconnaît pas, mais explore les dimensions administratives et profes- sionnelles de la dénazification. Ces interrogations imposent également d’étendre la durée de l’en- quête au-delà de la période du droit d’occupation (1945‑1955), afin de prendre en compte l’immense contentieux suscité par la dénazification
Introduction 15 administrative après les lois y mettant fin au début des années 1950. En effet, les conséquences professionnelles et plus largement sociales et éco- nomiques (avec l’enjeu des retraites et des pensions versées aux ayants droit) de cette législation se font sentir jusqu’au début des années 1970. Cette recherche s’arrête ainsi en 1974, à la fin du gouvernement de Willy Brandt : césure classique dans l’histoire de la RFA7, c’est aussi un tournant pour les 131er. En effet, les paramètres qui déterminent la gestion politique et financière de leur dossier sont alors modifiés, d’une part en raison du changement générationnel et de la transformation de la culture politique ouest-allemande depuis le milieu des années 1960, d’autre part de l’arrivée de la crise budgétaire consécutive au premier choc pétrolier. La RFA entre dans une nouvelle phase de son histoire, dans laquelle les fonctionnaires ayant été en poste sous le régime nazi ne peuvent plus se trouver au premier plan. De nombreuses voix cri- tiques se font entendre sur la gestion du passé. La démocratie ouest- allemande n’a plus les moyens ni la volonté politique de poursuivre le généreux processus de désépuration engagé dans les années 1950. Le rapport gouvernemental du 12 mars 1974 sur la fin de la législation concernant l’indemnisation et les conséquences de la guerre (Bericht über den Abschluss der Wiedergutmachungs- und Kriegsfolgengesetzgebung) clôt ainsi cette enquête, près de trente ans après la défaite de 1945. La dénazification comme épuration et désépuration L’objectif principal de ce livre est de saisir par quels processus poli- tiques, juridiques et professionnels de nombreux fonctionnaires ouest- allemands, en dépit d’un passé au service du régime nazi et parfois de compromissions dans sa politique de non-droit et dans ses crimes, ont pu être d’abord sanctionnés dans le cadre des politiques d’épuration menées par les Alliés au lendemain de la capitulation allemande puis réintégrés quelques années après dans les administrations ouest-allemandes. La thèse défendue ici est que la dénazification doit être envisagée comme un double processus d’épuration et de désépuration. Comment la déna- zification a-t-elle pu associer ces deux dimensions a priori contradictoires et, fait surprenant, de manière particulièrement précoce ? Ce faisant, ce travail renvoie au fameux thème de la « continuité » des élites en Allemagne de l’Ouest de part et d’autre de la césure de 7. En mai 1974, Willy Brandt démissionne du poste de chancelier fédéral qu’il occupait depuis septembre 1969.
16 La dénazification des fonctionnaires 1945, mais en l’élargissant au plan social puisque tous les fonction- naires ne font pas partie des élites administratives. Celles-ci peuvent être grosso modo circonscrites aux secrétaires d’État du Bund et des Länder, aux directeurs ministériels et des chancelleries, aux présidents et vice-présidents des autorités fédérales, et aux présidents des districts (Regierungspräsidenten) si l’on suit la définition d’Adolf Kimmel8. Sont étudiées ici des trajectoires d’agents de tous grades. De même, l’étude est transversale à l’ensemble des services publics ouest-allemands, sans viser pour autant l’exhaustivité : elle ne privilégie ni une branche admi- nistrative, ni une fonction, ni une région. Ce choix va à l’encontre de la tradition des monographies historiques bien ancrée en Allemagne et des travaux récemment menés sur l’histoire de la dénazification. Notre enquête procède toutefois par études de cas, qui s’insèrent dans un raisonnement général. En effet, nous ne souhaitions pas nous en tenir au constat, devenu banal aujourd’hui, d’une continuité du personnel administratif ouest- allemand après 1945. Celle-ci était déjà dénoncée par les contem- porains en RFA et encore plus en RDA et à l’étranger, même si ces critiques n’ont pas été concomitantes (en RDA, elles s’expriment dès les années 1950, en RFA, il faut attendre la fin des années 1960 en lien avec le mouvement étudiant de 1967‑1968 et les prises de parole des intellectuels de gauche). Compte tenu de l’historiographie déjà dense sur la continuité en RFA des personnels issus de la période nazie et des programmes collectifs de recherche en cours menés, dans le sillage de l’enquête sur le ministère des Affaires étrangères9, dans un grand nombre d’institutions publiques allemandes10, une énième 8. Soit au maximum 1 000 positions. Adolf Kimmel, « Die politisch-administrativen Eliten in Frankreich und Deutschland nach dem Zweiten Weltkrieg. Ein Essay », in Louis Dupeux, Rainer Hudemann, Franz Knipping (dir.), Eliten in Deutschland und Frankreich im 19. und 20. Jahrhundert. Strukturen und Beziehungen, vol. 2, Munich, Oldenbourg, 1996, p. 117‑123. 9. Eckart Conze, Norbert Frei, Peter Hayes, Moshe Zimmermann et al. (dir.), Das Amt und die Vergangenheit. Deutsche Diplomaten im Dritten Reich und in der Bundesrepublik, Munich, Blessing, 2010. Une présentation du débat suscité par le livre a été publiée par Christian Mentel en 2012 sur le site de la Bundeszentrale für die politische Bildung : « Die Debatte um “das Amt und die Vergangenheit” » : http//www.bpb.de 10. Un rapport d’étape de ces recherches a été rédigé par Christian Mentel et Niels Weise, Die zentralen deutschen Behörden und der Nationalsozialismus. Stand und Perspektiven der Forschung, herausgegeben von Frank Bösch, Martin Sabrow, Andreas Wirsching et publié en 2016 par l’Institut für Zeitgeschichte de Munich et
Introduction 17 étude située à un niveau macro-social et statistique aurait manqué de pertinence. La présente recherche est donc partie du désir de travailler autrement, c’est-à-dire de manière plus qualitative : nous avons procédé par sondages empiriques dans le contentieux pour pratiquer une histoire sociale de la dénazification, centrée volontairement sur « l’histoire de l’expérience » (Erfahrungsgeschichte) individuelle des 131er. Quel est notre objectif ? En nous intéressant aux « secondes car- rières » et aux droits accordés aux ex-fonctionnaires du régime nazi dans la démocratie ouest-allemande, nous entendons mettre au jour les mécanismes qui les ont rendues possibles. En somme, notre ambition a été de « déconstruire » la continuité administrative précédemment évoquée, afin de saisir les processus juridiques et législatifs d’une part, politiques et sociaux d’autre part, qui la rendent légale et même sou- haitable in fine aux yeux des Alliés occidentaux comme des acteurs concernés. Nous nous sommes donc penchée sur les conséquences professionnelles et plus largement sociales des lois mettant fin à la déna- zification dans les Länder à partir de 1950, des lois fédérales relatives à l’article 131 à partir de 1951, mais aussi des lois d’amnistie de 1949 et 1954 et des principales lois fédérales concernant les fonctionnaires (loi disciplinaire de 1952, loi de 1953, loi-cadre de 1957). Nous avons étudié comment ces législations créent, au sein des administrations, des dispositifs de clémence permettant le retour des « anciens » après une période d’éviction imposée par les Alliés. Pour comprendre comment la majorité des fonctionnaires pro- fitaient de tels dispositifs, nous avons privilégié une approche par les trajectoires. Nous avons donc étudié des parcours de réintégration de plusieurs ensembles de fonctionnaires, qui avaient traversé le régime nazi, puis l’occupation et la dénazification et ensuite bénéficié du large mouvement de désépuration des années 1950. La discontinuité de ces trajectoires permet de réfléchir à la manière dont s’élabore la « conti- nuité » du personnel administratif, qui est loin d’aller de soi au moment de la capitulation. Cette « continuité » n’est pas donnée en 1945 : elle est bel et bien construite par les acteurs et tolérée, sinon voulue, par les le Zentrum für Zeithistorische Forschung de Potsdam : http://www.ifz-muenchen. de. On peut citer aussi : Manuel Becker, Christoph Studt (ed.), Die Ämter und ihre Vergangenheit im « Dritten Reich »: « Horte des Widerstandes » oder « verbrecherische Organisationen » ? (Schriftenreihe der Forschungsgemeinschaft 20. Juli 1944 e.V.), Augsburg, Wissner-Verlag, 2013 ; Stefan Creuzberger, Dominik Geppert (ed.), Die Ämter und ihre Vergangenheit. Ministerien und Behörden im geteilten Deutschland 1949‑1972, Paderborn, Schöningh, 2017.
18 La dénazification des fonctionnaires autorités politiques. L’approche par les trajectoires permet précisément de voir les marges de manœuvre s’ouvrant aux fonctionnaires et d’ap- précier comment ceux-ci les mettent au service de leurs intérêts et de leurs carrières : les 131er ont conquis leur intégration professionnelle dans la démocratie ouest-allemande. Mais tous n’y sont pas parvenus. Certains fonctionnaires ont échoué dans leur parcours de réintégration ou de réhabilitation après 1945. À rebours de l’idée d’un retour massif des dénazifiés dans les administrations, nous avons aussi cherché à identifier d’une part ceux qui étaient exclus de ce mouvement, d’autre part ceux qui perdaient, après coup, leur droit à bénéficier de l’article 131 : bref, tous ceux qui restaient en dehors du groupe des 131er. Cette épuration à retarde- ment, qui s’effectue des années 1950 jusqu’au début des années 1970 se caractérise par des sanctions disciplinaires conduisant à l’exclusion de certains agents des services publics ou à la suppression de leurs droits de fonctionnaires. Cette épuration disciplinaire n’avait encore jamais été étudiée. Or elle permet d’élargir la compréhension de la dénazi- fication, non pas tant au plan quantitatif que pour sa signification politique et éthique. Dans le sillage de l’historiographie actuelle, qui vise à réévaluer à la hausse la place de l’épuration dans la « politique du passé » de la RFA, l’action des tribunaux disciplinaires permet de compléter ce qui a été démontré pour l’activité de la justice pénale : à savoir, qu’il n’y a pas « d’amnistie générale » en RFA, pour reprendre l’expression d’Andreas Eichmüller11. Pourquoi cependant s’intéresser exclusivement à la dénazification des fonctionnaires ouest-allemands, sans traiter le cas de la zone sovié- tique puis de la RDA d’une part, ni celui de l’Autriche d’autre part ? Ce choix peut étonner dans le contexte historiographique actuel, où priment l’histoire croisée des deux Allemagnes et l’histoire transna- tionale des épurations post-194512. Il procède de la volonté d’entrer dans la dénazification par l’histoire sociale, c’est-à-dire par l’étude de groupes de fonctionnaires caractérisés par des normes de carrières, des 11. Andreas Eichmüller, Keine Generalamnestie. Die strafrechtliche Verfolgung von NS-Verbrechen in der frühen Bundesrepublik Deutschland, Munich, Oldenbourg, 2012. Le titre répond à Friedrich Jörg, Die kalte Amnestie, NS-Täter in der Bundesrepublik, Francfort/Main, Fischer, Taschenbuch Verlag, 1984, rééd. : Munich, Piper, 1994, 2007. 12. Marc Bergère, Jonas Campion, Emmanuel Droit, Dominik Rigoll, Marie- Bénédicte Vincent (dir.), Pour une histoire connectée et transnationale des épurations en Europe après la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, Peter Lang, 2019.
Introduction 19 grilles de salaires et des activités professionnelles ; de mener un travail à une échelle microsociale (une administration, une ville, une organi- sation, un lobby). Ceci afin d’approcher au plus près les itinéraires des acteurs sur le temps long. Ce travail, a été mené aux archives fédérales (Bundesarchiv) à Berlin et surtout à Coblence, parmi les kilomètres linéaires du contentieux des 131er. Opter pour une enquête centrée sur l’Allemagne de l’Ouest ne signifie pas cependant ignorer les interdépendances entre la RFA et la RDA. On sait que le régime est-allemand s’est servi de l’épuration pour légitimer son identité antifasciste face à l’Ouest. Les travaux d’An- nette Weinke invitant à une histoire croisée de l’épuration post-nazie dans les deux Allemagne montrent qu’une partie de la « politique du passé » de la RFA, notamment la relance de l’épuration judiciaire des criminels nazis à partir de la création de la centrale fédérale judiciaire de Ludwigsburg en 1958, peut se lire comme une réponse directe aux dénonciations proférées par l’Allemagne de l’Est sur les limites de la dénazification à l’Ouest et la continuité des élites de Hitler à Bonn13. L’historiographie a aussi insisté sur la réception croisée des procès des criminels nazis dans les médias des deux Allemagnes14. Nous tiendrons compte dans nos analyses de « l’autre Allemagne », d’autant que les sources ouest-allemandes nous y invitent : des coupures de presse est-allemandes ainsi que les réactions officielles de la RDA au sujet de la législation ouest-allemande des 131er sont commentées dans le contentieux, preuve que l’épuration et la désépuration en Allemagne de l’Ouest ne se comprennent pas dans un contexte isolé de « la zone Est » (nom donné à la RDA à l’Ouest). Par ailleurs, la présence des Alliés en Allemagne de l’Ouest, d’abord comme puissances occupantes jusqu’en 1949, puis avec l’institution des hauts-commissaires en position d’observateurs et de contrôleurs de l’évolution intérieure de la RFA jusqu’en 1955 (date à laquelle l’Alle- magne de l’Ouest retrouve sa pleine souveraineté après les accords de Paris d’octobre 1954) est un facteur capital conditionnant le processus d’épuration et de désépuration. Ce facteur confère à la question des 131er une dimension internationale. En travaillant sur l’Allemagne de 13. Annette Weinke, Die Verfolgung von NS-Tätern im geteilten Deutschland. Vergangenheitsbewältigung 1949‑1969 oder: eine deutsch-deutsche Beziehungsgeschichte im Kalten Krieg, Paderborn, Schöningh, 2002. 14. Jörg Osterloh, Clemens Vollnhals (dir.), NS-Prozesse und deutsche Öffentlichkeit. Besatzungszeit, frühe Bundesrepublik und DDR, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2011.
20 La dénazification des fonctionnaires l’Ouest après 1945, on se situe donc de prime abord sur un terrain où les circulations et les transferts d’expériences sont courants. On le verra dans les études de cas à propos des problèmes que pose la diffé- renciation des procédures de dénazification selon les zones d’occupa- tion15. La question des représentations des 131er n’est cependant pas au centre de cette recherche qui ne se veut ni une histoire diplomatique ni une histoire des relations internationales. Enfin la focalisation sur le terrain ouest-allemand ne nous fait pas oublier que des épurations ont été menées contre les nazis et fascistes dans d’autres pays après la Seconde Guerre mondiale16. Pour résumer notre démarche, on peut dire que travailler sur le groupe des 131er permet de tenir ensemble les deux mécanismes épura- toire et désépuratoire qui constituent la dénazification (première spécifi- cité de l’enquête) ; en choisissant comme terrain d’analyse l’ordre admi- nistratif dans son ensemble, sans distinction de grades ni de branches, il est possible de mener une étude d’histoire sociale non limitée aux « élites » (deuxième spécificité) ; en étendant la chronologie au-delà de la période de l’occupation et des premières années de la RFA, on peut apprécier les effets professionnels durables de la dénazification et de sa liquidation (troisième spécificité). La question du point d’arrivée est importante quand on cherche à dresser le bilan politique, économique et social de la dénazification : il n’est évidemment pas le même en 1949 qu’à la fin des années 1950 ou au début des années 1970. 15. Nous renvoyons aux titres suivants : – pour la zone française : Hélène Miard-Delacroix, Question nationale allemande et nationalisme. Perceptions françaises d’une problématique allemande au début des années 1950, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004 ; Sébastien Chauffour, Corine Defrance, Stefan Martens, Marie-Bénédicte Vincent (dir.), La France et la dénazification de l’Allemagne après 1945, Bruxelles, Peter Lang, 2019. – pour la zone américaine : Wolfgang Krieger, General Lucius D. Clay und die amerikanische Deutschlandpolitik 1945‑1949, Stuttgart, Klett-Cotta, 1987 ; Thomas A. Schwartz, America’s Germany. John McCloy and the Federal Republic of Germany, Cambridge, Harvard University Press, 1991. – pour la zone britannique : Ulrich Reusch, Deutsches Berufsbeamtentum und britische Besatzung : Planung und Politik, Stuttgart, Klett-Cotta, 1985. 16. Klaus-Dietmar Henke, Hans Woller (dir.), Politische Säuberung in Europa. Die Abrechnung mit Faschismus und Kollaboration nach dem Zweiten Weltkrieg, Munich, DTV, 1991 ; Norbert Frei (dir.), Transnationale Vergangenheitspolitik. Der Umgang mit deutschen Kriegsverbrechern in Europa nach dem Zweiten Weltkrieg, Göttingen, Wallstein, 2006.
Table des matières 379 Partie III Juger et exclure : Les limites apposées à la désépuration dans les administrations Chapitre 6. Le poids du verdict de Nuremberg. La non-réintégration des fonctionnaires de la Waffen-SS et de la Gestapo.................................................................................. 209 Est-il possible pour l’administration d’aménager le verdict de Nuremberg ?............................................. 212 La définition du périmètre des ayants droit de l’article 131.................... 213 Les hauts fonctionnaires fédéraux en charge de ces questions.................... 219 La pression internationale sur les dossiers de la Gestapo et de la Waffen-SS........................................................................ 225 Les marges de manœuvre au sein de la fonction publique et le contentieux............................................................................. 230 Le contentieux de la Waffen-SS........................................................ 230 Le contentieux de la Gestapo............................................................ 235 Chapitre 7. La poursuite disciplinaire des fonctionnaires accusés de crimes contre l’humanité................................................... 247 Cadre, modalités, acteurs................................................................. 250 Le fonctionnement des juridictions disciplinaires.................................... 251 Juges et procureurs disciplinaires........................................................ 256 Quelle sévérité ont les sanctions disciplinaires ?...................................... 260 Le contentieux : les fonctionnaires poursuivis pour crimes contre l’humanité......................................................... 263 Le pogrom du 9 novembre 1938 et les crimes de dénonciation................. 265 « Médecins de mort » et « juristes de sang »......................................... 272 Les exécutions de civils à l’Est.......................................................... 282 Chapitre 8. La sanction disciplinaire des fonctionnaires « falsificateurs » de la dénazification...................... 291 La falsification : de sa mise en œuvre à son jugement..................... 295 En amont des procédures : la fabrique de la falsification........................ 296 Qui sont les fonctionnaires accusés de falsifications ?............................... 301 Les procédures disciplinaires en contexte.............................................. 306 Analyse des discours en présence dans les procédures disciplinaires........ 312 La sanction disciplinaire du mensonge................................................ 312 La dimension politique des jugements disciplinaires................................ 320 La langue des procédures et les représentations héritées............................ 328
380 La dénazification des fonctionnaires Conclusion générale. Qu’apporte cette enquête d’histoire sociale sur les 131er ?...................................................................................... 335 Annexes................................................................................................ 351 Sources................................................................................................. 359 Bibliographie........................................................................................ 361
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