LA DÉNAZIFICATION DES FONCTIONNAIRES - MARIE-BÉNÉDICTE VINCENT

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LA DÉNAZIFICATION DES FONCTIONNAIRES - MARIE-BÉNÉDICTE VINCENT
MARIE-BÉNÉDICTE VINCENT

  LA DÉNAZIFICATION
DES FONCTIONNAIRES
     EN ALLEMAGNE DE L’OUEST
La dénazification
   des fonctionnaires
en Allemagne de l’Ouest
Marie-Bénédicte VINCENT

   La dénazification
   des fonctionnaires
en Allemagne de l’Ouest
   Épuration et réintégration
          1945‑1974

        CNRS ÉDITIONS
        15, rue Malebranche – 75005 Paris
© CNRS Éditions, Paris, 2022
 ISBN : 978-2-271-14025-8
Table des sigles

AG		Amtsgericht (Tribunal de district)
BBG		 Bundesbeamtengesetz (Loi fédérale sur les fonctionnaires)
BdL		Bank deutscher Länder (Banque des Länder allemands)
BDM		Bund Deutscher Mädel (Fédération des jeunes filles
         allemandes)
BDO		   Bundesdisziplinarordnung (Ordonnance disciplinaire
         fédérale)
BMI		Bundesministerium des Innern (Ministère fédéral de
         l’Intérieur)
BVerfG		Bundesverfassungsgericht (Tribunal constitutionnel fédéral)
BVerwG		Bundesverwaltungsgericht (Tribunal administratif fédéral)
CDU		Christlich-Demokratische Union Deutschlands (Union
         démocrate-chrétienne d’Allemagne)
CSU		Christlich-Soziale Union (Union chrétienne-sociale)
DAF		Deutsche Arbeitsfront (Front du travail allemand)
DBB		    Deutscher Beamtenbund (Fédération allemande des
         fonctionnaires)
DBG		Deutsches Beamtengesetz (Loi sur les fonctionnaires
         allemands)
DDP		Deutsche Demokratische Partei (Parti démocrate allemand)
DGB		   Deutscher Gewerkschaftsbund (Fédération syndicale
         ­allemande)
DM		Deutsche Mark
DNVP		Deutschnationale Volkspartei (Parti du peuple national-­
          allemand)
DP		Deutsche Partei (Parti allemand)
DPs		Displaced Persons (Personnes déplacées)
DVP		Deutsche Volkspartei (Parti du peuple allemand)
EKD		Evangelische Kirche in Deutschland (Église protestante
          en Allemagne)
FDP		Freie demokratische Partei (Parti libéral-démocrate)
GG		Grundgesetz (Loi fondamentale)
G 131		Gesetz zur Regelung der Rechtsverhältnisse der unter
          Artikel 131 des Grundgesetzes fallenden Personen (Loi
8                         La dénazification des fonctionnaires

       réglementant la situation juridique des personnes relevant
       de l’article 131 de la Loi fondamentale)
HIAG		Hilfsgemeinschaft auf Gegenseitigkeit der ehemaligen
       Angehörigen der Waffen-SS (Communauté d’entraide
       mutuelle des anciens de la Waffen-SS)
HvS		Hauptverwaltung des Seeverkehrs (Administration prin-
       cipale du trafic maritime)
IfZ		Institut für Zeitgeschichte (Institut d’histoire du temps
       présent)
KPD		Kommunistische Partei Deutschlands (Parti communiste
       d’Allemagne)
LG		Landgericht (Tribunal de région)
NSDAP		
       Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (Parti
       national-socialiste des travailleurs allemands)
NSV		 Nationalsozialistische Volkswohlfahrt (Organisation
       national-socialiste de secours populaire)
OLG		Oberlandesgericht (Tribunal d’appel)
RAD		Reichsarbeitsdienst (Service du travail du Reich)
RDB		Reichsbund der deutschen Beamten (Fédération des fonc-
       tionnaires allemands du Reich)
RLB		Reichsluftschutzbund (Fédération de défense aérienne du
       Reich)
RM		Reichsmark
RSHA		Reichssicherheitshauptamt (Office principal de sécurité
       du Reich)
SA		Sturmabteilung (Section d’assaut)
SD		Sicherheitsdienst (Service de sécurité du parti nazi et de
       la SS)
SED		Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (Parti socialiste
       unifié d’Allemagne)
SPD		Sozialdemokratische Partei Deutschlands (Parti social-
       démocrate d’Allemagne)
SS		Schutzstaffel (Escouade de protection)
SRP		Sozialistische Reichspartei (Parti socialiste du Reich)
USPD		Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands
VGH		Volksgerichtshof (Tribunal du peuple)
VVN		Vereinigung der Verfolgten des Naziregimes (Association
       des persécutés du régime nazi)
Remerciements

     Ce livre est issu d’un mémoire inédit d’habilitation à diriger des
recherches en histoire contemporaine soutenue en septembre 2016 à
l’université Paris-Sorbonne.

     Mes remerciements vont

     À Rainer Hudemann, garant scientifique de cette HDR,

      Au CNRS, qui m’a octroyé un an de délégation à l’Institut d’his-
toire moderne et contemporaine (UMR 8066),

      À Christophe Charle, Hélène Miard-Delacroix, Jean Solchany,
Olivier Wieviorka et Andreas Wirsching, membres du jury d’HDR, qui
par leurs remarques et leurs suggestions ont contribué à l’amélioration
de ce manuscrit,

    À Maurice Poulet qui, le premier à CNRS Éditions, lui a fait
bon accueil,

    À Nathalie Lempereur pour sa relecture très attentive, ainsi qu’à
Marc Vincent pour celle des épreuves.
Introduction

                   Qui sont les 131er ?

            – « Pour autant que je sache, on a tiré dans le dos de Hans Meyer.
     C’est donc un assassinat. Mais j’en sais encore trop peu. Ça dépend de ce
     que dit Collini. Et s’il parle. »
            – « Et le mobile ? D’après les journaux, on ne sait rien du mobile. »
     Mattinger se tourna soudain vers Leinen et le fixa du regard.
            Ses yeux sont hypnotisants, songea Leinen.
            – « C’est exact, moi-même je n’en sais rien. Hans Meyer était un
     fort honnête homme. Je ne vois absolument pas pourquoi on aurait voulu
     l’assassiner. »
            – « Un honnête homme n’est-ce pas ? » Mattinger détourna son
     regard. « C’est rare. J’ai maintenant soixante-quatre ans et, de toute ma
     vie, je n’ai rencontré que deux honnêtes hommes. L’un est mort depuis dix
     ans, l’autre est moine dans un monastère français. Croyez-moi, Leinen, les
     gens ne sont pas noirs ou blancs… ils sont gris. »
                            Ferdinand von Schirach, L’affaire Collini (20111)

      En 2011, le criminaliste Ferdinand von Schirach, né en 1964
et petit-fils de Baldur von Schirach (1907‑1974) – ancien dirigeant
des Jeunesses hitlériennes puis gouverneur du Reich à Vienne à par-
tir de 1940, condamné à 20 ans de prison par le Tribunal militaire
international de Nuremberg en 1946 –, publie le roman Der Fall
Collini. L’enquête policière vise à élucider le mobile de l’assassinat de
Hans Meyer, un respectable industriel ouest-allemand. Le protago-
niste, Leinen, est l’avocat commis d’office pour la défense de l’accusé,

1. Ferdinand von Schirach, Der Fall Collini, Munich, Piper Verlag, 2011 ; pour la
trad. française : Paris, Gallimard, 2014, p. 64.
12                                 La dénazification des fonctionnaires

qui est l’ouvrier italien Collini. Or Leinen se trouve être par hasard
un proche de la victime, en tant qu’ami d’enfance de son petit-fils.
L’enquête piétine jusqu’à ce que Leinen, réfléchissant sur l’arme du
crime, ait l’idée de se rendre dans le centre d’archives de Ludwigsburg,
l’ancienne Agence centrale en charge de la poursuite judiciaire des
crimes nazis créée en 1958 (Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen
zur Aufklärung national-sozialistischer Verbrechen). Il y découvre que
Hans Meyer est un ancien SS, accusé de crimes de guerre durant l’oc-
cupation de l’Italie, mais jamais poursuivi du fait de la prescription
des « homicides » commis pendant la période nazie (le recul du délai
de prescription à partir de 1965 ne concernant que les « meurtres »).
Lors d’une audience spectaculaire, Leinen révèle au tribunal que Collini
enfant a vu sa sœur violée et son père tué par les Allemands, en repré-
sailles contre les actes de sabotage commis par les partisans italiens.
      Ce roman plonge le lecteur dans plusieurs problématiques qui
sont au cœur de la recherche qui suit : d’abord le thème des « secondes
carrières » et du silence sur le passé nazi qui permettent à des criminels
de guerre de s’établir comme « honnêtes hommes » en République
fédérale d’Allemagne (RFA2) ; ensuite, celui d’une épuration judiciaire
ouest-allemande à retardement qui, après la phase de l’occupation alliée,
est relancée à partir de 1958 et se prolonge jusqu’à nos jours, suscitant
des débats politiques et de société comme celui portant sur la prescrip-
tion des crimes commis pendant la période nazie ; enfin, la question
de la mémoire du nazisme jusqu’au début du xxie siècle, tant dans les
familles – quand la génération des petits-enfants veut faire la lumière
sur le passé de ses aïeux – que dans la société allemande, qui accorde
désormais une place centrale aux différentes catégories de victimes de
la barbarie nazie et soutient une politique d’indemnisation de leurs
descendants. Ces éléments montrent l’ampleur du chemin parcouru
en Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
      Le roman est paru en 2011, soit soixante ans après la promulga-
tion, le 11 mai 1951, de la loi relative à l’article 131 de la Loi fonda-
mentale de la RFA (G 131), qui accorde des droits et des pensions aux
anciens fonctionnaires « professionnels » et soldats de métier ayant servi

2. L’abréviation RFA, pour République fédérale d’Allemagne, est utilisée dans ce
livre conformément à un usage établi en France dans l’historiographie récente.
Rappelons ici que l’abréviation BRD pour Bundesrepublik Deutschland n’était pas
acceptée par cet État durant la période traitée dans ce travail : ce sigle était utilisé
par la propagande de la République démocratique allemande (DDR), qui reven-
diquait un statut international égal à celui de la République fédérale d’Allemagne.
Introduction                                                                         13

le régime nazi jusqu’au 8 mai 1945. Le livre a été traduit en français
en 2014, vingt ans exactement après la loi fédérale de 1994 mettant
fin à la législation sur les 131er.

L’objet de l’enquête
       En 1996, l’historien allemand Norbert Frei écrivait : « Il n’existe
pas d’histoire sociale des conséquences de la politique relative aux
individus concernés par l’article 131 [de la Loi fondamentale], ni
a fortiori d’histoire des expériences des structures transversales et des
rapports de la fonction publique de l’après-guerre3. » De même en
1993, Curt Garner regrettait que « l’histoire sociale des membres des
services publics dans les années 1950 soit à peine étudiée4 » et Arnold
Sywottek qu’il manque « des études empiriques sur l’histoire des admi-
nistrations après la guerre5 ». Le livre qui suit répond à ces injonctions :
il est centré sur le groupe des 131er, ces fonctionnaires évincés de leur
poste après la capitulation allemande de 1945, à qui l’article 1316 de
la Loi fondamentale garantit en 1949 un statut juridique appelé à
être précisé par une législation à venir. La loi fédérale annoncée dans
l’article 131 est promulguée le 11 mai 1951. Elle constitue le premier

3. Norbert Frei, Vergangenheitspolitik. Die Anfänge der Bundesrepublik und die
NS-Vergangenheit, Munich, Beck, 1996, réed. 1997, p. 90, note 65.
4. Curt Garner, « Der öffentliche Dienst in den 1950er Jahren : politische
Weichenstellungen und ihre sozialgeschichtlichen Folgen », in Axel Schildt, Arnold
Sywottek (dir.), Modernisierung im Wiederaufbau. Die westdeutsche Gesellschaft der
1950er Jahre, Bonn, Dietz, 1993, p. 759‑790, en particulier p. 759.
5. Arnold Sywottek, « Politik und Verwaltung », in Axel Schildt, Arnold Sywottek
(dir.), Modernisierung im Wiederaufbau, op. cit., p. 735‑744, en particulier p. 743.
6. « Une loi fédérale détermine la situation juridique des personnes, y compris les
réfugiés et expulsés, qui, ayant été au service de la fonction publique au 8 mai 1945,
ont quitté cette dernière pour des raisons indépendantes du droit de la fonction
publique ou du droit des conventions collectives, et n’ont pas été jusqu’à présent
réemployées, ou ne l’ont pas été dans des conditions correspondant à celles de leur
ancienne position. Il en sera de même des personnes, y compris les réfugiés et expulsés,
qui, à la date du 8 mai 1945, étaient titulaires d’un droit à pension de retraite et
qui, pour des raisons autres que celles relevant du droit de la fonction publique ou
du droit des conventions collectives, ne perçoivent plus de pension ou ne perçoivent
plus de pension correspondant à leur ancienne situation. Jusqu’à l’entrée en vigueur
de la loi fédérale et, sauf disposition contraire du droit de Land, les demandes visant
à faire valoir des droits dans ce domaine sont irrecevables. » § 131, Loi fondamen-
tale de la République fédérale d’Allemagne (23 mai 1949), citation extraite de la
Grundgesetz publiée sur le site internet du Deutscher Bundestag (consulté le 3 février
2016) : https://www.bundestag.de/grundgesetz [notre traduction].
14                            La dénazification des fonctionnaires

jalon d’une législation s’étalant sur plusieurs années qui garantit, sous
certaines conditions, des droits aux fonctionnaires titulaires en poste
sous le régime nazi après leur dénazification. Elle ouvre aussi la voie
à un gigantesque contentieux, qui n’avait encore jamais été étudié.
Ce contentieux illustre le poids des « fonctionnaires professionnels »
(Berufsbeamten) et de la gestion de l’héritage du nazisme dans l’Alle-
magne de l’Ouest d’après-guerre. C’est aussi un observatoire privilégié
de situations individuelles permettant d’enquêter sur l’histoire sociale
(et pas seulement juridique) des 131er.
      Comment définir ce groupe ? Qui inclut-il et qui exclut-il au fil
des amendements successifs apportés à la loi de 1951 ? Quels sont les
enjeux professionnels, économiques et sociaux soulevés par cette dyna-
mique d’inclusion et d’exclusion d’ayants droit ? Quelles sont enfin les
représentations associées aux 131er, tant chez les fonctionnaires (qu’il
s’agisse des hiérarchies administratives ou des organisations syndicales et
professionnelles), que dans la sphère parlementaire et l’opinion ouest-
allemande ? Enfin, comment les 131er pèsent-ils dans la « politique
du passé » de la RFA d’Adenauer à Willy Brandt et jouent-ils un rôle
dans l’image que renvoie la nouvelle démocratie ouest-allemande aux
Alliés et au monde ?

Délimitations chronologique et géographique
      Ces nombreuses questions imposent de remonter au premier
moment épuratoire, qui a lieu lors de l’occupation de l’Allemagne par
les Alliés après la capitulation. C’est là que se situe aussi l’arrière-plan
professionnel, social et économique de l’article 131, souvent masqué
par les objectifs de dénazification fixés par les Alliés lors des Accords
de Potsdam d’août 1945. Certes la dénazification est d’abord menée à
des fins de démocratisation de l’Allemagne et pour assurer la sécurité
des puissances d’occupation. Mais ces dimensions politiques, ainsi que
les aspects géopolitiques (à savoir les divergences rapides entre les Alliés
occidentaux d’une part et les Soviétiques d’autre part, entraînant une
inefficacité du conseil de contrôle de Berlin et l’entrée dans la guerre
froide) priment dans l’historiographie. La présente recherche ne les
méconnaît pas, mais explore les dimensions administratives et profes-
sionnelles de la dénazification.
      Ces interrogations imposent également d’étendre la durée de l’en-
quête au-delà de la période du droit d’occupation (1945‑1955), afin de
prendre en compte l’immense contentieux suscité par la dénazification
Introduction                                                               15

administrative après les lois y mettant fin au début des années 1950. En
effet, les conséquences professionnelles et plus largement sociales et éco-
nomiques (avec l’enjeu des retraites et des pensions versées aux ayants
droit) de cette législation se font sentir jusqu’au début des années 1970.
Cette recherche s’arrête ainsi en 1974, à la fin du gouvernement de
Willy Brandt : césure classique dans l’histoire de la RFA7, c’est aussi
un tournant pour les 131er. En effet, les paramètres qui déterminent la
gestion politique et financière de leur dossier sont alors modifiés, d’une
part en raison du changement générationnel et de la transformation de
la culture politique ouest-allemande depuis le milieu des années 1960,
d’autre part de l’arrivée de la crise budgétaire consécutive au premier
choc pétrolier. La RFA entre dans une nouvelle phase de son histoire,
dans laquelle les fonctionnaires ayant été en poste sous le régime nazi
ne peuvent plus se trouver au premier plan. De nombreuses voix cri-
tiques se font entendre sur la gestion du passé. La démocratie ouest-
allemande n’a plus les moyens ni la volonté politique de poursuivre le
généreux processus de désépuration engagé dans les années 1950. Le
rapport gouvernemental du 12 mars 1974 sur la fin de la législation
concernant l’indemnisation et les conséquences de la guerre (Bericht
über den Abschluss der Wiedergutmachungs- und Kriegsfolgengesetzgebung)
clôt ainsi cette enquête, près de trente ans après la défaite de 1945.

La dénazification comme épuration et désépuration
      L’objectif principal de ce livre est de saisir par quels processus poli-
tiques, juridiques et professionnels de nombreux fonctionnaires ouest-
allemands, en dépit d’un passé au service du régime nazi et parfois de
compromissions dans sa politique de non-droit et dans ses crimes, ont pu
être d’abord sanctionnés dans le cadre des politiques d’épuration menées
par les Alliés au lendemain de la capitulation allemande puis réintégrés
quelques années après dans les administrations ouest-allemandes. La
thèse défendue ici est que la dénazification doit être envisagée comme
un double processus d’épuration et de désépuration. Comment la déna-
zification a-t-elle pu associer ces deux dimensions a priori contradictoires
et, fait surprenant, de manière particulièrement précoce ?
      Ce faisant, ce travail renvoie au fameux thème de la « continuité »
des élites en Allemagne de l’Ouest de part et d’autre de la césure de

7. En mai 1974, Willy Brandt démissionne du poste de chancelier fédéral qu’il
occupait depuis septembre 1969.
16                              La dénazification des fonctionnaires

1945, mais en l’élargissant au plan social puisque tous les fonction-
naires ne font pas partie des élites administratives. Celles-ci peuvent
être grosso modo circonscrites aux secrétaires d’État du Bund et des
Länder, aux directeurs ministériels et des chancelleries, aux présidents
et vice-présidents des autorités fédérales, et aux présidents des districts
(Regierungspräsidenten) si l’on suit la définition d’Adolf Kimmel8. Sont
étudiées ici des trajectoires d’agents de tous grades. De même, l’étude
est transversale à l’ensemble des services publics ouest-allemands, sans
viser pour autant l’exhaustivité : elle ne privilégie ni une branche admi-
nistrative, ni une fonction, ni une région. Ce choix va à l’encontre de
la tradition des monographies historiques bien ancrée en Allemagne et
des travaux récemment menés sur l’histoire de la dénazification. Notre
enquête procède toutefois par études de cas, qui s’insèrent dans un
raisonnement général.
      En effet, nous ne souhaitions pas nous en tenir au constat, devenu
banal aujourd’hui, d’une continuité du personnel administratif ouest-
allemand après 1945. Celle-ci était déjà dénoncée par les contem-
porains en RFA et encore plus en RDA et à l’étranger, même si ces
critiques n’ont pas été concomitantes (en RDA, elles s’expriment dès
les années 1950, en RFA, il faut attendre la fin des années 1960 en
lien avec le mouvement étudiant de 1967‑1968 et les prises de parole
des intellectuels de gauche). Compte tenu de l’historiographie déjà
dense sur la continuité en RFA des personnels issus de la période
nazie et des programmes collectifs de recherche en cours menés, dans
le sillage de l’enquête sur le ministère des Affaires étrangères9, dans
un grand nombre d’institutions publiques allemandes10, une énième

8. Soit au maximum 1 000 positions. Adolf Kimmel, « Die politisch-administrativen
Eliten in Frankreich und Deutschland nach dem Zweiten Weltkrieg. Ein Essay »,
in Louis Dupeux, Rainer Hudemann, Franz Knipping (dir.), Eliten in Deutschland
und Frankreich im 19. und 20. Jahrhundert. Strukturen und Beziehungen, vol. 2,
Munich, Oldenbourg, 1996, p. 117‑123.
9. Eckart Conze, Norbert Frei, Peter Hayes, Moshe Zimmermann et al. (dir.),
Das Amt und die Vergangenheit. Deutsche Diplomaten im Dritten Reich und in der
Bundesrepublik, Munich, Blessing, 2010. Une présentation du débat suscité par le
livre a été publiée par Christian Mentel en 2012 sur le site de la Bundeszentrale
für die politische Bildung : « Die Debatte um “das Amt und die Vergangenheit” » :
http//www.bpb.de
10. Un rapport d’étape de ces recherches a été rédigé par Christian Mentel et
Niels Weise, Die zentralen deutschen Behörden und der Nationalsozialismus. Stand
und Perspektiven der Forschung, herausgegeben von Frank Bösch, Martin Sabrow,
Andreas Wirsching et publié en 2016 par l’Institut für Zeitgeschichte de Munich et
Introduction                                                                      17

étude située à un niveau macro-social et statistique aurait manqué de
pertinence. La présente recherche est donc partie du désir de travailler
autrement, c’est-à-dire de manière plus qualitative : nous avons procédé
par sondages empiriques dans le contentieux pour pratiquer une histoire
sociale de la dénazification, centrée volontairement sur « l’histoire de
l’expérience » (Erfahrungsgeschichte) individuelle des 131er.
      Quel est notre objectif ? En nous intéressant aux « secondes car-
rières » et aux droits accordés aux ex-fonctionnaires du régime nazi
dans la démocratie ouest-allemande, nous entendons mettre au jour les
mécanismes qui les ont rendues possibles. En somme, notre ambition
a été de « déconstruire » la continuité administrative précédemment
évoquée, afin de saisir les processus juridiques et législatifs d’une part,
politiques et sociaux d’autre part, qui la rendent légale et même sou-
haitable in fine aux yeux des Alliés occidentaux comme des acteurs
concernés. Nous nous sommes donc penchée sur les conséquences
professionnelles et plus largement sociales des lois mettant fin à la déna-
zification dans les Länder à partir de 1950, des lois fédérales relatives
à l’article 131 à partir de 1951, mais aussi des lois d’amnistie de 1949
et 1954 et des principales lois fédérales concernant les fonctionnaires
(loi disciplinaire de 1952, loi de 1953, loi-cadre de 1957). Nous avons
étudié comment ces législations créent, au sein des administrations, des
dispositifs de clémence permettant le retour des « anciens » après une
période d’éviction imposée par les Alliés.
      Pour comprendre comment la majorité des fonctionnaires pro-
fitaient de tels dispositifs, nous avons privilégié une approche par les
trajectoires. Nous avons donc étudié des parcours de réintégration de
plusieurs ensembles de fonctionnaires, qui avaient traversé le régime
nazi, puis l’occupation et la dénazification et ensuite bénéficié du large
mouvement de désépuration des années 1950. La discontinuité de ces
trajectoires permet de réfléchir à la manière dont s’élabore la « conti-
nuité » du personnel administratif, qui est loin d’aller de soi au moment
de la capitulation. Cette « continuité » n’est pas donnée en 1945 : elle
est bel et bien construite par les acteurs et tolérée, sinon voulue, par les

le Zentrum für Zeithistorische Forschung de Potsdam : http://www.ifz-muenchen.
de. On peut citer aussi : Manuel Becker, Christoph Studt (ed.), Die Ämter und ihre
Vergangenheit im « Dritten Reich »: « Horte des Widerstandes » oder « verbrecherische
Organisationen » ? (Schriftenreihe der Forschungsgemeinschaft 20. Juli 1944 e.V.),
Augsburg, Wissner-Verlag, 2013 ; Stefan Creuzberger, Dominik Geppert (ed.), Die
Ämter und ihre Vergangenheit. Ministerien und Behörden im geteilten Deutschland
1949‑1972, Paderborn, Schöningh, 2017.
18                                La dénazification des fonctionnaires

autorités politiques. L’approche par les trajectoires permet précisément
de voir les marges de manœuvre s’ouvrant aux fonctionnaires et d’ap-
précier comment ceux-ci les mettent au service de leurs intérêts et de
leurs carrières : les 131er ont conquis leur intégration professionnelle
dans la démocratie ouest-allemande.
      Mais tous n’y sont pas parvenus. Certains fonctionnaires ont
échoué dans leur parcours de réintégration ou de réhabilitation après
1945. À rebours de l’idée d’un retour massif des dénazifiés dans les
administrations, nous avons aussi cherché à identifier d’une part ceux
qui étaient exclus de ce mouvement, d’autre part ceux qui perdaient,
après coup, leur droit à bénéficier de l’article 131 : bref, tous ceux qui
restaient en dehors du groupe des 131er. Cette épuration à retarde-
ment, qui s’effectue des années 1950 jusqu’au début des années 1970
se caractérise par des sanctions disciplinaires conduisant à l’exclusion de
certains agents des services publics ou à la suppression de leurs droits
de fonctionnaires. Cette épuration disciplinaire n’avait encore jamais
été étudiée. Or elle permet d’élargir la compréhension de la dénazi-
fication, non pas tant au plan quantitatif que pour sa signification
politique et éthique. Dans le sillage de l’historiographie actuelle, qui
vise à réévaluer à la hausse la place de l’épuration dans la « politique
du passé » de la RFA, l’action des tribunaux disciplinaires permet de
compléter ce qui a été démontré pour l’activité de la justice pénale : à
savoir, qu’il n’y a pas « d’amnistie générale » en RFA, pour reprendre
l’expression d’Andreas Eichmüller11.
      Pourquoi cependant s’intéresser exclusivement à la dénazification
des fonctionnaires ouest-allemands, sans traiter le cas de la zone sovié-
tique puis de la RDA d’une part, ni celui de l’Autriche d’autre part ?
Ce choix peut étonner dans le contexte historiographique actuel, où
priment l’histoire croisée des deux Allemagnes et l’histoire transna-
tionale des épurations post-194512. Il procède de la volonté d’entrer
dans la dénazification par l’histoire sociale, c’est-à-dire par l’étude de
groupes de fonctionnaires caractérisés par des normes de carrières, des

11. Andreas Eichmüller, Keine Generalamnestie. Die strafrechtliche Verfolgung von
NS-Verbrechen in der frühen Bundesrepublik Deutschland, Munich, Oldenbourg, 2012.
Le titre répond à Friedrich Jörg, Die kalte Amnestie, NS-Täter in der Bundesrepublik,
Francfort/Main, Fischer, Taschenbuch Verlag, 1984, rééd. : Munich, Piper, 1994,
2007.
12. Marc Bergère, Jonas Campion, Emmanuel Droit, Dominik Rigoll, Marie-
Bénédicte Vincent (dir.), Pour une histoire connectée et transnationale des épurations
en Europe après la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, Peter Lang, 2019.
Introduction                                                                      19

grilles de salaires et des activités professionnelles ; de mener un travail
à une échelle microsociale (une administration, une ville, une organi-
sation, un lobby). Ceci afin d’approcher au plus près les itinéraires des
acteurs sur le temps long. Ce travail, a été mené aux archives fédérales
(Bundesarchiv) à Berlin et surtout à Coblence, parmi les kilomètres
linéaires du contentieux des 131er.
      Opter pour une enquête centrée sur l’Allemagne de l’Ouest ne
signifie pas cependant ignorer les interdépendances entre la RFA et la
RDA. On sait que le régime est-allemand s’est servi de l’épuration pour
légitimer son identité antifasciste face à l’Ouest. Les travaux d’An-
nette Weinke invitant à une histoire croisée de l’épuration post-nazie
dans les deux Allemagne montrent qu’une partie de la « politique du
passé » de la RFA, notamment la relance de l’épuration judiciaire des
criminels nazis à partir de la création de la centrale fédérale judiciaire
de Ludwigsburg en 1958, peut se lire comme une réponse directe aux
dénonciations proférées par l’Allemagne de l’Est sur les limites de la
dénazification à l’Ouest et la continuité des élites de Hitler à Bonn13.
L’historiographie a aussi insisté sur la réception croisée des procès des
criminels nazis dans les médias des deux Allemagnes14. Nous tiendrons
compte dans nos analyses de « l’autre Allemagne », d’autant que les
sources ouest-allemandes nous y invitent : des coupures de presse
est-allemandes ainsi que les réactions officielles de la RDA au sujet
de la législation ouest-allemande des 131er sont commentées dans le
contentieux, preuve que l’épuration et la désépuration en Allemagne
de l’Ouest ne se comprennent pas dans un contexte isolé de « la zone
Est » (nom donné à la RDA à l’Ouest).
      Par ailleurs, la présence des Alliés en Allemagne de l’Ouest, d’abord
comme puissances occupantes jusqu’en 1949, puis avec l’institution
des hauts-commissaires en position d’observateurs et de contrôleurs de
l’évolution intérieure de la RFA jusqu’en 1955 (date à laquelle l’Alle-
magne de l’Ouest retrouve sa pleine souveraineté après les accords de
Paris d’octobre 1954) est un facteur capital conditionnant le processus
d’épuration et de désépuration. Ce facteur confère à la question des
131er une dimension internationale. En travaillant sur l’Allemagne de

13. Annette Weinke, Die Verfolgung von NS-Tätern im geteilten Deutschland.
Vergangenheitsbewältigung 1949‑1969 oder: eine deutsch-deutsche Beziehungsgeschichte
im Kalten Krieg, Paderborn, Schöningh, 2002.
14. Jörg Osterloh, Clemens Vollnhals (dir.), NS-Prozesse und deutsche Öffentlichkeit.
Besatzungszeit, frühe Bundesrepublik und DDR, Göttingen, Vandenhoeck und
Ruprecht, 2011.
20                               La dénazification des fonctionnaires

l’Ouest après 1945, on se situe donc de prime abord sur un terrain
où les circulations et les transferts d’expériences sont courants. On le
verra dans les études de cas à propos des problèmes que pose la diffé-
renciation des procédures de dénazification selon les zones d’occupa-
tion15. La question des représentations des 131er n’est cependant pas au
centre de cette recherche qui ne se veut ni une histoire diplomatique
ni une histoire des relations internationales. Enfin la focalisation sur
le terrain ouest-allemand ne nous fait pas oublier que des épurations
ont été menées contre les nazis et fascistes dans d’autres pays après la
Seconde Guerre mondiale16.
      Pour résumer notre démarche, on peut dire que travailler sur le
groupe des 131er permet de tenir ensemble les deux mécanismes épura-
toire et désépuratoire qui constituent la dénazification (première spécifi-
cité de l’enquête) ; en choisissant comme terrain d’analyse l’ordre admi-
nistratif dans son ensemble, sans distinction de grades ni de branches,
il est possible de mener une étude d’histoire sociale non limitée aux
« élites » (deuxième spécificité) ; en étendant la chronologie au-delà de
la période de l’occupation et des premières années de la RFA, on peut
apprécier les effets professionnels durables de la dénazification et de sa
liquidation (troisième spécificité). La question du point d’arrivée est
importante quand on cherche à dresser le bilan politique, économique
et social de la dénazification : il n’est évidemment pas le même en 1949
qu’à la fin des années 1950 ou au début des années 1970.

15. Nous renvoyons aux titres suivants :
– pour la zone française : Hélène Miard-Delacroix, Question nationale allemande
et nationalisme. Perceptions françaises d’une problématique allemande au début des
années 1950, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004 ;
Sébastien Chauffour, Corine Defrance, Stefan Martens, Marie-Bénédicte Vincent
(dir.), La France et la dénazification de l’Allemagne après 1945, Bruxelles, Peter
Lang, 2019.
– pour la zone américaine : Wolfgang Krieger, General Lucius D. Clay und die
amerikanische Deutschlandpolitik 1945‑1949, Stuttgart, Klett-Cotta, 1987 ; Thomas
A. Schwartz, America’s Germany. John McCloy and the Federal Republic of Germany,
Cambridge, Harvard University Press, 1991.
– pour la zone britannique : Ulrich Reusch, Deutsches Berufsbeamtentum und britische
Besatzung : Planung und Politik, Stuttgart, Klett-Cotta, 1985.
16. Klaus-Dietmar Henke, Hans Woller (dir.), Politische Säuberung in Europa. Die
Abrechnung mit Faschismus und Kollaboration nach dem Zweiten Weltkrieg, Munich,
DTV, 1991 ; Norbert Frei (dir.), Transnationale Vergangenheitspolitik. Der Umgang
mit deutschen Kriegsverbrechern in Europa nach dem Zweiten Weltkrieg, Göttingen,
Wallstein, 2006.
Table des matières                                                                                     379

                                      Partie III
                                  Juger et exclure :
                       Les limites apposées à la désépuration
                              dans les administrations

Chapitre 6. Le poids du verdict de Nuremberg.
La non-réintégration des fonctionnaires de la Waffen-SS
et de la Gestapo..................................................................................     209
     Est-il possible pour l’administration
     d’aménager le verdict de Nuremberg ?.............................................                 212
          La définition du périmètre des ayants droit de l’article 131....................             213
          Les hauts fonctionnaires fédéraux en charge de ces questions....................             219
          La pression internationale sur les dossiers de la Gestapo
          et de la Waffen-SS........................................................................   225
     Les marges de manœuvre au sein de la fonction publique
     et le contentieux.............................................................................    230
          Le contentieux de la Waffen-SS........................................................       230
          Le contentieux de la Gestapo............................................................     235

Chapitre 7. La poursuite disciplinaire des fonctionnaires
accusés de crimes contre l’humanité...................................................                 247
    Cadre, modalités, acteurs.................................................................         250
       Le fonctionnement des juridictions disciplinaires....................................           251
       Juges et procureurs disciplinaires........................................................      256
       Quelle sévérité ont les sanctions disciplinaires ?......................................        260
     Le contentieux : les fonctionnaires poursuivis
     pour crimes contre l’humanité.........................................................            263
          Le pogrom du 9 novembre 1938 et les crimes de dénonciation.................                  265
          « Médecins de mort » et « juristes de sang ».........................................        272
          Les exécutions de civils à l’Est..........................................................   282

Chapitre 8. La sanction disciplinaire
des fonctionnaires « falsificateurs » de la dénazification......................                       291
    La falsification : de sa mise en œuvre à son jugement.....................                         295
       En amont des procédures : la fabrique de la falsification........................               296
       Qui sont les fonctionnaires accusés de falsifications ?...............................          301
       Les procédures disciplinaires en contexte..............................................         306
    Analyse des discours en présence dans les procédures disciplinaires........                        312
       La sanction disciplinaire du mensonge................................................           312
       La dimension politique des jugements disciplinaires................................             320
       La langue des procédures et les représentations héritées............................            328
380                                          La dénazification des fonctionnaires

Conclusion générale. Qu’apporte cette enquête d’histoire sociale
sur les 131er ?......................................................................................      335

Annexes................................................................................................    351
Sources.................................................................................................   359
Bibliographie........................................................................................      361
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