Le monumentalisme funéraire récent d'Éthiopie et la question des démocraties primitives - Alain Gallay
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Afrique : Archéologie & Arts 14 | 2018 Varia Le monumentalisme funéraire récent d’Éthiopie et la question des démocraties primitives Recent funerary monumentalism of Ethiopia and the issue of primitive democracies Alain Gallay Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/aaa/1730 DOI : 10.4000/aaa.1730 ISSN : 2431-2045 Éditeur CNRS - UMR 7041 (Archéologie et Sciences de l'Antiquité - ArScAn) Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2018 Pagination : 45-76 ISSN : 1634-3123 Référence électronique Alain Gallay, « Le monumentalisme funéraire récent d’Éthiopie et la question des démocraties primitives », Afrique : Archéologie & Arts [En ligne], 14 | 2018, mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 06 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/aaa/1730 ; DOI : 10.4000/aaa.1730 CNRS - ArScAn. Cartographie d’après www.geoatlas.fr
Le monumentalisme funéraire récent d’Éthiopie et la question des démocraties primitives Alain Gallay R Cet article est la continuation des réflexions un problème d’interprétation difficile car elle pré- présentées dans le cadre de la rencontre du sente les poqolla comme formant une aristocratie « groupe de Strasbourg » en 2015 à propos du tirant sa légitimité de ses prouesses guerrières et mégalithisme éthiopien et voudrait approfondir la de ses fonctions religieuses, ce qui paraît en question des relations entre la notion de démocra- contradiction avec la situation actuelle et le tie primitive et le concept de classe aristocratique concept de démocratie primitive. développé par A. Jensen (1936). La compréhension Deux populations de langue omotique, les de ces questions nécessite que l’on explicite un Gamo et les Jem, permettent d’élargir le débat. certain nombre de concepts anthropologiques Sur une base cladistique est proposée une struc- théoriques relevant du politique, notamment celui ture dynamique des sociétés considérées reposant de démocratie primitive proposé par Alain Testart. sur dix pas de transformation. Cette structure Le monumentalisme funéraire konso ne peut débouche au plan historique sur une corrélation se comprendre que dans le cadre d’une certaine possible entre la hiérarchisation observée par hiérarchisation de la société qui repose sur des A. Jensen chez les Konso et le développement de prérogatives guerrières ou religieuses, dominantes l’esclavage de traite. Cette proposition théorique selon les circonstances historiques. On distingue est compatible avec l’anthropologie sociale des les pierres dressées sur les places des villages des populations locales et africaines et du contexte tombes avec statues de bois, les waaka, qui historique récent. concernent soit des guerriers renommés faisant Mots-clés : Éthiopie, mégalithisme, démocra- figure de héros, soit des poqolla, actuellement tie primitive, aristocratie, hiérarchisation ligna- chefs religieux écartés du métier des armes. La gère, traite esclavagiste monographie d’A. Jensen (1936) pose néanmoins Alain Gallay Alain.Gallay@unige.ch – Université de Genève, Laboratoire Archéologie et Populations en Afrique (APA), Science II, 30 quai Ernest Ansermet, 1211 Genève 4, Suisse Afrique : Archéologie & Arts - 14 - 2018 : 45-76 45
A latter monuments figure either renowned warriors, which are considered to be heroes, or poqolla, cur- Recent funerary monumentalism of rently ritual chiefs who are excluded from soldiery. Ethiopia and the issue of primitive The monograph written by A. Jensen (1936) none- democracies theless poses the difficult problem of interpretation in that it presents the poqolla as building an aris- In this paper I continue the reflections I pre- tocracy that draws its legitimacy from its warring sented at the meeting held at Strasbourg in 2015 prowess and its ritual functions, which appears to concerning Ethiopian megalithism. Here I aim be in contradiction with the current situation and more particularly to investigate the issue of the with the concept of primitive democracy. relationships between the notion of primitive Two Omotic-speaking groups, the Gama people democracy and the concept of the aristocratic class and the Yem people, make it possible to widen the developed by A. Jensen (1936). The understanding debate. On a cladistics basis a dynamic structure of these issues requires the explanation of a distinct of the considered societies can be proposed founded number of theoretical anthropological concepts on ten stages of transformation. From a historical related to politics, more particularly the concept of perspective, this structure leads to possible correla- primitive democracy advanced by Alain Testart. tion between the ranking observed by A. Jensen for The funerary monumentalism of the Konso peo- the Konso people and the emergence of slave trade. ple can only be understood within the context of This theoretical proposition is in accordance with distinct ranking of the society, which is founded on the knowledge of social anthropology regarding the warlike or religious prerogatives that prevail local and African groups as well as with the recent depending on the historical circumstances. As historical context. regards the monuments it is possible to distinguish Keywords: Ethiopia, megalithism, primitive stones erected in the village squares and tombs democracy, aristocracy, lineage ranking, slave with statues carved from wood, the waga. These trade 46 Afrique : Archéologie & Arts - 14 - 2018 : 45-76
Nous parlerons ici plus généralement de monu- proposée qui aborde la question des relations mentalisme funéraire, suivant en cela la proposi- dynamiques entre monumentalisme funéraire et tion de Bruno Boulestin (2016), selon lequel il présence possible d’une démocratie primitive. La n’existe pas en Afrique de mégalithisme au sens description du monumentalisme funéraire actuel strict. Aucune des pierres présentes dans les dresse un bilan de nos connaissances et permet monuments de ce continent ne dépasse en effet d’aborder l’interprétation qu’A. Jensen avait une quinzaine de tonnes comme c’est souvent le donné du phénomène, dans sa monographie de cas en Asie du Sud-Est, mis à part les monolithes 1936, en proposant la présence d’une aristocratie d’Aksum qui ont été érigés dans un contexte éta- apparemment incompatible avec la notion de tique. Ce dernier monumentalisme se développe démocratie primitive. Nous avançons que ses en effet sous la double influence d’une tradition observations ont mis en évidence une situation monumentale funéraire locale et de l’impact de historique réelle, quoique temporaire, qu’il l’Arabie méridionale au sein d’une société étatique convient d’expliquer dans le cadre de l’histoire de royale semi-divine (Munro-Ray 1989 ; Phillipson l’Éthiopie et par référence à la situation présentée 2000 ; Finneran 2007 ; Poissonnier 2012). par d’autres populations éthiopiennes, Gamo et Cette limite a d’importantes conséquences sur Jem. Nous pouvons sur cette base proposer une le nombre de personnes nécessaire pour le trans- structure dynamique d’ensemble rendant compte port et l’érection des monolithes et donc sur le des transformations des sociétés de la partie méri- contexte politico-social des opérations de construc- dionale du Rift éthiopien et expliquer la situation tion. Le choix d’écarter le monumentalisme éta- exceptionnelle observée par A. Jensen à travers tique se justifie également lorsque l’on entreprend l’impact de l’esclavage de traite. une évaluation des rites funéraires africains sur une large échelle géographique et chronologique comme nous le proposons actuellement (Gallay L K 2016c). Notre sujet d’investigation africain se : limite en effet aux sociétés non étatiques et aux sociétés pastorales non urbaines qui affichent, Nous retiendrons donc ici essentiellement les selon nous, un rapport particulier à un monumen- travaux qui ont été consacrés à la structure politique talisme funéraire dont la mise en œuvre ne néces- et sociale, au monumentalisme, et à certains évène- site pas la mobilisation d’un nombre ments historiques qui ont pu avoir influencé le deve- particulièrement important d’intervenants. Cette nir de cette population. Au niveau du système délimitation n’exclut pourtant pas des cas où des politique il est naturellement essentiel de se référer constructions plus ambitieuses peuvent se déve- à la position d’Alain Testart sur la notion de démo- lopper en zones sahariennes et sahéliennes dans cratie primitive, un point central pour notre propos, un contexte étatique sous l’influence des cultures ceci d’autant plus que cette notion n’est guère utili- méditerranéennes : Égypte pharaonique pour le sée par les anthropologues travaillant sur l’Éthiopie. Soudan ou cultures antiques lybiques et puniques On trouvera dans les écrits d’A. Testart (2005) sur pour le pays garamante au Fezzan lybien. Il est la classification des sociétés les informations essen- néanmoins difficile d’écarter le terme de mégali- tielles, quoique succinctes, sur cette question1. thisme étant donné le poids des habitudes des L’important travail d’A. Jensen (1936) est éga- chercheurs qui, pour la plupart, utilisent ce terme lement indispensable puisqu’il évoque la possibi- à propos de monuments moins spectaculaires. lité pour les Konso de développer une aristocratie Nous nous limiterons ici au cas du monumen- à certains moments de leur histoire. Dans ce talisme récent des Konso, soit à l’ultime phase du domaine il existe une véritable incompréhension développement du « mégalithisme » éthiopien de entre les chercheurs allemands du Frobenius notre chronologie (Gallay 2016b ; Joussaume Institut de Francfort, A. Jensen, ses étudiants 2016 ; Joussaume & Cros 2017). E. Haberland et H. Straube, et les chercheurs Un premier bilan des recherches anthropolo- anglophones et francophones qui ont souvent des giques sur les Konso permet de situer la problé- difficultés à assimiler les travaux en allemand2. matique de l’article dans son contexte. Des précisions sur les concepts théoriques utilisés 1. Signalons à ce propos que la seule population éthiopienne dans les domaines social et politique constituent retenue par cet auteur dans cette catégorie est celle des Gamo des références indispensables à la démonstration (Bureau 1981) et non les Konso. 2. E. Haberland (1973) a notamment critiqué C. R. Hallpike le monumentAlisme funérAire récent d’éthiopie et lA question des démocrAties primitives 47
H. Amborn (1989) s’est beaucoup intéressé aux complexe et Metasebia Bekele (2007) montre clai- aspects socio-économiques du développement de rement sa juxtaposition avec un système d’attri- l’agriculture intensive ainsi qu’au système tech- butions fondé sur l’âge et permettant de distinguer nique konso (op. cit. 1990). Il a abordé dans ce les jeunes sans responsabilité sociale, les guerriers dernier article la question de la présence de castes formant la classe active de la société, les seniors chez les Konso, un domaine souvent relégué au et les vieux retirés de la vie politique. second plan, mais brièvement abordé par Selon E. Haberland (1963) le système gada Metasebia Bekele (2007). Cette question avait éga- serait à l’origine une caractéristique commune lement été considérée par C.R. Hallpike (1968) à originelle des sociétés est-couchitiques en relation propos de la position sociale des commerçants. avec le pastoralisme et une agriculture peu déve- Dans son travail de 2012, H. Amborn étudie la loppée. Legesse Asmaron (1973) se consacre au manière dont les Konso conçoivent leurs rapports système des Borana et tente d’expliquer les diffi- à l’environnement dans la perspective d’une maî- cultés rencontrées par sa gestion à travers l’exa- trise globale de l’énergie et de la préservation de men des diverses approches théoriques proposées l’environnement dit sauvage, malgré une forte par les anthropologues. Il pose à ce propos l’hypo- densité de population. thèse d’une transformation structurale originelle Le statut des agglomérations konso est égale- d’un système de classes d’âge en un système gada ment un point-clé de la compréhension du système de classes de génération (Bureau 1974), ce qui politique de cette population. On peut se référer à parle en faveur du caractère dérivé de ce second ce sujet aux travaux de C. R. Hallpike (1970, 2008) système. sur les relations conflictuelles affectant ce qu’il Le complexe dit du mérite et la notion de héros appelle des « villes » (Hallpike 2008 : 1) et sur la est également une composante essentielle de la nature des guerres, indissociables du complexe société konso. Dans les années cinquante, l’école héroïque du mérite (Poissonnier 2009). Cela pose de Francfort s’intéressait particulièrement aux également la question de savoir si les aggloméra- monuments mégalithiques dans le monde entier, tions konso peuvent être considérées comme des ce qui l’a conduite à se concentrer sur le complexe cités-États et si cette appellation est compatible méritoire des Konso (Braukämper 2001). L’un des avec la notion de démocratie primitive, un domaine principaux centres d’intérêt des chercheurs alle- abordé sur un plan africain général par mands de l’Institut Frobenius du début du J.-J. Glassner (2004). Les Konso ont dû défendre XXe siècle était le Töterwesen ou, comme on l’ap- leurs terres contre leurs voisins Burgi et Borana pelle dans les références anglaises, le killing com- à la fin du XVIe siècle. Ces batailles ont mené à la plex, un sujet repris par N. Poissonnier (2010 a et construction d’agglomérations fortifiées qui, avec b). U. Braukämper (2003) y distingue trois aspects : le temps, ont vu leurs habitants commencer à se 1. Le killing system qui enjoint tout guerrier à battre entre elles. tuer un guerrier ennemi et des animaux dange- reux ; les hommes qui tuent d’autres hommes S gada n’atteignent un statut supérieur que si la « proie » appartient à un groupe ethnique considéré comme Le système de partition horizontale de la un ennemi ; société en classes d’âge au sein du système dit 2. L’organisation de fêtes du mérite concernant gada a fait l’objet de très nombreux travaux l’abattage de bovins et l’étalage de la richesse de (Legesse Asmaron 1973 ; Bureau 1974 ; Hallpike l’invitant ; 2008 ; Amborn 2010 ; Amborn & Schubert 2006). 3. La participation au complexe méritoire, des On trouvera chez S. Tornay (1972) ce qui différen- cérémonies funéraires impliquant l’érection de cie ce système des systèmes propres aux popula- monuments à la gloire des héros. tions nilotiques (Steward 1977 ; Evans-Pritchard Cette question sera reprise en détail par 1968). A. M. Peatrik (1995a, b, 1999, 2003) explique N. Poissonnier (2009) qui se concentrera sur les également de façon très rigoureuse la différence aspects monumentaux. entre classe d’âge et classe de génération. Le statut des chefs politiques et religieux appe- L’organisation sociale konso est particulièrement lés poqolla est également à l’origine d’une abon- dante littérature. Soulignons à ce propos qu’une pour ne pas avoir pris en considération aucun des travaux des certaine confusion règne à propos des diverses chercheurs allemands et afirmé, qu’en raison de cette carence, catégories de poqolla, certains auteurs se limitant ses recherches l’ont même conduit à des conclusions erronées. 48 Afrique : Archéologie & Arts - 14 - 2018 : 45-76
à ce terme générique dans leurs discussions. est que les poqolla représentent l’institution prin- E. E. Watson (1998) décrit de son côté deux caté- cipale qui a permis l’intensification de l’agricul- gories de poqolla : les régionales et les locales. ture konso. Alors que le poqolla régional n’est pas autorisé à Selon E. Demeulenaere (2010) cette thèse ne tuer, le poqalla local peut chercher le prestige peut être retenue. E. E. Watson ignore certains social, comme tout autre homme, en tuant des ani- aspects importants du régime foncier et surestime maux dangereux ou des ennemis. Nous nous réfé- le rôle des poqolla dans l’organisation des activi- rerons donc ici aux informations que nous a tés de terrassement. Elle n’aborde que les pra- transmises R. Joussaume à propos des dénomina- tiques actuelles postérieures à 1897 alors que, tions des divers statuts regroupés sous cette dans le passé, les terrasses étaient entretenues dénomination. sur des terres privées par l’intermédiaire d’insti- La difficulté d’interprétation de cette fonction tutions communautaires qui ont disparu ou qui vient du fait que l’on peut y déceler à la fois des ont été récemment affaiblies. Sa description d’une éléments évoquant le complexe du mérite, des société hiérarchique semble être en forte contra- composantes religieuses et même des fonctions diction avec d’autres interprétations qui insistent, économiques. Nous pouvons regretter que les fonc- plus fortement, sur la division du pouvoir et sur tions religieuses de certains individus, évoquées à la résistance à la hiérarchie dans une société que plusieurs reprises sous des termes comme « sacri- l’on peut qualifier de multicéphale ou hétérar- ficateurs » ou « prêtres », n’aient pas donné lieu à chique. E. Demeulenaere (op. cit.) propose néan- des analyses plus précises. moins une analyse du rôle de redistribution des richesses du poqolla, dont le pouvoir est présenté P comme à la fois hérité et mérité, ce qui rejoint notre analyse. E. E. Watson (2009) s’est intéressée aux condi- tions sociales qui assurent la durabilité des sys- M tèmes agricoles autochtones intensifs. Elle a ainsi proposé une interprétation du rôle économique du Le monumentalisme funéraire et les waaka poqolla, notamment au niveau du contrôle du fon- sont naturellement au cœur de cette réflexion. La cier, une position critiquée par E. Demeulanaere monographie de F. Azaïs et R. Chambard (1931) (2010) et H. Amborn (2010 b) dans leurs recen- ainsi que les travaux d’A. Jensen (1936) avaient sions de l’ouvrage. fait connaître depuis longtemps ces monuments. E. E. Watson s’est intéressée aux liens entre C. R. Cowen (1978), puis H. Amborn (2002), les pratiques agricoles des Konso et les « têtes de avaient amorcé l’étude de ces sculptures. On se lignée », les poqolla, qui, selon elle, sont les insti- référera également à ce propos aux travaux de tutions les plus pertinentes pour comprendre le R. Joussaume (2007-2009, 2016 ; Joussaume & processus social du terrassement et des aména- Cros 2017) qui s’est intéressé aux monuments gements agricoles. Les poqolla investissent ainsi actuels à côté de ses recherches sur le monumen- une proportion plus élevée de leur main-d’œuvre talisme ancien. N. Poissonnier (2009) offre égale- dans des activités telles que le terrassement ou ment un panorama très complet des divers types la remise en état des infrastructures d’irrigation de waaka, dans sa thèse réalisée à l’issue de mis- et possèdent plus de terres que les non-poqolla. sions d’inventaire de ces sculptures, planifiées et Une partie de ces terres est prêtée à des membres réalisées par l’Autorité éthiopienne de recherche de la lignée ou du clan. En retour, les agriculteurs et de conservation du patrimoine culturel fournissent des jours de travail au poqolla chaque (ARCCH) en collaboration avec le Centre français année. Cet ensemble de données amène l’auteur des études éthiopiennes (CFEE)3. Soulignons ici à conclure que les poqolla ont une plus grande la structure complexe de certains monuments part de terre que les autres, et qu’ils utilisent comprenant des représentations de poqolla dits cette propriété pour avoir accès à un contrôle plus locaux. N. Poissonnier (2012) a synthétisé la important de la force de travail. La main-d’œuvre à laquelle ils ont accès est utilisée dans la 3. La première visite sur le terrain avait été dirigée en 1998 par le directeur de la FCEE, Bertrand Hirsch, les deux sui- construction du capital foncier, ce qui améliore la vantes par Nicole Poissonnier qui a entrepris une dernière capacité foncière et permet de soutenir une popu- mission de terrain en 2003 ain de mener des entretiens plus lation plus importante. La théorie développée ici intensifs et des discussions informelles pour une meilleure connaissance du contexte. le monumentAlisme funérAire récent d’éthiopie et lA question des démocrAties primitives 49
Figure 1 – Les zones de développement du mégalithisme face à la progression des établissements commerciaux arabes (représentés par des agglomérations permanentes) occupant les deux escarpements limitant le Rift à l’ouest et à l’est. © A. Gallay question des rites funéraires konso et gewada sur Rô ’ la base de ses enquêtes de terrain dans un article qui résume clairement la position des Konso face Les dernières références concernent les évène- à la mort et le contexte social d’érection des ments historiques récents qui ont pu influencer la waaka. Dans cette perspective nous regrettons société konso, soit le développement de l’esclavage que le travail de DEA4 et la thèse de Metasebia de traite et l’incorporation des Konso dans l’Em- Bekele (2007) ne soient pas publiés. Il est intéres- pire éthiopien sous Ménélik II. sant à ce propos de remarquer que ce dernier, La traite internationale des esclaves, contrôlée pour des raisons inexpliquées, n’aborde pas le à la fois par les sultanats arabes de la côte et l’État système gada et insiste sur les qualités d’arbi- chrétien, s’affirme comme une composante essen- trage, de conciliateurs et de médiateurs des divers tielle de l’évolution des sociétés éthiopiennes acteurs de la société (poqolla, conseil des Anciens, (Médard et al. 2012 ; Fauvelle-Aymar & Hirsch responsables religieux, etc.), alors que l’activité 2011). Rappelons que les razzias n’affectent direc- guerrière et la gestion politique de la violence tement que la moitié nord du pays et semblent sont marginalisées. épargner la partie méridionale, même si l’évolu- tion de ces populations, qui ne pratiquent pas 4. METASEBIA BEKELE (2001) – Le rôle des pierres dressées dans l’esclavage de guerre, accuse le contrecoup de ces la société konso (Éthiopie). Paris, Université Paris 1 Panthéon- pratiques. Si l’esclavage de guerre d’origine arabe Sorbonne, mémoire de DEA. se développe depuis le VIIe siècle AD il faut attendre 50 Afrique : Archéologie & Arts - 14 - 2018 : 45-76
le XIIIe siècle AD pour que se mette en place une contexte omotique ? Nous retrouvons en effet chez véritable traite internationale (fig.1). les Jem (Straube 1963), de langue omotique, qui La conquête du Sud par Menelik II s’est éche- relèvent d’une royauté divine, un monumenta- lonnée entre 1881 et 1899. C. R. Hallpike (2008) lisme qui évoque des sites comme Tuto Fela donne un bon résumé des évènements historiques (Gallay 2016b), fouillé par R. Joussaume (2007). qui ont abouti à l’incorporation du sud de l’Éthio- Le tableau 1 montre toutes les difficultés de pie dans les frontières actuelles du pays. Dans les cette analyse, difficultés rendues encore plus opérations de conquête, les troupes de Ménélik II importantes par l’hétérogénéité de nos sources. Si possédaient une supériorité militaire incontes- nous disposons d’une ample information sur les table du fait de la possession d’armes à feu récu- Konso et les Gamo, tel n’est pas le cas pour les pérées notamment auprès des Italiens lors de la Jem. Pour ces derniers, nous savons en effet seu- bataille d’Adoua (1896). Au cours des affronte- lement que les fondateurs des clans jouissent d’un ments avec les Konso pratiquement toute la classe statut privilégié marqué au niveau monumental des guerriers fut anéantie ou réduite en esclavage et que le contexte social général est celui d’une ce qui dut avoir un impact sur la structure sociale. royauté divine. É V É , : Nous retiendrons particulièrement deux questions : 1. Au niveau sociétal, le concept de démocratie La compréhension de ces questions nécessite primitive qualifiant habituellement la société que soit explicité un certain nombre de concepts konso peut-il présenter une certaine hétérogé- anthropologiques théoriques comme l’exige la néité ? A. Testart (2005 : 131) recourt en effet aux construction de tout savoir ayant vocation scien- Gamo et à l’excellente étude proposée par tifique (Gallay sous-presse). J. Bureau (1981) de la sociologie politique de cette population pour définir la notion de démocratie O primitive en Afrique, à côté des Iroquois d’Amé- rique du Nord. Or les Gamo, qui ne pratiquent pas On distinguera ici lignage et société de monumentalisme funéraire, sont de langue lignagère. omotique. Rappelons que nous avions proposé de Le lignage est un terme qui se rapporte unique- lier monumentalisme, démocratie primitive et lan- ment à la parenté et désigne un groupe de filiation gues est-couchitiques (Gallay 2016a, b). Cette unilinéaire, patrilinéaire ou matrilinéaire. Des question est d’autant plus complexe qu’on évoque sociétés organisées en lignages existent partout chez les Konso la présence possible de clans aris- dans le monde, notamment en Afrique, et à toutes tocratiques associés au titre de poqolla, une situa- les époques. tion décrite dans le livre d’A. Jensen (1936) et Une société lignagère (dite aussi segmentaire) analysée par C. Jeunesse (2016), ce qui ne semble est, au contraire, une forme d’organisation poli- pas en accord avec la notion de démocratie tique bien particulière propre à l’Afrique, structu- primitive. rée par le lignage et uniquement par lui (Testart 2. Dans quelles conditions le monumentalisme 2005 : 109 ; Boulestin 2016). En pratique, le funéraire est-couchitique peut-il se retrouver en lignage ne gère donc que le système de parenté, Structure politique Langue Monumentalisme funéraire Konso Démocratie primitive Est-couchitique Oui Gamo Démocratie primitive Omotique Non Jem Royauté divine Omotique Oui Tableau 1 – Populations citées dans l’étude le monumentAlisme funérAire récent d’éthiopie et lA question des démocrAties primitives 51
tandis que les sociétés lignagères sont lignagères réinvestis. Le souverain se distingue par ses lar- au sens politique. Les organisations politiques gesses et par la façon dont il dissipe ses biens. lignagères, communes à l’ensemble des sociétés Essentiellement mouvant, le pouvoir guerrier africaines, forment la base sur laquelle se sont s’accommode mal d’une insertion territoriale développées, sur ce continent, des formes plus stable. Les agglomérations proto-urbaines qui, complexes de sociétés. parfois, lui sont liées, restent de dimensions L’organisation lignagère segmentaire est sus- modestes. L’absence de stratégies du profit ne per- ceptible de donner naissance à quatre types de met pas de concevoir d’aménagements stables du hiérarchisations, souvent imbriqués : terroir. La mobilité de l’habitat rural soumis aux 1. Certains lignages acquièrent une position impératifs de l’élevage et/ou des cultures reste privilégiée du fait de leur antériorité dans l’occu- importante (Gallay 2011). Il existe ainsi deux sec- pation du sol. Ce mécanisme très général de « maî- teurs économiques, l’un aristocratique et guerrier, trise des terres » paraît être l’un des premiers à l’autre domestique. La distribution des esclaves justifier une certaine hiérarchisation des lignages entre aristocrates et paysans, lorsque cette pra- (Gallay 2011). tique est présente, ne reflète pas seulement la 2. La hérarchisation peut se manifester à tra- différence de condition entre l’aristocratie et les vers des privilèges religieux du fait de la proximité classes franches ; elle délimite surtout deux sec- avec des forces magico-religieuses et de leur capa- teurs économiques distincts, l’un esclavagiste, cité à influencer la fertilité de la communauté, l’autre domestique (Meillassoux 1986). notamment à travers l’importance de la L’aristocratie peut donc être définie comme la descendance. fraction de la population possédant un pouvoir 3. Le pouvoir peut s’affirmer à travers la capa- politique distinct, fondé sur l’histoire, la proximité cité des individus à générer une plus grande quan- avec le sacré, la richesse ou la force, qui domine et tité de richesses, tant au niveau du patrimoine contraint alors le pouvoir lignager traditionnel. foncier et des récoltes plus abondantes qu’à tra- vers la possession de troupeaux plus nombreux. D Cette richesse permet d’organiser des fêtes et des réunions accueillant un grand nombre de per- sonnes. Les inégalités soumises aux aléas de la Le pouvoir politique peut être aux mains d’as- production économique et des fluctuations clima- semblées constituées de tous les hommes adultes tiques ne produisent pourtant pas de hiérarchies ou des classes les plus âgées. Les décisions sont permanentes. prises alors à l’unanimité. 4. Enfin une hiérarchie peut naître de l’opposi- Rappelons tout d’abord les critères retenus tion entre contrôle par les aînés et force guerrière. pour qualifier ce type de société. Les réflexions sur Cette tension très générale est parfaitement ana- le sujet se limitent en effet à quelques notations lysée par Claude Meillassoux (1977). La transmis- d’Alain Testart dont la position a du reste varié sion du pouvoir guerrier assure alors le sur la formulation de détail. La première défini- renforcement politique de certains lignages. Le tion proposée était en effet la suivante (Testart pouvoir patriarcal caractéristique de l’organisa- 2005 : 106) : tion lignagère dans sa forme la plus simple est Nous parlerons de démocratie primitive à pro- alors relayé ou supplanté par un pouvoir aristo- pos d’une organisation politique lorsqu’elle com- cratique. Il concerne des fractions jeunes de la bine : 1. une assemblée populaire et souveraine, au population, détentrice de la force guerrière au moins en ce qu’elle décide de la guerre et de la détriment du pouvoir des Anciens, fondé sur l’âge. paix ; 2. des chefs de guerre dont on attend qu’ils Le pouvoir guerrier est d’abord contestation de conduisent la guerre, mais par leurs propres l’ordre patriarcal, car la force est l’apanage des moyens. cadets et des classes d’âge les plus jeunes. Ce pou- Alain Testart oppose néanmoins assemblée du voir guerrier, rapidement transformé en pouvoir peuple (démocratie directe) et assemblée des aristocratique, reste pourtant fragile car fondé sur représentants de la population (démocratie indi- la redistribution. Le chef se doit de récompenser recte) et souligne que ces dernières sont souve- ses guerriers en partageant le fruit des razzias. raines dans leurs décisions. La guerre a le double Toute stratégie d’accumulation est impossible. Les aspect d’être à la fois officielle, par l’autorisation revenus ne peuvent être ni thésaurisés, ni qui doit être donnée par l’assemblée, et privée, par 52 Afrique : Archéologie & Arts - 14 - 2018 : 45-76
les moyens mis en œuvre. Les chefs de guerre ne - qui dispose à cet effet d’une force de contrainte sont ni choisis ni chargés par le conseil ni par per- telle que nulle autre, émanant de cette commu- sonne de mener la guerre. nauté ou de ses composantes, ne puisse sérieuse- La confrontation de nos données et de cette ment s’y opposer ; définition révèle pour les Konso de bonnes concor- - et sa puissance résulte de l’organisation sépa- dances avec la notion de démocratie indirecte exer- rée, à part, sous son contrôle exclusif, de la violence cée à travers des conseils, ce qui semble conforter dont est capable en fait cette communauté, soit notre première approche de cette question. Une qu’il en revendique le monopole, soit qu’il se subor- série de difficultés subsistent néanmoins. donne diverses formes résiduelles. Le monopole de - L’origine du concept de démocratie primitive la violence n’est pas le monopole des armes, mais Il a été élaboré par A. Testart à partir de un facteur proprement organisationnel. L’État a l’exemple iroquois. Son application aux Germains organisé à part la violence de la société de telle et aux Gaulois pose néanmoins certains pro- façon que les gens dans la société n’aient plus les blèmes. Au moins pour les Gaulois nous n’en avons moyens de s’organiser violemment (ou aient des aucune preuve ; ils pourraient en effet relever moyens faibles). d’une formation étatique. Le seul argument L’État interdit la vendetta et toute entreprise d’A. Testart pour avancer cette interprétation est de razzia engagée à titre personnel ou au nom d’un la présence conjointe, comme chez les Indiens groupe particulier, notamment familial. L’État d’Amérique du Nord, d’un chef de paix et d’un chef peut donc être défini comme titulaire de la souve- de guerre, ce qui est un peu mince. Le terme de raineté dans une communauté politique lorsque démocratie primitive n’est d’autre part pas un cette souveraineté y est une et indivisible. Au terme utilisé dans la littérature ethnologique sur contraire une société où la souveraineté est mul- l’Éthiopie. Il est donc impossible de rendre compte tiple, ou seulement divisible, est une société non de la position des ethnologues quant à ce terme. étatique. - La question des chefs et du despotisme Bruno Boulestin (communication personnelle) Il existe en Afrique orientale de nombreuses souligne néanmoins qu’il peut exister deux inter- populations considérées comme n’ayant pas de prétations de cette question, ce qui ne facilite pas chefs et donc susceptibles d’être qualifiées de la compréhension du phénomène : « démocratiques ». Cet ensemble n’est que peu - soit nous considérons que le critère est que caractérisé par le rôle très secondaire – voire nul ne peut se faire justice soi-même dans le sens nul –, joué par les structures lignagères, mais plu- où nul ne peut décider de se faire justice soi-même tôt par une solidarité communautaire « transver- – c’est-à-dire qu’on peut très bien soit exécuter sale ». La spécificité des Konso se dissout donc soi-même une sentence qui a été décidée par l’ins- dans un ensemble plus vaste de systèmes poli- tance judiciaire, soit exercer sa propre justice dans tiques, notamment chez les populations de lan- un cadre prévu par cette instance (cas romain) – ; gues nilotiques, qu’il serait nécessaire d’analyser à ce moment-là, la question de l’organisation à plus en détail. part ne s’applique qu’à cette instance : il faut qu’il existe dans la société une instance particulière M (juridique chez nous, mais qui peut être une assemblée d’Anciens ailleurs) qui ne soit pas la La définition de l’État a fait couler beaucoup société dans son ensemble ; d’encre, mais toutes reprennent d’une façon ou - soit l’instance judiciaire doit posséder en d’une autre la définition de Max Weber (1959) qui outre la force exécutive qui ne doit pas être laissée insiste sur le monopole de la violence : l’État est aux parties. une organisation politique qui se caractérise par Or ces deux approches, alternativement utili- le monopole de la violence légitime, ou de la sées, ne sont pas compatibles. Il existe en défini- contrainte physique légitime. tive trois niveaux entremêlés qu’A. Testart n’a L’État est selon A. Testart5 une autorité : jamais démêlés : - dont les décisions sont impératives pour tous 1. La décision (ou l’interdiction) de la violence : les individus et/ou groupes qui composent la com- droit/interdiction de se faire justice soi-même ou munauté sur laquelle il a autorité ; de partir à la guerre de son propre chef ; 2. La contrainte : peut-on forcer l’exécution de 5. Testart A. (2010) – Principes de sociologie générale. Collège la sanction judiciaire ou obliger d’aller à la guerre ? de France, séminaire 2004-2010, 4 vol., manuscrit inédit. le monumentAlisme funérAire récent d’éthiopie et lA question des démocrAties primitives 53
Figure 2 – Modalités théoriques du monopole de la violence par rapport à la définition de l’État. © Gallay 3. L’organisation : les moyens de l’application S gada de la décision, moyens publics ou moyens privés, organisés à part ou non. Nous ne reviendrons que rapidement sur cette La définition de l’État change donc selon que question qui a fait l’objet de développements anté- l’on retient (fig. 2) l’indisponibilité de la violence rieurs (Gallay 2016a). Il existe en Éthiopie et en seule (1), ou (1 + 2) ou (1 + 2 + 3). Afrique de l’Est deux systèmes de répartition des individus : E - le premier, système gada, où l’homme occupe au cours de son existence plusieurs positions successives : « système des degrés de générations » Rappelons qu’en Afrique l’esclavage interne, en traduisant l’expression anglaise generation- dehors de l’influence de la traite arabe puis atlan- grading system ; tique, est avant tout un esclavage pour dette, et - le second, chez les Nuer, Nyangatom et qu’une des causes principales de l’endettement se Kalenjin, où le même individu appartient toute sa situe dans les biens exigés pour acquérir des vie à une classe dans un système de classes qui se épouses. Il y a donc une relation essentielle entre renouvellent au fil du temps, soit un « système de le prix de la fiancée (Testart 2001 ; Testart et al. classes d’âges » (age-grading systems). 2002) et l’esclavage pour dette menaçant le mari Chez les Konso, le système gada se développe qui ne peut s’acquitter de son paiement. A. Testart en parallèle avec un système de quatre classes (2001) a particulièrement bien étudié cette ques- appelé hela : tion à l’échelle du continent. Il constate que la - 1) les enfants n’y ont aucun pouvoir ; coutume du prix de la fiancée est très largement - 2) les jeunes hommes forment une génération répandue en Afrique noire au sud du Sahara. (hela) subdivisée en deux sub-hela : ce sont les L’esclavage pour dette présente par contre une hommes des sub-hela, avant tout des guerriers, extension moindre en dehors de l’influence de qui effectuent les travaux collectifs ; l’Islam qui prohibe ce type d’asservissement. - 3) un conseil des Anciens administre la ville ; L’Afrique orientale, des Nuer aux Massaï, et ses membres sont élus parmi la génération déga- l’Éthiopie, ne connaissent pas cette coutume. Le gée de ces obligations guerrières et d’entretien ; sud de l’Éthiopie, se situe, du moins pour les socié- - 4) la quatrième classe est formée par les Vieux tés pastorales, dans la zone de présence du prix qui n’ont plus aucune obligations sociales de la fiancée, mais en dehors de celle de l’esclavage (Joussaume 2016). pour dettes. L’instauration de la traite arabe va néanmoins opérer de profonds changements, du S moins dans les sociétés en contact avec les mar- chés internationaux. L’étude des sculptures érigées sur les sépultures konso conduit inévitablement à considérer un 54 Afrique : Archéologie & Arts - 14 - 2018 : 45-76
thème plus vaste, celui du « complexe du mérite », formes diverses de phallicisme. Les guerriers ont tel que décrit par les membres de la Frankfurter l’habitude d’émasculer leurs ennemis et de porter Schule des années trente aux années soixante : leurs parties génitales en trophée. Un tueur A. Jensen, E. Haberland et H. Straube (Poissonnier apporte par son héroïsme honneur et prestige, non 2009). L’Institut de Morphologie Culturelle de pas à son groupe ethnique, mais à son clan ou à Francfort-sur-le-Main est essentiellement connu sa lignée et surtout à ses descendants qui pourront par les travaux de Léo Frobenius sur les sociétés s’identifier à lui en tant qu’ancêtre prestigieux. africaines. L’un des principaux centres d’intérêt des On peut se demander si le terme « héros » pour- chercheurs allemands du début du xxe siècle était rait qualifier correctement ces hommes intrépides le Töterwesen, ou, comme on l’appelle dans les réfé- valorisés au plus haut point. Selon les cultures, un rences anglaises, le killing complex. héros est un demi-dieu, un personnage légendaire, Ces recherches permettent de comprendre un idéal, un surhomme ou simplement une per- comment le meurtre est considéré comme une sonne courageuse, faisant preuve d’abnégation. Le preuve de virilité, mais également, plus large- rôle du héros se situe entre l’aspiration métaphy- ment, comme la capacité à accumuler de la richesse sique, presque religieuse, de dépasser la condition et à influencer la fertilité. Tuer des ennemis ou humaine, notamment d’un point de vue physique, abattre du gros gibier, tout particulièrement un et l’aspiration plus réaliste d’œuvrer pour le bien lion, en échange d’un statut social plus élevé, de la communauté, d’un point de vue moral. Il relève de règlements spécifiques. Les expéditions nous semble que cette définition reflète bien le privées de groupes de chasseurs agissant à titre statut du guerrier exceptionnel chez les Konso, individuel sont généralement planifiées et prépa- statut qui fait penser aux héros de l’épopée et de rées avec soin. Les occasions de tuer, approuvées la mythologie grecque. par la communauté, sont variées : parties de Ce statut se reflète au niveau des pratiques chasse ritualisées ou organisées individuellement, funéraires. Le faste des cérémonies des deuxièmes conflits internes entre « villes » rivales, de façon obsèques dépend en effet du statut que le défunt plus marginale, guerres déclarées entre groupes avait atteint au cours de sa vie. Il est l’expression ethniques voisins ou menées par la communauté de son héroïsme, mais également de son âge, du contre un autre État. nombre de ses descendants et de sa puissance La plupart des hommes qui deviennent des économique. tueurs et des héros le font après avoir soigneuse- Le complexe du mérite imprègne également les ment planifié leur chasse, leur guerre ou leur raid. conflits plus généraux impliquant toute la com- Ils se préparent habituellement en demandant munauté. Les guerres déclarées entre groupes conseil à un devin. Le fait pour un adversaire voisins étaient surtout décrites en référence aux d’être classé comme ennemi favori signifiait géné- régions du nord de l’Éthiopie ainsi qu’aux groupes ralement que les hommes de ces groupes étaient ethniques des montagnes de Gamu, de Dorze et aussi féroces et virils que soi et, de ce fait, dignes de Koorete. Dans de nombreux écrits sur l’Éthio- de respect. D. Turton (1988/89) soutient de son pie, les « ennemis traditionnels « sont mentionnés, côté que l’une des raisons pour avoir des ennemis comme par exemple les Gugi et Burgi pour le rituels pourrait être que ce type d’affrontement ne Koorete (Straube 1963 : 126), les Dime et Mursi menaçait pas le réseau économique puisque les pour le Me’en (Fukui 1979 : 171), les Borana, attaques entre ces groupes étaient, dans une cer- Maale et Samburu pour l’Arbore (Tadesse Wolde taine mesure, prédictibles. 1999 : 46), les Gugi, Burgi, Samburu et Rendille La masculinité s’affiche notamment à travers pour le Boorana (Haberland 1963 : 150, 266), les la chasse et la guerre. Tuer un homme ou un gros Borana et Arsi pour le Gugi, pour n’en citer que gibier confère un grand prestige. L’homme qui a quelques-uns. tué un léopard, un lion ou un python en donne la Dans ces régions, un code militaire avait établi peau au poqolla. L’homme idéal est celui qui pos- des contraintes strictes réglant les affrontements, sède les traits de caractère tels que grande force liberté de combat les jours de marché, mais libre physique, agressivité, volonté de défendre et de passage des femmes (Bureau 1981 : 15 et suiv. ; tuer, aptitudes rhétoriques et ambition d’atteindre Straube 1963 : 150, 200-204 ; Duba Gololca 1987 : le respect et l’honneur dans la société. Dans de 32). Ces guerres engagées collectivement n’avaient nombreuses populations éthiopiennes, le critère qu’une importance mineure pour les meurtres de masculinité se trouve exacerbé à travers des rituels, mais elles donnaient néanmoins aux le monumentAlisme funérAire récent d’éthiopie et lA question des démocrAties primitives 55
Figure 3 – Dynamique historique de la cité-État. Certains critères définissant la cité-État konso peuvent être considérés comme des caractères primitifs par rapport aux critères dérivés définissant les cités-États de Kani et de Ségou au Mali. © A. Gallay hommes l’occasion de gagner en prestige alors que La recherche d’une définition de la cité-État est le vieil idéal de tuer un ennemi était ravivé délicate car les exemples africains que l’on peut (Braukämper 2001 : 220). proposer sont souvent liés aux prédations escla- vagistes du XIXe siècle, comme c’est le cas au Mali C -É pour Ségou (Monteil 1977, rééd. de 1924) ; Bazin 1975, 1982 ; Meillassoux 1986) ou pour Kani na La Société des africanistes a consacré en 2004 (Holder 2001) en Pays dogon. À titre provisoire un numéro spécial6 sur cette notion et confronté nous proposons de distinguer deux types de les vues très contrastées des chercheurs à travers cités-États : des cas pris sur l’ensemble de la planète. La notion - dans le premier, la cité ne dispose pas du de cité-État est en effet intrinsèquement polysé- monopole de la force et laisse donc à d’autres par- mique ce qui rend délicat son usage comme caté- ties de la société la possibilité de s’organiser pour gorie analytique. la conduite des razzias et des guerres ; cela pour- rait être le cas des cités konso en Éthiopie (Gallay 6. Cité-État et statut politique de la ville en Afrique et ail- 2016a) ; leurs. Journal des Africanistes (2004) – 74 (1-2). 56 Afrique : Archéologie & Arts - 14 - 2018 : 45-76
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