Météorologie de l'inconscient - Benoît Virole

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Météorologie de l’inconscient
                                                   Benoît Virole
                                                      2011-2022

                                                      Pour l’esprit d’un enfant qui, avec toute la fraîcheur de son jeune âge,
                                                      était confiné par son éducation dans une maison de ville, il ne restait
                                                      guère d’autre moyen de s’en échapper que de tourner un regard plein de
                                                      désir et d’attente vers l’atmosphère.
                                                                                                                   GOETHE

                                                      Les condensations des nuages se produisent là où commencent à cesser
                                                      les rayons du Soleil en raison de leur dispersion sans l’immensité.
                                                                                                                  ARISTOTE

                                                       Résumé
         En utilisant la métaphore de la météorologie et des mouvements complexes de l’athmosphère, nous dé-
         crivons les dynamiques psychiques comme étant des manifestations de la complexité dans lesquelles il est
         possible de repérer des attracteurs constants. La psychopathologie peut alors être conçue comme un « pay-
         sage » d’attracteurs en compétition. Les formes types correspondent à des confinements des attracteurs
         dans des positions stables.
                                                       Mots-clefs

                           Psychanalyse Sciences cognitives Complexité Théorie des catastrophes

Introduction                                              sons sur notre humeur n’est pour rien, ou si peu, dans
                                                          notre goût pour l’étude des climats. La météorologie
 Du fauteuil où je suis assis en séance, je vois le nous intéresse car elle est la science exemplaire de la
ciel. Au fil des ans, l’écoute de mes patients s’est complexité.
mêlée à la contemplation du temps ; nuages d’hiver, Dès qu’un phénomène, de quelle nature qu’il soit,
plats, denses, immobiles comme des chapes obsession- se relève difficile à expliquer, ou que sa description
nelles, nuages de printemps aux dynamiques ascen- entraîne de fastidieux développements, on le décrète
dantes, nuages d’été, aériens comme une parole nou- complexe. Par ce mot magique, on se ménage une sor-
velle, mais aussi neige, grêle et pluie des dépressions, tie honorable en générant chez l’interlocuteur l’idée
orage des transferts et, parfois, l’arc-en-ciel d’une em- que l’on connaît les fondements du problème sans
bellie thérapeutique. . . Un, deux, puis trois traités de qu’il soit possible de les communiquer au commun
météorologie se sont glissés dans ma bibliothèque de des mortels. Pirouette facile. Elle désert le concept
psychanalyse. Proximité saugrenue et voici une ins- de complexité en le ravalant à une expression pro-
piration inattendue : écrire une météorologie de l’in- fane. Ce ravalement du concept est le premier obs-
conscient. Les brumes nordiques enclenchent les dé- tacle rencontré. Nous devons le dépasser en resituant
pressions et précipitent les suicides racontent les épi- sa consistance scientifique. La complexité est un cor-
démiologistes. Mais l’influence de la lumière des sai-

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Météorologie de l’inconscient                                                                                       Benoît Virole

pus de la pensée scientifique, soutenue par les mathé-              La météorologie, science exemplaire
matiques appliquées à des problèmes physiques tels
la dynamique des fluides, les turbulences et les phé-                De tous temps, les hommes ont regardé le spectacle
nomènes convectifs1 . Il existe dans le réel des phéno-             du ciel. Météores, éclairs, tonnerre, nuages, grêle,
mènes apparaissant au-delà des conditions habituelles               pluie et arc-en-ciel sont des événements énigmatiques,
de la mécanique. L’exemple classique est celui de la                parfois sources de vie, parfois cataclysmes mortels.
règle des trois corps, illustrée par la métaphore de                Croyances, mythes et récits fabuleux ont été nour-
trois boules de billard. Lorsque deux boules de billard             ris de ces objets naturels et ont inspiré en retour
rentrent en collision, la trajectoire de la boule heur-             les poètes et les peintres3 . Marins, voyageurs et pay-
tée est déductible de la vitesse de la boule mobile, de             sans y ont cherché une prédiction plus prosaïque :
l’angle du choc et des paramètres d’environnement                   le sens des vents, la survenue de la neige, l’annonce
tels le coefficient d’amortissement du tapis et la ré-              des pluies. Une météorologie systématique naît avec
sistance de l’air. Lorsque on rajoute une troisième                 Aristote4 et a continué son chemin dans l’histoire des
boule, les trajectoires résultantes deviennent impré-               sciences5 . Thermomètres et baromètres introduisent
dictibles malgré la connaissance des paramètres des                 la mesure des dimensions agissantes. Puis, la forme
trajectoires initiales et des contraintes d’environne-              des nuages devient source de réflexions et de classi-
ment. Dans le choc de trois corps, un chaos impré-                  fications. Enfin, au XXéme siècle, la météorologie se
dictible se produit, mettant en déroute les lois de                 mathématise, découvre les attracteurs étranges, in-
la cinématique et les modélisations mathématiques.                  corpore les images satellites et tente l’inconcevable :
Jusqu’à la naissance de la théorie de la complexité,
ce chaos des trajectoires résultantes paraissait dénué                3. « Nous devons beaucoup à ces saisons de transition,
de toute organisation et soumis au hasard. La théo-                      à ces états de l’atmosphère, qui nous présentent des
rie de la complexité nous aide à identifier des struc-                   phénomènes qui ne se trouvent pas dans les étés ou
                                                                         les hivers de quelques climats que ce soit. La lumi-
tures à l’intérieur de ce chaos. Leur description scien-
                                                                         nosité de l’automne est merveilleuse, cette brillance
tifique nécessite des approches mathématiques (sys-                      pleine d’éclats, comme si l’atmosphère était phos-
tèmes d’équations différentielles). Cependant, il suf-                   phorescente. » Thoreau H.D., Couleurs d’Automne,
fit de comprendre intuitivement leurs propriétés pour                    1862, Premières Pierres, 2001. Et Goethe,La forme
                                                                         des nuages d’après Howard, suivi de théorie météo-
manier les instruments conceptuels de la complexité                      rologique, Premières Pierres, 1999.
et l’appliquer à n’importe quel domaine2 . Quittons                   4. « Nous connaissons en effet chaque chose, sa cause et
maintenant le billard et tournons nous vers l’atmo-                      son essence de cette façon : si nous tenons ou la ma-
                                                                         tière ou la raison formelle, mais surtout lorsque nous
sphère.
                                                                         savons les deux ensemble, le principes de leur genèse
                                                                         et de leur corruption, et d’où vient le principe de leur
                                                                         mouvement. » Aristote, Météorologiques, Livre IV, 12.
                                                                      5. Torricelli (1608-1647) prouve l’existence de la pression
                                                                         atmosphérique. Sa variation avec l’altitude est démon-
                                                                         trée par Pascal (1623-1662). Edmond Halley (1656-
                                                                         1742) explique la formation des centres d’action et
                                                                         les propriétés des alizés. La première classification des
  1. Pour une introduction aux systèmes dynamiques com-                  nuages est faite par Lamarck (1744-1829) puis par Ho-
     plexes, voir dans Abraham F.A., A Visual Introduc-                  ward (1772-1864). Fourier (1768-1830) découvre l’effet
     tion to Dynamical Systems Theory for psychology,                    de serre. Coriolis (1792-1843) étudie les courants aé-
     The Science Frontier Express Series, 1989. Pour les                 riens. L’influence de la rotation de la Terre sur la direc-
     questions de modélisation, voir Le Moigne J.L., La                  tion des vents est découverte par Ferrel 1(817-1891).
     Modélisation des systèmes complexes, Dunod, 1999.                   La relation entre la pression atmosphérique et le vent
     Pour une présentation mathématique, Manneville P.,                  est mise en évidence par Ballot (1817-1890). Le livre
     Structures dissipatives, chaos et turbulence, Aléa Sa-              Meteographica de Galton (1822-1911) est le premier à
     clay, 1991. L’ouvrage de Klauz Mainzer, Thinking in                 traiter des anticyclones. L’influence du refroidissement
     Complexity, Springer, 1996, nous a été utile ainsi que              sur les nuages est prouvée par Peslin (1847-1927). Le
     le livre de Daniel Parrochia, La forme des crises, lo-              rôle de noyaux de condensation pour la formation des
     gique et épistémologie, Champ Wallon, 2008.                         précipitations est montré par Coulier (1824-1890). Les
  2. Cf. sur ce type d’utilisation : Morin E., Introduction à            notions de masse d’air et de fronts sont proposées par
     la pensée complexe, ESF éd., Paris, 1990.                           Vilhelm Bjerknes (1862-1951).

www.benoitvirole.com                                            2                                                      2011 - 2022
Météorologie de l’inconscient                                                                               Benoît Virole

la compréhension générale du climat. Habitués à nous             la Terre, les morphologies géologiques, l’influent et la
gausser des erreurs de prévision et conservant en nous           la modifient7 .
une tendance innée à la météorologie naïve, nous ne               À la dynamique des masses d’air se superpose le
percevons pas l’envergure de ce prodigieux tour de               cycle de l’eau. Sous l’effet de la chaleur solaire, et
force qu’est l’intelligibilité du climat.                        après le dépassement d’une valeur critique de tempé-
 Le climat est un gigantesque système dynamique                  rature, l’évaporation de l’eau entraîne sa transforma-
existant à l’échelle de la planète et animant l’atmo-            tion en vapeur et son ascendance dans l’atmosphère
sphère. Cette immense masse d’air et d’eau est sou-              avant que les précipitations la ramènent à son état
mise à l’influence des rayons du Soleil qui vont modi-           initial. Pluie, neige et grêle résultent de la trans-
fier sa température. Cette influence se réalise de façon         formation des états de l’eau soumis à une double
différente selon les régions. La position de la Terre            commande, celle de la température et celle de la
dans l’espace et son inclinaison vis-à-vis de l’astre so-        pression. D’autres facteurs annexes, telle la salinité,
laire la distribue de façon inégale. Ce gradient éner-           interviennent. Le facteur critique est l’élévation de
gétique, continu, se concrétise par des variations lo-           la température qui transforme, à pression égale, la
cales de température. Les masses d’air chauffées ou              neige en pluie et l’eau en vapeur. Tous ces éléments,
refroidies selon les angles d’incidence des rayons du            température, degré d’hydrométrie, pression, et sali-
Soleil montent ou redescendent dans le plan vertical,            nité sont les facteurs de contrôle qui commandent
selon les lois liant la température et la pression6 . Ces        les transformations de l’atmosphère. Ces transforma-
masses d’air se déplacent et interagissent. Les modi-            tions sont multiples et sont observables dans les dif-
fications de pression entraînent la naissance de pôles           férents états pris par le système. Par exemple, les
de haute et de basse pression (nommées anticyclones              états de l’eau peuvent être représentés sur un plan
et dépressions). Le différentiel de pression entre ces           tiré entre deux dimensions correspondant l’une à la
pôles initie le déplacement des masses d’air se concré-          température, l’autre à la pression. Le plan se trouve
tisant par les vents. La direction des vents sera in-            partagé en zones distinctes. Ces zones sont les diffé-
fléchie par des influences multiples dont la rotation            rents états de l’eau, glace, vapeur, eau. La variable
de la Terre. Une parcelle d’air entraînée vers l’équa-           d’état est la densité et elle est paramétrée par les
teur tourne plus rapidement sur elle-même du fait de             deux dimensions du plan (température et pression).
la diminution de la force de Coriolis. Ceci provoque             Les limites (ensemble de points critiques) entre les
des ondulations de la limite (le front ) de la masse             zones d’états sur le plan (les phases) sont agencées
d’air froid qui s’étend depuis les régions polaires. Le          dans un réseau de lignes nommé diagramme de bi-
phénomène est compliqué par la structure continen-               furcation. L’espace des phases (ou espace des états)
tale (dépressions thermiques sur les continents en               est le plan représentant les différents états pris par
été, anticyclones sur les océans). La circulation de             le système (eau, glace, vapeur). On l’appelle égale-
l’air n’est donc pas purement zonale. En présence de             ment surface de réponse. Elle correspond à l’ensemble
gradients horizontaux de température, il existe des              des configurations structurales attractantes possibles.
zones de basse pressions et hautes pressions relatives           L’espace des phases est divisé en bassins d’attraction
qui entraînent des mouvements horizontaux associés               séparés par des cols et des talwegs. Chaque bassin
(vents géostrophiques, thermiques, etc.). Au cours de            d’attraction correspond à l’ensemble des trajectoires
ce mouvement, l’air chaud, refroidi par détente adia-            convergentes vers un attracteur donné. La structure
batique, libère la chaleur transportée. La dynamique             des relations entre les bassins d’attraction, donc le
des mouvements de l’atmosphère n’est pas en déve-                réseau d’interfaces séparant les configurations attrac-
loppement libre dans un volume neutre. Les reliefs de            tantes, dépend des facteurs de contrôle. Les variations
                                                                 des paramètres de l’espace de commande (facteurs
                                                                 de contrôle) déforment la structure de l’espace des
                                                                 phases.
  6. Le physicien irlandais Boyle (1627-1691) et le physi-
     cien français Mariotte (1620-1684) émettent la loi de
     compressibilité des gaz.                                      7. Par exemple, la mousson d’Asie est influencée par la
                                                                      barrière de l’Himalaya.

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Météorologie de l’inconscient                                                                     Benoît Virole

 Les objets météorologiques résultent de dynamiques      des interactions est devenu complexe. L’évolution du
entre des forces physiques contraintes par des struc-    climat global est dépendante des conditions initiales
tures d’interfaces. La connaissance des mesures phy-     présidant à la naissance d’un phénomène atmosphé-
siques ne suffit pas pour comprendre l’émergence         rique local. Par exemple, une masse d’air non entrete-
des phénomènes observables. Il est nécessaire de         nue par une force externe va s’arrêter sur une position
connaître la structure morphologique des ensembles       fixe. L’amplitude de son mouvement dépendra de la
de bifurcations. La météorologie est une science mor-    force de l’impulsion de départ et donc de la valeur
phodynamique. Elle ne se contente pas d’utiliser les     du différentiel entre les pôles de pression. Les pertur-
lois de la physique mais leur ajoute un autre niveau de  bations apposées à sa marche par des contingences
sens, celui des contraintes existantes dans un espace    externes, frottements ou chocs, vont modifier ses tra-
intermédiaire entre les forces physiques agissantes et   jectoires et sa durée d’oscillation. Du fait de sa ré-
les phénomènes apparents.                                sistance aux perturbations, le système va poursuivre
 Les nuages, les vents, pluie, neige et grêle, tem- son évolution vers sa position d’équilibre, mais les
pêtes, cyclones, trombes et ouragans présentent tous trajectoires imprévisibles qu’il adopte reflètent l’effet
une morphologie liée à leur expansion dans l’espace- de ces contingences externes.
temps. Les objets apparents sont des concrétisa- Un cyclone est une illustration d’un système
tions de dynamiques inobservables. La formation convergent vers un point fixe (l’œil). Il est animé
d’un nuage concrétise, (rend apparent) une ligne de d’un mouvement de déplacement horizontal (trajec-
front entre pressions, c’est-à-dire un conflit entre des toire du cyclone). Un tourbillon est un ensemble des
forces. Le vent résulte de la différence de potentiels trajectoires potentielles d’un mobile pris dans le mou-
entre deux zones de pression, autrement dit d’un vement de l’eau. Toutes les trajectoires de ce mobile
conflit d’influence entre deux pôles. Un arc-en-ciel aboutissent au même point, à l’ombilic du tourbillon,
est le bord apparent d’une caustique générée par la au fond du gouffre liquide, lieu de terreur mythique
polarisation de la lumière dans un prisme constitué et des fascinations autistiques. Ce lieu inéluctable est
par des gouttelettes d’eau en suspension. La com- l’attracteur du tourbillon. Il est nommé point fixe
préhension des phénomènes peut se réaliser à diffé- dans la nomenclature des systèmes complexes.
rentes échelles d’observation. Un vent peut être dé- Remarquons une propriété essentielle de cette dy-
crit à l’échelle locale, dans ses effets et ses causes, namique : il existe un seuil initial qui délimite une
sans forcément l’insérer dans la dynamique générale zone où l’objet est à l’extérieur des trajectoires at-
de l’atmosphère. Il existe donc des sections d’intel- tractantes et une autre zone où il sera saisi par une
ligibilité partielle ne nécessitant pas le recours à la trajectoire sans qu’il puisse en aucune façon revenir
compréhension de l’ensemble du système. Par contre, à sa position de départ. Ce type d’attracteur, point
des effets locaux, imprévisibles, peuvent résulter de fixe, peut être reconnu dans d’innombrables systèmes
causes éloignées. Par exemple, l’activité industrielle physiques, ne serait-ce que par les conditions de la
humaine augmente le niveau de température de l’at- dynamique des solides soumises aux lois de gradient
mosphère. Elle entraîne la fonte des glaciers de l’An- de la pesanteur : toute objet pesant laissé à lui-même
tarctique, modifie la salinité de l’eau de mer et dé- se retrouve à terre. Point n’est besoin ici de beaucoup
clenche des réactions catastrophiques, avec inversion de mathématiques. La complexité n’est pas incompa-
de sens des courants marins, augmentation de l’humi- tible avec la simplicité.
dité par l’évaporation et un accroissement des préci-
pitations. La température du globe est un macro pa- Un autre attracteur est le cycle limite, terme choisi
ramètre fondamental. Il n’est donc pas étonnant que pour désigner une structure dynamique que l’on re-
sa variation aboutisse à des effets de grande ampleur. trouve dans tous les systèmes oscillants, qu’ils soient
Ces effets adviennent à partir du moment où la valeur entretenus par une force externe où qu’ils soient des-
d’un paramètre a dépassé un seuil critique. Au-delà tinés à atteindre l’immobilité. La forme apparente de
de ce point, il n’y a plus de linéarité simple entre les cet attracteur est celle d’un cercle ou d’un ovoïde.
événements, plus de prévision possible. L’ensemble Toute trajectoire passant à proximité est captée par

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Météorologie de l’inconscient                                                                                     Benoît Virole

ce cycle. Fluctuations saisonnières, alternances des                namique complexe révèlent les traces des événements
jours et des nuits, relèvent de l’expression d’un cycle             qu’il a rencontrés. L’histoire d’un système complexe
limite. Deux cycles limites peuvent se coupler harmo-               dans ses interactions avec l’environnement ne peut
niquement et donner naissance à un attracteur com-                  être que singulière. Chaque système dynamique est
posite : le tore.                                                   unique car il est sensible à des variations infinitési-
 Un troisième attracteur a été découvert en 1963 par                males de ses conditions initiales qui sont la plupart du
le météorologiste Edward Lorenz du MIT qui étu-                     temps non reproductibles10 . L’intelligibilité des phé-
diait les mouvements de convection d’air dans les                   nomènes observables nécessite l’abandon d’un déter-
couches de l’atmosphère8 . Lorsque deux systèmes                    minisme local pour lui substituer un déterminisme
convectifs s’interpénètrent, le mouvement résultant                 global impliquant un grand nombre de facteurs inter-
sur ces boucles est imprédictible et relève d’un at-                agissants. On ne peut décréter l’antécédence causale
tracteur dit « étrange » car certaines trajectoires                 d’un facteur plus qu’un autre, si ce n’est à remonter
reviennent sur elles-mêmes. Cet attracteur est de-                  aux conditions fondamentales (par exemple en météo-
venu célèbre grâce à son association à l’effet dit du               rologie : la relation de la Terre au Soleil). Les chaînes
battement du papillon. En vertu des propriétés de                   causales ne sont que des conventions qui décrètent
la complexité des phénomènes météorologiques, un                    qu’une dynamique sera décrite dans ce sens ou dans
simple battement des ailes d’un papillon tropical dé-               un autre et cela à partir d’un point de la trajectoire,
clenche un cyclone à l’autre bout de la planète. La                 dont il est décidé arbitrairement qu’il constitue une
forme en ailes de papillon de l’attracteur de Lorenz                référence.
a renforcé le succès de cette histoire. Par une éton-                Un système complexe est composé d’éléments au-
nante condensation, la représentation de cet attrac-                tonomes, différenciés, et interagissant entre eux. Un
teur montre un double déploiement de trajectoires                   système complexe est donc par définition holistique.
cycliques évoquant des ailes d’un papillon. La mé-                  La dynamique du système est liée à la dynamique
taphore du papillon a réussi à faire comprendre la                  de ses entités et ne peut être comprise sans y ré-
sensibilité aux conditions initiales 9 . Deux trajectoires          férer, mais inversement la concaténation des dyna-
issues de points très voisins au départ divergent de fa-            miques individuelles des sous-systèmes ne permet pas
çon exponentielle si l’on applique à l’une d’entre elles            de comprendre l’ensemble du système. Ces systèmes
une toute petite perturbation. Une autre particula-                 se caractérisent par l’émergence de propriétés glo-
rité de cet attracteur est sa dimension fractale. Les               bales nouvelles, non observables au niveau de ses
morphologies apparentes à un certain niveau de cet                  éléments constitutifs. L’explication de la grande di-
attracteur sont similaires à celles observables à une
autre échelle. Par exemple, la morphologie apparente                 10. Cette sensibilité aux conditions initiales a été expli-
d’un nuage est similaire quelque soit l’échelle à la-                    citée par Poincaré : « Une cause très petite qui nous
quelle on l’observe.                                                     échappe détermine un effet considérable que nous ne
                                                                         pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet
 Pour tous les attracteurs, la dynamique évolutive du                    effet est dû au hasard. Si nous connaissions exacte-
comportement d’un système complexe dépend de son                         ment les lois de la nature et la situation de l’univers
histoire. Les trajectoires d’évolution d’un système dy-                  à l’état initial, nous pourrions prédire exactement la
                                                                         situation de ce même univers à un instant ultérieur.
                                                                         Mais, lors même que les lois naturelles n’auraient plus
  8. Les cellules de convection ont été découvertes en 1900              de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la si-
     par Henri Bénard. Dans un liquide dilatable et homo-                tuation qu’approximativement. Si cela nous permet de
     gène, placé dans le champ de la pesanteur et dont le                prévoir la situation ultérieure avec la même approxi-
     bas est plus chaud que le haut, on observe une mise                 mation, c’est tout ce qu’il nous faut, nous disons que
     en mouvement à partir d’une certaine différence de                  le phénomène a été prévu, qu’il est régi par des lois ;
     température. Sous l’effet de la chaleur, les parties si-            mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que
     tuées au fond se dilatent et deviennent moins dense.                de petites différences dans les conditions initiales en
     Elles ont tendance à monter. Les parties du haut, plus              engendrent de très grandes dans les phénomènes fi-
     froides et plus denses, ont tendance à redescendre sous             naux ; une petite erreur sur les premières produirait
     l’effet des forces de convection.                                   une erreur énorme sur les dernières. La prédiction de-
  9. Le terme a été proposé en 1971 par le physicien David               vient impossible. » Poincaré H., Calcul des probabili-
     Ruelle.                                                             tés, Gauthier-Villars, 1912.

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Météorologie de l’inconscient                                                                                  Benoît Virole

versité des phénomènes observables recourt à l’exis-           tenue par le rajout au germe de cette fonction, de
tence de structures dynamiques émergentes du niveau            paramètres en nombre et en qualité tels qu’ils ras-
physique. Ces structures, des attracteurs, sont implé-         semblent tous les types de fonctions obtenues par la
mentées au niveau physique et s’en dégagent par une            perturbation de la fonction initiale. La catastrophe
organisation morphodynamique. Elles existent à un              dite de la fronce permet de modéliser toutes sortes
niveau intermédiaire entre la physique et la phéno-            de phénomènes dynamiques tant en biologie que dans
ménologie des observables. Elles sont donc indépen-            les sciences sociales. Un des théorèmes de la théorie
dantes de la nature du substrat.                               des catastrophes stipule que pour, au plus, quatre
 C’est un résultat fondamental qui autorise l’applica-         variables de commandes (paramètres), il n’existe que
tion de la complexité à des domaines aussi différents          sept sortes de catastrophes élémentaires topologique-
que l’hydrologie, la géologie, la météorologie, l’écono-       ment distinctes11 . Les catastrophes élémentaires ré-
mie ou la psychopathologie. La science des systèmes            sultent de conflit entre des entités dont la nature n’a
complexes se distingue des méthodes traditionnelles            pas à être précisée a priori. Le conflit entre les attrac-
d’analyse par le fait qu’elle étudie non seulement les         teurs peut aboutir à leur destruction, mais également
interactions entre les entités d’une même échelle, mais        à la génération dans l’espace substrat de formes ana-
aussi les interactions entre les différentes échelles.         logues à celles des ensembles de bifurcation.

 Considéré comme un ensemble de trajectoires                    On observe ainsi en météorologie des nuages res-
convergentes vers un attracteur, chaque système dy-            semblant à des lentilles, à des tores, en hydrologie
namique possède une figure de régulation qui com-              des déferlements de jets ressemblant à des ombi-
porte tous les points limites au-delà desquels chaque          lics hyperboliques, en embryologie des mouvements
état du système peut bifurquer vers un autre état.             d’invagination de tissus ressemblant à des superpo-
L’ensemble de ces points constitue l’ensemble de bi-           sitions de fronces. Les formes observées dans le réel
furcation du système. Les systèmes dynamiques pos-             ne sont pas strictement identiques aux catastrophes
sèdent une régulation qui les maintient dans leur do-          élémentaires, ni même à la superposition de plusieurs
maine de viabilité. S’ils s’en écartent, leur complexité       d’entre elles. La distance entre la forme mathéma-
disparaît. Ils dégénèrent jusqu’à se détruire ou bi-           tique pure de la catastrophe et la forme observée dans
furquent vers un attracteur de dimension moindre.              le réel est l’expression de la résistance de l’espace
Différentes figures de régulation peuvent se coupler et        substrat au déploiement de la singularité. Cette ré-
générer des structures de complexité supérieure exis-          sistance constitue une image des contraintes du sub-
tant dans des espaces substrats différents.                    strat. Ainsi, que la forme des objets observés soit
                                                               proche des formes catastrophiques ou qu’elle en soit
 La théorie des catastrophes de René Thom (1923-               éloignée, la vision morphodynamique permet de faire
2002) a décrit les différents scénarios possibles résul-       « parler » le réel12 . Toute forme peut être comparée
tants de ces interactions. Le terme de catastrophe a           avec les morphologies des ensembles de bifurcation. Si
deux sens : un sens commun où il désigne des chan-             la comparaison atteste que les deux formes sont iso-
gements soudains et souvent irrémédiables et un sens           morphes, alors les deux formes ont été engendrées par
technique interne à la théorie des catastrophes qui dé-        la même dynamique quel que soit l’espace substrat
signe le type de systèmes où de tels changements se
produisent. Selon ce deuxième sens, une catastrophe
                                                                11. En topologie, des formes qui peuvent apparaître
est la disparition d’un équilibre stable. Cette dis-
                                                                    comme différentes sont équivalentes par déformation
parition aboutit à l’établissement d’un nouvel équi-                continue.
libre consécutivement à une modification continue des           12. Par exemple, en biologie, lorsque une frontière appa-
                                                                    raît entre deux tissus, il est légitime d’y reconnaître
forces agissantes sur le système. Une forme stable,                 une catastrophe de type pli. Si cette frontière se creuse
au sens mathématique de la stabilité structurelle, est              d’un sillon, comme en embryologie, alors on peut y re-
alors une forme qui ne change pas de type sous l’in-                connaître l’expression d’une fronce. Si un tissu s’exfo-
fluence de perturbations de faible importance. Elle                 lie en réalisant une cloque, il s’agit de l’expression mor-
                                                                    phodynamique d’une queue d’aronde et les cils ou les
est issue du déploiement d’une fonction instable ob-                excroissances pointues peuvent être déchiffrés comme
                                                                    des expressions d’un ombilic.

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Météorologie de l’inconscient                                                                            Benoît Virole

dans lequel elles se concrétisent. Cette dernière pro-         les motions pulsionnelles. Il possède une caractéris-
priété est remarquable sur le plan épistémologique.            tique, au sens physique du terme, un caractère au sens
Elle offre la possibilité de pouvoir penser l’articula-        psychique, qui spécifie les limites de sa possibilité de
tion entre des espaces de substrat différent mais qui          régulation. Un système complexe possède une pro-
sont « travaillés » par un même système dynamique.             priété d’émergence. Toute organisation munie d’un
S’il existe des entités appartenant à un niveau de réa-        dynamisme de développement et capable d’interac-
lité qui partagent une similarité avec des entités ap-         tions avec un environnement, se modifie par la com-
partenant à un autre niveau, alors il est possible d’en        plexification de ses structures. Ces nouvelles struc-
déduire qu’elles sont générées par un système dyna-            tures peuvent dans certaines circonstances se désor-
mique identique.                                               ganiser (régresser) et entraîner la réapparition des an-
                                                               ciennes structures. C’est là la thèse centrale de la psy-
                                                               chosomatique. Rappelons que selon l’École de Paris,
La complexité psychique                                        (Pierre Marty), le symptôme psychosomatique résulte
                                                               d’une désorganisation régressive du psychisme due à
 La météorologie, discipline exemplaire de la com-             une dépression essentielle, asymptomatique. Elle en-
plexité, nous ouvre la voie d’une métaphore nouvelle           traîne une absence de mentalisation des conflits gé-
de la vie psychique. Considérons l’ensemble de la vie          nérant alors une expression somatique13 . Les trajec-
psychique comme un système complexe, tel celui de              toires régressives dans les névroses de caractères su-
l’atmosphère, lieu d’interactions multiples, multidi-          bissant des désorganisations pourraient être décrites
mensionnelles et dont l’intelligibilité dépasse l’enten-       comme des évolutions du système complexe global
dement. Une telle vision ne relève pas uniquement de           (psychisme, soma) vers des positions attractantes cor-
l’imaginaire. Les tentatives de modélisation du fonc-          respondantes à des fixations précoces14 .
tionnement neuronal avec les outils de la complexité            Tout système complexe possède une structure in-
sont nombreuses et bien réelles. Mais assumons notre           terne, inapparente, composée d’interactions entre des
rêverie atmosphérique et décrivons la vie psychique            attracteurs qui attirent à eux toutes les trajectoires
dans le lexique des propriétés de la complexité en             correspondantes à ses différentes évolutions possibles.
usant de la portée heuristique de l’analogie.                  Par exemple, en météorologie, les zones de dépression
 Tout système complexe possède une imprévisibilité             maximale sont des attracteurs. Elles attirent les mou-
essentielle. Peut-il exister une imprévisibilité plus          vement de l’air et orientent les vents. Ces attracteurs
grande que celle déployée par la parole d’un patient,          sont des entités virtuelles, inobservables, mais dont
du moins lorsque celui-ci n’est pas saisi par l’im-            les interactions sont déterminantes de l’évolution du
mobilisme des défenses ? Condensation, déplacement             système et qui existent à toutes les niveaux d’échelles.
et figurabilité, drainent les associations du patient,         Le concept d’attracteur, inobservable mais détermi-
ouvrent à la surprise et maintiennent l’écoute. Au             nant, est d’une forte suggestibilité en psychanalyse.
contraire, l’ennui et la prévisibilité envahissent l’es-       Les trois dimensions de la métapsychologie, topique,
pace de la séance lorsque le matériel s’appauvrit. La          économique et dynamique, sont congruentes avec les
prévisibilité du patient est le signe de la réduction          notions d’état, de gradient et de bifurcation d’attrac-
de sa complexité. La sensibilité aux conditions ini-           teurs inhérentes à la théorie de la complexité. La di-
tiales est aussi une propriété des systèmes complexes          mension économique correspond au gradient énergé-
qui s’applique de façon évidente à la vie psychique.           tique des pulsions. La dimension topique aux posi-
La psychanalyse a démontré l’importance de l’infan-            tionnements des attracteurs sur l’espace des phases.
tile, des identifications et des traumatismes précoces.        Par exemple, une scène inconsciente (attracteur A1)
Les conditions précoces de la vie d’un enfant déter-           peut attirer à elle des représentations conscientes (at-
minent (en partie) sa vie future. L’existence d’une            tracteur A2). La dimension dynamique correspond
figure de régulation dans les systèmes complexes est
suggestive. Le moi de l’appareil psychique est une ins-         13. Smadja C., Les modèles psychanalytiques de la psy-
tanciation d’une figure de régulation. Il doit réguler              chosomatique, Puf, 2008.
                                                                14. Marty P., L’ordre psychosomatique, Payot, 1980.

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aux bifurcations des attracteurs (refoulement, répres-               la manifestation (espace des phases) est une modifi-
sion des affects, et inversement insight ou cathar-                  cation de l’activité mentale18 .
sis). La métapsychologie freudienne est ainsi une re-                 Tout un domaine prometteur, nommé neurophéno-
marquable théorie dynamique du psychisme en phase                    ménologie, s’attache à découvrir les dynamiques sous-
avec les théories contemporaines de la complexité. La                jacentes aux différents processus mentaux19 . Quand
commensurabilité épistémologique des deux théories                   on a isolé des dynamiques existant sur le plan neu-
est forte15 .                                                        ronal et décrit celles existantes sur le plan cognitif,
 Penser le psychisme en terme de système complexe                    il est intéressant de rechercher leurs couplages. La
permet de penser les manifestations de la vie psy-                   méthode est simple. On demande à un sujet d’ex-
chique, et au cœur de celle-ci l’inconscient, en articu-             pliciter au mieux ses états de conscience – selon une
lation avec les dynamiques observables dans l’espace                 forme clinique de l’épochè d’Husserl – et dans le même
neuronal. L’existence de phénomènes complexes dans                   temps, on recherche les corrélats neuronaux de ces
l’activité neuronale est attestée. Le neurone isolé a un             états de conscience, en utilisant des algorithmes ma-
fonctionnement non linéaire et les réseaux neuronaux                 thématiques permettant de dégager des attracteurs.
fonctionnent comme des oscillateurs autour de posi-                  En effet, il est possible d’évaluer le degré de com-
tions attractantes16 . Tout le courant connexionniste                plexité d’un système par estimation de la quantité
des sciences cognitives a établi que les réseaux de neu-             d’informations nécessaires pour le décrire. Il existe
rones, qu’ils soient formels ou biologiques, peuvent                 aussi des algorithmes de prédiction des trajectoires20 .
être assimilés à des ensembles de calculateurs créant                À partir des EEG, il est possible d’évaluer le de-
des attracteurs dans leurs couches profondes. Des                    gré de complexité des dynamiques cérébrales. Des ré-
avancées ont été réalisées à partir de ce point de                   sultats importants ont pu être obtenus. Le bruit de
vue, en particulier dans l’explication de la percep-                 fond de l’EEG n’est pas un bruit blanc mais com-
tion catégorielle17. Mais, on peut aller plus loin et                porte des structures attractantes21 . La complexité de
appliquer le modèle de systèmes dynamiques com-                      la dynamique cérébrale diminue dans les cas d’épi-
plexes aux relations entre les réseaux neuronaux et
les activités mentales. Des variations de connectivité
synaptique (facteur de contrôle) entraînent des chan-
gements de dynamiques des réseaux neuronaux dont

                                                                      18. La méthode consiste à identifier une forme comporte-
 15. « Lorsqu’on a acquis une certaine familiarité avec la                mentale caractéristique et à remonter ensuite sur la
     dynamique qualitative, la théorie des catastrophes, et               dynamique qui lui a donné naissance. Pour cela, il
     le maniement des concepts qu’elles proposent, la lec-                convient de décrire le système dynamique sur deux ni-
     ture de l’œuvre de Freud montre peu à peu une forme                  veaux. Le premier niveau est celui des observables, cor-
     inaperçue auparavant », Porte M., La dynamique qua-                  respondant aux états stables du système (niveau ma-
     litative en psychanalyse, Puf, 1994, p.81.                           croscopique ou niveau clinique) et le second niveau (in-
 16. Les corrélations temporelles entre les activités de neu-
                                                                          terne) est celui des variables de contrôle qui découpent
     rones codent les relations entre les objets. Cette intro-
                                                                          l’espace des phases en bassin d’attraction. Ces deux
     duction des corrélations permet l’introduction d’une
                                                                          niveaux présentent une autonomie de description. Pe-
     variable, le poids synaptique à variation rapide, dis-
                                                                          zard L., Nandrino J.-L., « Paradigme dynamique en
     tinct des dynamiques synaptiques lentes correspon-
                                                                          psychopathologie : la Théorie du chaos », de la phy-
     dant au développement ontogénétique de la matura-
                                                                          sique à la psychiatrie », L’Encéphale, 2001 ; XXVII :
     tion des apprentissages. Le poids synaptique à varia-
                                                                          260-8.
     tion rapide module la cinétique lente aboutissant à la           19. Cf. l’ouvrage Naturaliser la phénoménologie sous la
     constitution d’un système dynamique.                                 direction de Jean Petitot, Francisco J. Varela, Bernard
 17. Cf. la description de la perception phonétique catégo-               Pachoud, Jean-Michel Roy, CNRS Editions, 2002.
     rielle dans notre thèse de sciences du langage (1993),           20. Pour la bibliographie sur ces méthodes techniques, cf.
     publiée en partie dans Psychologie de la surdité, De-                Pezard L., Nandrino J.-L., « Paradigme dynamique en
     Boeck Université, 2006. Les champs réceptifs permet-                 psychopathologie : la Théorie du chaos », de la phy-
     tant la catégorisation des phonèmes sont séparés par                 sique à la psychiatrie », L’Encéphale, 2001 ; XXVII :
     un réseau d’interfaces dont il est possible de décrite               260-8.
     la morphologie. Cf. les travaux de J. Petitot dans Les           21. Basar E., Chaos in Brain Function, New-York,
     catastrophes de la parole, Maloine, 1984.                            Springer-Verlag, 1990.

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lepsie et de maladie de Creutzfeldt Jacob22 . La dy-                est que l’état pathologique correspond toujours à une
namique cérébrale des patients déprimés est moins                   diminution de la complexité.
complexe au cours de l’épisode dépressif que celle                   Rien n’empêche de rechercher à mettre en parallèle
des sujets témoins. On observe cette réduction chez                 les dynamiques neuronales avec les opérations psy-
des sujets sains ayant des tâches contraignantes à                  chiques telles qu’elles sont décrites par la psychana-
réaliser. La rumination mentale contraignante dimi-                 lyse. Il s’agit de construire une métapsychologie reliée
nuerait la complexité cérébrale en la rendant moins                 à ses soubassements neurodynamiques, en d’autres
ouverte aux perturbations de l’environnement23 . La                 termes de définir son implémentation dans les réseaux
manie a fait également l’objet d’investigations inspi-              neuronaux. Dans cette perspective, les différents ob-
rées par la théorie de la complexité. Le flux d’idées               jets psychiques sont implémentés dans des attracteurs
d’un sujet maniaque pourrait être l’effet d’une in-                 neuronaux et leur manifestations sont comparables à
stabilité entre deux attracteurs24. L’alternance des                des transitions de phase. Cette analogie entre états
phases maniaques et dépressives suit une dynamique                  de la pensée et états de la matière a inspiré le poète
chaotique25 . Enfin, de nombreux travaux ont porté                  Francis Ponge :
sur la schizophrénie. Une synaptogenèse anormale
provoquerait la création d’attracteurs anormaux res-                    « Il est un état de la pensée où elle est à la fois
ponsables de la distorsion de la réalité. Une seconde                   trop agitée, trop distendue, trop ambitieuse et trop
interprétation consiste à penser les troubles cognitifs                 isotrope pour être du tout exprimable – et cet état
de la schizophrénie résultent de bassins d’attractions                  correspond à celui d’un gaz nettement au-dessus de
                                                                        sa température critique, alors qu’il n’est pas liqué-
de taille réduite. Des stimulations proches entraînent
                                                                        fiable ; un autre état de la pensée où elle se rapproche
des phénomènes de convergence de la dynamique neu-                      de l’exprimabilité, - et cet état est analogue à ce-
ronale vers des attracteurs distincts. Dans ce mo-                      lui d’un gaz liquéfiable, ou vapeur, il suffit que la
dèle, les transmissions dopaminergiques et noradr-                      pression s’accroisse et que la température s’abaisse
énergiques sont des variables de l’espace de contrôle                   encore, pour que la parole à ce moment puisse appa-
et non des causes26 . Un résultat des plus intéressants                 raître. . . 27 »

                                                                     Texte remarquable qui correspond bien aux phéno-
 22. Babloyantz A, Destexhe A., « Low-dimensional chaos             mènes observables dans la cure analytique où le pa-
     in an instance of epilepsy », Proceed Nat Acad Sci,
     USA, 1986, 63, 3513-17, et Babloyantz A, Destexhe              tient peut vivre des états similaires où la parole ne
     A., « The Creutzfeld-Jakob disease in the hierarchy of         peut pas être émise faute d’une condensation suffi-
     chaotic attractors, in : Markus M., Müller S., Nicolis         sante. Après tout, les concepts psychanalytiques de
     G., »From chemical to biological organization », vo-
                                                                    condensation et de sublimation sont (en français)
     lume 39, Springer series in synergetics, Spinger-Verlag,
     1988, p.307-16.                                                les mêmes que ceux que l’on utilise pour décrire les
 23. Pezard L., Nandrino JL., « Dynamique cérébrale et              changements d’états de la matière. La condensation
     pathologie mentale : vers une approche dynamique de            psychique s’exercerait autour d’un noyau dynamique
     la dépression, » Rev. Int. Psychopathol, 1994., 15, 443-
     58.                                                            comme la condensation d’un nuage nécessite l’exis-
 24. Hofman RE., « Computer simulations of neural infor-            tence de germes. Si l’on réifie cette métaphore des
     mation processing and the schizophrenia-mania dicho-
                                                                    transitions de phases, on pourrait imaginer la re-
     tomy », Arch. Gen. Psychiatry, 1987 : 44, 178-88. cf.
     aussi chez Amit D.J., Modeling Brain Function, The             cherche des signatures physiologiques des processus
     world of attractor neural networks, Cambridge Uni-             psychiques dans la mesure où l’on pourrait les réduire
     versity Press, 1989, (p. 87) : « The suggestion is that        à un nombre réduit de transitions dynamiques. Cette
     the attractor neural network be considered as a meta-
     phor for rather high brain functions which can lead to
                                                                    approche permettrait de repenser une des grandes
     manifestations of schizophrenia and mania in speech            problématiques de la psychanalyse, celle de la sym-
     disorders. »                                                   bolisation. En acceptant l’idée qu’il existe des dyna-
 25. Gottshcalk A., Bauer MS., Whyborw PC.,« Evidence
     of chaotic mood variation in bipolar disorder », Arch.         mismes dans la vie inconsciente, implémentés dans les
     Gen. Psychiatry, 1995, 52, 947-59.
 26. Tassin J.P., « Schizophrénie et neurotransmission », in
     La schizophrénie, recherches actuelles et perspectives,         27. Ponge F., La Seine, 1950, Œuvres complètes, I, La
     J. Dalery, T. d’Amato, Masson, 1995.                                Pléiade, 1999, p. 251.

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dynamiques neuronales et se manifestant par propa-         du corps se manifestent par ces déformations. Nous
gation dans la vie psychique, il devrait être possible     ne pouvons nous construire une image du corps au-
de retrouver la trace de ces dynamismes dans la vie        trement que sous la forme d’une boule topologique
psychique, de la même façon que l’observation de la        modelée par l’agencement de notre ossature mais pas
forme des nuages nous renseigne sur la dynamique de        trouée comme dans un tore. Toute surface peut être
l’atmosphère. Explorons cette voie.                        déchirée par une pointe. En biologie, la pointe a pour
                                                           répondant la naissance du premier cil permettant à
                                                           l’unicellulaire d’agir et simultanément de recevoir de
Les singularités dans la vie psychique                     l’information sur la réalité externe. Le déferlement el-
                                                           liptique de la matière dans le cil informe l’organisme
 L’expérience analytique atteste que des formes ap-        sur le monde externe. Ce déferlement est à la base de
paraissent dans le matériel manifeste analytique. La       l’enaction, tronc commun entre la perception et l’ac-
surface est une des plus fréquentes. Sur le plan topo-     tion. Sur le plan psychique, cette forme elliptique est
logique, toute interface est une discontinuité dans un     attachée au sadisme enfantin (connaître par la des-
espace plan le séparant en deux sous-espaces devenus       truction) et sert de transition à la pulsion phallique.
disjoints. Cette singularité sert à la symbolisation des   On la retrouve dans des formes perverses comme re-
éprouvés précoces de perte et d’abandon et signifie au     présentant déguisé du pénis (cf. les talons aiguilles).
sujet la question de la séparation et de l’individua-      La coupure de l’ombilic représente la castration. La
tion. Sur un autre plan, elle est liée aux orifices du     pointe est le point singulier du confinement de la
corps Elle résulte d’une catastrophe de type fronce.       pulsion. Cette singularité est commune aux pulsions
Le moi embryonnaire est caractérisé par une surface        sexuelles et agressives, elle est peut être la plus an-
délimitant un enclos capable de ressentir (cf. le moi-     cienne sur le plan phylogénétique car elle permet le
peau de Didier Anzieu). Le moi permet la conscience        franchissement des membranes biologiques. Dans de
de l’environnement extérieur « il y a moi et quelque       nombreux cas, cette singularité vient après un mo-
chose d’autre ». La surface peut être déformée en un       ment dépressif, elle est sous-jacente à la génération
pli. Le pli est une singularité nouvelle émergente de      d’une dimension cognitive : la droite. Plus tardive-
la déformation. Il est très présent dans le matériel       ment, l’ombilic elliptique exerce une double fonction.
clinique en particulier dans l’autisme infantile.          Il est lié aux représentations phalliques (par exemple
                                                           dans le symbole de l’arbre) et aux représentations sa-
 La surface peut se déformer par invagination. La sur-     diques de percement et de meurtre.
face se creuse pour inclure du monde extérieur dans
le monde intérieur. Ce processus est à la base des          Une place particulière doit être faite à la forme com-
fonctions physiologiques de l’alimentation et de la        posite du pic central entouré d’un bord. Cette forme
respiration. En biologie, les surfaces correspond aux      est souvent utilisée comme proto-représentation du
membranes d’échanges. La surface peut se clôturer          mamelon. Elle a été repérée et théorisée par Frances
sur elle-même donnant alors la topologie de la sphère      Tustin28 . Elle est une forme composite symbolisant la
figure primitive de tout organisme biologique indi-        conjonction des pulsions orales et anales (symbole de
vidué. Sur le plan psychique, la sphère topologique        la bouche, de la langue, le volcan, crache le feu, cul du
est la base de l’image du corps. Sa déformation est        diable). Le retrait du mamelon génère chez l’enfant la
mise en jeu dans ses troubles. Rappelons qu’en topo-       représentation de son manque. Cette représentation
logie, toutes formes pouvant se déformer continûment       est topologique. Elle prend la forme de l’hallucination
sont apparentées. Elles sont liées ensemble et pro-        de la singularité du mamelon. Cette forme consti-
duisent le même effet. La taille, la couleur, la texture   tue, sans doute, la première forme d’activité repré-
sont des propriétés secondaires au sens ontologique.       sentative. Les pics sont observables dans les formes
Elles ne peuvent pas exister sans la forme alors que
le contraire est possible. Il peut exister des formes
sans qualités secondaires. Au moment de l’endormis-
                                                            28. Tustin F., Autisme et psychose de l’enfant, 1972, Seuil
sement, des modifications hypnagogiques de l’image              1977.

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