The Final Countdown Europe : Tikehau Capital
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MARS 2020 CIO L E T T E R Thomas FRIEDBERGER Directeur Général & Co-CIO, Tikehau IM Europe : The Final Countdown Des milliers d’ouvrages ont été publiés sur l’Europe, son histoire, sa géographie, son économie, ses cultures… Il est bien sûr impossible de synthétiser tous les écrits, toutes les réf lexions émises sur les dynamiques qui animent le Vieux Continent. Mais à l’heure où la croissance globale ne compte plus que très partiellement sur la contribution européenne, où les zones d’innovation tech- nologique et de croissance économique semblent inéluctablement se polariser autour de l’Amérique et de l’Asie, il nous paraît tout de même important de tenter de comprendre les dynamiques qui animent l’Europe. D’abord parce 1 Les 28 États membres que c’est encore, à l’heure actuelle, le premier espace commercial au monde . 1 de l’Union européenne Ensuite parce que, sur les derniers siècles, les conflits en Europe ont souvent en 2018 représentent 15 % du commerce eu des répercussions mondiales. Mais aussi parce que c’est probablement le mondial de biens. Source : Eurostat bloc économique majeur le plus complexe à appréhender, ce qui explique en partie ses faiblesses, mais crée également de fortes barrières à l’entrée et des opportunités de taille pour qui souhaite y investir. Enfin parce que c’est la zone géographique dans laquelle Tikehau Capital investit majoritairement à ce stade de son développement, et qu’il est donc important d’avoir une vue sur les grandes tendances de cette région, qui reste, en termes d’investissement à ce jour, l’une des seules alternatives de taille significative au continent américain. Nous choisissons donc, ce trimestre, de réfléchir sur les dynamiques de l’Europe, ce continent qui a façonné l’économie mondiale à son image après avoir dominé le monde de la Renaissance à la Première Guerre mondiale, et dont le déclin depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale semble s’accélé- rer au XXIe siècle, avec l’émergence de la rivalité entre États-Unis et Chine pour l’hégémonie économique et monétaire. Nous tenterons, comme d’habitude, d’apporter un éclairage sur la base d’une analyse historique et géographique, d’autant plus sujette à débat que l’actualité européenne pousse forcément à l’interprétation politique.
CIO LETTER La première question que l’on peut se poser est la suivante : Nous tenterons donc, comme Pourquoi les civilisations toujours, de rester à distance européennes ont-elles pris de toute considération idéolo- gique ou politique, car tel n’est le dessus sur les autres via pas notre métier, pour rester la conquête et la colonisation, concentrés sur une réflexion pour arriver à dominer le monde visant à donner un cadre à après la Renaissance ? 2 notre politique d’investissement La dimension aléatoire peut être évacuée si l’on consi- De l’inégalité parmi dère une explication géographique 2 . Pendant la pré- les sociétés sur ce continent passionnant et Jared Diamond, 2017 histoire, le développement de la production agricole regorgeant de valeur pour qui s’est d’abord fait dans le croissant fertile méditerranéen 3 parvient à y investir en tenant et en Chine, grâce à un climat tempéré et des altitudes Prisoners of Geography variées ayant permis la présence d’un grand nombre de 2 Tim Marshall, 2015 compte des spécificités propres plantes sauvages et d’espèces animales. Il existe sur à chaque pays, et à décoder le globe d’autres zones de climat dit « méditerranéen », en Australie et au Chili notamment, mais elles sont plus cette extraordinaire complexité restreintes géographiquement, et la zone eurasienne émanant d’une histoire très est celle qui présente la plus grande variation climatique d’une saison à l’autre, ce qui permit une grande diver- riche. sité de plantes annuelles, propices à la récolte. En outre, cette zone du croissant fertile méditerranéen est la seule bénéficiant de la présence de nombreux animaux domesticables, tels que les vaches, les porcs, les mou- tons et les chèvres, de sorte que l’élevage apparut en Eurasie bien avant les autres régions. La proximité des animaux permit d’ailleurs à la population de cette région de développer une résistance aux virus et aux maladies animales transmissibles à l’homme, dont d’autres peuples ne purent bénéficier, ce qui jouera un rôle lors du contact des peuples européens avec les autres au moment de la découverte du Nouveau Monde et de la colonisation. A utre facteur explicatif du développement de la puissance eurasiatique, la situation géographique du continent, principal bloc terrestre sur le globe et comptant le plus de sociétés en concurrence, et surtout son orientation est-ouest, par opposition aux continents américain et africain, dont l’axe principal est nord-sud 3 . Cette particularité permit à la production agricole et à l’innovation de s’étendre plus rapidement en Eurasie que dans les autres régions lors de la préhis- toire, dans la mesure où cette orientation est-ouest ga- rantit à la zone une uniformité de climat facilitant à la fois le voyage, la transmission et la transposition des tech- niques agricoles. La longueur des journées y est à peu près uniforme, et les variations saisonnières sont sensi- blement comparables. La relative uniformité climatique
rend aussi les maladies présentes dans Nous venons de voir que la situation géographique de ces contrées à peu près semblables. En l’Europe sur le seul continent orienté est-ouest, l’Eura- Amérique et en Afrique, des latitudes très sie, explique probablement que l’Europe ait pu imposer différentes créèrent à la fois des barrières sa culture au monde, y compris aux civilisations les plus naturelles au déplacement (le Sahara ou avancées, et non l’inverse : développement rapide de la les forêts tropicales) et à la propagation production agricole, propagation de l’innovation techno- des techniques de culture, forcément logique et immunisation contre les maladies transmises très particulières à chaque climat. Ces par les animaux, qui décimèrent ensuite les populations barrières climatiques et écologiques conquises. agirent comme un frein à la diffusion des technologies. Cette relative facilité de dé- Mais alors, pourquoi la Chine placement est-ouest explique en partie la vitesse de propagation de l’innovation ou les autres civilisations asiatiques, technologique à cette époque. Ainsi, la également présentes sur ce roue, apparue vers 3400 avant Jésus- Christ dans la région de la mer Noire, continent, ne surent-elles se retrouve quelques siècles plus tard seulement dans une bonne partie de s’imposer face aux Européens ? l’Europe et de l’Asie, apportée aux Après tout, les civilisations chinoise, mongole ou différents peuples au gré des guerres, perse eurent également leurs heures de gloire avant 3 de l’espionnage, de l’immigration ou du la « mondialisation » apportée par la découverte du commerce pacifique. C’est en Eurasie Nouveau Monde. Dans son livre Naissance et déclin que la technologie a connu le dévelop- des grandes puissances 4 , Paul Kennedy part de 4 pement le plus rapide, parce que ces l’analyse des différentes forces en présence au dé- Naissance et déclin sociétés ont accumulé leurs propres but du XVI e siècle, date que beaucoup d’historiens des grandes puissances inventions, mais aussi celles des autres. choisissent pour marquer le début de l’époque mo- Paul Kennedy, 1989 L’Islam médiéval, par exemple, hérita derne, pour tenter d’expliquer pourquoi l’Europe a d’inventions venues d’Inde et de Chine pu, à ce moment-là, prendre l’avantage et dominer par la route de la soie, mais aussi de la tous les autres empires. Vers 1500, les grands pôles Grèce antique. de puissance étaient la Chine des Ming, l’Empire ottoman, l’Empire du Grand Moghol en Inde, la Moscovie, le Japon des Tokugawa et le groupe C’est ensuite d’États du centre et de l’ouest de l’Europe. À part ce dernier ensemble, toutes les autres puissances la propagation de étaient centralisées au point que le pouvoir imposait l’écriture qui permit l’uniformité des croyances et des pratiques dans la religion, le commerce ou l’armement. L’isolement le développement plus des élites, le conservatisme et la répression contre toute initiative non centralisée eurent raison de la ca- rapide des civilisations pacité de ces empires à innover. Face à ces grands eurasiennes. empires orientaux, que les récits de voyageurs dé- crivaient comme dotés d’extraordinaires richesses et d’une puissance militaire certaine - dont l’Europe Or, l’objectif primaire de l’écriture était fit les frais plusieurs fois, comme en 1453 lors de la la comptabilité agricole. Les peuples de prise de Constantinople par les Ottomans -, l’Europe chasseurs-cueilleurs, ne connaissant paraissait fragmentée. C’est la compétition entre les pas la notion de stockage, n’avaient pas différents royaumes, accentuée par la diversité besoin d’écrire. Les stocks agricoles en- religieuse apportée par la Réforme luthérienne, qui gendrèrent l’écriture, et l’écriture permit a stimulé l’innovation et l’esprit d’entreprise ayant une transmission de l’information beau- entraîné la région dans un cercle vertueux de crois- coup plus rapide entre les régions et sance économique et de progrès militaire, qui permit entre les générations, cimentant ainsi les la colonisation du monde. fondations de la puissance européenne, qui déferla ensuite sur le monde à partir de la Renaissance.
CIO LETTER L La chute de l’Empire romain, avec e pillage des richesses du Nouveau Monde per- l’abdication de son dernier empe- mit ensuite le développement d’une puissance reur en 476, sonna le glas de l’unité financière au service de l’innovation militaire. européenne : plus jamais ensuite les L’imprimerie, assurant une meilleure circulation de peuples européens ne purent se réu- l’information, couplée à l’exportation de germes, dont nir. Alors que la Chine, par exemple, au les peuples européens avaient pu s’immuniser grâce Moyen Âge, présentait une indiscutable à la domestication précoce des animaux, permit unité culturelle, l’Europe dut composer d’accélérer la domination mondiale de l’Europe. Sur avec un équilibre entre des puissances le plan matériel, l’apparition des voiliers à grand rayon nationales fluctuant au gré des guerres d’action équipés de canons ainsi que d’armes à feu et des alliances. Cet équilibre précaire à mousquet fit probablement une différence cruciale entretint une concurrence qui préserva dans la colonisation européenne et la domination une émulation certaine dans l’innova- des empires orientaux dans la course à l’hégémonie tion technologique, militaire comme mondiale. Les récits d’affrontements maritimes entre civile. Ainsi, la Chine lança des expédi- Européens (Portugais, notamment) et musulmans au tions navales à la découverte du Nou- large des côtes africaines ou dans les détroits d’Or- veau Monde environ 80 ans avant les muz et de Malacca relatent ce déséquilibre des forces conquistadors européens. Et pourtant, en présence et l’écrasement par l’Europe de toute elle abandonna ces expéditions pour résistance grâce à ces armes redoutables. Dès lors, se recentrer sur son économie domes- la machine militaire européenne enclencha une accé- 4 tique. Idem au Japon, qui renonça, par lération du progrès technologique dans la sidérurgie, exemple, au développement des armes l’exploitation minière, l’agriculture, la cartographie, la à feu pour des raisons culturelles de navigation, les travaux publics, la médecine, l’astro- noblesse du combat au sabre, alors nomie, la physique… que l’innovation avait atteint ce pays. L’Europe a donc pu imposer au monde ses cultures et ses modèles économiques grâce à la propagation rapide de l’innovation et la stimulation de la concur- En Europe, rence entre puissances voisines. c’est la concurrence et Mais alors, pour quelles raisons la menace des cultures l’Europe ne parvint-elle plus voisines qui permit jamais à trouver l’unité après la le foisonnement des chute de Rome ? nouvelles technologies Charlemagne, Charles Quint ou au Moyen Âge et à Napoléon ont tous échoué dans la Renaissance. leur quête de domination européenne. Pourquoi ? Évoquons d’abord une raison géographique : contrai- 5 rement à l’Amérique du Nord 5 , les grands fleuves Le réseau du Mississippi européens ne sont pas connectés entre eux, ce qui constitue le plus grand imposa les axes fluviaux comme des frontières na- espace de voies fluviales turelles puis administratives entre les peuples. Les navigables au monde et conquêtes romaines se heurtèrent aux barrières géo- permet de connecter graphiques du Rhin - que César échoua à franchir par les Grands Lacs à deux fois -, puis de l’Elbe - qui marqua la frontière de l’océan Atlantique. l’Empire sous Auguste. Si le nord de l’Europe est une vaste plaine coupée par des fleuves qui va de l’ouest de la France à l’Oural, le sud-est moins homogène et coupé du nord par les barrières montagneuses des Alpes, des Pyrénées et des Carpates.
D ans The Shortest History of taire d’État de l’Administration Nixon, Henry Kissin- Germany, James Hawes décrit ger, souligne l’importance de l’épisode de la Paix les premiers échanges commer- de Westphalie de 1648 dans l’histoire de l’Europe ciaux des Germains avec Rome, dès et du monde. Après plusieurs décennies de conflit, 6 150 avant Jésus-Christ 6 . Dans toutes la France et la Suède acceptèrent de négocier avec The Shortest les langues d’origine germanique, le Saint Empire romain germanique. Ce traité ins- History of Germany le mot « acheter » vient du romain taure l’État, et non la religion, l’empire ou la dynastie, James Hawes, 2017 « caupo » 7 « Shopping » en est un comme élément fondamental de l’ordre européen. Le exemple. Les peuples germaniques concept de souveraineté étatique est né là. Le traité 7 résistèrent au déclin de Rome grâce à reconnaît le droit de chacun des signataires à dis- Kaupa, kopen, shopping, leurs aptitudes au commerce avec les poser de sa propre organisation intérieure et de sa kaufen ont tous pour peuples du nord de l’Europe, dévelop- propre orientation religieuse. Des clauses précisaient origine « caupo ». pant une double culture germanique même que les confessions minoritaires pouvaient 8 et romaine. Les Goths furent ainsi pratiquer leur foi en paix. En cela, la paix de Westpha- Le terme de 1er Reich, les premiers Germains catholiques, lie jette les principes d’un système de relations inter- difficile à traduire, évoque et leurs cousins Francs les premiers nationales basées sur la reconnaissance mutuelle des le premier État-nation de biculturels Germains et Romains. Le États souverains régis par des règles et des limites l’histoire de l’Allemagne. couronnement de Clovis en 481 et sa plutôt que sur la domination d’un seul pays. L’ordre conversion au christianisme marquent westphalien prend la multiplicité comme principe. À 9 le début des dynasties mérovingiennes partir de là, l’Église catholique perdit toute légitimité L’ordre du monde puis carolingiennes, qui reposèrent dans une quelconque quête d’unification de l’Europe Henry Kissinger, 1979 5 sur la puissance militaire germanique, par écrasement du protestantisme. Sur le plan diplo- et de l’alliance avec l’Église romaine. matique, le traité évacue toute réunification de l’Eu- Paradoxalement, le couronnement rope sur des bases religieuses ; unité qui, dès lors, ne de Charlemagne comme empereur peut se faire que par la force militaire. Napoléon sera romain avec la bénédiction du Pape le premier souverain européen à tenter l’unification Léon III en 800 marqua à la fois l’avè- sans se réclamer de la légitimité de l’Église romaine. nement d’un roi germain sur le trône Il se couronna lui-même, refusant l’adoubement par de Rome et le déclin de la culture ger- l’Église qui permit à Charlemagne ou Charles Quint manique, l’empire étant administré en de revendiquer le leadership européen. latin et régi par les règles romaines. Mais Charlemagne échoua à unifier l’Europe et, après sa mort, l’Empire fut rapidement partitionné pour ne plus ja- Autre raison de l’échec mais être réuni. Le Rhin s’imposa alors de toute tentative d’unification définitivement comme une frontière entre France et peuples germaniques. de l’Europe, le coût de plus en plus À la fin du X e siècle, la région délimi- prohibitif d’entretien d’une puis- tée par les trois fleuves - Rhin, Elbe et Danube - fut dirigée pour la première sance militaire capable de dominer fois par un unique empereur, Otto, considéré comme le premier souverain tout le continent. de l’Allemagne au sens d’un regrou- pement des peuples germaniques 8 . Même avec le soutien de l’Église romaine, aucun souverain ne parvien- À partir de la Renaissance, l’Europe entre dans une dra plus à réunifier l’Europe. logique d’alliance systématique de la plupart des États et royaumes contre la puissance dominante du E t, justement, la deuxième raison moment. Ainsi, le Saint Empire romain germanique de l’échec de toute tentative des Habsbourg s’étendait de l’Amérique du Sud à d’unité européenne se situe dans l’Allemagne et était décrit, au début du XVIe siècle, l’émergence du protestantisme, qui se comme un espace où le soleil ne se couche jamais. répandit rapidement en Europe grâce La menace que représentait cet empire dirigé par à l’apparition de l’imprimerie. Dans Charles Quint accentua les efforts des autres puis- L’ordre du Monde 9 , l’ancien secré- sances pour limiter son influence. En luttant contre
CIO LETTER trop d’ennemis pour maintenir leur de l’Europe centrale. Depuis, la France s’est effor- empire, les Habsbourg ont ruiné leur cée de maintenir une zone germanique divisée, et y économie. L’augmentation du coût de est parvenue jusqu’à l’unité allemande réussie par la guerre a généré une inflation fatale Bismarck. Et encore récemment, la réunification de au Saint Empire. Entre 1500 et 1630, l’Allemagne en 1990 ne fut acceptée par François les prix alimentaires dans l’Empire Mitterrand qu’en échange de l’abandon du deutsche 9 austro-espagnol furent multipliés par mark pour la monnaie unique européenne. N L’ordre du monde cinq et les prix industriels par trois 9 , apoléon subit le même sort que les Habs- Henry Kissinger, 1979 ce qui porta un coup aux finances pu- bourg en focalisant contre lui l’ensemble des bliques et força l’empire à lutter pour royaumes européens, qui finirent par avoir maintenir sa solvabilité en s’endettant raison de la machine militaire et de l’économie de la considérablement. La compétition France. Ce qui amène une troisième raison à l’impos- entre les États d’Europe en matière mi- sible unité européenne : la présence de l’Angleterre litaire rendit dès lors prohibitif le coût insulaire et de la Russie, à cheval sur deux continents, de financement d’un système capable mais vraiment intégrée ni à l’un ni à l’autre. Russie im- de conquérir toute l’Europe. C’est le possible à conquérir et fossoyeur de ses agresseurs début de l’ère des grands banquiers, en hiver. Charles XII de Suède, puis Napoléon et Hitler qui aboutit à la création des banques y ont échoué. L’Angleterre, quant à elle, a su mainte- centrales par les États pour garder la nir son influence et ses intérêts en entretenant, au gré 6 main sur la manipulation monétaire des alliances, l’équilibre des forces sur le continent, et le financement des guerres. Bien de sorte qu’aucune puissance ne triomphe. Histori- après l’abdication de Charles Quint, quement, l’Angleterre a toujours cherché à maintenir le cardinal de Richelieu continua de une Europe divisée en affaiblissant la puissance conti- tenter d’affaiblir l’empire des Habs- nentale dominante pour mieux assurer son influence, bourg, dans la mesure où ce fin stra- asseoir sa domination maritime et donc commerciale, tège voyait en la division de l’Europe et défendre ses intérêts. Elle a su entretenir ce prin- centrale, c’est-à-dire l’équivalent des cipe dans la durée en s’appuyant sur la puissance territoires actuels de l’Allemagne, de de son empire colonial devenu Commonwealth pour l’Autriche et de l’Italie du Nord, une jouer le rôle de contrepoids sur le continent. Henry nécessité politique et militaire. Ainsi, Kissinger compare ainsi le rôle de l’Angleterre en la très catholique France, par l’action Europe jusqu’à la Première Guerre mondiale à celui du très catholique Cardinal, n’hésita des États-Unis dans le monde après la seconde : pas à soutenir une coalition protes- assurer un certain équilibre des puissances, afin de tante composée de la Prusse, de la préserver ses propres intérêts économiques et stra- Suède et des royaumes d’Allemagne tégiques. « Anvers est un pistolet braqué au cœur de du Nord contre les très catholiques l’Angleterre », phrase attribuée à Napoléon, résume à Habsbourg, car la principale menace elle seule la menace que représenterait, pour l’Angle- qui pesait sur la France n’était pas terre, une puissance continentale unie et aux portes religieuse, mais bel et bien l’unité de son espace stratégique. Le Royaume-Uni a ainsi toujours veillé à dominer les espaces maritimes euro- péens, tout en s’assurant qu’aucune grande puis- sance continentale ne contrôle le port d’Anvers et la Belgique. Selon ce principe, l’entrée dans l’Union européenne en 1973 a permis au Royaume-Uni de contribuer à faire de cet ensemble une vaste zone de libre-échange plutôt qu’un bloc politique intégré. Il faut dire que la situation géographique de l’Angle- terre constitue, certes, une faiblesse qui l’incita à entretenir la division sur le continent, mais aussi un considérable avantage stratégique. Le fameux
E « GIUK gap » 10 octroie à la marine bri- 10 tannique le contrôle sur toute tentative n résumé, l’unité de l’Europe après la chute GIUK : Greenland, d’intrusion dans l’Atlantique depuis de Rome, qui n’était déjà pas favorisée Iceland, United Kingdom. le nord. Les Britanniques contrôlant Ligne imaginaire par les facteurs géographiques, fut rendue également l’accès à la Méditerranée tracée sur les cartes impossible par la perte de légitimité de l’Église de l’Atlantique Nord via Gibraltar, l’Espagne, le Portugal et la France sont les trois seuls pays catholique comme agent fédérateur après la pour matérialiser le point de passage pouvant accéder à l’Atlantique sans Réforme protestante, puis par le double travail quasi obligé de tout être bloqués par la Royal Navy. No- de sape de la France pour affaiblir systématique- navire cherchant tons qu’une Écosse indépendante et ment l’Europe centrale germanique et de l’Angle- à entrer dans l’Atlantique membre de l’Union européenne post- par le nord. L’autre route terre pour affaiblir toute puissance dominante sur Brexit priverait la Grande-Bretagne de étant la Manche, plus étroite cet avantage hautement stratégique le continent, France en tête. On retrouve encore et également contrôlée du contrôle du « GIUK Gap ». Avec le aujourd’hui, et malgré plus de 60 ans de construc- par l’Angleterre Brexit, le Royaume-Uni prend le risque tion européenne, les stigmates de ces dyna- d’une nouvelle donne qui pourrait af- miques stratégiques. faiblir son influence si toutefois l’axe franco-allemand trouvait un nouvel élan et que l’économie britannique ne L’Europe a donc toujours évolué autour d’un équi- se portait pas outrageusement mieux 7 libre mouvant entre les puissances régionales, que celle de l’Union européenne après équilibre évoluant au gré des conflits armés qui fi- sa sortie de l’organisation. À l’inverse, nirent par affaiblir l’Europe vis-à-vis des États-Unis, une économie britannique en pleine puissance émergente au XIX e siècle et dominante au santé affaiblirait considérablement XXe siècle, en partie grâce à la préservation de son l’aura de l’appartenance à l’Union et territoire protégé par les barrières naturelles océa- susciterait probablement des velléités niques. de sortie pour d’autres pays, si l’Union elle-même ne parvenait pas à renouer À l’inverse de l’Europe, les États-Unis ont rapidement avec la croissance. Il est, à ce titre, intégré la notion d’unité nationale autour de la guerre probable que le Royaume-Uni profite d’Indépendance et n’ont connu qu’une seule guerre de la domination de la langue anglaise civile (la guerre de Sécession, de 1861 à 1865). et de la supériorité du droit anglais Quant à la Chine, l’unité du peuple est ancrée dans dans les affaires pour se donner les sa culture ancestrale et son passé glorieux de plus moyens économiques et fiscaux de grand empire du monde à une certaine époque. Pour conserver son influence économique certains Chinois, l’unité du peuple est plus importante et, notamment, financière en Europe. que les libertés individuelles, ce qui légitime la posi- Et la faiblesse des majorités modérées tion de la Chine vis-à-vis de Taïwan, et explique sa au pouvoir en France et en Allemagne position face à la contestation à Hong Kong. D rend plus difficile une relance de l’axe epuis la chute de l’Empire romain, l’Europe franco-allemand dans la construction n’est jamais parvenue à l’unité. Depuis la fin de européenne, ce qui semble garantir la Seconde Guerre mondiale, la notion d’Eu- de beaux jours au Royaume-Uni sur rope unie s’est construite non pas sur un sentiment l’échiquier européen, si toutefois le d’appartenance à une culture commune, comme aux royaume parvenait à rester uni… États-Unis ou en Chine, mais sur la peur d’une répé- tition de l’histoire après deux guerres qui ont mis le continent à genoux. En cela, l’Union européenne est un succès, puisqu’elle a éloigné la guerre du conti- nent. Mais l’identité européenne ressemble pour le moment à une douce utopie et sera probablement très compliquée à ancrer dans les cultures.
CIO LETTER À ce titre, l’analyse des dynamiques du fameux axe franco-allemand est P probablement intéressante. ar la situation géographique de l’Allemagne, au Dans son livre Prisoners of Geogra- centre du continent européen, l’histoire de ce phy 3 ,Tim Marshall explique que, de la pays a façonné la dynamique continentale et chute de l’Empire romain jusqu’à l’uni- constamment influencé l’équilibre des puissances. fication de l’Allemagne, la France fut le C’est la traduction de la Bible en allemand par Luther pays le plus à même de tirer avantage qui marqua un tournant dans l’histoire allemande. de la géographie de l’Europe conti- La Réforme fut adoptée par les chevaliers teuto- nentale. Disposant de plaines côtières niques et adoubée par le duc de Prusse, qui cessa favorables à l’agriculture, bénéficiant de reconnaître l’autorité du Pape en se proclamant des deux barrières naturelles des Pyré- « protestant ». Le 10 avril 1525, cette petite région nées et des Alpes, assez éloignée des orientale située au-delà de l’Elbe marqua l’histoire en empires russe et moghol pour éviter le devenant la première région germanique depuis Char- déferlement de leurs puissances mili- lemagne à refuser l’allégeance à Rome. La Prusse et taires, la France jouit, en outre, de la le protestantisme sont nés de manière simultanée frontière naturelle du « Channel » avec dans la défiance de l’Occident romain, et le destin 8 l’Angleterre. Cet environnement favo- de l’Allemagne sera pour toujours lié à un équilibre rable permit à la France de dévelop- entre Allemands de l’Ouest catholiques et Prussiens per son influence en Europe, jusqu’à protestants. Nous avons vu que la paix de Westpha- l’émergence d’une puissance germa- lie valida la position prussienne en reconnaissant la nique. Une Allemagne forte, d’abord diversité religieuse en Europe, condamnant du même au sein de l’Empire romain germa- coup tout espoir d’unification au nom de la religion. nique, puis unifiée à la fin du Depuis, l’histoire allemande s’articule autour d’une XIXe siècle, mit à mal le rêve rivalité entre Prussiens protestants et Allemands ca- de domination française tholiques, arbitrée par la puissance austro-hongroise en Europe continen- qui joua le rôle, au XIX e siècle, d’équilibrer les forces tale. en présence, jusqu’à son humiliation par la Prusse de Bismarck à Sadowa en 1866. C’est cette Prusse, en laquelle l’Angleterre victorienne protestante trouva un allié animé par un idéal de restauration de l’Empire germanique, que relate Hegel dans ses écrits comme « un espace colonial et maritime ». Albert de Saxe- Coburg, mari allemand de la Reine Victoria, envisa- gea même dans son « plan Coburg » une unification de l’Allemagne autour d’une Prusse libéralisée selon les principes britanniques. C’est ce prestige prussien grandissant, articulé autour d’une tradition militaire imbriquée dans tous les rouages politiques et éco- nomiques, qui incita les petits royaumes du sud de l’Allemagne à se laisser guider par l’idée d’un deu- xième Reich incarné par Bismarck et ses junckers prussiens. Le 10 décembre 1870, la Confédération du Nord s’autoproclama Empire dirigé par le roi de Prusse, laissant peu de choix aux royaumes du sud et menant la guerre contre la France jusqu’aux portes de Paris. Jusqu’en 1914, l’Empire allemand à domi- nante prussienne se situa sur l’espace germanique délimité depuis Rome par les fleuves Rhin, Danube et Elbe, et même au-delà jusqu’à l’Oder, au Danemark et en Alsace-Lorraine.
Alors que le quart de siècle approche, quels sont les principaux défis auxquels l’Europe doit faire face pour À partir des années 1950, le continuer à exister au XXIe siècle et poids économique et démo- graphique de ces deux pays avoir un poids face aux deux géants fait de la relation franco-allemande un mondiaux ? rouage essentiel de la dynamique eu- C’est une Europe qui perdit le contrôle de la mondia- ropéenne. C’est lorsque ces deux pays lisation au XX e siècle qui doit aujourd’hui affronter les bénéficièrent en même temps de gou- défis du XXIe siècle face à deux blocs économiques vernements fortement légitimes que la et monétaires plus homogènes : les États-Unis et la construction européenne put progres- Chine. Face à ces deux géants, l’Europe doit trouver ser. La réunification de l’Allemagne sa voie pour se réinventer sans chercher la confron- en 1990 et les réformes qui suivirent, tation directe, probablement en appliquant la maxime 11 couplées à la création de la monnaie « create, don’t compete » 11 . E Créer, ne pas affronter unique modifièrent l’équilibre écono- n effet, des trois grands blocs économiques, mique entre les deux pays, pour don- l’Europe est de loin celui qui dépend le plus des exportations. Et pour cause, alors que les entre- 9 ner l’avantage à l’Allemagne, moteur de l’économie européenne. L’industrie prises américaines et chinoises peuvent se dévelop- per sur un marché domestique vaste et homogène, allemande bénéficia alors de la réuni- les entreprises européennes doivent batailler pour se fication en délocalisant sa production développer dans la zone euro en dehors de leur pays à l’est pour optimiser ses coûts. Les d’origine. C’est probablement l’une des raisons pour sacrifices salariaux des années 2000 lesquelles l’Europe n’a pas de grand champion de la achevèrent de positionner l’Allemagne technologie. Amazon, Google, Tencent ou Alibaba ont comme l’un des pays (avec la Corée et pu accéder à de gigantesques marchés domestiques l’Australie) qui profita de l’essor des in- de la donnée. Mais l’équivalent espagnol de ces so- vestissements de l’économie chinoise ciétés ne peut pas accéder facilement aux données à partir des années 2000 dans les ma- allemandes ou italiennes. Dans certains secteurs, comme les transports, les institutions européennes chines-outils, les biens d’équipement, ont également considéré l’émergence de champions la chimie ou l’automobile. Cette com- européens comme une menace à la concurrence. Les pétitivité de l’économie allemande et champions européens se sont tournés vers l’expor- ce lien avec le développement indus- tation sans bénéficier d’une base domestique forte à triel chinois finirent de déséquilibrer l’échelle continentale. L’industrie européenne, et en l’axe franco-allemand à l’avantage de particulier allemande, est ainsi spécialement dépen- Berlin, et ce, malgré la création de la dante de l’économie chinoise. Or, la Chine cherche à monnaie unique européenne voulue développer son marché domestique avec ses propres par la France en échange de la réuni- champions locaux. L’émergence de concurrents chinois compétitifs dans l’automobile ou la chimie fication. est un frein à la croissance allemande. L’Europe est ainsi probablement la zone économique qui a le plus à perdre des tensions commerciales entre Chine et États-Unis. Or, un compromis sur ce plan ne changera probablement pas grand-chose à la tendance de fond : la Chine, nouvelle puissance stratégique et première économie mondiale dans un horizon proche, cherche à briser le monopole du dollar comme unique devise de réserve en offrant à ses partenaires commerciaux sa propre devise comme alternative pour commercer, et même s’endetter. Les gigantesques projets d’in-
CIO LETTER frastructure comme l’initiative « One Belt One Road » sont un moyen pour la Chine et les institutions internationales Pour se réinventer, l’Europe qu’elle a mises en place (la Banque asiatique d’investissement pour les devra également probablement infrastructures, la Banque chinoise de repenser la manière dont les développement et l’Exim Bank) de pro- poser des financements en renminbi 12 . preneurs de risque économique Le lancement de contrats futurs sur le pétrole et l’or en renminbi ouvre la sont perçus et récompensés. perspective d’une perte d’influence américaine dans le contrôle de ses C’est l’une des grandes différences de l’Europe par partenaires commerciaux et menace rapport aux États-Unis, où l’entrepreneur qui réussit 12 la politique américaine d’utilisation du bénéficie non seulement d’un environnement fiscal et Tikehau CIO letter dollar comme une arme stratégique économique plus favorable en termes de financement Les tensions commer- dans sa politique internationale. Face à à tous les stades du développement d’une entreprise, ciales USA-Chine ne ces dynamiques, l’Europe subit et n’est mais aussi d’une image beaucoup plus positive. Res- sont-elles que le sommet pas parvenue à imposer l’euro comme taurer la grandeur de l’entrepreneuriat qui réussit est 10 d’un iceberg qui cache un challenge de taille pour que l’Europe parvienne alternative. Au contraire, des pays eu- des enjeux beaucoup à conserver son écosystème si talentueux, afin qu’il plus profonds ? ropéens acceptent des financements chinois, ce qui, dans un contexte de crée des emplois sur le Vieux Continent. Endiguer la Septembre 2018 montée des protectionnismes et des migration des talents entrepreneuriaux vers les États- nationalismes, est susceptible de pro- Unis ou l’Asie est un enjeu majeur pour l’Europe. A fondément modifier les rapports entre utre problème structurel de l’Europe au XXIe ces pays et l’Union européenne. Alors, siècle, l’absence d’union budgétaire. La si le postulat que la mondialisation de monnaie unique européenne a été lancée en l’économie a peut-être atteint un pic contrepartie de l’acceptation par la France de la dans les années 2010 est crédible, réunification de l’Allemagne en 1990. Aujourd’hui, quelle en est la conséquence sur le la zone euro souffre de l’absence de politique multiple que l’investisseur doit accep- budgétaire et fiscale commune. 17 budgets avec une ter de payer pour s’exposer à une même devise altèrent les équilibres entre des éco- entreprise européenne largement ex- nomies structurellement différentes. L’Allemagne, portatrice ? plus disciplinée que ses partenaires européens, a bénéficié de cette situation en exportant vers ses par- tenaires européens les biens d’une industrie redeve- nue compétitive grâce à l’intégration de l’ex-RDA en 1990, qui permit aux industriels de bénéficier d’une main-d’œuvre locale compétitive, puis aux sacrifices consentis par les travailleurs allemands en 2005 lors de l’adoption des lois Hartz, et enfin en 2009 lors de la crise économique. Les travailleurs allemands ont alors fait le choix de l’emploi au prix de concessions salariales pour maintenir un taux de chômage bas. L’économie allemande a ainsi su bénéficier du mar- ché unique à l’intérieur d’une zone euro où les autres économies étaient, elles, beaucoup moins compéti- tives. En conséquence, l’Allemagne a pu exporter son chômage dans les autres pays de la zone. Alors que la population du continent vieillit, les en- jeux économiques s’articulent également autour des flux migratoires. Philosophiquement ouvert sur le monde, géographiquement plus exposé aux vagues
d’immigration massives des pays en nale qui empêche les banques nationales de retrouver développement que la Chine ou les des niveaux de rentabilité acceptables. Les banques États-Unis, l’espace européen tel que de la zone euro ont été sauvées en 2011 par l’impo- dessiné à Schengen est aujourd’hui sition à la Grèce d’une cure d’austérité drastique. La mis à l’épreuve des vagues migratoires Banque centrale européenne se trouve ainsi coincée venues d’Asie et d’Afrique, accen- dans sa politique de taux faibles, alors que le cycle tuées par les conflits militaires voisins, économique montre des signes de fléchissement, au les bouleversements climatiques et les risque de ne pas avoir de marge de manœuvre moné- enjeux religieux. L’esprit de Schengen taire pour faire face à la prochaine récession. L’achat pourra-t-il résister à cette nouvelle par la Banque centrale d’obligations émises par des donne ? Les conséquences en termes entreprises lui donne une dimension procyclique, qui de main-d’œuvre, d’inflation, de vote pourrait la contraindre dans son rôle d’acteur contra- extrémiste ou de conflits religieux dans cyclique dans les phases de contraction de l’écono- des États laïques sont énormes. Les mie. Les banquiers centraux européens ont été seuls États-Unis et la Chine ont adopté des pour faire face à la crise de l’euro de 2011, les États positions aussi simples que radicales ayant souvent profité des taux bas pour émettre plus sur ces sujets de l’immigration choisie. de dette. C’est la raison pour laquelle la Banque cen- L’Europe peut-elle se permettre d’en trale européenne en appelle aux gouvernements de la 11 faire autant ? Est-ce la bonne solution ? zone pour prendre le relais budgétaire de la politique Pour l’Europe, le sujet est aussi philo- monétaire. Dans ce cadre, la transition énergétique sophique qu’économique. pourrait permettre à l’Allemagne de contourner son L principe de rigueur budgétaire inscrit dans la consti- ’état du secteur bancaire euro- tution pour financer les investissements nécessaires péen est également une source à l’urgence écologique. Mais une autre menace pour- de faiblesse de la zone. Au cours rait compromettre cet effort budgétaire européen : de l’été 2019, la capitalisation bour- l’émergence de gouvernements populistes en Europe. 13 sière de l’indice Euro Stoxx Banks, qui Euro Stoxx Banks regroupe les 29 principales banques index (SX7E) a une de la zone euro 13 , n’était que de peu capitalisation boursière supérieure à celle du seul Nestlé. Non L’ultime challenge qui se de 478 milliards d’euros seulement les banques américaines ont été recapitalisées plus rapidement pose aux instances européennes à fin novembre 2019, mais elle était d’environ 380 que leurs homologues européennes après la crise financière de 2008, réside dans la perception que milliards en août 2019, contre environ 340 milliards mais elles ont, en outre, bénéficié les institutions européennes sus- d’euros pour Nestlé (NESN d’une régulation plus souple et de la SW) https://www.stoxx. fragmentation du marché domestique citent à l’intérieur comme à com/document/Book- marks/CurrentFactsheets/ européen, qui leur permit de concur- rencer les banques locales dans l’extérieur de l’Union. SX7GT.pdf chaque pays. Dans le même temps, les banques européennes, trop faibles sur le marché américain pour y sur- vivre après la crise, ont permis à leurs homologues américaines de reconsti- tuer leurs marges sur un marché outre- Atlantique devenu oligopolistique. L’état du secteur bancaire italien est probablement l’une des raisons de la prorogation de la politique monétaire ultra-accommodante de la Banque centrale européenne. Le secteur bancaire allemand est, quant à lui, confronté à une fragmentation régio-
CIO LETTER Le Brexit est probablement, à ce N titre, un test crucial. Deuxième parte- naire commercial de la zone euro, le ous avons vu que les considérations géogra- Royaume-Uni doit réussir sa sortie pour phiques et culturelles rendaient particulière- éviter un effondrement de la crédibilité ment délicate toute velléité de faire de l’Europe de l’Union européenne. Les conditions un bloc culturel uni ainsi qu’une puissance militaire de la sortie du Royaume-Uni sont donc mondiale. La France et le Royaume-Uni souhaitent absolument critiques dans la survie de rester indépendants militairement, l’Allemagne reste l’Union européenne, car il ne faudrait à l’écart sur ce sujet, et les nouveaux pays membres pas que l’appartenance à cette der- à l’est ont des intérêts géopolitiques parfois diver- nière ou à la zone euro soit perçue gents de ceux des membres historiques de l’Union. comme une machine à détruire de la L’aveu ultime de l’impuissance militaire européenne valeur économique et à conforter une fut mis en exergue entre 1991 et 1999 lors de la oligarchie au détriment des peuples. guerre yougoslave, aux portes de l’Union, qui néces- sita l’intervention aérienne des États-Unis pour mettre un terme à un fiasco diplomatique. Économiquement, A utre exemple : en 2011, l’expo- les pays d’Europe cherchent encore à s’appuyer sur sition des banques européennes leurs anciens empires coloniaux avec plus ou moins à la dette grecque, mais aussi de succès, mais, en tout cas, avec une indépendance italienne, espagnole et portugaise leur revendiquée. Et les institutions mises en place initiale- aurait infligé des pertes encore plus ment, non élues à l’exception du Parlement européen, importantes si l’Union européenne fondées sur la culture du consensus, technocratiques avait laissé la Grèce faire défaut sur et ouvertes à l’influence des lobbies, montrent leurs 12 sa dette. Nous ne prenons ici aucune- limites dans un système à 27 pays. Le rejet par les ment position sur le bien-fondé de la personnalités politiques nationales de la faute sur démarche européenne de l’époque et l’Europe concernant des sujets pour lesquels elles ne nous intéressons qu’à la perception ne souhaitent pas assumer leurs responsabilités finit que cet épisode a générée. À l’exté- de provoquer un rejet de l’Europe par ses propres rieur de l’Union européenne, l’Islande citoyens, qui se convainquent que l’échelle régionale, a fait le choix inverse de préserver sa plus à leur image, les protège davantage. Le retour population au détriment des banques, des régionalismes en Europe est probablement l’une qui avaient financé les exubérances des conséquences de l’échec des institutions euro- de l’économie locale. Les grandes péennes trop loin des réalités du terrain combiné au banques internationales, qui avaient déficit pédagogique des partis politiques nationaux, alors dû subir des pertes importantes, qui ont pu parfois voir en Bruxelles un bouc émis- avaient menacé l’Islande d’être mise à saire bien pratique. Si bien que, pour beaucoup de l’index des marchés de capitaux pour citoyens européens, l’Europe est devenue l’Autre toujours. Quelques années plus tard, la avec un grand A, l’étranger, voire le monstre au sens croissance dynamique de l’économie étymologique du terme (celui qu’on montre, car il islandaise a assuré le retour en grande n’est pas comme nous), et la solution protectionniste, pompe du pays sur les marchés de régionaliste ou nationaliste est le refuge de ceux qui capitaux. Pour perdurer, l’Union euro- se réunissent avec des gens qui leur ressemblent, qui péenne devra trouver un juste équilibre les comprennent. Ce vote pour des partis prônant entre l’intérêt des peuples et l’intérêt ces valeurs a muté au XXIe siècle, dans la mesure de ses élites. Des enseignements où il ne concerne plus seulement des régions où le ont probablement été tirés du cas chômage et l’insécurité sont forts. Ce vote concerne grec, mais la comparaison avec maintenant également des régions de plein-emploi l’exemple islandais n’est pas comme l’Italie du Nord ou la Bavière, où les classes simple. moyennes voient leur pouvoir d’achat baisser malgré l’absence de chômage. Nous ne souhaitons surtout pas, dans ces lignes, prendre une quelconque posi- tion politique. Là n’est pas notre rôle. On peut néan- moins s’interroger sur la finalité des initiatives régio- nalistes dans un monde dominé économiquement par deux blocs homogènes, les États-Unis et la Chine. Quel serait le pouvoir de négociation d’une délégation écossaise ou catalane à Washington ou Pékin pour obtenir un accord commercial ?
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