Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets : expérience pluridisciplinaire autour d'un dépotoir - OpenEdition Journals
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Artefact Techniques, histoire et sciences humaines 6 | 2017 Histoire et archéologie Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets : expérience pluridisciplinaire autour d’un dépotoir A ceramic factory read through its wastes: pluridisciplinary research around a dump Thierry Bonnot Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/artefact/781 DOI : 10.4000/artefact.781 ISSN : 2606-9245 Éditeur : Association Artefact. Techniques histoire et sciences humaines, Presses universitaires du Midi Édition imprimée Pagination : 11-28 ISBN : 978-2-7535-7305-5 ISSN : 2273-0753 Référence électronique Thierry Bonnot, « Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets : expérience pluridisciplinaire autour d’un dépotoir », Artefact [En ligne], 6 | 2017, mis en ligne le 31 mai 2018, consulté le 06 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/artefact/781 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/artefact.781 Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets : expérience pluridisciplinaire autour d’un dépotoir Thierry Bonnot* Résumé En France, l’archéologie industrielle s’est développée à partir des années 1970. Dans ce domaine, les opérations de fouilles demeurent assez rares, l’essentiel des recherches portant sur le bâti encore en élévation. Cet article retrace une expérience de fouille archéologique du contemporain, menée en Bourgogne, dans le dépotoir d’une entre- prise de fabrication céramique daté du xxe siècle, montrant que la problématique du déchet industriel est d’un intérêt considérable pour l’archéologie comme pour les 11 autres sciences humaines, dont l’anthropologie. Mots-clés : anthropologie, archéologie, céramique, déchets, industrie, patrimoine. Abstract. A ceramic factory read through its wastes : pluridisciplinary research around a dump Industrial archaeology in France expanded during the 1970s. In this fieldwork, excavations are quite unusual, most of the research focus on building still in elevation. This paper focuses on an archaeological excavation in Burgundy, in a 20th century ceramic factory dump, showing that industrial wastes are significant for archeology as for other social sciences, including anthropology. Keywords : anthropology, archaeology, ceramic, heritage, industry, wastes. *. Thierry Bonnot est anthropologue, chargé de recherche au CNRS, membre de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS, Paris). Ses recherches portent essentiellement sur le statut social des objets, leurs modes d’appropriation et la constitution des patrimoines, dans une optique plu- ridisciplinaire. Dernier ouvrage paru : L’attachement aux choses (Paris, éditions du CNRS, 2014). Contact : [bonnot@ehess.fr].
Thierry Bonnot C’est une découverte pas tout à fait que n’ayant aucune formation technique fortuite, en 2011, qui est à l’origine de cet en archéologie. Quant à la frontière dis- article. Jacques Gaudiau, collectionneur ciplinaire, cette expérience nouvelle de céramiques rencontré à l’occasion de en a montré la vacuité. La démarche mes premières enquêtes dites « ethno- anthropologique qui est la mienne n’est historiques » dans la région du Creusot pas épistémologiquement incompatible et de Montceau-les-Mines (Saône-et- avec l’engagement dans un tel projet, si Loire), me contactait en juillet 2011 pour l’on admet que l’enquête relève à la fois me faire part de quelques trouvailles d’une science historique, d’un dialogue intéressantes. Il avait identifié, près constructif avec nos interlocuteurs de de chez lui, le lieu de déversement des terrain, d’une description circonstanciée déchets industriels de l’entreprise Paul des situations vécues « au ras du sol de la Langeron, lieu connu par la tradition singularité », pour reprendre les termes orale locale mais jusqu’alors non préci- d’Alban Bensa2. En l’occurrence, dans le sément situé. C’est le creusement d’un cadre d’une recherche portant sur l’his- terrier de renard qui avait mis à jour les toire d’une entreprise, de ses produits débris de poteries et de moules de plâtre devenus objets de collection, de ses permettant de fixer l’emplacement de la caractéristiques sociotechniques aussi décharge. L’événement n’était pas totale- bien que sur le processus de mise en ment le fruit du hasard car nous savions patrimoine, les musées et les pratiques que les déversements s’effectuaient sur des collectionneurs, il s’avère indispen- 12 cette parcelle, mais, grâce à la rencontre sable d’utiliser tous les matériaux dispo- avec le propriétaire du terrain et grâce… nibles, aussi hétérogènes soient-ils, et de au travail de Goupil, nous avions enfin se confronter à toutes les modalités pos- accès à ce que les habitants du lieu-dit sibles de l’enquête en sciences humaines et les anciens ouvriers appelaient « les et sociales. La fouille archéologique en crasses » de l’usine Langeron. fait partie. Cette découverte posait à la fois un C’est la nature du terrain et la position problème de compétence et de frontière même des objets dans l’espace, en l’oc- disciplinaires. Il était évident que l’étude currence sous terre, qui orienta l’entrée du site passerait par une démarche par l’archéologie, ne serait-ce que du archéologique, donc par la sollicitation point de vue juridique. De même, notre officielle d’une autorisation de son- choix du mot « dépotoir » pour désigner dage, bien que nous ayons affaire à de ce que la mémoire orale nommait « les l’histoire contemporaine et à des objets crasses », situe notre démarche dans un potentiellement connus par les archives cadre précis. Ce terme, concession à une écrites et les collections des musées. terminologie spécialisée suggérée par Après avoir consulté des archéologues, un archéologue amateur, est tout sauf le service régional de l’archéologie de anodin. Il inscrit notre enquête, toutes Bourgogne, un spécialiste de l’histoire de proportions gardées, dans la lignée des la céramique1, il est apparu que Jacques recherches menées sur la production Gaudiau et moi étions les mieux placés céramique par des générations d’archéo- pour mener à bien cette opération bien logues sur les périodes antique, médié-
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets vale et moderne. Étymologiquement, choisissant de transformer les « crasses » le terme « dépotoir » vient de « pot » ; en dépotoir, nous prenions l’initiative de usuellement, il désigne le lieu où faire de ce terrain un objet de recherche l’on verse les matières provenant des et de transformer un lieu d’abandon de vidanges et, par extension, celui où déchets en ressource archéologique et l’on met les objets au rebut3. Les dépo- historique. L’objectif de cet article est toirs, qu’ils soient domestiques ou liés de montrer comment la question des à la production, constituent une source déchets constitue une passerelle perti- majeure pour l’archéologie de la céra- nente et efficace entre ces disciplines. mique et la spécialité céramologique4. En La céramique : une activité industrielle secondaire Le bassin industriel et sa vallée en activité simultanément sur cette de la céramique étroite bande de territoire, dont plus de la moitié dans le bassin industriel de Le centre du département de Saône- Montceau-les-Mines et du Creusot. Après et-Loire s’est industrialisé à partir des la Seconde Guerre mondiale, ce secteur années 1830 autour de la métallurgie au d’activité a subi un déclin continu et ne 13 Creusot et des houillères du bassin de subsistent aujourd’hui de cet ensemble Blanzy-Montceau-les-Mines5. Le long de que cinq entreprises à Digoin, Paray-le- l’axe transversal constitué par le canal Monial, Palinges et Chagny9. du Centre joignant Saône et Loire, creusé À peu près au centre de la vallée, à à la fin du xviiie siècle pour désenclaver la lisière nord de l’arrondissement de ce département rural, une multitude Charolles, quelques manufactures se d’entreprises ont profité de la proximité sont distinguées par leur production, le de ces deux industries majeures pour grès cérame, pratiquement inconnu dans prospérer. La production céramique, cette région avant le xixe siècle. Entre assez éparse dans ce secteur en dehors les années 1810 et 1960, un ensemble de quelques centres anciens6 est l’un des de petites (moins de dix ouvriers) et secteurs d’activité qui a le plus bénéficié moyennes (au maximum une centaine de ce contexte. Elle s’est principalement d’ouvriers) entreprises se sont consacrées développée dans les vallées des rivières à la fabrication de poteries de grès fins Dheune et Bourbince, le long du canal glaçurés, destinées au conditionnement du Centre, des premières années du alimentaire et chimique. Les mêmes xixe siècle jusqu’aux environs de 19407. manufactures fabriquaient également L’apogée de cette « vallée de la céra- des produits réfractaires, des briques de mique8 » se situa au début du xxe siècle, pavage, des tuiles de terre cuite ou de où une quarantaine de manufactures grès, et la dernière à fermer ses portes en (tuileries, briqueteries, poteries) étaient 1976 produisait alors des faïences sani-
Thierry Bonnot taires après s’être essayée au funéraire. Une entreprise familiale Mais l’homogénéité de cet ensemble durant 130 ans résidait dans l’occupation d’un créneau de production et de commercialisation C’est au nord de ce chapelet d’usine commun, l’utilisation de techniques que se trouve le lieu-dit le Pont-des- similaires et la structure essentiellement Vernes (commune de Pouilloux10). Ici, familiale des entreprises. La fabrication l’histoire de la fabrication céramique de récipients pour conditionnement ali- est indissociable du nom de la famille mentaire, pharmaceutique, chimique ou Langeron, à la tête de l’entreprise parachimique, l’utilisation de matières depuis sa fondation jusqu’à sa ferme- premières (argiles et combustibles) ture. Si le rapport du jury international locales, le façonnage manuel puis très de l’Exposition universelle de Paris, partiellement et tardivement mécanisé en 1900, date la fondation de la maison des poteries, la couverture systématique Langeron de 180011, la première mention des produits par une glaçure colorée d’une fabrication de céramique à Pont- ou non par des oxydes métalliques, la des-Vernes correspond à une tuilerie cuisson au charbon dans des fours à répertoriée par le cadastre napoléonien étages, la vente des produits finis à des en 1815 sur la parcelle 381, l’une de celles industriels fournissant le contenu des où s’implantera l’usine de poteries12. Le récipients, pas ou très peu de vente directe plan en L de la tuilerie correspond à celui aux particuliers : ainsi peut-on synthé- d’un bâtiment que nous retrouvons sur 14 tiser les caractéristiques communes des les plans de l’usine Langeron jusqu’à sa poteries de grès du Charolais, en activité fermeture. D’après les matrices cadas- de 1811 pour la plus ancienne jusqu’au trales établies pour Pouilloux en 1823, milieu des années 1970. L’apogée de cet le propriétaire de cette tuilerie est Jean- ensemble industriel se situe entre 1860 Philibert Langeron, éclusier à l’écluse et 1900, avec une douzaine d’entreprises du Four depuis 1810, après avoir occupé actives simultanément, concentrées sur le même emploi à Ciry à la fin du moins de vingt kilomètres le long de la xviiie siècle13. Jean-Philibert Langeron Bourbince entre Pouilloux, au nord-est, est décédé en 1821, mais il est désigné et Palinges, au sud-ouest ; plus loin vers comme propriétaire tant que la succes- l’ouest, des usines similaires étaient en sion n’a pas été réglée, ce qui sera le cas activité à Paray-le-Monial (deux entre- en 1827. À cette date, l’ensemble de ses prises) et à Digoin (une entreprise). Les biens immobiliers à Pouilloux est par- spécificités techniques, fonctionnelles et tagé entre deux de ses enfants, Pierre et commerciales de ces entreprises reflètent François. La tuilerie passe dans les mains la spectaculaire mutation des modes de Pierre Langeron (1786-1843) qui est de vie dans les premières décennies de déjà connu comme tuilier en 181314, sans l’urbanisation et de l’industrie de masse certitude sur sa présence, alors, à la tête en France : conditionnement alimentaire de la tuilerie de Pont-des-Vernes. individualisé, démocratisation de pro- En 1836, Pierre Langeron est, selon duits de luxe, apparition de produits l’état civil, « propriétaire », avec un fils nouveaux. « fabricant » et un autre « potier »15.
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets Il s’agit de Jean et Adolphe-Pierre ments Paul-Langeron, au capital de Langeron qui ont indemnisé leurs 350 000 francs répartis entre huit action- frères et sœur pour pouvoir continuer à naires, tous membres de la famille exploiter l’entreprise16. Les deux frères Langeron. Les deux fondateurs sont Langeron se distinguent par le nom de administrateurs et directeurs et, lorsque leurs épouses : Jean Langeron-Brossard Paul-Eugène meurt en 1922, c’est son et Adolphe-Pierre Langeron-Baujard fils Octave-Lazare qui lui succède. En dirigent l’usine de Pont-des-Vernes 1937, c’est Octave (aîné) qui décède et ensemble après la mort de leur père en son fils Paul-Adolphe qui prend sa place 1843, et se la partagent en deux lots en à la direction. Jusqu’à 1949, l’usine sera 1869. C’est à partir de cette date que nous dirigée de facto par deux Langeron issus distinguons l’usine dite « du bas » (au de deux branches familiales, et, de cette nord, Langeron-Brossard) et celle dite date à 1957, « Monsieur Paul » sera seul « du haut » (au sud, Langeron-Baujard). directeur après le départ d’Octave21. Jean Langeron-Brossard décède en 1885 Entre-temps, la société anonyme était et son fils Jules lui succède pour l’usine devenue, en 1941, société anonyme à du bas. L’usine du haut prend davantage responsabilité limitée dont les action- d’ampleur et Adolphe-Pierre Langeron- naires étaient toujours des membres de Baujard la transmet en location à son la famille. Réunis en assemblée générale fils Paul-Adolphe en 1877. Celui-ci en novembre 1957, face aux difficultés décède en 1884, alors que son fils Octave commerciales récurrentes de l’entre- n’a que 12 ans. La mère de ce dernier, prise, ils prononcent la dissolution anti- 15 Jeanne-Catherine, dite Jenny, fait appel cipée et volontaire amiable, le projet de à son neveu Paul-Eugène, conducteur fermeture de l’usine étant affiché depuis de travaux à l’administration du canal juillet 1956. du Centre, pour diriger l’entreprise. Avant de commencer la fouille archéo- Les deux cousins forment verbalement, logique, nous disposions d’une bonne en 189517, une société qui conserve la connaissance de l’entreprise, fruit d’en- raison sociale « Paul-Langeron » héritée quêtes historiques et ethnologiques de Paul-Adolphe et identifiant l’usine menées dans les années 1990-2000. Les jusqu’à sa fermeture. En 1902, l’usine collections d’objets, privées et muséales, du bas connaît d’importantes difficultés étaient d’ores et déjà bien fournies et et Jules Langeron est déclaré en fail- nous donnaient matériellement accès lite18. Les dirigeants de l’usine du haut aux productions – mais uniquement rachètent celle du bas en empruntant aux productions commercialisées, donc à un banquier chalonnais19 et unifient aux objets conformes. Le processus tech- l’ensemble, puis déposent, en 1904, une nique était bien connu également par les marque de fabrique portant la mention témoignages des ouvriers et dirigeants, « PL-Pont des Vernes-France » inscrite par la comparaison avec d’autres entre- dans un cercle20. prises du même type – par exemple, En 1919, Paul-Eugène et Octave Revol à Saint-Uze dans la Drôme –, par Langeron établissent les statuts de l’étude des manuels techniques des xixe la Société anonyme des établisse- et xxe siècles. Toutefois, l’étude archéo-
Thierry Bonnot logique de ce dépotoir nous a montré bunal de grande instance de Mâcon, sur combien nos connaissances restaient requête du syndic de faillite, prononça lacunaires dans le détail et comment une la vente des bâtiments et terrains. Mais réflexion sur les ratés et les déchets du il apparaît que l’entreprise de confiserie processus technique pouvait être perti- était encore propriétaire du terrain et des nente pour l’histoire de l’industrie et de bâtiments en 198424 et c’est un marchand ses produits. de biens mâconnais qui servit d’intermé- diaire pour le revendre, en 1985, à l’en- La parcelle des « crasses » treprise Aubœuf, actuelle propriétaire. Seuls les bâtiments récents intéressant L’enquête menée à la fin des années cette dernière, la partie sud-ouest de la 1990 auprès des habitants de la commune, parcelle ne connut aucun aménagement des anciens ouvriers et des membres de et ne fut défrichée que partiellement et la famille Langeron nous avait appris occasionnellement. C’est en 2011, grâce qu’il existait un important amoncèle- à Patrick Aubœuf devenu propriétaire ment de débris de poteries, une « verse » après son père, que nous avons pu avoir ou des « crasses » pour reprendre la ter- accès à ce terrain. minologie vernaculaire, sur un terrain La parcelle sur laquelle se situe le de l’usine jouxtant d’anciens bâtiments dépotoir objet de notre sondage, numé- en ruine. Après la fermeture de l’entre- rotée 386, section A (La Prat) sur le prise, en 1957, le site industriel avait été cadastre ancien, appartenait à la famille 16 vendu en deux parties par les héritiers Langeron depuis 1839, ainsi que les par- Langeron. La partie nord, du côté du pont celles adjacentes 385 et 387. Toutefois ces sur le canal, avait été cédée à un particu- parcelles ont été fragmentées et furent lier, avant même la cessation d’activité propriétés partielles d’autres habi- officielle de l’entreprise ; la partie sud, tants de Pouilloux jusqu’à ce qu’Octave le 18 juin 1962, à la Société anonyme des Langeron achète l’ensemble en 1922. Confiseries de Bourgogne22, entreprise Nous ne pouvons malheureusement pas intéressée par les bâtiments industriels savoir si l’emprise du dépotoir faisait subsistants. Cette société fit construire partie du terrain acheté à cette date, faute de nouvelles structures en s’appuyant de précision des sources cadastrales et sur les anciennes, en laissa une partie à de l’acte de vente. Il est impossible par l’abandon (bâtiment des tours, fours et conséquent de savoir si le déversement séchoirs datés de 1897) et se désintéressa a débuté en 1922 ou avant, même si, des abords où la végétation commença à comme on le verra, la quasi-totalité des prospérer. L’entreprise, basée à Chalon- objets découverts peut être datée des sur-Saône, ne resta en activité à Pouilloux années 1920 au plus tôt. que quelques mois, jusqu’à la faillite pro- noncée le 6 novembre 1962, puis reprit son activité environ deux ans plus tard sous le nom des produits Sacébon-Jean- Louis Liebaert et Compagnie, avant de fermer définitivement23. En 1966, le tri-
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets Les sondages archéologiques Deux campagnes de sondage ont été des débris qui a engendré la levée de menées, chacune sur six mois (avril- terre jusqu’au plateau culminant. L’accès novembre) en 2012 et 2014. En dehors des véhicules chargés de déchets – des de l’évacuation de la couche supérieure chars attelés, puis un camion à gazogène de terre végétale et du creusement d’une à partir des années 1940 – s’effectuait tranchée par une pelle mécanique, l’en- depuis la cour de l’usine et les princi- semble de nos travaux a été effectué à paux bâtiments de production par le la main (fig. 1, cahier couleur). Nous nord, via un chemin longeant un bâti- ne disposions que de peu de moyens ment de tours et de séchoirs édifié en humains – deux personnes, rarement 1897, aujourd’hui encore en élévation trois – pour effectuer le terrassement et mais menaçant ruine. Les véhicules gra- l’évacuation des déblais. vissaient une pente25 qui s’accentuait au La première campagne (2012) a donné fil des années pour parvenir sur une pla- une vision d’ensemble de la zone de teforme constituée par les dépôts anté- déversement et permis de collecter rieurs et versaient leur chargement sur une importante quantité de mobilier la pente opposée. Les tessons et autres archéologique (fig. 2, cahier couleur). débris dévalaient le dévers de façon plus La seconde série de sondages (2014) a ou moins accidentée selon leurs dimen- tenu compte de la problématique ayant sions et leur forme : dans ce contexte, émergé deux ans plus tôt et a été menée l’élément mobilier retrouvé au niveau 17 de façon plus raisonnée, avec deux objec- le plus bas n’est pas forcément le plus tifs clairement définis : délimiter plus anciennement déversé. Contrairement précisément la topographie et la strati- à un dépotoir résultant de l’accumula- graphie des déversements ; tenter d’af- tion successive de débris dans une fosse, finer la chronologie du site. qui permet la datation des dépôts par l’étude de la stratigraphie, puisque les Topographie générale éléments les plus anciens sont logique- ment ceux qui se retrouvent au niveau le Nous ne disposons pas d’indices suf- plus profond, cette décharge industrielle fisants pour retracer les modalités de présente une configuration d’une lecture déversement à l’origine de l’utilisation plus complexe. La première campagne du site : y avait-il un terrain relativement a exploré cette pente de déversement et plat sur lequel les dépôts ont formé un notamment la zone basse. monticule ? Les dépôts initiaux ont-ils Grâce à une série de sondages ponc- servi à combler une carrière d’argile tuels effectués au tractopelle de 5 mètres désaffectée, comme le cas est attesté sur en 5 mètres, sur l’axe est-ouest d’accès d’autres sites ? Nous avons pu toutefois des véhicules à la zone de déversement, en établir la topographie générale et les ainsi que par l’étude topographique de conditions d’utilisation. Le profil général l’axe nord-sud, nous avons pu estimer du dépotoir est celui d’un tumulus au à mille ou onze cents mètres carrés sommet aplani. C’est l’accumulation environ26 la surface totale du dépotoir.
Thierry Bonnot Nous avons constaté, après avoir atteint afin de vérifier leur conformité aux exi- le sol naturel argilo-sablonneux, que gences de la clientèle. En comparant les l’épaisseur des dépôts était très irrégu- céramiques commercialisées – celles que lière, de 270 cm à 370, voire 400 cm de l’on retrouve avec une étiquette du client, profondeur par rapport à la surface du par exemple – avec celles mises au rebut, sol actuel. Les arasements et tassements nous pouvons inventorier les défauts successifs ont aplani les niveaux supé- tolérés ou non : cloques, fissures, défauts rieurs mais pas la base du dépotoir et de glaçures, uniformité de la couleur, etc. il est vraisemblable que le sol d’origine Ces constatations effectuées sur les objets était lui-même accidenté. Cette donnée eux-mêmes peuvent être recoupées avec topographique nous interdit d’évaluer des documents d’archives. Ainsi cette le volume total des dépôts, à moins d’en lettre de M. Lallier, représentant des éta- rester à une valeur très approximative27. blissements Langeron à Paris, en 1872 : Recyclage, élimination, « Si vous avez des cruchons d’un législation litre au sel et fait dans les conte- nances de 98 à 102, mais bien régu- L’étude des déchets et rebuts aban- lier, vous pouvez m’en expédier donnés par l’entreprise sur le dépotoir 2 cadres, vous savez qu’il ne m’en nous a permis de distinguer trois types de faut pas au-dessus ni au-dessous. déversements. D’abord, un déversement Monsieur Antoine s’est plaint de 18 ordinaire lié au fonctionnement routi- votre bouteille qui est “bavarde28”, nier de l’usine, qui concerne les déchets faites donc bien attention, je crois produits au quotidien : débris de défour- qu’elle n’est pas assez cuite ou pas nement, ratés de cuisson ou d’émaillage assez émaillée à l’intérieur29. » isolés, déchets domestiques, moules usagés ou cassés. Ensuite, un ensemble C’est bien l’utilisateur du produit de déversements exceptionnels, liés à qui impose ses normes au fabricant et des accidents de fabrication : ratés de influe sur le processus technique, quitte cuisson ou d’émaillage regroupés dans à accroître la quantité de produits non une même zone, biscuits ou produits de conformes, donc de rebuts. Une partie de même type regroupés dans une même ces derniers pouvait être recyclée : si elles zone, argile préparée mais non utilisée ne relevaient ni du premier ni du second versée sous forme liquide. Enfin, une choix, les céramiques non commerciali- série de déversements liés à la démoli- sables pouvaient être utilisées comme tion de certains fours et petits bâtiments récipients pour les besoins de l’entreprise et au nettoyage des ateliers après la fer- si leurs défauts le permettaient. Le reste, meture de l’usine : lots de moules de ce qui était trop défectueux, pouvait être plâtre (fig. 3, cahier couleur), matériaux utilisé comme remblai, par exemple pour de construction, lots de chaussures, lots combler les carrières d’argiles désaffec- de bouchons de canettes, etc. tées, pour aménager un gué dans le lit À la sortie des fours, un tri des pro- d’une rivière30 ou pour être revendu à duits finis était effectué par les ouvriers d’autres entreprises. Les produits réfrac-
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets taires usagés pouvaient aussi être broyés Pour ce qui est des usines travaillant afin d’être intégrés à la chamotte et des matériaux a priori non dangereux, revenir dans le cycle de fabrication. Les la réglementation de l’élimination et du moules de plâtre, les oxydes métalliques recyclage des déchets laisse toute lati- et produits chimiques destinés à la fabri- tude aux industriels, tant qu’ils entassent cation des glaçures, les débris métal- leurs déchets sur des terrains leur appar- liques ou certains objets potentiellement tenant. La législation demeure presque polluants (piles électriques, batteries) ne muette jusqu’aux années 1970 en France pouvaient pas être remployés par l’entre- où les décharges brutes, non contrôlées, prise ; ils étaient jetés sans discernement sont largement tolérées. Il faut attendre sur le dépotoir, en très faible quantité une loi de 1975 pour que soit véritable- cependant. La prise de conscience des ment régulées l’élimination des déchets risques environnementaux liés à de tels et la récupération des matériaux33. rejets est intervenue postérieurement à la fermeture de l’entreprise. Le mobilier archéologique et L’élimination de déchets industriels sa datation en pleine nature, à proximité immédiate d’un ruisseau et des habitations, comme C’est la fouille de la couche supérieure c’est le cas du dépotoir de Pont-des- du dépotoir, après décapage de la terre Vernes, n’a rien d’exceptionnel au début végétale couvrant l’ensemble, qui s’est du xxe siècle étant donnée la législation avérée la plus fructueuse pour la collecte en vigueur. Concernant l’industrie, la de mobilier archéologique34. Elle a donné 19 législation mise en place à partir du accès aux déchets les plus récemment début du xixe siècle était principalement évacués, correspondant à la fin d’activité destinée à l’espace urbain, plus particu- et au nettoyage des ateliers de 1956 et lièrement à l’agglomération parisienne, 1957. L’essentiel de ces dépôts concernait et visait d’abord à éviter les nuisances des accessoires encore en bon état, par- olfactives ou les émanations chimiques venus jusqu’à nous assez bien conservés. dangereuses31. Cette prise de conscience C’est vrai en particulier pour les moules des problèmes posés par les usines ne et modèles de plâtre que la fouille concernait que l’activité en elle-même et archéologique nous a permis littérale- les nuisances produites par le processus ment d’inventer : nous connaissions ces de fabrication (fumées et odeurs). Le éléments du processus de fabrication par problème des déchets et de leur élimina- les archives et les témoignages, mais leur tion ne faisait l’objet d’aucune législation existence demeurait largement virtuelle spécifique, hormis pour certains produits car nous n’étions parvenus à en retrouver chimiques à ne pas déposer à même le et à en conserver que de rares exem- sol. Si le fonctionnement de l’industrie et plaires. Grâce à la fouille, l’écomusée ses conséquences sur le voisinage consti- Creusot-Montceau dispose désormais tuent pendant la révolution industrielle d’une importante collection de moules un enjeu politique et économique impor- de coulage, calibrage et estampage35, tant32, la thématique environnementale mais aussi de modèles et de matrices ou n’apparaît pas encore sous ce vocable. moules-mères, le tout destiné à la pro-
Thierry Bonnot duction en grande série d’objets parfois tion d’un atelier de coulage et d’un atelier non encore répertoriés. D’autres élé- de fabrication mécanique ». Le rapport ments essentiels de compréhension du précise que ces ateliers fonctionnent fonctionnement de l’usine sont issus de déjà « depuis plusieurs mois et donnent ces déversements de fin d’activité. Ainsi de très heureux résultats à tout point de les éprouvettes, objets céramiques sur vue », encourageant l’entreprise à persé- lesquels étaient réalisés des essais de gla- vérer37. Les industriels, tout en mainte- çure ou de marquage, voire de mélanges nant la fabrication manuelle et le recours de matières premières. Des nuanciers aux tourneurs-potiers, s’engagent dans de couleurs ont été également collectés, une mécanisation plus poussée et une portant mention de la densité de la gla- proportion importante de poteries sont çure et des proportions d’oxyde métal- produites par moulage (calibrage ou cou- lique correspondant à la couleur de la lage). Ces produits moulés se retrouvent poterie. Des essais de fusion de matières à tous les niveaux du dépotoir, de la sur- premières, réalisés dans des couvercles face au fond de la tranchée sondage de céramiques, nous donnent également 2014. Même les déversements les plus accès aux tâtonnements des céramistes et anciens, en profondeur, ont donc été à un certain empirisme du processus de effectués après 1920. fabrication industrielle dans un domaine assez pauvre en matière d’innovation Mutation technique et gestion technologique. Enfin, des outils ou des des déchets industriels 20 accessoires faisaient partie de ces déchets issus du nettoyage des ateliers : baleines Les traces matérielles laissées par l’ac- de tour à potier, cent soixante-douze tivité des industriels montrent que l’éva- estèques, supports réfractaires, tampons cuation des déchets après cette date a pour marquage, étiquettes céramiques fait l’objet d’une réflexion et d’aménage- pour casiers, etc. ments. À l’est et au sud-est, la parcelle est À quelques rares exceptions près, délimitée par un ruisseau qui débouche trop isolées pour être significatives, les dans le canal du Centre. Le défrichage et indices de datation fournis par les objets le dégagement du léger talus formant un collectés forment un faisceau concordant décrochement au-dessus du ruisseau ont qui nous renvoie à la période postérieure permis de constater qu’il est formé de à 1920. C’est une période déterminante pierres de construction (grès et calcaire), pour l’évolution technique de l’entre- de briques (terre cuite et réfractaire) et de prise. En mai 1919, le conseil d’admi- plaques ou fragments de plaques réfrac- nistration de la société anonyme des taires (débris de four), non maçonnées établissements Paul Langeron décide mais régulièrement empilées. Il s’agit d’installer un atelier de coulage à la suite d’un alignement de matériaux de récu- de la demande de « plusieurs clients36 ». pération formant muret, prolongé vers En décembre 1920, sont soumises à l’ap- le sud-ouest par un empilage continu probation du conseil d’administration quoiqu’irrégulier, parallèle au ruisseau, « les différentes adjonctions apportées à constitué de pierres plus imposantes, la marche de l’usine telles que l’installa- que nous n’avons pas pu intégralement
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets dégager faute de temps. À son extrémité débris afin de gravir la pente en marche nord, le muret s’élève à une hauteur arrière. Cet aménagement, combiné à la maximum de 80 centimètres, sur trois construction d’un muret de clôture mar- rangées verticalement (fig. 1). Il s’agit quant clairement un bornage du site, fait d’un aménagement du site du dépotoir partie d’une politique de rationalisation marquant la limite avec la parcelle voi- du traitement des déchets industriels sine et évitant le déversement massif de par l’entreprise Langeron. Au-delà de débris dans le ruisseau contigu. Le muret la simple décharge constituée d’entas- s’interrompt au nord pour laisser place sement désorganisé de déchets, la façon à un épandage de matériaux de même humaine la plus ancienne et la plus com- nature (pierres et matériaux de construc- mune de résoudre la question38, il y a là tion). Après défrichage, une zone relati- une ébauche de réflexion pratique sur un vement plane d’une dizaine de mètres problème exponentiel. carrés se dégage, compactée par le pas- Dans la même logique, le sondage sage régulier de véhicules. C’est sur cette de 2014 a fourni des indices stratigra- plateforme, s’ouvrant d’un côté sur le phiques probants. L’ouverture d’une chemin longeant le bâtiment de 1897, tranchée39 parallèlement à l’orientation de l’autre sur la pente du dépotoir, que des déversements, au cœur de l’accumu- manœuvraient les véhicules chargés de lation la plus massive des dépôts, nous a permis de travailler par niveaux. Sous la couche de surface de terre végétale, d’une épaisseur irrégulière40, se trouve 21 une couche d’environ 60 cm d’épaisseur composée de démolition de bâti, gra- vats, fragments de tuiles mécaniques, matériaux réfractaires broyés, terre argilo-cendreuse. Viennent ensuite : une troisième strate d’une épaisseur de 30 cm composée de sable réfractaire et de briques réfractaires broyées ; un niveau très dense de tessons de grès cérame, d’une épaisseur de 60 à 80 cm ; sous ces quatre couches se trouvent les déchets de production (ratés de cuisson ou d’émail- lage, invendus41) (fig. 4, cahier couleur). Certains objets sont quasiment intacts, comme s’ils avaient été déposés plutôt que jetés. La fouille permet de distinguer très nettement ces produits céramiques éliminés pour un défaut d’émaillage ou une déformation, des tessons, poteries Figure 1. - Muret de matériaux non maçonnés fragmentées plus ou moins grossière- bordant la parcelle, vue du nord-est, sondage 2014. Cliché de l’auteur. ment, délibérément, comme pour trans-
Thierry Bonnot former des récipients en matériau de pente des déversements mise en évi- remblai. dence par le sondage de 2012, à l’ouest de L’horizontalité des couches dans la la zone. Cette variation topographique partie centrale de la zone atteste de leur correspond à deux périodes de fonction- arasement, voire de leur tassement par nement du dépotoir, celle de l’activité des moyens mécaniques, sans doute par industrielle et celle suivant la fermeture un véhicule lourd, arasement destiné à de l’usine. Ces derniers dépôts n’ont pas maintenir une surface plane accessible été aplanis, mais l’ensemble a été alors aux véhicules de transport des déchets. couvert de terre végétale. L’homogénéité des matériaux de chaque Ces différentes opérations – tri des couche suppose que les différents types matériaux avant déversement, arase- de déchets n’étaient pas mélangés ment, compactage – visent à une sta- avant déversement sur le dépotoir. Les bilisation des sols pour un usage plus cendres, les débris réfractaires, les pote- efficace du site, notamment par l’amé- ries et autres gravats étaient entassés lioration de la sécurité et la diminution séparément, dans la cour de l’usine, par de la surface d’épandage. Ces pratiques exemple. Cette succession de couches sont à rapprocher des aménagements des homogènes, constituée progressivement abords et du bornage signalés précédem- durant l’occupation du site, résulte du ment, attestant d’une réelle démarche fonctionnement régulier de l’usine, d’un d’optimisation du travail industriel, pre- mode d’élimination des déchets sur la nant pleinement en compte l’évacuation 22 durée qui contraste fortement avec la des rebuts et déchets de production. La question du déchet entre histoire, archéologie et anthropologie Notre travail s’inscrit dans la lignée « était novateur à plus d’un d’une archéologie industrielle qui s’est titre : non seulement en qualifiant développée en France dans les années d’archéologiques des structures 1970, inspirée par le modèle anglais, sur et du mobilier datant du xviie au un terrain pionnier dans ce domaine, à xxe siècle, mais encore parce que la savoir le bassin industriel du Creusot et fouille de ces installations n’était Montceau-les-Mines. pas obligatoirement envisagée, les Il convient toutefois de préciser ce que “sites” pris en compte n’étant pas recouvre la notion d’archéologie indus- enfouis, qui plus est en élévation et trielle et ce qu’elle implique d’un point souvent encore en usage42 ». de vue méthodologique et épistémolo- gique. Comme le soulignent Florence Il s’agissait principalement d’inven- Journot et Gilles Bellan, le point de vue torier et de décrire les bâtiments subsis- des chercheurs de ce champ émergent tants de l’activité industrielle dans un
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets but militant de sauvegarde, de conserva- fouilles archéologiques telles qu’on les tion et de mise en valeur et, à cet égard, conçoit généralement. La question de l’ouvrage considéré comme fondateur la fouille ne constituait d’ailleurs pas signé en 1980 par Maurice Daumas43 a un enjeu majeur pour les chercheurs pu laisser certains sur leur faim. Ainsi des années 1970-1980, la question pre- en fut-il de Jean-Claude Beaune, philo- mière étant bien de s’intéresser aux élé- sophe des techniques, déplorant dans ments matériels renvoyant à l’activité un compte rendu de ce livre, pourtant industrielle des hommes48, jusqu’alors attendu « avec curiosité et impatience », négligée, voire méprisée. Pour Philippe qu’il ne s’agisse que « d’un répertoire, Boissinot, l’archéologie industrielle d’un travail résultant d’une accumula- « s’attache principalement à la valori- tion de fiches », n’apportant rien quant sation du patrimoine industriel à un aux « méthodes, [aux] enjeux philoso- moment où celui-ci est manifestement phiques, scientifiques surtout de l’ar- menacé mais souvent encore en éléva- chéologie industrielle44 ». J.-C. Beaune tion49 », ne nécessitant donc pas d’opéra- voit dans cette absence d’ambition syn- tion de fouille. Désigner cette démarche thétique et prospective un signe de la comme une archéologie relèverait donc faiblesse de l’histoire des techniques en selon lui d’une volonté d’établir un lien France, sans s’attarder sur le point qui dans la longue durée – du Paléolithique à nous retiendra ici : pourquoi archéologie nos jours – entre artefacts et lieux de pro- et non histoire industrielle ou mieux, duction, afin de « donner l’illusion que patrimoine industriel ? Car c’est cette der- l’on s’intéresse au même projet humain, 23 nière formule qui l’a peu à peu emporté, selon des méthodes similaires50 ». Dans même si la revue de référence de la spé- son ambition de définir rigoureusement cialité a conservé son titre d’origine45 les contours de sa discipline, P. Boissinot en se consacrant essentiellement à la se montre ainsi réservé, pour ne pas dire mémoire industrielle, matérialisée dans sceptique, sur ce qui relève d’un usage le bâti, les paysages et les machines, métaphorique du mot archéologie51, ainsi comme l’indique explicitement son sous- que sur certaines démarches iconoclastes titre : Patrimoine-technique-mémoire. concernant les périodes récentes dont Autour du Creusot, si le travail de les apports tiennent plutôt de l’anecdote recherche et de valorisation du patri- ou même du trucage52. À cet égard, l’en- moine industriel fut considérable et fouissement, nécessitant la fouille, peut demeure emblématique, les fouilles à être vu comme l’une des conditions de proprement parler y furent très rares et légitimation de l’archéologie du contem- n’ont laissé que peu de traces dans les porain en ce qu’il implique « la mise hors archives de l’écomusée local46. F. Journot circuit des choses, qui ne sont dès lors et G. Bellan signalent toutefois quelques plus engluées dans une continuité, et expériences très intéressantes, notam- que l’on amène à surgir dans un monde ment celle menée sur le site de la manu- qui n’est plus le leur53 ». facture Gréber dans le Beauvaisis47, mais Du moment que son étude néces- il est certain que ce champ de recherche site de fouiller le sol, la matérialité des ne donne lieu qu’assez rarement à des périodes récentes peut donc légitime-
Thierry Bonnot ment être l’objet d’une archéologie. C’est tifique, qualifier celle-ci d’archéologique aussi ce que disent, mais comme en pour la distinguer de celle-là qui serait miroir car d’un point de vue nettement historique, patrimoniale ou muséale. Nous distinct du précédent, les archéologues rejoignons alors l’idée de Laurent Olivier Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut pour qui les vestiges archéologiques pour défendre l’extension chronologique deviennent par la fouille des objets du du champ de l’archéologie. Ils appellent présent qui « sont désormais ici, avec à « récuser la quasi équivalence large- nous qui les déchiffrons et tentons d’éta- ment accréditée aujourd’hui et ample- blir les histoires dont ils procèdent57 ». Le ment développée par les professionnels, travail sur le présent, sur les situations de l’archéologie et de la fouille54 ». Cette observées dont les objets font partie ainsi « identification de l’archéologie tout que les différents acteurs impliqués dans entière à la fouille » obligerait en effet à l’opération de recherche, est un travail « définir l’archéologie par les conditions anthropologique : pour l’anthropologue, extra-scientifiques de la recherche », pas de rupture radicale entre ce qui se comme si l’on définissait les sciences passe ici et ce qui s’y est passé58. de la nature selon qu’elles utilisent le Les enjeux de notre expérience archéo- microscope ou « l’expérimentation en logique et anthropologique ne se situent milieu aseptique55 ». D’autre part, et les donc ni au niveau de la fouille comme auteurs en font la seconde base de leur critère fondamental d’archéologicité59, ni tentative de déplacer les frontières de sur le plan chronologique de la légitimité 24 la discipline, cette assimilation archéo- d’une archéologie du récent. Celle-ci est logie/fouille pose le problème de la désormais pleinement admise si l’on en définition de l’objet propre à l’archéo- croit la nouvelle programmation natio- logie qui pourrait dès lors correspondre nale de la recherche archéologique pré- à cet énoncé réducteur : « ce qui n’est sentée en 2016 par le CNRA60. Notre pas enterré ne paraît pas archéologique travail se veut davantage une réflexion [et] les frontières de la science sont celles sur les rapports entre la production du trou56 », alors que nous savons que industrielle des xixe et xxe siècles, telle l’enfouissement d’un objet peut être qu’elle nous apparaît par ses produits fortuit donc en aucun cas constituer un finis et commercialisés – ceux qui se argument scientifique. Ce point critique trouvent aujourd’hui intégrés aux collec- nous intéresse directement sur notre tions –, et les processus techniques, ses terrain où la fouille du dépotoir nous a tâtonnements, ses ratés même auxquels confrontés à des types d’objets déjà pré- nous a donné accès la fouille du dépo- sents dans les collections publiques ou toir. L’adoption d’un angle d’analyse qui privées. Il n’y a évidemment aucune dif- se démarque de la tradition patrimoniale férence de nature entre la poterie de grès en exploitant les déchets, matériau inac- découverte dans une cave, un grenier ou cessible ou négligé jusqu’alors, consti- sur l’étal d’un brocanteur et la poterie du tuait le pari initial de la démarche. La même modèle extraite d’un agglomérat pertinence de l’archéologie du déchet de cendres, d’humus et d’argile. Nous a été démontrée dans d’autres cadres ne pouvons pas, en toute logique scien- et nous l’expérimentons au niveau de
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