Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets : expérience pluridisciplinaire autour d'un dépotoir - OpenEdition Journals

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Artefact
                          Techniques, histoire et sciences humaines
                          6 | 2017
                          Histoire et archéologie

Une manufacture de céramique vue à travers ses
déchets : expérience pluridisciplinaire autour d’un
dépotoir
A ceramic factory read through its wastes: pluridisciplinary research around a
dump

Thierry Bonnot

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/artefact/781
DOI : 10.4000/artefact.781
ISSN : 2606-9245

Éditeur :
Association Artefact. Techniques histoire et sciences humaines, Presses universitaires du Midi

Édition imprimée
Pagination : 11-28
ISBN : 978-2-7535-7305-5
ISSN : 2273-0753

Référence électronique
Thierry Bonnot, « Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets : expérience
pluridisciplinaire autour d’un dépotoir », Artefact [En ligne], 6 | 2017, mis en ligne le 31 mai 2018,
consulté le 06 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/artefact/781 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/artefact.781

Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines
Une manufacture de céramique vue
                        à travers ses déchets :
           expérience pluridisciplinaire autour
                                 d’un dépotoir
                                                                                     Thierry Bonnot*

Résumé

  En France, l’archéologie industrielle s’est développée à partir des années 1970. Dans
ce domaine, les opérations de fouilles demeurent assez rares, l’essentiel des recherches
portant sur le bâti encore en élévation. Cet article retrace une expérience de fouille
archéologique du contemporain, menée en Bourgogne, dans le dépotoir d’une entre-
prise de fabrication céramique daté du xxe siècle, montrant que la problématique du
déchet industriel est d’un intérêt considérable pour l’archéologie comme pour les                               11
autres sciences humaines, dont l’anthropologie.

Mots-clés : anthropologie, archéologie, céramique, déchets, industrie, patrimoine.

Abstract. A ceramic factory read through its wastes :
pluridisciplinary research around a dump

   Industrial archaeology in France expanded during the 1970s. In this fieldwork, excavations
are quite unusual, most of the research focus on building still in elevation. This paper focuses
on an archaeological excavation in Burgundy, in a 20th century ceramic factory dump, showing
that industrial wastes are significant for archeology as for other social sciences, including
anthropology.

Keywords : anthropology, archaeology, ceramic, heritage, industry, wastes.

   *. Thierry Bonnot est anthropologue, chargé de recherche au CNRS, membre de l’Institut de recherche
interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS, Paris). Ses recherches portent essentiellement sur le statut
social des objets, leurs modes d’appropriation et la constitution des patrimoines, dans une optique plu-
ridisciplinaire. Dernier ouvrage paru : L’attachement aux choses (Paris, éditions du CNRS, 2014). Contact :
[bonnot@ehess.fr].
Thierry Bonnot

        C’est une découverte pas tout à fait         que n’ayant aucune formation technique
     fortuite, en 2011, qui est à l’origine de cet   en archéologie. Quant à la frontière dis-
     article. Jacques Gaudiau, collectionneur        ciplinaire, cette expérience nouvelle
     de céramiques rencontré à l’occasion de         en a montré la vacuité. La démarche
     mes premières enquêtes dites « ethno-           anthropologique qui est la mienne n’est
     historiques » dans la région du Creusot         pas épistémologiquement incompatible
     et de Montceau-les-Mines (Saône-et-             avec l’engagement dans un tel projet, si
     Loire), me contactait en juillet 2011 pour      l’on admet que l’enquête relève à la fois
     me faire part de quelques trouvailles           d’une science historique, d’un dialogue
     intéressantes. Il avait identifié, près         constructif avec nos interlocuteurs de
     de chez lui, le lieu de déversement des         terrain, d’une description circonstanciée
     déchets industriels de l’entreprise Paul        des situations vécues « au ras du sol de la
     Langeron, lieu connu par la tradition           singularité », pour reprendre les termes
     orale locale mais jusqu’alors non préci-        d’Alban Bensa2. En l’occurrence, dans le
     sément situé. C’est le creusement d’un          cadre d’une recherche portant sur l’his-
     terrier de renard qui avait mis à jour les      toire d’une entreprise, de ses produits
     débris de poteries et de moules de plâtre       devenus objets de collection, de ses
     permettant de fixer l’emplacement de la         caractéristiques sociotechniques aussi
     décharge. L’événement n’était pas totale-       bien que sur le processus de mise en
     ment le fruit du hasard car nous savions        patrimoine, les musées et les pratiques
     que les déversements s’effectuaient sur         des collectionneurs, il s’avère indispen-
12   cette parcelle, mais, grâce à la rencontre      sable d’utiliser tous les matériaux dispo-
     avec le propriétaire du terrain et grâce…       nibles, aussi hétérogènes soient-ils, et de
     au travail de Goupil, nous avions enfin         se confronter à toutes les modalités pos-
     accès à ce que les habitants du lieu-dit        sibles de l’enquête en sciences humaines
     et les anciens ouvriers appelaient « les        et sociales. La fouille archéologique en
     crasses » de l’usine Langeron.                  fait partie.
        Cette découverte posait à la fois un            C’est la nature du terrain et la position
     problème de compétence et de frontière          même des objets dans l’espace, en l’oc-
     disciplinaires. Il était évident que l’étude    currence sous terre, qui orienta l’entrée
     du site passerait par une démarche              par l’archéologie, ne serait-ce que du
     archéologique, donc par la sollicitation        point de vue juridique. De même, notre
     officielle d’une autorisation de son-           choix du mot « dépotoir » pour désigner
     dage, bien que nous ayons affaire à de          ce que la mémoire orale nommait « les
     l’histoire contemporaine et à des objets        crasses », situe notre démarche dans un
     potentiellement connus par les archives         cadre précis. Ce terme, concession à une
     écrites et les collections des musées.          terminologie spécialisée suggérée par
     Après avoir consulté des archéologues,          un archéologue amateur, est tout sauf
     le service régional de l’archéologie de         anodin. Il inscrit notre enquête, toutes
     Bourgogne, un spécialiste de l’histoire de      proportions gardées, dans la lignée des
     la céramique1, il est apparu que Jacques        recherches menées sur la production
     Gaudiau et moi étions les mieux placés          céramique par des générations d’archéo-
     pour mener à bien cette opération bien          logues sur les périodes antique, médié-
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets

vale et moderne. Étymologiquement,            choisissant de transformer les « crasses »
le terme « dépotoir » vient de « pot » ;      en dépotoir, nous prenions l’initiative de
usuellement, il désigne le lieu où            faire de ce terrain un objet de recherche
l’on verse les matières provenant des         et de transformer un lieu d’abandon de
vidanges et, par extension, celui où          déchets en ressource archéologique et
l’on met les objets au rebut3. Les dépo-      historique. L’objectif de cet article est
toirs, qu’ils soient domestiques ou liés      de montrer comment la question des
à la production, constituent une source       déchets constitue une passerelle perti-
majeure pour l’archéologie de la céra-        nente et efficace entre ces disciplines.
mique et la spécialité céramologique4. En

La céramique : une activité industrielle secondaire

Le bassin industriel et sa vallée             en activité simultanément sur cette
de la céramique                               étroite bande de territoire, dont plus de
                                              la moitié dans le bassin industriel de
   Le centre du département de Saône-         Montceau-les-Mines et du Creusot. Après
et-Loire s’est industrialisé à partir des     la Seconde Guerre mondiale, ce secteur
années 1830 autour de la métallurgie au       d’activité a subi un déclin continu et ne     13
Creusot et des houillères du bassin de        subsistent aujourd’hui de cet ensemble
Blanzy-Montceau-les-Mines5. Le long de        que cinq entreprises à Digoin, Paray-le-
l’axe transversal constitué par le canal      Monial, Palinges et Chagny9.
du Centre joignant Saône et Loire, creusé        À peu près au centre de la vallée, à
à la fin du xviiie siècle pour désenclaver    la lisière nord de l’arrondissement de
ce département rural, une multitude           Charolles, quelques manufactures se
d’entreprises ont profité de la proximité     sont distinguées par leur production, le
de ces deux industries majeures pour          grès cérame, pratiquement inconnu dans
prospérer. La production céramique,           cette région avant le xixe siècle. Entre
assez éparse dans ce secteur en dehors        les années 1810 et 1960, un ensemble
de quelques centres anciens6 est l’un des     de petites (moins de dix ouvriers) et
secteurs d’activité qui a le plus bénéficié   moyennes (au maximum une centaine
de ce contexte. Elle s’est principalement     d’ouvriers) entreprises se sont consacrées
développée dans les vallées des rivières      à la fabrication de poteries de grès fins
Dheune et Bourbince, le long du canal         glaçurés, destinées au conditionnement
du Centre, des premières années du            alimentaire et chimique. Les mêmes
xixe siècle jusqu’aux environs de 19407.      manufactures fabriquaient également
L’apogée de cette « vallée de la céra-        des produits réfractaires, des briques de
mique8 » se situa au début du xxe siècle,     pavage, des tuiles de terre cuite ou de
où une quarantaine de manufactures            grès, et la dernière à fermer ses portes en
(tuileries, briqueteries, poteries) étaient   1976 produisait alors des faïences sani-
Thierry Bonnot

     taires après s’être essayée au funéraire.      Une entreprise familiale
     Mais l’homogénéité de cet ensemble             durant 130 ans
     résidait dans l’occupation d’un créneau
     de production et de commercialisation             C’est au nord de ce chapelet d’usine
     commun, l’utilisation de techniques            que se trouve le lieu-dit le Pont-des-
     similaires et la structure essentiellement     Vernes (commune de Pouilloux10). Ici,
     familiale des entreprises. La fabrication      l’histoire de la fabrication céramique
     de récipients pour conditionnement ali-        est indissociable du nom de la famille
     mentaire, pharmaceutique, chimique ou          Langeron, à la tête de l’entreprise
     parachimique, l’utilisation de matières        depuis sa fondation jusqu’à sa ferme-
     premières (argiles et combustibles)            ture. Si le rapport du jury international
     locales, le façonnage manuel puis très         de ­ l’Exposition universelle de Paris,
     partiellement et tardivement mécanisé          en 1900, date la fondation de la maison
     des poteries, la couverture systématique       Langeron de 180011, la première mention
     des produits par une glaçure colorée           d’une fabrication de céramique à Pont-
     ou non par des oxydes métalliques, la          des-Vernes correspond à une tuilerie
     cuisson au charbon dans des fours à            répertoriée par le cadastre napoléonien
     étages, la vente des produits finis à des      en 1815 sur la parcelle 381, l’une de celles
     industriels fournissant le contenu des         où s’implantera l’usine de poteries12. Le
     récipients, pas ou très peu de vente directe   plan en L de la tuilerie correspond à celui
     aux particuliers : ainsi peut-on synthé-       d’un bâtiment que nous retrouvons sur
14   tiser les caractéristiques communes des        les plans de l’usine Langeron jusqu’à sa
     poteries de grès du Charolais, en activité     fermeture. D’après les matrices cadas-
     de 1811 pour la plus ancienne jusqu’au         trales établies pour Pouilloux en 1823,
     milieu des années 1970. L’apogée de cet        le propriétaire de cette tuilerie est Jean-
     ensemble industriel se situe entre 1860        Philibert Langeron, éclusier à l’écluse
     et 1900, avec une douzaine d’entreprises       du Four depuis 1810, après avoir occupé
     actives simultanément, concentrées sur         le même emploi à Ciry à la fin du
     moins de vingt kilomètres le long de la        xviiie siècle13. Jean-Philibert Langeron
     Bourbince entre Pouilloux, au nord-est,        est décédé en 1821, mais il est désigné
     et Palinges, au sud-ouest ; plus loin vers     comme propriétaire tant que la succes-
     l’ouest, des usines similaires étaient en      sion n’a pas été réglée, ce qui sera le cas
     activité à Paray-le-Monial (deux entre-        en 1827. À cette date, l’ensemble de ses
     prises) et à Digoin (une entreprise). Les      biens immobiliers à Pouilloux est par-
     spécificités techniques, fonctionnelles et     tagé entre deux de ses enfants, Pierre et
     commerciales de ces entreprises reflètent      François. La tuilerie passe dans les mains
     la spectaculaire mutation des modes            de Pierre Langeron (1786-1843) qui est
     de vie dans les premières décennies de         déjà connu comme tuilier en 181314, sans
     l’urbanisation et de l’industrie de masse      certitude sur sa présence, alors, à la tête
     en France : conditionnement alimentaire        de la tuilerie de Pont-des-Vernes.
     individualisé, démocratisation de pro-            En 1836, Pierre Langeron est, selon
     duits de luxe, apparition de produits          l’état civil, « propriétaire », avec un fils
     nouveaux.                                      « fabricant » et un autre « potier »15.
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets

Il s’agit de Jean et Adolphe-Pierre           ments Paul-Langeron, au capital de
Langeron qui ont indemnisé leurs              350 000 francs répartis entre huit action-
frères et sœur pour pouvoir continuer à       naires, tous membres de la famille
exploiter l’entreprise16. Les deux frères     Langeron. Les deux fondateurs sont
Langeron se distinguent par le nom de         administrateurs et directeurs et, lorsque
leurs épouses : Jean Langeron-Brossard        Paul-Eugène meurt en 1922, c’est son
et Adolphe-Pierre Langeron-Baujard            fils Octave-Lazare qui lui succède. En
dirigent l’usine de Pont-des-Vernes           1937, c’est Octave (aîné) qui décède et
ensemble après la mort de leur père en        son fils Paul-Adolphe qui prend sa place
1843, et se la partagent en deux lots en      à la direction. Jusqu’à 1949, l’usine sera
1869. C’est à partir de cette date que nous   dirigée de facto par deux Langeron issus
distinguons l’usine dite « du bas » (au       de deux branches familiales, et, de cette
nord, Langeron-Brossard) et celle dite        date à 1957, « Monsieur Paul » sera seul
« du haut » (au sud, Langeron-Baujard).       directeur après le départ d’Octave21.
Jean Langeron-Brossard décède en 1885         Entre-temps, la société anonyme était
et son fils Jules lui succède pour l’usine    devenue, en 1941, société anonyme à
du bas. L’usine du haut prend davantage       responsabilité limitée dont les action-
d’ampleur et Adolphe-Pierre Langeron-         naires étaient toujours des membres de
Baujard la transmet en location à son         la famille. Réunis en assemblée générale
fils Paul-Adolphe en 1877. Celui-ci           en novembre 1957, face aux difficultés
décède en 1884, alors que son fils Octave     commerciales récurrentes de l’entre-
n’a que 12 ans. La mère de ce dernier,        prise, ils prononcent la dissolution anti-   15
Jeanne-Catherine, dite Jenny, fait appel      cipée et volontaire amiable, le projet de
à son neveu Paul-Eugène, conducteur           fermeture de l’usine étant affiché depuis
de travaux à l’administration du canal        juillet 1956.
du Centre, pour diriger l’entreprise.            Avant de commencer la fouille archéo-
Les deux cousins forment verbalement,         logique, nous disposions d’une bonne
en 189517, une société qui conserve la        connaissance de l’entreprise, fruit d’en-
raison sociale « Paul-Langeron » héritée      quêtes historiques et ethnologiques
de Paul-Adolphe et identifiant l’usine        menées dans les années 1990-2000. Les
jusqu’à sa fermeture. En 1902, l’usine        collections d’objets, privées et muséales,
du bas connaît d’importantes difficultés      étaient d’ores et déjà bien fournies et
et Jules Langeron est déclaré en fail-        nous donnaient matériellement accès
lite18. Les dirigeants de l’usine du haut     aux productions – mais uniquement
rachètent celle du bas en empruntant          aux productions commercialisées, donc
à un banquier chalonnais19 et unifient        aux objets conformes. Le processus tech-
l’ensemble, puis déposent, en 1904, une       nique était bien connu également par les
marque de fabrique portant la mention         témoignages des ouvriers et dirigeants,
« PL-Pont des Vernes-France » inscrite        par la comparaison avec d’autres entre-
dans un cercle20.                             prises du même type – par exemple,
   En 1919, Paul-Eugène et Octave             Revol à Saint-Uze dans la Drôme –, par
Langeron établissent les statuts de           l’étude des manuels techniques des xixe
la Société anonyme des établisse-             et xxe siècles. Toutefois, l’étude archéo-
Thierry Bonnot

     logique de ce dépotoir nous a montré           bunal de grande instance de Mâcon, sur
     combien nos connaissances restaient            requête du syndic de faillite, prononça
     lacunaires dans le détail et comment une       la vente des bâtiments et terrains. Mais
     réflexion sur les ratés et les déchets du      il apparaît que l’entreprise de confiserie
     processus technique pouvait être perti-        était encore propriétaire du terrain et des
     nente pour l’histoire de l’industrie et de     bâtiments en 198424 et c’est un marchand
     ses produits.                                  de biens mâconnais qui servit d’intermé-
                                                    diaire pour le revendre, en 1985, à l’en-
     La parcelle des « crasses »                    treprise Aubœuf, actuelle propriétaire.
                                                    Seuls les bâtiments récents intéressant
        L’enquête menée à la fin des années         cette dernière, la partie sud-ouest de la
     1990 auprès des habitants de la commune,       parcelle ne connut aucun aménagement
     des anciens ouvriers et des membres de         et ne fut défrichée que partiellement et
     la famille Langeron nous avait appris          occasionnellement. C’est en 2011, grâce
     qu’il existait un important amoncèle-          à Patrick Aubœuf devenu propriétaire
     ment de débris de poteries, une « verse »      après son père, que nous avons pu avoir
     ou des « crasses » pour reprendre la ter-      accès à ce terrain.
     minologie vernaculaire, sur un terrain            La parcelle sur laquelle se situe le
     de l’usine jouxtant d’anciens bâtiments        dépotoir objet de notre sondage, numé-
     en ruine. Après la fermeture de l’entre-       rotée 386, section A (La Prat) sur le
     prise, en 1957, le site industriel avait été   cadastre ancien, appartenait à la famille
16   vendu en deux parties par les héritiers        Langeron depuis 1839, ainsi que les par-
     Langeron. La partie nord, du côté du pont      celles adjacentes 385 et 387. Toutefois ces
     sur le canal, avait été cédée à un particu-    parcelles ont été fragmentées et furent
     lier, avant même la cessation d’activité       propriétés partielles d’autres habi-
     officielle de l’entreprise ; la partie sud,    tants de Pouilloux jusqu’à ce qu’Octave
     le 18 juin 1962, à la Société anonyme des      Langeron achète l’ensemble en 1922.
     Confiseries de Bourgogne22, entreprise         Nous ne pouvons malheureusement pas
     intéressée par les bâtiments industriels       savoir si l’emprise du dépotoir faisait
     subsistants. Cette société fit construire      partie du terrain acheté à cette date, faute
     de nouvelles structures en s’appuyant          de précision des sources cadastrales et
     sur les anciennes, en laissa une partie à      de l’acte de vente. Il est impossible par
     l’abandon (bâtiment des tours, fours et        conséquent de savoir si le déversement
     séchoirs datés de 1897) et se désintéressa     a débuté en 1922 ou avant, même si,
     des abords où la végétation commença à         comme on le verra, la quasi-totalité des
     prospérer. L’entreprise, basée à Chalon-       objets découverts peut être datée des
     sur-Saône, ne resta en activité à Pouilloux    années 1920 au plus tôt.
     que quelques mois, jusqu’à la faillite pro-
     noncée le 6 novembre 1962, puis reprit
     son activité environ deux ans plus tard
     sous le nom des produits Sacébon-Jean-
     Louis Liebaert et Compagnie, avant de
     fermer définitivement23. En 1966, le tri-
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets

Les sondages archéologiques
   Deux campagnes de sondage ont été           des débris qui a engendré la levée de
menées, chacune sur six mois (avril-           terre jusqu’au plateau culminant. L’accès
novembre) en 2012 et 2014. En dehors           des véhicules chargés de déchets – des
de l’évacuation de la couche supérieure        chars attelés, puis un camion à gazogène
de terre végétale et du creusement d’une       à partir des années 1940 – s’effectuait
tranchée par une pelle mécanique, l’en-        depuis la cour de l’usine et les princi-
semble de nos travaux a été effectué à         paux bâtiments de production par le
la main (fig. 1, cahier couleur). Nous         nord, via un chemin longeant un bâti-
ne disposions que de peu de moyens             ment de tours et de séchoirs édifié en
humains – deux personnes, rarement             1897, aujourd’hui encore en élévation
trois – pour effectuer le terrassement et      mais menaçant ruine. Les véhicules gra-
l’évacuation des déblais.                      vissaient une pente25 qui s’accentuait au
   La première campagne (2012) a donné         fil des années pour parvenir sur une pla-
une vision d’ensemble de la zone de            teforme constituée par les dépôts anté-
déversement et permis de collecter             rieurs et versaient leur chargement sur
une importante quantité de mobilier            la pente opposée. Les tessons et autres
archéologique (fig. 2, cahier couleur).        débris dévalaient le dévers de façon plus
La seconde série de sondages (2014) a          ou moins accidentée selon leurs dimen-
tenu compte de la problématique ayant          sions et leur forme : dans ce contexte,
émergé deux ans plus tôt et a été menée        l’élément mobilier retrouvé au niveau        17
de façon plus raisonnée, avec deux objec-      le plus bas n’est pas forcément le plus
tifs clairement définis : délimiter plus       anciennement déversé. Contrairement
précisément la topographie et la strati-       à un dépotoir résultant de l’accumula-
graphie des déversements ; tenter d’af-        tion successive de débris dans une fosse,
finer la chronologie du site.                  qui permet la datation des dépôts par
                                               l’étude de la stratigraphie, puisque les
Topographie générale                           éléments les plus anciens sont logique-
                                               ment ceux qui se retrouvent au niveau le
   Nous ne disposons pas d’indices suf-        plus profond, cette décharge industrielle
fisants pour retracer les modalités de         présente une configuration d’une lecture
déversement à l’origine de l’utilisation       plus complexe. La première campagne
du site : y avait-il un terrain relativement   a exploré cette pente de déversement et
plat sur lequel les dépôts ont formé un        notamment la zone basse.
monticule ? Les dépôts initiaux ont-ils           Grâce à une série de sondages ponc-
servi à combler une carrière d’argile          tuels effectués au tractopelle de 5 mètres
désaffectée, comme le cas est attesté sur      en 5 mètres, sur l’axe est-ouest d’accès
d’autres sites ? Nous avons pu toutefois       des véhicules à la zone de déversement,
en établir la topographie générale et les      ainsi que par l’étude topographique de
conditions d’utilisation. Le profil général    l’axe nord-sud, nous avons pu estimer
du dépotoir est celui d’un tumulus au          à mille ou onze cents mètres carrés
sommet aplani. C’est l’accumulation            environ26 la surface totale du dépotoir.
Thierry Bonnot

     Nous avons constaté, après avoir atteint      afin de vérifier leur conformité aux exi-
     le sol naturel argilo-sablonneux, que         gences de la clientèle. En comparant les
     l’épaisseur des dépôts était très irrégu-     céramiques commercialisées – celles que
     lière, de 270 cm à 370, voire 400 cm de       l’on retrouve avec une étiquette du client,
     profondeur par rapport à la surface du        par exemple – avec celles mises au rebut,
     sol actuel. Les arasements et tassements      nous pouvons inventorier les défauts
     successifs ont aplani les niveaux supé-       tolérés ou non : cloques, fissures, défauts
     rieurs mais pas la base du dépotoir et        de glaçures, uniformité de la couleur, etc.
     il est vraisemblable que le sol d’origine     Ces constatations effectuées sur les objets
     était lui-même accidenté. Cette donnée        eux-mêmes peuvent être recoupées avec
     topographique nous interdit d’évaluer         des documents d’archives. Ainsi cette
     le volume total des dépôts, à moins d’en      lettre de M. Lallier, représentant des éta-
     rester à une valeur très approximative27.     blissements Langeron à Paris, en 1872 :

     Recyclage, élimination,                            « Si vous avez des cruchons d’un
     législation                                     litre au sel et fait dans les conte-
                                                     nances de 98 à 102, mais bien régu-
        L’étude des déchets et rebuts aban-          lier, vous pouvez m’en expédier
     donnés par l’entreprise sur le dépotoir         2 cadres, vous savez qu’il ne m’en
     nous a permis de distinguer trois types de      faut pas au-dessus ni au-dessous.
     déversements. D’abord, un déversement           Monsieur Antoine s’est plaint de
18   ordinaire lié au fonctionnement routi-          votre bouteille qui est “bavarde28”,
     nier de l’usine, qui concerne les déchets       faites donc bien attention, je crois
     produits au quotidien : débris de défour-       qu’elle n’est pas assez cuite ou pas
     nement, ratés de cuisson ou d’émaillage         assez émaillée à l’intérieur29. »
     isolés, déchets domestiques, moules
     usagés ou cassés. Ensuite, un ensemble           C’est bien l’utilisateur du produit
     de déversements exceptionnels, liés à         qui impose ses normes au fabricant et
     des accidents de fabrication : ratés de       influe sur le processus technique, quitte
     cuisson ou d’émaillage regroupés dans         à accroître la quantité de produits non
     une même zone, biscuits ou produits de        conformes, donc de rebuts. Une partie de
     même type regroupés dans une même             ces derniers pouvait être recyclée : si elles
     zone, argile préparée mais non utilisée       ne relevaient ni du premier ni du second
     versée sous forme liquide. Enfin, une         choix, les céramiques non commerciali-
     série de déversements liés à la démoli-       sables pouvaient être utilisées comme
     tion de certains fours et petits bâtiments    récipients pour les besoins de l’entreprise
     et au nettoyage des ateliers après la fer-    si leurs défauts le permettaient. Le reste,
     meture de l’usine : lots de moules de         ce qui était trop défectueux, pouvait être
     plâtre (fig. 3, cahier couleur), matériaux    utilisé comme remblai, par exemple pour
     de construction, lots de chaussures, lots     combler les carrières d’argiles désaffec-
     de bouchons de canettes, etc.                 tées, pour aménager un gué dans le lit
        À la sortie des fours, un tri des pro-     d’une rivière30 ou pour être revendu à
     duits finis était effectué par les ouvriers   d’autres entreprises. Les produits réfrac-
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets

taires usagés pouvaient aussi être broyés      Pour ce qui est des usines travaillant
afin d’être intégrés à la chamotte et          des matériaux a priori non dangereux,
revenir dans le cycle de fabrication. Les      la réglementation de l’élimination et du
moules de plâtre, les oxydes métalliques       recyclage des déchets laisse toute lati-
et produits chimiques destinés à la fabri-     tude aux industriels, tant qu’ils entassent
cation des glaçures, les débris métal-         leurs déchets sur des terrains leur appar-
liques ou certains objets potentiellement      tenant. La législation demeure presque
polluants (piles électriques, batteries) ne    muette jusqu’aux années 1970 en France
pouvaient pas être remployés par l’entre-      où les décharges brutes, non contrôlées,
prise ; ils étaient jetés sans discernement    sont largement tolérées. Il faut attendre
sur le dépotoir, en très faible quantité       une loi de 1975 pour que soit véritable-
cependant. La prise de conscience des          ment régulées l’élimination des déchets
risques environnementaux liés à de tels        et la récupération des matériaux33.
rejets est intervenue postérieurement à la
fermeture de l’entreprise.                     Le mobilier archéologique et
   L’élimination de déchets industriels        sa datation
en pleine nature, à proximité immédiate
d’un ruisseau et des habitations, comme           C’est la fouille de la couche supérieure
c’est le cas du dépotoir de Pont-des-          du dépotoir, après décapage de la terre
Vernes, n’a rien d’exceptionnel au début       végétale couvrant l’ensemble, qui s’est
du xxe siècle étant donnée la législation      avérée la plus fructueuse pour la collecte
en vigueur. Concernant l’industrie, la         de mobilier archéologique34. Elle a donné     19
législation mise en place à partir du          accès aux déchets les plus récemment
début du xixe siècle était principalement      évacués, correspondant à la fin d’activité
destinée à l’espace urbain, plus particu-      et au nettoyage des ateliers de 1956 et
lièrement à l’agglomération parisienne,        1957. L’essentiel de ces dépôts concernait
et visait d’abord à éviter les nuisances       des accessoires encore en bon état, par-
olfactives ou les émanations chimiques         venus jusqu’à nous assez bien conservés.
dangereuses31. Cette prise de conscience       C’est vrai en particulier pour les moules
des problèmes posés par les usines ne          et modèles de plâtre que la fouille
concernait que l’activité en elle-même et      archéologique nous a permis littérale-
les nuisances produites par le processus       ment d’inventer : nous connaissions ces
de fabrication (fumées et odeurs). Le          éléments du processus de fabrication par
problème des déchets et de leur élimina-       les archives et les témoignages, mais leur
tion ne faisait l’objet d’aucune législation   existence demeurait largement virtuelle
spécifique, hormis pour certains produits      car nous n’étions parvenus à en retrouver
chimiques à ne pas déposer à même le           et à en conserver que de rares exem-
sol. Si le fonctionnement de l’industrie et    plaires. Grâce à la fouille, l’écomusée
ses conséquences sur le voisinage consti-      Creusot-Montceau dispose désormais
tuent pendant la révolution industrielle       d’une importante collection de moules
un enjeu politique et économique impor-        de coulage, calibrage et estampage35,
tant32, la thématique environnementale         mais aussi de modèles et de matrices ou
n’apparaît pas encore sous ce vocable.         moules-mères, le tout destiné à la pro-
Thierry Bonnot

     duction en grande série d’objets parfois       tion d’un atelier de coulage et d’un atelier
     non encore répertoriés. D’autres élé-          de fabrication mécanique ». Le rapport
     ments essentiels de compréhension du           précise que ces ateliers fonctionnent
     fonctionnement de l’usine sont issus de        déjà « depuis plusieurs mois et donnent
     ces déversements de fin d’activité. Ainsi      de très heureux résultats à tout point de
     les éprouvettes, objets céramiques sur         vue », encourageant l’entreprise à persé-
     lesquels étaient réalisés des essais de gla-   vérer37. Les industriels, tout en mainte-
     çure ou de marquage, voire de mélanges         nant la fabrication manuelle et le recours
     de matières premières. Des nuanciers           aux tourneurs-potiers, s’engagent dans
     de couleurs ont été également collectés,       une mécanisation plus poussée et une
     portant mention de la densité de la gla-       proportion importante de poteries sont
     çure et des proportions d’oxyde métal-         produites par moulage (calibrage ou cou-
     lique correspondant à la couleur de la         lage). Ces produits moulés se retrouvent
     poterie. Des essais de fusion de matières      à tous les niveaux du dépotoir, de la sur-
     premières, réalisés dans des couvercles        face au fond de la tranchée sondage de
     céramiques, nous donnent également             2014. Même les déversements les plus
     accès aux tâtonnements des céramistes et       anciens, en profondeur, ont donc été
     à un certain empirisme du processus de         effectués après 1920.
     fabrication industrielle dans un domaine
     assez pauvre en matière d’innovation           Mutation technique et gestion
     technologique. Enfin, des outils ou des        des déchets industriels
20   accessoires faisaient partie de ces déchets
     issus du nettoyage des ateliers : baleines        Les traces matérielles laissées par l’ac-
     de tour à potier, cent soixante-douze          tivité des industriels montrent que l’éva-
     estèques, supports réfractaires, tampons       cuation des déchets après cette date a
     pour marquage, étiquettes céramiques           fait l’objet d’une réflexion et d’aménage-
     pour casiers, etc.                             ments. À l’est et au sud-est, la parcelle est
        À quelques rares exceptions près,           délimitée par un ruisseau qui débouche
     trop isolées pour être significatives, les     dans le canal du Centre. Le défrichage et
     indices de datation fournis par les objets     le dégagement du léger talus formant un
     collectés forment un faisceau concordant       décrochement au-dessus du ruisseau ont
     qui nous renvoie à la période postérieure      permis de constater qu’il est formé de
     à 1920. C’est une période déterminante         pierres de construction (grès et calcaire),
     pour l’évolution technique de l’entre-         de briques (terre cuite et réfractaire) et de
     prise. En mai 1919, le conseil d’admi-         plaques ou fragments de plaques réfrac-
     nistration de la société anonyme des           taires (débris de four), non maçonnées
     établissements Paul Langeron décide            mais régulièrement empilées. Il s’agit
     d’installer un atelier de coulage à la suite   d’un alignement de matériaux de récu-
     de la demande de « plusieurs clients36 ».      pération formant muret, prolongé vers
     En décembre 1920, sont soumises à l’ap-        le sud-ouest par un empilage continu
     probation du conseil d’administration          quoiqu’irrégulier, parallèle au ruisseau,
     « les différentes adjonctions apportées à      constitué de pierres plus imposantes,
     la marche de l’usine telles que l’installa-    que nous n’avons pas pu intégralement
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets

dégager faute de temps. À son extrémité           débris afin de gravir la pente en marche
nord, le muret s’élève à une hauteur              arrière. Cet aménagement, combiné à la
maximum de 80 centimètres, sur trois              construction d’un muret de clôture mar-
rangées verticalement (fig. 1). Il s’agit         quant clairement un bornage du site, fait
d’un aménagement du site du dépotoir              partie d’une politique de rationalisation
marquant la limite avec la parcelle voi-          du traitement des déchets industriels
sine et évitant le déversement massif de          par l’entreprise Langeron. Au-delà de
débris dans le ruisseau contigu. Le muret         la simple décharge constituée d’entas-
s’interrompt au nord pour laisser place           sement désorganisé de déchets, la façon
à un épandage de matériaux de même                humaine la plus ancienne et la plus com-
nature (pierres et matériaux de construc-         mune de résoudre la question38, il y a là
tion). Après défrichage, une zone relati-         une ébauche de réflexion pratique sur un
vement plane d’une dizaine de mètres              problème exponentiel.
carrés se dégage, compactée par le pas-              Dans la même logique, le sondage
sage régulier de véhicules. C’est sur cette       de 2014 a fourni des indices stratigra-
plateforme, s’ouvrant d’un côté sur le            phiques probants. L’ouverture d’une
chemin longeant le bâtiment de 1897,              tranchée39 parallèlement à l’orientation
de l’autre sur la pente du dépotoir, que          des déversements, au cœur de l’accumu-
manœuvraient les véhicules chargés de             lation la plus massive des dépôts, nous
                                                  a permis de travailler par niveaux. Sous
                                                  la couche de surface de terre végétale,
                                                  d’une épaisseur irrégulière40, se trouve      21
                                                  une couche d’environ 60 cm d’épaisseur
                                                  composée de démolition de bâti, gra-
                                                  vats, fragments de tuiles mécaniques,
                                                  matériaux réfractaires broyés, terre
                                                  argilo-cendreuse. Viennent ensuite :
                                                  une troisième strate d’une épaisseur de
                                                  30 cm composée de sable réfractaire et de
                                                  briques réfractaires broyées ; un niveau
                                                  très dense de tessons de grès cérame,
                                                  d’une épaisseur de 60 à 80 cm ; sous ces
                                                  quatre couches se trouvent les déchets de
                                                  production (ratés de cuisson ou d’émail-
                                                  lage, invendus41) (fig. 4, cahier couleur).
                                                  Certains objets sont quasiment intacts,
                                                  comme s’ils avaient été déposés plutôt
                                                  que jetés. La fouille permet de distinguer
                                                  très nettement ces produits céramiques
                                                  éliminés pour un défaut d’émaillage ou
                                                  une déformation, des tessons, poteries
  Figure 1. - Muret de matériaux non maçonnés
                                                  fragmentées plus ou moins grossière-
  bordant la parcelle, vue du nord-est, sondage
              2014. Cliché de l’auteur.           ment, délibérément, comme pour trans-
Thierry Bonnot

     former des récipients en matériau de          pente des déversements mise en évi-
     remblai.                                      dence par le sondage de 2012, à l’ouest de
        L’horizontalité des couches dans la        la zone. Cette variation topographique
     partie centrale de la zone atteste de leur    correspond à deux périodes de fonction-
     arasement, voire de leur tassement par        nement du dépotoir, celle de l’activité
     des moyens mécaniques, sans doute par         industrielle et celle suivant la fermeture
     un véhicule lourd, arasement destiné à        de l’usine. Ces derniers dépôts n’ont pas
     maintenir une surface plane accessible        été aplanis, mais l’ensemble a été alors
     aux véhicules de transport des déchets.       couvert de terre végétale.
     L’homogénéité des matériaux de chaque            Ces différentes opérations – tri des
     couche suppose que les différents types       matériaux avant déversement, arase-
     de déchets n’étaient pas mélangés             ment, compactage – visent à une sta-
     avant déversement sur le dépotoir. Les        bilisation des sols pour un usage plus
     cendres, les débris réfractaires, les pote-   efficace du site, notamment par l’amé-
     ries et autres gravats étaient entassés       lioration de la sécurité et la diminution
     séparément, dans la cour de l’usine, par      de la surface d’épandage. Ces pratiques
     exemple. Cette succession de couches          sont à rapprocher des aménagements des
     homogènes, constituée progressivement         abords et du bornage signalés précédem-
     durant l’occupation du site, résulte du       ment, attestant d’une réelle démarche
     fonctionnement régulier de l’usine, d’un      d’optimisation du travail industriel, pre-
     mode d’élimination des déchets sur la         nant pleinement en compte l’évacuation
22   durée qui contraste fortement avec la         des rebuts et déchets de production.

     La question du déchet entre histoire, archéologie
     et anthropologie

        Notre travail s’inscrit dans la lignée          « était novateur à plus d’un
     d’une archéologie industrielle qui s’est        titre : non seulement en qualifiant
     développée en France dans les années            d’archéologiques des structures
     1970, inspirée par le modèle anglais, sur       et du mobilier datant du xviie au
     un terrain pionnier dans ce domaine, à          xxe siècle, mais encore parce que la
     savoir le bassin industriel du Creusot et       fouille de ces installations n’était
     Montceau-les-Mines.                             pas obligatoirement envisagée, les
        Il convient toutefois de préciser ce que     “sites” pris en compte n’étant pas
     recouvre la notion d’archéologie indus-         enfouis, qui plus est en élévation et
     trielle et ce qu’elle implique d’un point       souvent encore en usage42 ».
     de vue méthodologique et épistémolo-
     gique. Comme le soulignent Florence             Il s’agissait principalement d’inven-
     Journot et Gilles Bellan, le point de vue     torier et de décrire les bâtiments subsis-
     des chercheurs de ce champ émergent           tants de l’activité industrielle dans un
Une manufacture de céramique vue à travers ses déchets

but militant de sauvegarde, de conserva-       fouilles archéologiques telles qu’on les
tion et de mise en valeur et, à cet égard,     conçoit généralement. La question de
l’ouvrage considéré comme fondateur            la fouille ne constituait d’ailleurs pas
signé en 1980 par Maurice Daumas43 a           un enjeu majeur pour les chercheurs
pu laisser certains sur leur faim. Ainsi       des années 1970-1980, la question pre-
en fut-il de Jean-Claude Beaune, philo-        mière étant bien de s’intéresser aux élé-
sophe des techniques, déplorant dans           ments matériels renvoyant à l’activité
un compte rendu de ce livre, pourtant          industrielle des hommes48, jusqu’alors
attendu « avec curiosité et impatience »,      négligée, voire méprisée. Pour Philippe
qu’il ne s’agisse que « d’un répertoire,       Boissinot, l’archéologie industrielle
d’un travail résultant d’une accumula-         « s’attache principalement à la valori-
tion de fiches », n’apportant rien quant       sation du patrimoine industriel à un
aux « méthodes, [aux] enjeux philoso-          moment où celui-ci est manifestement
phiques, scientifiques surtout de l’ar-        menacé mais souvent encore en éléva-
chéologie industrielle44 ». J.-C. Beaune       tion49 », ne nécessitant donc pas d’opéra-
voit dans cette absence d’ambition syn-        tion de fouille. Désigner cette démarche
thétique et prospective un signe de la         comme une archéologie relèverait donc
faiblesse de l’histoire des techniques en      selon lui d’une volonté d’établir un lien
France, sans s’attarder sur le point qui       dans la longue durée – du Paléolithique à
nous retiendra ici : pourquoi archéologie      nos jours – entre artefacts et lieux de pro-
et non histoire industrielle ou mieux,         duction, afin de « donner l’illusion que
patrimoine industriel ? Car c’est cette der-   l’on s’intéresse au même projet humain,        23
nière formule qui l’a peu à peu emporté,       selon des méthodes similaires50 ». Dans
même si la revue de référence de la spé-       son ambition de définir rigoureusement
cialité a conservé son titre d’origine45       les contours de sa discipline, P. Boissinot
en se consacrant essentiellement à la          se montre ainsi réservé, pour ne pas dire
mémoire industrielle, matérialisée dans        sceptique, sur ce qui relève d’un usage
le bâti, les paysages et les machines,         métaphorique du mot archéologie51, ainsi
comme l’indique explicitement son sous-        que sur certaines démarches iconoclastes
titre : Patrimoine-technique-mémoire.          concernant les périodes récentes dont
   Autour du Creusot, si le travail de         les apports tiennent plutôt de l’anecdote
recherche et de valorisation du patri-         ou même du trucage52. À cet égard, l’en-
moine industriel fut considérable et           fouissement, nécessitant la fouille, peut
demeure emblématique, les fouilles à           être vu comme l’une des conditions de
proprement parler y furent très rares et       légitimation de l’archéologie du contem-
n’ont laissé que peu de traces dans les        porain en ce qu’il implique « la mise hors
archives de l’écomusée local46. F. Journot     circuit des choses, qui ne sont dès lors
et G. Bellan signalent toutefois quelques      plus engluées dans une continuité, et
expériences très intéressantes, notam-         que l’on amène à surgir dans un monde
ment celle menée sur le site de la manu-       qui n’est plus le leur53 ».
facture Gréber dans le Beauvaisis47, mais         Du moment que son étude néces-
il est certain que ce champ de recherche       site de fouiller le sol, la matérialité des
ne donne lieu qu’assez rarement à des          périodes récentes peut donc légitime-
Thierry Bonnot

     ment être l’objet d’une archéologie. C’est      tifique, qualifier celle-ci d’archéologique
     aussi ce que disent, mais comme en              pour la distinguer de celle-là qui serait
     miroir car d’un point de vue nettement          historique, patrimoniale ou muséale. Nous
     distinct du précédent, les archéologues         rejoignons alors l’idée de Laurent Olivier
     Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut           pour qui les vestiges archéologiques
     pour défendre l’extension chronologique         deviennent par la fouille des objets du
     du champ de l’archéologie. Ils appellent        présent qui « sont désormais ici, avec
     à « récuser la quasi équivalence large-         nous qui les déchiffrons et tentons d’éta-
     ment accréditée aujourd’hui et ample-           blir les histoires dont ils procèdent57 ». Le
     ment développée par les professionnels,         travail sur le présent, sur les situations
     de l’archéologie et de la fouille54 ». Cette    observées dont les objets font partie ainsi
     « identification de l’archéologie tout          que les différents acteurs impliqués dans
     entière à la fouille » obligerait en effet à    l’opération de recherche, est un travail
     « définir l’archéologie par les conditions      anthropologique : pour l’anthropologue,
     extra-scientifiques de la recherche »,          pas de rupture radicale entre ce qui se
     comme si l’on définissait les sciences          passe ici et ce qui s’y est passé58.
     de la nature selon qu’elles utilisent le           Les enjeux de notre expérience archéo-
     microscope ou « l’expérimentation en            logique et anthropologique ne se situent
     milieu aseptique55 ». D’autre part, et les      donc ni au niveau de la fouille comme
     auteurs en font la seconde base de leur         critère fondamental d’archéologicité59, ni
     tentative de déplacer les frontières de         sur le plan chronologique de la légitimité
24   la discipline, cette assimilation archéo-       d’une archéologie du récent. Celle-ci est
     logie/fouille pose le problème de la            désormais pleinement admise si l’on en
     définition de l’objet propre à l’archéo-        croit la nouvelle programmation natio-
     logie qui pourrait dès lors correspondre        nale de la recherche archéologique pré-
     à cet énoncé réducteur : « ce qui n’est         sentée en 2016 par le CNRA60. Notre
     pas enterré ne paraît pas archéologique         travail se veut davantage une réflexion
     [et] les frontières de la science sont celles   sur les rapports entre la production
     du trou56 », alors que nous savons que          industrielle des xixe et xxe siècles, telle
     l’enfouissement d’un objet peut être            qu’elle nous apparaît par ses produits
     fortuit donc en aucun cas constituer un         finis et commercialisés – ceux qui se
     argument scientifique. Ce point critique        trouvent aujourd’hui intégrés aux collec-
     nous intéresse directement sur notre            tions –, et les processus techniques, ses
     terrain où la fouille du dépotoir nous a        tâtonnements, ses ratés même auxquels
     confrontés à des types d’objets déjà pré-       nous a donné accès la fouille du dépo-
     sents dans les collections publiques ou         toir. L’adoption d’un angle d’analyse qui
     privées. Il n’y a évidemment aucune dif-        se démarque de la tradition patrimoniale
     férence de nature entre la poterie de grès      en exploitant les déchets, matériau inac-
     découverte dans une cave, un grenier ou         cessible ou négligé jusqu’alors, consti-
     sur l’étal d’un brocanteur et la poterie du     tuait le pari initial de la démarche. La
     même modèle extraite d’un agglomérat            pertinence de l’archéologie du déchet
     de cendres, d’humus et d’argile. Nous           a été démontrée dans d’autres cadres
     ne pouvons pas, en toute logique scien-         et nous l’expérimentons au niveau de
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