"Victor Hugo, les noirs et l'esclavage." - LÉON-FRANÇOIS HOFFMANN

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"Victor Hugo, les noirs et l'esclavage." - LÉON-FRANÇOIS HOFFMANN
LÉON-FRANÇOIS HOFFMANN
     Professeur, Department of French and Italian, Princeton University,
        Princeton, N.J., (1964), spécialiste de la littérature haïtienne

                                (1996)

“Victor Hugo, les noirs
   et l’esclavage.”

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
         professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi
                 Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca
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L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   2

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   Jean-Marie Tremblay, sociologue
   Fondateur et Président-directeur général,
   LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   3

    Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

   Léon-François HOFFMANN

   “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage.”

   Un article publié dans la revue Francofonia, Université de Bolo-
gne en Italie, vol. 16, no 30, 1996, pp. 47-90.

    [Autorisation formelle accordée par le Professeur Hoffmann le 29 novembre
2010 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences socia-
les.]

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2008 pour Macintosh.

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L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   4

                     Léon-François HOFFMANN

         “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage.”

   Un article publié dans la revue Francofonia, Université de Bolo-
gne en Italie, vol. 16, no 30, 1996, pp. 47-90.
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   5

                  TABLE DES MATIÈRES

Introduction

1.    Bug-Jargal, un texte controversé.
2.    Pierrot/Bug-Jargal.
3.    Les esclaves révoltés.
4.    La négritude dénigrée : la nudité.
5.    La négritude dénigrée : l'accoutrement.
6.    La négritude dénigrée : mélange et confusion.
7.    Hugo et l'esclavage.
8.    Les silences de Victor Hugo.
9.    Tel qu'en lui-même enfin.
10.   Hugo et le colonialisme.

Résumé
Bibliographie
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   6

                                 Léon-François HOFFMANN

                     “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage.”

   Un article publié dans la revue Francofonia, Université de Bolo-
gne en Italie, vol. 16, no 30, 1996, pp. 47-90.

                                 INTRODUCTION

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    Figure de référence de l'écrivain engagé dans la lutte contre l'abso-
lutisme politique et religieux, porte-parole des droits de l'homme, Vic-
tor Hugo est resté pour la postérité le défenseur des opprimés. Des
questions se posent néanmoins quant aux sentiments de fraternité qu'il
affirmait ressentir envers tous ses semblables. Envers les Noirs, en
l'occurrence.
   Les chercheurs intéressés par l'image de l'homme noir dans
1'oeuvre de Victor Hugo se sont généralement limités à gloser Bug-
Jargal. Le héros noir Bug-Jargal dit Pierrot, le griffe Habibrah, le sa-
catras Biassou 1 ont suscité de nombreux commentaires et des contro-

1   Hugo explique en note qu'un griffe est un sang-mêlé à peu près deux tiers noir
    et que « l’espèce des sacatras [...] n'est séparée des nègres que par une nuance
    souvent imperceptible » (XXVIII, 631). Je considérerai surtout ici la version
    de 1826. C'est aux chapitres du roman que renvoient les chiffres romains entre
    parenthèses, et les chiffres arabes qui les suivent aux pages de l'édition chro-
    nologique des Oeuvres complètes de Victor Hugo, s. la d. de G. MASSIN, Pa-
    ris, Club français du livre, 1967. On consultera également, au Tome I de la
    même édition, la première version du roman ainsi que, aux pages I à VIII, Les
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verses parfois acerbes. Moralement exemplaire bien qu'appartenant à
un groupe humain méprisé, le personnage éponyme, a été vu par cer-
tains comme l'admirable apôtre de la lutte des Noirs pour la dignité
humaine, par d'autres comme l'ancêtre de l'oncle Tom, prototype du
Noir servile et résigné éminemment rassurant pour le lecteur blanc. Le
nain Habibrah et le sinistre Biassou ont été considérés le plus souvent
comme pures incarnations du mal...encore que des analyses récentes
soient venues, nous le verrons, nuancer cette condamnation. Person-
nage historique tout comme Biassou, son allié mulâtre André Rigaud
ne vaut guère mieux que lui. Toujours dans Bug-Jargal, la masse ano-
nyme des esclaves soulevés contre les maîtres blancs n'est nulle part
décrite de façon à susciter chez le lecteur sympathie ou admiration. 2
    L'essentiel du texte se présente comme le récit de l'un de ses prota-
gonistes, le capitaine Léopold d'Auverney, neveu d'un colon et élevé à
Saint-Domingue ; rien ne dit que Victor Hugo, créateur de cette voix
narrative et des préjugés qu'elle exprime, ait voulu s'identifier entiè-
rement à elle : le jeune littérateur qu'était Hugo en 1818 et encore en
1826 n'est pas le militaire adulte (par les malheurs de l'existence sinon
par l'âge) qui raconte l'histoire 3 ; l'auteur a pu infléchir ses propres
jugements, ou du moins leur expression, pour les attribuer à son narra-
teur. Lorsque d'Auverney explique que le « désastreux décret du 15
mai 1791 » qui accordait les droits politiques aux hommes de couleur
libres « blessait si cruellement l'amour-propre, peut-être fondé, des
blancs » (V, 589), est-ce Hugo qui refuse par son truchement de
condamner le préjugé de la couleur ? Ou lorsque le jeune homme ex-
prime sa pitié pour les esclaves maltraités, est-ce Hugo qui incite le
lecteur à la charité et à la compassion ? Quoi qu'il en soit, on remar-
quera la violence réactionnaire du prologue et de l'épilogue, lieux du
texte où c'est l'auteur qui est censé s'exprimer et non pas son person-
nage. Tout se passe ici comme si la voix omnisciente (de Hugo ?)

    Deux Bug-Jargal, de G. PIROUE, bien que son étude ne traite qu'incidem-
    ment les conflits de races qui nous intéressent.
2   La lecture la plus éclairante et la plus cohérente du roman me semble être en
    l'occurrence celle d'I. RODRIGUEZ, El impacto de la revolucion haitiana en
    la literatura europea : el caso de Bug-Jargal, « Sin nombre », 10, 2, 1979, pp.
    62-83.
3   En effet, le capitaine d'Auverney n'a que 22 ans lorsqu'il évoque en 1793 la
    révolte des esclaves qui avait eu lieu deux ans plus tôt.
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   8

avait voulu neutraliser certains jugements portés par la voix de son
protagoniste, qui risquaient de sembler trop progressistes et tolérants.
    Aussi importe-t-il dans notre optique d'étendre la recherche aux au-
tres textes de Hugo, bien qu'il soit très rarement fait mention des Noirs
dans ses autres oeuvres d'imagination, dans ses oeuvres critiques et
politiques, ou dans ses carnets et sa correspondance 4. Peu nombreu-
ses au vu de l'immensité de l’œuvre hugolienne, certaines références
n'en sont pas moins significatives. Surtout dans la mesure où elles ne
sont pas tirées de fictions mais traduisent le jugement explicite de l'au-
teur, elles devraient fournir, si leur ensemble présente une certaine
cohérence idéologique, une réponse plus circonstanciée à la question
qui nous intéresse, et permettre en outre de déterminer si au cours des
ans la vision des Noirs qui s'en dégage a évolué depuis l’œuvre de
jeunesse qu'est Bug-Jargal.
    En fait, la question est en quelque sorte triple : il s'agit d'abord de
dégager l'attitude affective de Hugo envers les noirs en général, les
traits de caractère qu'il leur a attribués, et ses jugements de valeur sur
leur aspect physique ou leurs aptitudes intellectuelles. il faut ensuite
considérer sa position envers l'institution de l'esclavage, car dire es-
clave au XIXème siècle c'est pratiquement toujours dire noir. il impor-
te enfin de savoir ce qu'il pensait de l'impérialisme colonialiste, au
nom duquel les puissances européennes s'étaient lancées à la conquête
de l'Afrique noire dès avant la fin du siècle.

4   Relevons dans Les Misérables, sur la liste des truands de Patron-Minette, un
    certain Homère Hogu, nègre. L'auteur s'amuse ; quand il baptise son person-
    nage Homère, Hugo aurait pu paraître manquer de modestie, Légèrement plus
    conséquent est un personnage épisodique des Travailleurs de la mer, Ibran-
    cam, le chauffeur-mécanicien du petit vapeur La Durande, « très brave et très
    intelligent nègre hollandais, évadé des sucreries de Surinam » (I, livre II, 0.
    C., T. XII, 637).
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           1. Bug-Jargal, un texte controversé.
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    – Bug-Jargal s'inscrit bien entendu dans un contexte, voire une
tradition, et les érudits ont signalé tant les témoignages oculaires que
Hugo avait pu exploiter que les oeuvres de fiction, de tendances né-
grophiles aussi bien que négrophobes, auxquelles on peut le ratta-
cher 5. Convient-il en définitive de ranger Bug-Jargal parmi les apo-
logies ou parmi les dénigrements des Noirs ? Le désaccord le plus
complet règne sur la question, non seulement à notre époque particu-
lièrement sensible aux diverses manifestations des préjugés de cou-
leur, mais dès sa parution. Trop négrophile, estime le 20 mars 1826
« Le Drapeau blanc », organe de la réaction :
    Le principal personnage de Bug-Jargal émeut et intéresse. Pourtant
on ne peut guère se familiariser avec un nègre de Congo, représenté
comme un modèle de grandeur, d'héroïsme, de sensibilité et revêtu
d'un caractère pour ainsi dire chevaleresque. C'est reconnaître à la race
africaine une capacité de haute civilisation qu'elle ne possède en au-
cune manière.
    « L'Étoile », de même tendance idéologique, avait au contraire fé-
licité Victor Hugo, le 6 mars 1826, de s'être montré négrophobe, c'est-
à-dire réaliste, puisque,

         si l'auteur a exagéré les qualités qu'il donne à son héros, il a, en
         revanche, peint le reste des nègres sous des couleurs dont nos

5   Sur les sources de Bug-Jargal, on consultera en particulier : R. ANTOINE,
    Les Écrivains français et les Antilles, Paris, Maisonneuve et Larose, 1978, p.
    184, J. CAUNA, Les Sources historiques de Bug-Jargal : Hugo et la révolu-
    tion haïtienne, « Conjonction », 166, juin 1985, pp. 23-35, G. DEBIEN, Un
    roman colonial de Victor Hugo : Bug-Jargal, ses sources et ses intentions his-
    toriques, « Revue d'histoire littéraire de la France », 52, 3, juill.-sept. 1952,
    pp. 298-313, S. ETIENNE, Les Sources de Bug-Jargal, Bruxelles, Publica-
    tions de l'Académie royale de langue et littérature françaises, 1923, 162 p., et
    B.MOURALIS, Histoire et culture dans Bug-Jargal, « Revue des sciences
    humaines », 149, jan.-mars 1973, pp. 47-68.
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       philanthropes seront probablement fort scandalisés ; car il n'a
       rien dissimulé de leur cruauté stupide et de leur brutalité féroce.

    Négrophile, estime « La Revue encyclopédique » d'avril 1826,
dans la mesure où : « montrer un noir si supérieur aux blancs, c'est
combattre le préjugé qui voudrait placer les nègres au dernier rang de
l'échelle des hommes » (p. 846-847). Négrophobe, juge un certain
Chauvet dans le numéro d'avril 1831 de la même revue : « la magna-
nimité chevaleresque de Bug-Jargal a même quelque chose de dispa-
rate dans un ouvrage où sa race est représentée comme si digne de
mépris » (p. 81-97). 6 La lecture plus récente faite par certains analys-
tes n'est pas moins péremptoire et, comme le signale Fauke Gewecke,
« cette opposition d'opinions, si inouïe qu'elle puisse paraître, caracté-
rise encore aujourd'hui la réception de Bug-Jargal ». 7 Deux exem-
ples, parmi tant d'autres :
    Ce roman (très peu connu des Noirs aujourd'hui, hélas !) est un vé-
ritable réquisitoire contre la traite des Noirs et l'esclavage sous toutes
ses formes, et partant, un roman « négrophile », écrit Ntsobe en
1979 8.
   « Bug-Jargal est un tissu de lieux communs négrophobes », rétor-
que la même année Roger Toumson 9. Quant à Pierre Laforgue, il se
déchaîne contre quiconque « s'érigeant dérisoirement en censeur »
soupçonne Hugo de ne pas être un parangon de la largesse d'esprit. En
outre, Laforgue interdit catégoriquement de « chercher la vérité de
Bug-Jargal là où elle n'est pas, par exemple dans les rares proclama-

6   Sur la réception de Bug-Jargal pendant les quinze années qui suivirent sa pa-
    rution, voir M. BACH, The Reception of Victor Hugo's First Novels, « Sym-
    posium », 18, 2, Summer 1964, pp. 142-155.
7   Victor Hugo et la révolution haïtienne. jacobins et jacobites, ou les ambiguïtés
    du discours négrophobe dans la perspective du roman historique, « Lectures
    de Victor Hugo », Paris, A.-G. Nizet, 1986, p. 54.
8   NTSOBE, Bug-Jargal : Un roman anti-esclavagiste et négrophile, « Annales
    de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Yaoundé », IX, 1979, p.
    173.
9   Présentation et notes de Bug-Jargal ou la révolution haïtienne vue par Victor
    Hugo, Fort-de-France, Désormeaux, p. 63.
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tions de Hugo sur l'Afrique et l'esclavage » 10. Bref la question, qui
reste d'actualité, ayant suscité des réactions aussi différentes que pas-
sionnées chez les lecteurs les plus avertis, n'est pas réglée et ne saurait
vraisemblablement jamais l'être. Elle mérite toutefois une étude sys-
tématique, aussi impartiale que possible, s'appuyant sur des éléments
textuels précis plutôt que sur des impressions générales fondées sur
des lectures idéologiquement déterminées d'avance. C'est ce qui justi-
fiera l'abondance, sans doute fastidieuse, de citations qu'elle compor-
tera.
    Le tort, me semble-t-il, a été de considérer Bug-Jargal avant tout
comme un pamphlet, affirmation selon les uns de la dignité des Noirs,
proclamation selon les autres de leur infériorité congénitale. Si tel
avait été le cas, on voit mal comment deux lectures incompatibles au-
raient pu en être proposées.
    Ce que Victor Hugo a voulu sans doute d'abord, c'est évoquer dans
un décor exotique, pendant un épisode particulièrement dramatique de
l'histoire récente, des amours malheureuses et une amitié exemplaire :
l'annonce publicitaire du roman parue dans le Journal de Paris du 7
février 1826, et qu'il a dû approuver ou même rédiger, promet que « à
un intérêt vif et profond se joint le mérite d'un style pittoresque et une
peinture aussi vraie qu'animée des lieux, des mœurs et des caractè-
res ». 11 Cela ne l'a bien entendu pas empêché d'exprimer les convic-
tions anti-révolutionnaires et anti-républicaines qui étaient à l'époque
les siennes, ni de brocarder, dans une scène d'un comique grinçant,
l'égoïsme et l'impuissance des assemblées délibératives, ni de
condamner les abus de certains colons, et lui a sans doute également
fait multiplier à plaisir, outre des passages qui annoncent l'art de sa
maturité, l'abus de l'hyperbole, les péripéties rocambolesques, les in-

10 Bug-Jargal, ou de la difficulté d'écrire en "style blanc", « Romantisme », 69,
   1990, pp. 29 et 38.
11 Un siècle et demi plus tard, B. BRUNOTTI remarque que « si ha l'impressio-
   ne che l'A. […] sia stato spinto a comporre il suo romanzo dal desiderio di
   descrivere, sulle orme di Chateaubriand, paesaggi esotici e personaggi non
   comuni, cioè estranei alla vita di ogni giorno » (Victor Hugo. gli anni dell'ini-
   ziazione poetica (1802-1829), Cassino, Garigliano, 1975, p. 37).
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vraisemblances psychologiques et les tirades pathétiques dignes des
moins bons mélodrames de l'époque. 12"
    Notre propos n'est pas d'accabler une oeuvre de jeunesse à laquelle
d'ailleurs personne ne nie un intérêt certain mais dont la facture ne se
compare ni à celle du Dernier jour d'un condamné ni à celle de Notre-
dame de Paris. Il n'est pas de tracer la filiation entre ses principaux
personnages et ceux des oeuvres qui suivront. Il n'est pas d'analyser
les positions politiques ou la vision sociale de Hugo qui, implicite-
ment ou explicitement informent le texte. 13 E n'est pas de discuter
l'exactitude historique des faits rapportés dans Bug-Jargal. Enfin, il
n'est pas de chercher une hypothétique « vérité » du roman, mais bien
de le considérer comme une pièce à verser au dossier d'un aspect pré-
cis de l'idéologie hugolienne.

                           2. Pierrot/Bug-Jargal.
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    — Les deux protagonistes de Bug-Jargal, les deux frères ennemis
Pierrot et d'Auverney, l'un par sa noblesse parfaite, l'autre par son sin-
gulier manque de pénétration, semblent tirés des romans pour adoles-
cents du temps jadis. S'ils n'étaient pas issus de l'imagination hugo-
lienne, ils auraient probablement été oubliés depuis longtemps. Ren-
dant compte du roman à sa sortie pour le 12ème volume du Mercure du
dix-neuvième siècle, Hyacinthe de Latouche relève quelques-unes des
invraisemblances du personnage éponyme :
    Bug-Jargal, dit Pierrot, le grand homme de cette petite action,
montre bien quelques qualités factices d'un héros de roman ; il se pi-
que bien d'obéir au point d'honneur, sentiment que les sauvages ne
connaissent guère ; mais [...] il se comparera à un chien dans sa docili-
té pour un blanc. Vous l'entendrez dire ; « Vois Rask (c’est le dogue),

12 R. ANTOINE a par ailleurs remarqué que : « Cette oeuvre est à dominante
   dramatique, comme l'indiquent sept incipit de chapitres qui font référence au
   lexique du théâtre : scène, tragédie, cérémonie, spectacle » (op. cit., p. 184).
13 Sur toutes ces questions, on consultera la présentation du roman par J. SEE-
   BACHER dans l'édition Laffont des O.C. (Roman I, Paris, Laffont, 1985, pp,
   918-924).
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   13

je puis bien l'égorger, il se laissera faire ; mais je ne saurais le
contraindre à lutter contre moi, il ne me comprendrait point. Je ne te
comprends point. Je suis Rask pour toi ».
   Du reste cet esclave est un Roi ; et, tandis qu'il fait quelques extra-
vagances sentimentales pour l'amour d'une blanche qui en aime un
autre, il est tour à tour Amadis et Régulus en caleçon, il perd sa propre
femme et laisse égorger ses enfants.
    Plus exactement, la femme du héros qui soupire pour la fiancée de
d'Auverney « a été prostituée à des blancs » et est morte en lui de-
mandant de la venger (XLVI, 678) ; le père de Bug, jadis roi de Ka-
kongo, a été brisé sur la roue avec Ogé 14 ; ses enfants en bas âge ont
été battus à mort l'un après l'autre par le Blanc auquel ils apparte-
naient. Or, ce n'est pas l'esclave Pierrot qui vengera les siens, ou que
ces horreurs pousseront à susciter la révolte : « les esclaves, explique-
t-il, se révoltèrent contre leur maître et le punirent du meurtre de mes
enfants. Ils m'élurent leur chef » (XLVII, 678).
    Une fois qu'on l'en investit, ce fils de roi assume le pouvoir qui est
son apanage, mais semble soucieux de modérer la révolte autant et
plus que d'en assurer la réussite. Tout à son amour, Pierrot se précipite
à peine élu pour empêcher ses compagnons de faire du mal à son maî-
tre et à la famille de celui-ci. Il parvient à sauver Marie et son jeune
frère, mais arrive trop tard pour sauver la vie du colon (Habibrah
l'ayant déjà poignardé). 15 Pardon des injures admirable, sans doute,

14 Vincent Ogé, ayant voulu faire appliquer par la force le décret octroyant aux
   hommes de couleur libres les droits de l'homme et du citoyen, fut condamné
   avec ses complices à « avoir les bras, jambes, cuisses et reins rompus vifs, sur
   un échafaud dressé à cet effet, au côté opposé à l'endroit destiné à l'exécution
   des blancs, et à être mis par le bourreau sur des roues, la face tournée vers le
   ciel, pour y rester tant qu'il plairait à Dieu leur conserver la vie ». La sentence
   fut exécutée le 25 février 1791. Hugo rappelle dédaigneusement que « ce mu-
   lâtre Ogé, roué l'année précédente pour crime de rébellion [...] fils d'un bou-
   cher du Cap [...] avait coutume de se faire peindre, en uniforme de lieutenant-
   colonel, avec [...] l'ordre du mérite du Lion, qu'il avait acheté en Europe au
   prince de Limbourg » (XXVIII, 632). La répugnance bien connue du poète
   envers la torture et la peine de mort ne semble pas (ou du moins pas encore)
   s'exercer lorsque la victime est de couleur.
15 Dans la version de 1819, où ne figurent ni Marie ni Habibrah, Pierrot sauve
   même la vie du colon.
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   14

mais curieux pour un Spartacus domingois. 16 Au reste, il est claire-
ment indiqué que nous sommes devant un Noir hors série, incarnation
vivante de l'honneur et de l'abnégation. Il est vrai que sa première ap-
parition n'a rien de flatteur ; d'Auverney ne voit dans l'obscurité que
« ses deux yeux ardents (qui) étincelaient dans l'ombre et une double
rangée de dents blanches… » (VI, 590), description qui aurait tout
aussi bien convenu à quelque bête féroce. Alors que, sous l'empire de
la jalousie (sentiment instinctif et non pas réfléchi comme la soif de
vengeance), Pierrot est prêt à poignarder le neveu de son maître, le cri
d'angoisse de Marie suffit à le désarmer et à le faire fuir. Tout se passe
en somme, Latouche l'avait remarqué, comme si Bug se confondait
avec son dogue Rask, redoutable et intrépide, mais obéissant aveu-
glément à la voix de son maître. C'est d'ailleurs « un sujet du plus
grand prix pour la culture des plantations » puisque, loin de résister en
sabotant le travail forcé, il lui arrive souvent « de faire en un jour l'ou-
vrage de dix de ses camarades, pour les soustraire aux châtiments »
(XI, 600).
    À sa prochaine apparition, lorsqu'il sauve Marie de la gueule du
crocodile, il est décrit comme « un jeune noir d'une stature colossale »
(VIII, 596). Selon la version de 1819 : « sa figure était belle pour un
nègre » et, plus loin, « sa figure, où les signes caractéristiques de la
race noire étaient moins apparents que sur celle des autres nègres... »
(0. C., T. I, p. 352 et 356). On insistera à plusieurs reprises sur la car-
rure de Bug, « doué de forces colossales » (XII, 603), assez fort pour
briser ses fers, « vrai Gibraltar », au moral comme au physique (1,
581). D'Auverney évoque encore, outre sa « taille presque gigantes-
que » et sa « force prodigieuse »

        l'air de rudesse et de majesté empreint sur son visage au milieu
        des signes caractéristiques de la race africaine, l'éclat de ses
        yeux, la blancheur de ses dents sur le noir éclatant de sa peau, la

16   Certes Toussaint Louverture, un des modèles présumés de Pierrot/Bug, avait
     préservé du massacre la famille de son ancien maître Bayon de Libertas. Mais
     le père de l'Indépendance haïtienne avait toujours été bien traité par lui et
     d'ailleurs, si Toussaint était capable de générosité, il n'avait rien de cet apôtre
     du pardon des injures qu'est le héros de Hugo.
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   15

        largeur de son front, surprenante surtout chez un nègre 17, le
        gonflement dédaigneux qui donnait à l'épaisseur de ses lèvres et
        de ses narines quelque chose de si fier et de si puissant, la no-
        blesse de son port, la beauté de ses formes (IX, 597).

    Majesté, noblesse, beauté distinguent Pierrot de ses frères de race
et lorsqu'il explique qu'il a brisé ses chaînes, il semble dire « Je ne suis
pas fait pour porter des fers » (XII, 602)...à la différence, sans doute,
de ses compagnons de servitude. Ce « Nègre comme il y a peu de
Blancs » 18 est donc un être exemplaire, doué des plus belles qualités
morales et intellectuelles. L'humanisation du personnage est achevée.
De Noir-brute il est promu Noir-homme. Noir exceptionnel, il s'ex-
prime non seulement dans sa langue maternelle mais en créole, en es-
pagnol et dans un français choisi ; il lit et écrit l'arabe ; il joue de la
guitare et compose des romances ; Noir exceptionnel, au point
qu'avant de marcher au supplice le neveu du colon dont il fut l'esclave
lui confie son épouse, mieux, la lui « lègue » (XLVIII, 682) ; Noir
exceptionnel dont il n'est pas exagéré de dire que sa négritude est de-
venue une convention littéraire plutôt qu'une réalité ethnique ou, si
l'on préfère, que Bug-Jargal incarne l'exception qui confirme la règle.
    La grandeur d'âme qui émane de Pierrot fait en quelque sorte ou-
blier ses traits négroïdes qui incarnent la laideur aux yeux des
Blancs...y compris ceux de Hugo. Écrivant à Adolphe de Saint-Valry
le 2 octobre 1821 pour lui faire quelques critiques à propos d'un poè-
me qu'il lui avait envoyé, le jeune Hugo se justifie en minaudant : « il
est bien permis à une vilaine négresse de remarquer deux ou trois ta-
ches de rousseur sur la peau d'une jolie blanche ». Vingt-quatre ans
plus tard, sous le titre Révolte de Saint-Domingue, il dicte en 1845 une
curieuse évocation onirique du pillage de Saint-Domingue et des figu-
res des esclaves révoltés « difformes, noires, camuses, crépues, ef-
froyables » ; sa répulsion semble avoir augmenté depuis Bug-Jargal.
Dans le roman de jeunesse, le nanisme qui symbolise la monstruosité
morale ne frappait qu'Habibrah. Dans le texte de 1845, cette déforma-
tion est devenue épidémique chez ses congénères : « On ne voyait de

17   La même largeur de front, sans doute, dont Hugo était si fier.
18   Titre du roman négrophile de Joseph LAVALLÉE (1789 ; 2e éd. An VII) que
     Hugo connaissait peut-être.
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   16

toutes parts que des gnomes cuivrés, bronzés, rouges, noirs, agenouil-
lés, assis, accroupis, entassés... » (Carnets, Albums, Journaux, 0. C.,
T. VII, p. 953).
   Que les jeunes officiers qui écoutent le récit plaisantent sur les ci-
devant noirs ne tire pas à conséquence. Que d'Auverney, dont ils ont
tué la femme soit sans indulgence pour eux est compréhensible. Mais,
aux yeux du lecteur, les jugements que porte Bug-Jargal sur ses frères
de couleur ne peuvent qu'avoir un poids déterminant. Passe encore
qu'il désavoue devant son rival ceux dont il est un des chefs :

      Je sais que tu as éprouvé bien des malheurs, ton oncle massacré,
      tes champs incendiés, tes amis égorgés ; on a saccagé tes mai-
      sons, dévasté ton héritage ; mais ce n'est pas moi, ce sont les
      miens (XLI, 667),

mais, réservant l'appellation de « frère » à d’Auverney, Bug-Jargal ne
dénonce à aucun moment la cruauté de la répression blanche. Par
contre, dans une extraordinaire tirade adressée à Biassou, il entérine
toutes les accusations portées contre les chefs insurgés (tous d'ailleurs
personnages historiques) et compare défavorablement leur conduite à
celle des Blancs :

      Écoutez-moi, Jean Biassou ; ce sont ces cruautés qui perdront
      notre juste cause […] [la mort de Boukmann] est un juste châ-
      timent du ciel pour ses crimes. [...] [Jeannot, qui vient de mou-
      rir] rivalisait d'atrocité avec Boukmann et vous. [...] Pourquoi
      ces massacres qui contraignent les blancs à la férocité ? Pour-
      quoi encore user de jongleries afin d'exciter la fureur de nos
      malheureux camarades, déjà trop exaspérés ? Il y a au Trou-
      Coffi un charlatan mulâtre, nommé Romaine-la-Prophétesse,
      qui fanatise une bande de noirs [...] Croyez-moi, Biassou, les
      blancs sont moins cruels que nous [...]. Notre cause sera-t-elle
      plus sainte et plus juste quand nous aurons exterminé des fem-
      mes, égorgé des enfants, torturé des vieillards, brûlé des colons
      dans leurs maisons ? Ce sont pourtant nos exploits de chaque
      jour (XLII, 670-671).
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   17

   Bug-Jargal se fait ici le porte-parole des anciens colons et de leurs
partisans, qui détaillaient à plaisir les atrocités commises par les in-
surgés (en glissant bien entendu sur les exactions des forces de l'ordre)
afin de persuader l'opinion publique métropolitaine de la nécessité de
reconquérir la colonie. Biassou n'a pas tort de lui faire remarquer : « si
nous sommes sévères pour les blancs, vous êtes sévère pour nous »
(XLIII, 671). Bug ne se borne pas aux remontrances, d'ailleurs : il
n'hésite pas à arracher à ses alliés des colons prisonniers pour leur
permettre de fuir l'île et, afin de couler les lanches espagnoles qui tra-
fiquent leurs effets, à distraire des forces du combat pour la liberté
(XX, 619).

                        3. Les esclaves révoltés.
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    — Contrairement à Schoelcher, Lamartine, Musset, Michelet, Gus-
tave d'Eichthal et tant d'autres, le patriotisme ou, pour mieux dire, le
chauvinisme empêchera toujours Hugo de rendre le moindre homma-
ge aux premiers esclaves dans l'histoire de l'humanité à s'être libérés
par leurs propres moyens. On ne trouve, ni dans Bug-Jargal ni dans
aucun texte postérieur de Hugo, ne disons pas la célébration, mais
même la légitimation de la révolte des esclaves à Saint-Domingue. Le
jeune poète royaliste ne voyait dans le soulèvement que « l'invasion
de la révolution dans cette magnifique colonie » (11, 583-584) et il
fait confirmer par le maréchal de camp de Rouvray que : « l'insurrec-
tion des esclaves n'est qu'un contrecoup de la chute de la Bastille »
(XVI, 612). Même l'admirable Pierrot ne semble s’être engagé dans la
lutte qu'à regret, puisqu'il dit à d'Auverney : « Tu sais les malheurs
qu'entraîna cette rébellion » (XLVII, 678). Voyant défiler les Noirs, ce
dernier remarque que : « les forces des rebelles n'étaient qu'un amas
de moyens sans but, [...] en cette armée il n'y avait pas moins de dé-
sordre dans les idées que dans les hommes » (XXXVII, 659). Pour le
partisan de l'ordre qu'était alors Victor Hugo, ce jugement s'appliquait
tout aussi bien aux idéologues de la Révolution française. D'ailleurs
d'Auverney va être accusé par un de ces représentants du peuple en
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   18

mission, « espèce d'ambassadeurs à bonnet rouge, délateurs attitrés
chargés par les bourreaux d'espionner la gloire » de s'être servi d'ex-
pressions réprouvées par tous les bons sans-culottes pour caractériser
[...] l'affranchissement des ci-devant noirs de Saint-Domingue (Note,
704).
    Comme tant de racistes de 1804 à nos jours, si Hugo mentionne les
Haïtiens descendants des révolutionnaires domingois, c'est sur le mo-
de critique ou burlesque. À part, dans la correspondance, le journaliste
Exilien Heurtelou et un groupe de trois admirateurs 19, le seul Haïtien
à avoir eu l'honneur d'être évoqué par Hugo est l'ancien esclave Faus-
tin Soulouque, président, puis empereur d'Haïti entre 1847 et 1859. En
1848 Hugo rapporte comment le journaliste Haïtien Courtois ayant été
condamné à un mois de prison, Soulouque « commute » sa peine à la
peine de mort (VII, 927). Et, bien sûr, le président Faustin Soulouque
devenu en 1848 l'empereur Faustin Ier, le proscrit pourra le comparer
à plusieurs reprises à Louis-Napoléon Bonaparte, qui suivit le même
itinéraire. D'ailleurs, dans Carnets, Albums, Journaux, Hugo avait dé-
jà en 1850 rapproché Soulouque et le général Changarnier, soupçonné
de convoiter le trône impérial : « Le général Changarnier. On dit qu'il
rêve l'Empire. Spectacle qui vaudrait la peine d'être vu. Un Soulouque
blanc » (O.C., T. VII, 1208). Soulouque était certes un dictateur gro-
tesque et sanguinaire, et appeler à plusieurs reprises Napoléon III
« Soulouque » ou « Faustin II » était de bonne guerre :

        [..] Faustin deux, plus Napoléon trois,
        Sont augustes. L'un brille et l'autre se distingue.
        L'un est sauveur en France et l'autre à Saint-Domingue.
        Ils font la même tâche au nom du même ciel.
        Ils trônent. L'un est blanc et l'autre est noir. Lequel ?
                         (Reliquat de Châtiments, O.C., T. XIV, 1069).

   mais était-il indispensable de dénigrer systématiquement la race de
l'Haïtien ? Napoléon III est :

19   Voir ci-dessous.
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   19

        […]un prince de la pègre,
        Un pied plat, copiant Faustin, singe d'un nègre,
                        (Châtiments, livre IV, XI, O.C, VIII, 673).

   Lorsque Hugo invective Les Grands Corps de l'état il se moque -
comme tant de ses contemporains - de la noblesse créée par l'empe-
reur d'Haïti

        O de Soulouque-deux burlesque cantonade !
        Ô ducs de Trou-Bonbon, marquis de Cassonade, 20

  mais fallait-il vraiment refuser à ses adversaires la qualité d'hom-
mes à part entière pour ne leur accorder que celle de nègres blancs ?

        Ô jongleurs, noirs par l'âme et par la servitude,
        [...]
        Vous croyez qu'on en veut, dans l'exil où nous sommes,
        À cette peau qui fait qu'on vous prend pour des hommes ;
        Calmez-vous, nègres blancs !
                        (Châtiments, livre V, VII, O.C., VIII, 685).

    Et, dans Force des choses, à propos des sénateurs à la botte de
l'usurpateur, était-il obligé d'affirmer que la servilité acceptée est
« négresse et mamelouque » ?

        [...] qu'on remplisse un Sénat, de plats-pieds
        Dont la servilité négresse et mamelouque

20   On avait déjà fait des gorges chaudes de la noblesse créée par le roi Christo-
     phe un demi-siècle plus tôt. Le chroniqueur du Défenseur des colonies de
     mars 1820 rapporte par exemple que la Reine de « ce bipède à face noire,
     Christophe [...] était allée chez le duc de Plaisance adoucir ses chagrins avec
     le duc de la Marmelade ». Aimé Césaire fera remarquer que ces titres nobiliai-
     res ne sont pas plus ridicules que celui des ducs de Bouillon ou des comtes de
     Foix.
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   20

       Eût révolté Mahmoud et lasserait Soulouque
                      (Châtiments, livre VII, XII, O.C., VIII, 760).

    Certes, attaquer Faustin Ier était, pour Hugo comme pour tant de
journalistes et de caricaturistes politiques, une façon de dénigrer l'au-
tre empereur francophone, Napoléon III. Mais s'il est scandaleux de
voir Soulouque - et son épouse - travestis en anthropoïdes galonnés
par Daumier et Cham 21 le mépris raciste de Hugo ne l'est pas moins.
   Pour en revenir au chef des insurgés du Morne-Rouge, trois autres
chefs d'esclaves révoltés lui servent de repoussoir. Deux d'entre eux,
Jean Biassou et André Rigaud sont des personnages historiques. Ha-
bibrah, personnage imaginaire, est le troisième. On remarquera que
tous trois sont sang-mêlé (quoique dans la réalité Biassou ait été noir).
Quelques années plus tard, dans son Essai sur l’inégalité des races
humaines (1853-1855) Gobineau allait postuler que si la race noire est
évidemment inférieure à la blanche, le mélange des deux est encore
pire, car il combine les défauts caractéristiques, mais pas les qualités,
de chacune d'entre elles. 22 C'est bien l'avis de Bug, le personnage le
plus admirable du roman et donc le porte-parole le plus autorisé de
Hugo, qui traite Biassou de monstre en expliquant : « Ce n'est pas un
noir, c'est un mulâtre » (XLVIII, 681). Le lecteur a déjà appris que les
noirs créoles (nés dans le Nouveau Monde) méprisent les nègres
congos (nés en Afrique) (XI, 600) : affirmer que les victimes d'un pré-
jugé y sacrifient aussi ce n'est pas loin de le justifier. Quoi qu'il en
soit, Habibrah entre en scène dès le chapitre quatre, et après la chute
dans l'abîme de cet ancêtre de Quasimodo, de Gwynplaine et du Satan
hugolien, quelques pages suffisent à boucler le roman. À l'époque de

21 Voir C. H. MIDDELANIS, Das Schwarze Gesicht des weissen Kaisers, in
   Der Rückkehr der Barbaren, Europäer und "Wilde" in der Katikatur Honoré
   Daumier, s. la dir. d'A. STOLL, Hambourg, Hans Christians Verlag, 1985, pp.
   95-125.
22 Chez Hugo, en tout cas, les Mulâtres ne sont pas plus recommandables que les
   Noirs. Mais le sang blanc n'est pas totalement inutile : dans le défilé des ban-
   des rebelles dans Bug-Jargal, celles composées de Mulâtres sont les seules
   capables de défiler au pas (XXXVII, 659).
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   21

sa parution, Villemain semble avoir été le seul à constater que : « Vo-
tre nain est la plus forte conception de l'ouvrage ». 23
    Biassou et Rigaud n'apparaissent qu'aux chapitres XXV à XLIII,
partie centrale de l’œuvre, série de tableaux décrivant la vie dans le
camp des insurgés et illustrant la cruauté de Biassou et la crédulité de
ses hommes. Rigaud n'y fait guère que de la figuration, et tout ce que
le lecteur apprend sur lui est qu'il est « rusé sous des dehors candides,
cruel sous un air de douceur », « féroce avec décence », que son souri-
re est « doux et goguenard », et que « sa feinte mansuétude cachait
une cruauté réelle » (XXV, 655).
    À part le fait qu'il appartient à l'espèce des sacatras, peu d'indica-
tions nous sont données sur l'apparence physique de Biassou, dont la
« figure ignoble offrait un rare mélange de finesse et de cruauté »
(XXVIII, 632). Un ricanement féroce, est sa marque distinctive ; il lui
donne l'air d'un tigre (XXXII, 646), rappelle celui de l'hyène et le bruit
du serpent à sonnettes. Il est en outre comparé deux fois à un renard,
mais Hugo n'accumule pas les métaphores tendant à assimiler le per-
sonnage à un animal.
    Il usera plus souvent de ce procédé rhétorique pour camper la figu-
re d'Habibrah. « Né d'une négresse et d'un blanc » (VIII, 595), ce
« nain espagnol griffe de couleur » à la tête « hérissée d'une laine
rousse et crépue » (IV, 586 et 587) est assimilé deux fois à un chien
(LII, 688) ; pour souligner son apparence simiesque, il l'est à un sapa-
jou (LII, 689), à un singe (IV, 587) et à une guenon (LII, 689). Il a
également les yeux ronds comme ceux d'un chat-tigre (VIII, 595) ; le
perroquet (LII, 689), le caïman et le tigre (LIV, 694 et 695) sont évo-
qués à son propos. Et surtout il rappelle, au physique comme au mo-
ral, l'araignée, figure obsessionnelle emblématique du mal à travers
toute l’œuvre de Hugo (IV, 586).
    Toutefois, l'appartenance raciale d'Habibrah n'est guère soulignée ;
il n'est caractérisé comme griffe ou mulâtre que quatre fois. En quel-
que sorte presque aussi asiatique qu'africain, il rappelle « une idole de
porcelaine dans une pagode chinoise » (XXVIII, 631) et un « fakir
hindou » (XXXVIII, 660) ; sa malformation est plus importante que

23   Lettre de Villemain à Hugo du 5 février 1826, citée par G. VAUTHIER, Vil-
     lemain (1790-1870). Essai sur sa vie, son rôle et ses ouvrages, Paris, Perrin,
     1913, p. 145.
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   22

son phénotype, puisqu'il est traité de « nain » vingt-cinq fois. Mais il
est surtout identifié par ses fonctions de « bouffon » ou de « fou »
avant la révolte (vingt-deux fois), et d'« obi » dans le camp de rebelles
(soixante-deux fois, sans compter, à plusieurs reprises, de « sorcier »,
« devin », « jongleur », etc.).
   En fin de compte, si Hugo ne nous laisse pas oublier que dans Bug-
Jargal les protagonistes malfaisants sont des Mulâtres, il ne s'étend
pas sur leur apparence physique, et ne semble pas imputer directement
leurs vices à leur phénotype. Ils n'ont d'ailleurs que mépris pour les
esclaves en majorité noirs qu'ils commandent, n'hésitant pas à exercer
abusivement leur ascendant politique ou religieux pour satisfaire leur
sadisme et leur soif de pouvoir absolu (comme Biassou), ou leur désir
de vengeance (comme Habibrah). Dans l'esthétique du mélodrame qui
préside à Bug-Jargal, le traître tout autant que le héros est un être ex-
ceptionnel ; la vertu de l'un, la scélératesse de l'autre les distingue du
commun des mortels. Le héros Bug est ainsi un « être extraordinaire »
environné d'un prestige impérieux (XLI, 666) ; une « empreinte extra-
ordinaire (marque) toutes ses paroles et toutes ses actions » (XLIV,
673) ; quant au traître Biassou, le narrateur l'ayant vu à l’œuvre prend
la mesure de « la stupidité des nègres » et surtout « de l'adresse de leur
chef » (XXXV, 657) ; son complice Habibrah, lui, « ne mangeait ja-
mais en public, afin de faire croire aux nègres qu'il était d'une essence
surnaturelle » (XXXVI, 657).
    La façon dont Hugo décrit et caractérise les Noirs et les Mulâtres
vus collectivement est, dans notre optique, plus significative. Dans la
première partie du roman, c'est-à-dire jusqu'au mariage de d'Auverney
au chapitre XV, les personnages noirs (y compris le Mulâtre Habi-
brah) sont identifiés le plus souvent en tant qu'esclaves (32 fois) ou
que nègres (25 fois). On remarquera d'ailleurs que, dans la mesure où
l'on faisait au XIXème siècle une différence entre les substantifs « nè-
gre » et « noir », le premier, péjoratif, soulignait la condition servile,
et était couramment utilisé dans le sens d’« esclave », le deuxième,
neutre, était plutôt descriptif. 24 On ne s'étonnera donc pas que dans le

24   Lorsque le citoyen-général C*** se proclame « partisan des nègres et des mu-
     lâtres », Biassou l'interrompt violemment : « Nègres et mulâtres ! qu'est-ce
     que cela veut dire ? Viens-tu ici nous insulter avec ces noms odieux, inventés
     par le mépris des blancs ? Il n'y a ici que des hommes de couleur et des noirs,
     entendez-vous, monsieur le colon ? » (XXXIII, 647). Hugo s'en souviendra
L.-F. Hoffmann, “Victor Hugo, les noirs et l’esclavage” (1996)   23

fragment en question 14 des 17 apparitions du mot « noir » se réfèrent
à l'admirable Pierrot. C'est d'ailleurs lui qui prononce le mot pour la
première fois, lorsqu'il chante pour Marie : « Tu es blanche et je suis
noir » (VII, 594). En quelque sorte, que ce Noir/fils de roi (et lui seul
de sa race) soit nègre/esclave est anormal et scandaleux. Remarquons
enfin que d'Auverney traite une fois (seulement) les huit cents escla-
ves de son oncle d'« infortunés » et une fois (seulement) de « travail-
leurs ».
    La deuxième partie du roman traite de la carrière militaire de
d'Auverney, jusqu'à ce qu'il soit fait prisonnier au chapitre XXV. Ha-
bibrah a disparu, et Pierrot ne fait qu'une rapide apparition pour em-
porter Marie hors de l'incendie du fort Galifet. Les références aux
Noirs intéressent ici soit l'ensemble des rebelles (ou de ceux qui ne
sont pas entrés en dissidence), soit un groupe d'entre eux. S'ils sont
encore qualifiés péjorativement de « nègres » ou d'« esclaves » 31
fois, ils méritent d'être appelés « noirs » à 21 reprises et, plusieurs fois
« rebelles », « révoltés », « insurgés » : il semble que pour Hugo le
fait de se soulever donne droit au respect...encore qu'il tempère l'admi-
ration que le lecteur pourrait être tenté de ressentir. Ainsi les insurgés
n'ont même pas le respect de leurs morts, dont « ils avaient soin de
faire rouler les cadavres » sur les troupes blanches en contrebas. Nous
avons affaire à « une multitude de nègres », à « un flot de noirs » qui
« ressemblaient de loin à un essaim de fourmis » (XVII, 615) - plus
loin le camp de Biassou sera comparé à une « fourmilière de noirs »
(XLIX, 682) - et qui brillent plus par leur avidité à massacrer les fai-
bles que par leur courage à affronter les forts :

      Quoique bien supérieurs en nombre, raconte d'Auverney, les
      noirs fuyaient à notre approche [...] massacrant les blancs et se
      hâtant d'incendier le fort. Notre fureur s'accroissait de leur lâ-
      cheté (XVIII, 616).

    Plus tard, d'Auverney apprend au lecteur que « les nègres s'étaient
retirés, quoique leur nombre eût pu facilement écraser ma faible trou-

   dans William Shakespeare, 2, VI, lorsqu'il écrit d'Othello qu'ayant tué Desdé-
   mone « le noir devient nègre » (0. C., T. XII, p, 25 1).
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