Wall Street vs. Main Street

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Wall Street vs. Main Street
Wall Street vs.
                                 Main Street
Steinsel, le 14 avril 2010.

Ces dernières semaines, les chiffres macro-économiques comme les résultats des entreprises
US en T1 2010 semblent tous indiquer une économie en pleine forme. Nombreux sont les
articles dans la presse américaine décrivant des lendemains qui chantent.

Nous allons présenter dans cette note d’analyse les faits qui justifient l’euphorie de Wall
Street et en contrepoint la situation de “Main Street” qui est loin d’être aussi enthousiasmante.

   1) Les signaux positifs sur la reprise de l’activité aux US abondent dans tous les sens :

    En premier lieu, la création de 162.000 emplois aux US au mois de mars signalerait un
     retournement du marché du travail. Il faut tenir compte toutefois dans ce chiffre d’une
     embauche temporaire par le gouvernement américain de quelques 48.000 personnes
     pour le recensement décennal.
     La majorité des analystes considère que ces créations d’emploi sont le signe
     incontestable d’une forte reprise de l’activité économique.
    Les ventes au detail en février ont augmenté de +1,60%, les ménages US ayant repris
     le chemin des magasins. Le secteur du retail a d’ailleurs connu sa meilleure
     progression mensuelle en mars avec un gain de 10% des ventes.
    Les résultats des sociétés, en T1 2010, notamment des “bellwether” comme Intel ou
     JP Morgan excèdent largement le consensus.

Nous pourrons continuer la liste, mais ces trois points cruciaux, concernant l’emploi, la
consommation des ménages et les bénéfices des entreprises pointent tous vers un avenir
radieux, comme si la pire crise économique depuis les années 30 a été effacée sans aucune
difficulté et qu’un cercle vertueux serait enclenché, sans qu’aucun grain de sable ne puisse
venir perturber cette reprise en V.

De tous temps, il y a eu une dichotomie entre Wall Street et Main Street. Cependant, lorsque
cette dichotomie découle des éléments qui ont entraîné la chute de Wall Street, comme la
crise immobilière qui a affecté des millions d’Américains et amené au bord de la faillite le
système financier US, il n’est pas illégitime de se poser quelques questions sur cette possible
interactivité entre ces deux protagonistes et de se demander dans quelle mesure Wall Street
pourra continuer à se déconnecter à ce point de Main Street.

   2) Les signaux positifs qui réjouissent Wall Street ne trouvent pas leur pendant au niveau
      de Main Street:

    Le taux de chômage “facial” reste accroché à 9,70 % de la population active.
     Beaucoup d’économistes préfèrent utiliser le chiffre du chômage élargi U6, qui
comprend ceux qui doivent travailler à mi-temps, car ils n’arrivent pas à trouver un job
  stable ou qui ont cessé de chercher activement un travail, après de vaines démarches.
  On s’aperçoit alors que ce chiffre ne recule pas et a même progressé légèrement à
  16,90 % de la population active, toujours suivant les chiffres officiels US. De même le
  nombre des chômeurs de longue durée a très fortement augmenté et nombre d’officiels
  reconnaissent que ces chômeurs seront très difficiles à réintégrer dans le marché du
  travail, même avec une reprise forte de l’activité économique. Comme le président de
  la Fed, M. Bernanke vient de le déclarer : “I am particularly concerned about the fact
  that, in March, 44 percent of the unemployed had been without a job for six months or
  more.”
 La fédération des PME américaine “National Federation of Independent Business” ou
  NFIB a mené plusieurs enquêtes auprès de ses membres et systématiquement, on
  observe des résultats diamétralement opposés aux statistiques officielles en ce qui
  concerne le sentiment de confiance ou les perspectives d’embauche.
 Nous reproduisons ci-après les résultats de ces différentes enquêtes :

 The National Federation of Independent Business' index of confidence among
  small businesses slid to 86.8 in March from 88 in February and back to the levels
  of last July. Employment was a weak feature of the report, according to Haver
  Analytics, with the percentage of firms with one or more job openings falling to its
  lowest level since November.
 Similarly, the Discover Small Business Watch plunged 9.2 points, to 75.7,
  reflecting a "surge in the number of small-business owners who say economic
  conditions for their own businesses are deteriorating."
 In the NFIB survey, expectations for the overall economic environment remained
  near their lowest level since March 2009, when the stock market lifted off on its
  75% rebound. Small businesses' earnings expectations fell sharply with 34% of
  respondents citing "poor sales" as their chief concern.
 As for the Discover survey, 58% of respondents said in March the overall economy
  is getting worse, up from 22% the previous month, while those thinking things
  were turning up decline to 22% from 31%. Some 16% saw things holding steady,
  down from 24% the preceding month.

   Il convient de noter que les PME américaines contribuent pour plus de 50% dans les
   créations d’emplois aux US et que les innovations majeures ont souvent été le fait de
   petites entreprises, tout le monde connaît l’histoire d’Apple qui a commencé dans un
   garage. Ce qui apparaît flagrant est “l’incohérence” entre ces enquêtes sur la situation
   de l’emploi et de l’embauche des PME avec les chiffres officiels. A ce sujet, même les
   analystes de Goldman Sachs, qu’on peut difficilement soupçonner d’être des
   opposants farouches aux autorités US ont fait les remarques suivantes concernant les
   chiffres de l’emploi et du chômage :

 How does the weak NFIB jobs gauge square with what appears to have been a big
  improvement in the Household Survey in the March employment report? Goldman
  suspects something's fishy in the seasonal adjustments.
 The household March data show seasonally adjusted employment of 138,905,000
  and unadjusted at 137,983,000. Unemployment seasonally adjusted are
  15,008,000 but 15,678,000 unadjusted. "There is something squirrely in
  seasonally adjusting data in the midst of tectonic shifts in the structure of the
  economy," Goldman concludes.
Donc, en relisant de nouveau les chiffres officiels de l’emploi pour le mois de mars, on
s’aperçoit qu’il y a des distorsions énormes entre les chiffres ajustés des variations
saisonnières et non-ajustés.

Concernant maintenant l’immobilier résidentiel et non résidentiel aux US. Même
l’architecte reconnu de la reprise US, le président de la Fed Ben Bernanke ne cesse de
répéter un message très prudent concernant l’immobilier US, estimant que “ We are far
away of being out of the woods “ en mentionant l’augmentation des “foreclosures” aux
US et la situation très difficile du commercial real estate, ce dont les marchés n’ont cure.

Pourtant le chief economist de Fannie Mae reconnaît que : “over 5 million mortgages out
there that are seriously delinquent”. L’économiste de la fédération américaine des agents
immobiliers reconnaît que la probabilité d’un double dip dans l’immobilier residentiel est
élevée. Le professeur Shiller qui est connu pour son indice S&P-Shiller index sur
l’évolution des prix de l’immobilier residentiel US a estimé fin mars que la probabilité
d’un double dip de l’immobilier est de 50-50, alors que les prix se sont redressés quelque
peu depuis plusieurs mois. On a donc un nombre extrêmement élevé de ménages US qui
ne payent plus leurs traites mensuelles sur leur résidence, certains le faisant de manière
délibérée, comme l’a noté une reporter de CNBC qui estime que beaucoup de ménages US
ont trouvé une nouvelle façon d’utiliser leur maison comme un distributeur de billets
comme ce fut le cas auparavant avec les “home equity loans”. Plutôt que de payer leurs
traites, sachant que leur maison ne sera pas saisie avant un délai minimum d’un an et que
la valeur de celle-ci est nettement en-dessous de la valeur d’achat, ces ménages
consomment tout simplement leurs dettes !

“With some 6 million homeowners not making mortgage payments (some loans are in trial mode
programs and paying something but still in delinquency or default status) , this is probably freeing
up roughly $8 billion in cash each month. Assuming this cash is spent (not too bad an
assumption), it amounts to nearly one percent of consumer spending. The saving rate is also
much lower as a result. « declared Mark Zandi from Moody’s Economy.com

Une simple question vient à l’esprit : qui va payer la note de ces créances hypothécaires
non recouvrées ? Les banques doivent continuer à provisionner ces créances
irrécouvrables, même si elles usent et abusent toujours de la règle 157 édictée par le
FASB qui leur permet de ne pas faire du “mark to market” sur les actifs illiquides qu’elles
détiennent dans leur bilan.

La conclusion de ce deuxième point de notre analyse mettant en avant la dichotomie entre
Main Street et Wall Street nous amène maintenant vers une analyse des earnings des
indices.

Le consensus table sur 77 $ environ d’earnings pour le S&P 500 en 2010. Cela correspond
à un ratio actuel d’environ 15,60 fois les bénéfices ce qui n’est ni bon marché ni trop cher;
comme l’écrivent les analystes, “the market is fairly valued”. Cependant, cette estimation
des earnings du S&P 500 tient compte d’un rebond de plus de 200 % (!) des bénéfices du
secteur financier et donc les earnings de ce secteur ont de nouveau un poids
disproportionné dans le total des earnings du S&P 500 comme le montre ce graphique :
Or, il convient de se rappeler qu’au top de 2007, les earnings des financières représentaient 45
% des earnings du S&P 500 et nous savons tous d’où ces “earnings” provenaient, à savoir
majoritairement “grâce” au processus de “securitization”, bref de la vente de produits
hautement toxiques, comme les SIV, CDO’s et autres subprimes.

Allons plus loin dans l’analyse des P/E ratios actuels et prospectifs : on sait qu’au sortir d’une
récession, les P/E ratios ne veulent pas dire grand-chose étant donné que le chiffre peut
paraître très élevé du fait d’une réduction drastique des earnings durant la recession. Toujours
pour reprendre les excellent outils du professeur Robert Shiller déjà cité, utilisons son P/E
ratio ajusté : a modified P/E ratio whose denominator is average inflation-adjusted
earnings over the trailing 10 years -- sometimes called "P/E 10

L’utilisation de ce P/E ajusté permet de lisser les aberrations du fait des PE trop élevés quand
l’économie sort de récession. En prenant le P/E ratio actuel, qui est donc un P/E ratio calculé
un an après le point bas des marchés et en les comparant avec toutes les autres sorties de
récession précédentes un an après, on s’aperçoit que le P/E ajusté du professeur Shiller ressort
à 21.3, alors que la moyenne est de 15.2. Il y a donc, d’après cette méthodologie, un écart de
40% par rapport au P/E moyen des cours un an après le point bas des récessions passées. Les
indices au niveau actuel, sont largement surévalués.

Actuellement, le rebond vertical des earnings du secteur financier provient en très grande
partie de la courbe de taux aussi verticale entre les taux à court terme à 0 % et les taux longs à
presque 4% sur le 10 ans ( arrondis pour l’exposé !). La contrepartie de cette structure de taux
pour le moins étrange et voulue par la Fed, c’est que les banques n’ont aucun intérêt à prêter
aux agents économiques qui en ont le plus besoin comme les PME, jugeant à raison bien plus
profitable d’emprunter à quasiment zéro pourcent et d’utiliser le cash pour investir dans les
Treasuries. La conséquence de cette stratégie va exactement à l’encontre du but recherché par
la Fed: maintenir des taux à zéro pourcent pour favoriser la relance de l’économie via une
croissance du crédit. Comme le Trésor américain ne publie plus les chiffres de la masse
monétaire élargie M3 depuis 2006, nous reprenons le graphique du site bien connu Shadow
Government Statistics qui a reconstitué M 3:

D’après SGS on a une décroissance de M 3 sur un an d’environ -3,70%. Comme le souligne
l’économiste David Rosenberg, il n’y a jamais eu d’expansion économique sans expansion du
crédit et donc de la masse monétaire. A noter que M3 a bien fortement décliné depuis 2008
avec la récession, mais quid de la croissance monétaire qui est une condition essentielle à une
reprise économique durable ?

Notre analyse des marchés ne tient même pas compte des risques sur la dette souveraine. Ne
parlons même pas de la Grèce, bien que rien ne soit vraiment réglé, on sait qu’une contagion
vers les autres pays du “Club Med” est toujours possible.

Pour compléter notre analyse, nous ne pouvons passer sous silence d’autres aspects gênants
dans l’euphorie actuelle.

    L’enquête hebdomadaire d’Investor’s Intelligence montre un sentiment bullish
     extrême parmi les auteurs des lettres de recommandation sur les marchés.
    Le niveau de cash des fund managers est à 3.50% environ, exactement comme lors du
     top d’octobre 2007.
    Le sentiment de “complacency” est très élevé avec un indice de volatilité VIX très bas,
     chutant à 15,23, soit nettement en-dessous du point bas de 16,08 du 11 octobre 2007
     qui marquait le pic des marchés et du niveau de 15,82 du 19 mai 2008 qui était un
     point haut dans le bear market rally du printemps 2008.
    Toujours pour revenir aux banques, puisqu’elles ont contribué le plus fortement aux
     earnings du S&P 500, nous retenons cette analyse de Meredith Whitney, la spécialiste
     du secteur, qui a estimé récemment que “ the business model of the banks is broken”.
     Elle estime que les banques restent sous-capitalisées, face à leurs créances douteuses
     et que les earnings fantastiques des douze derniers mois ne pourront être répétés dans
     le futur. Le bon sens commanderait d’ailleurs d’être prudent, car à l’heure actuelle, la
     manière dont les banques font la très grande part de leurs profits via le trading sur les
produits de taux s’apparente à une véritable martingale. Pourquoi ne pas l’avoir utilisé
     plus tôt ? si c’est ainsi, on n’aurait jamais eu une crise financière d’une telle ampleur
     en 2008 et on peut aussi se demander pourquoi cette politique si efficace et parfaite
     n’a pas été utilisée dans le passé pour étouffer dans l’oeuf toutes les récessions ?
    On peut vérifier que très souvent dans le passé, lorsque les marchés ont bien progressé
     en T4 puis en T1, une grosse correction intervient souvent au printemps, suivant le
     fameux “Sell in May and go away”. Nous avons exposé ce point l’année dernière à la
     même date pour écrire que nous ne nous attendions pas à ce “pattern” saisonnier à
     l’époque, du fait que les indices étaient au 36 ème dessous en T4 2008 et en T1 2009.

Notre conclusion opérationnelle sur les marchés est claire : nous estimons que le potentiel de
hausse des indices est plus que limitée, pouvant amener le S&P 500 vers les 1.230 points
maxi environ, correspondant à un retracement de Fibonnaci de 61,80 % de la baisse
d’octobre 2007 à mars 2009.

Il convient toujours de se méfier des fluctuations extrêmes du marché. Nous rappelons qu’en
treize mois, les indices ont autant progressé qu’en QUATRE ans entre 2003 et 2007, alors que
la récession de 2001 a été bien plus bénigne. Aujourd’hui on tient pour sûr et certain que le
rally ne peut que continuer et qu’on est dans une reprise économique en V. Au vu de toutes
nos analyses, nous ne pouvons adhérer à ce point de vue répété dans nombre de publications.

L’extrême pessimisme qui prévalait en fin T4 2008 et début 2009 a fait place à un
enthousiasme tout aussi extrême sur la sortie de crise et la certitude d’un grand bull market.
Cependant , lorsque les indices ont progressé de plus de 80% sur le S&P 500 voire presque
doublé sur le Nasdaq en treize mois, il n’est pas déraisonnable de penser qu’une correction
majeure affectera immanquablement les marchés d’actions et cela nous permettra alors de
nous repositionner sur les indices à des niveaux nettement plus raisonnables.

Thanh Liêm Nguyen, CFA.
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