CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA - Souveraineté et solidarité au XXIe siècle Par Andrea Levy et Corvin Russell
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA Souveraineté et solidarité au XXIe siècle Par Andrea Levy et Corvin Russell
Table des matières Combattre le pouvoir établi. Par les éditeurs.................................................................................1 Cartographier la gauche au Canada Souveraineté et solidarité au XXIe siècle..................................................................................2 Par Andrea Levy et Corvin Russell La scène parlementaire................................................................................................................4 Le NDP............................................................................................................................4 Un moment important : l’arrivée de Québec solidaire.............................................7 Le terrain syndical .......................................................................................................................8 Le syndicalisme social....................................................................................................9 Changements de terrain : les mouvements sociaux..............................................................12 La résistance autochtone............................................................................................12 No pasarán : l’opposition aux oléoducs....................................................................17 Solidarité sans frontières............................................................................................19 Femmes : deux pas en avant, un pas en arrière......................................................21 Carrés rouges, printemps érable : la grève étudiante au Québec........................22 La fonction d’allié.........................................................................................................23 Cultiver la pensée critique.........................................................................................................24 Bâtir des ponts............................................................................................................................28 Publié par la Rosa Luxemburg Stiftung, bureau de New York, février 2017. Éditeurs : Stefanie Ehmsen et Albert Scharenberg Adresse : 275 Madison Avenue, Suite 2114, New York, NY 10016 Courriel : info@rosalux-nyc.org; téléphone : +1 (917) 409-1040 Avec le soutien du ministère des Affaires étrangères de l’Allemagne. La Fondation Rosa Luxemburg est un organisme progressiste, sans but lucratif, qui agit à l’échelle internationale pour favoriser l’éducation à la citoyenneté. En coopération avec beaucoup d’autres organismes de par le monde, la Fondation soutient la participation démocratique et sociale, le renforcement des capacités des groupes défavorisés, les options de rechange en matière de développement économique et social et la résolution pacifique des conflits. Le bureau de New York a deux grands mandats : travailler sur les dossiers touchant les Nations Unies et soutenir un dialogue avec les progressistes présents dans les universités, les syndicats, les mouvements sociaux et le champ politique en Amérique du Nord. www.rosalux-nyc.org
Combattre le pouvoir établi Sur le plan international, le Canada a la réputation d’être un pays bienveillant : sa politique étrangère serait ancrée dans la coopération et les droits de la personne, son champ intérieur régi par les politiques et les valeurs de la social-démocratie. Cette réputation découle peut-être, en partie, d’un fort contraste avec un voisin du Sud nettement moins bienveillant. Quoi qu’il en soit, l’histoire nous révèle une réalité plus complexe. Le traitement infligé aux Premières Nations et aux travailleuses et travailleurs migrants, la dépendance maladive envers l’extraction des ressources naturelles au pays et à l’étranger, montrent bien que le Canada n’a pas toujours été bienveillant envers ceux qui l’habi- tent ou envers la planète que nous avons en commun. Les neuf longues années du règne de Stephen Harper comme premier ministre ont imposé un virage marqué vers la droite, ajoutant à l’histoire du pays un nouveau chapitre axé sur la destruction et la souffrance. L’élection de Justin Trudeau, ce beau garçon médiagène qui est le rejeton de la dynastie libérale la plus célèbre du Canada, a occulté le virage en question pour beaucoup d’observateurs internationaux. Certes, Trudeau représente un néolibéralisme plus doux, notamment en ce qui a trait aux questions de genre et de sexualité. Mais sa décision récente d’approuver deux grands pro- jets d’oléoducs ne permet plus d’en douter : son administration poursuivra toutes les démarches habituelles. Business as usual. L’univers politique canadien ne se limite pas, cependant, aux seuls libéraux et conservateurs. Dans le champ électoral, le Nouveau Parti démocratique – même s’il ne connaît pas son heure de gloire en ce moment – représente une solution de rechange démocratique aux partis néolibéraux du centre et de la droite. Quant à Québec solidaire, parti socialiste pluraliste dont la petite taille n’empêche pas le dynamisme, il s’emploie à élargir le cadre de ce qui est possible dans le champ politique du Québec. Hors du champ électoral, les protestations étudiantes du printemps érable de 2012 font partie des luttes contre l’austérité les plus marquantes des dernières années. De même, la résistance des Premières Nations à l’extractivisme et à la construction d’oléoducs, qui se manifeste un peu partout dans l’immensité du territoire canadien, est devenue un modèle à suivre et une source d’inspiration à l’échelle du monde. Enfin le syndicalisme, bien qu’il soit en déclin, manifeste beaucoup plus de force qu’aux États-Unis, et des intellectuels brillants et féconds continuent de trouver des points d’ancrage dans les universités progressistes à l’échelle du pays. Dans la présente étude, Andrea Levy et Corvin Russell, coordonnateurs de la rédaction de la revue Canadian Dimension – ils vivent respectivement à Montréal et à Toronto – explorent le paysage de la gauche contemporaine au Canada. Quelles sont ses forces et ses faiblesses ? Quelles fissures de l’État néolibéral et extractiviste pourrait-elle exploiter ? Et, question centrale entre toutes, vers quel terrain commun les gens pourraient-ils converger malgré la profondeur des clivages géographiques et linguistiques ? La question de la souveraineté du Québec et des Premières Nations est incon- tournable si l’on veut comprendre l’histoire politique du Canada. Il s’agit d’un motif récurrent de l’analyse présentée ici de l’état de la gauche. Stefanie Ehmsen et Albert Scharenberg Codirecteurs du bureau de New York, février 2017 1
Cartographier la gauche au Canada Souveraineté et solidarité au XXIe siècle Par Andrea Levy et Corvin Russell S’il existe un seul thème qui caractérise le champ merciales de plus en plus ambitieuses conçues politique de la gauche canadienne et québé- pour servir les grandes entreprises, et par une coise depuis les années 1960 ou même avant, fin de partie écologique à l’échelle de la planète c’est l’aspiration à la souveraineté nationale. Au nécessitant des stratégies qui ne relèvent plus Québec, pour la gauche tant sociale-démocrate des États nationaux. que radicale, la poursuite de la justice sociale est inextricablement liée à la libération nationale Le colonialisme inscrit dans les fondements et à la création d’un État souverain émancipé de l’État canadien a laissé des fractures et des du joug colonial de la fédération canadienne. blessures profondes dont on ne s’étonnera En même temps, pendant des décennies, une pas de retrouver les traces dans les idées part considérable de la gauche canadienne reçues et les tensions du champ politique de la anglaise a cru que tout projet de gauche viable gauche au sens large. Dans le passé, la gauche devait en premier lieu libérer l’économie et la sociale-démocrate du Canada s’est montrée politique étrangère canadiennes de la domina- au mieux indifférente, au pire hostile au projet tion exercée par la superpuissance au sud. Et et à la perspective de l’indépendance du Qué- aujourd’hui, la lutte renouvelée des peuples bec. Et si la gauche radicale a manifesté, dans autochtones du Canada et du Québec pour l’au- l’ensemble, une plus grande sympathie pour le todétermination modifie peu à peu la nature nationalisme de gauche au Québec, le dialogue du champ politique de la gauche à l’échelle du dans les deux cas est entravé par la barrière lin- pays : prenant enfin acte, comme nous aurions guistique : il y a des gens de gauche, au Canada dû le faire depuis longtemps, de la brutale et au Québec, qui ne peuvent littéralement pas dépossession historique infligée aux premiers se comprendre. habitants des lieux que nous appelons Canada et Québec, nous sommes perturbés dans notre Même à l’intérieur du Canada anglais, la gauche façon de voir les choses, et le concept de colo- manifeste une fragmentation régionale. Dans nialisme de peuplement se trouve désormais le deuxième pays du monde par la superficie, au cœur d’une part importante des analyses et la géographie, presque autant que l’idéologie, du militantisme de la gauche contemporaine. fait obstacle à la communication et à l’unité. Les distances sont grandes et les rencontres natio- Ironie de l’histoire, peut-être, mais non pas nales permettant les échanges directs sont accident, ces nationalismes parallèles et par- coûteuses et difficiles à organiser. Il existe ainsi fois antagonistes se sont affirmés avec la plus des cultures de gauche régionales qui ne se grande force à l’ère de l’accélération de la mon- connaissent guère : peu de gens de gauche en dialisation capitaliste, alors que l’exercice réel Nouvelle-Écosse, par exemple, sont bien ren- de la souveraineté nationale est de plus en seignés sur la composition et les activités de la plus réduit, en pratique, par un monde bran- gauche en Colombie-Britannique. Les défis en ché et interdépendant, par des ententes com- termes d’organisation sont immenses. 2
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA En plus des tensions découlant des particulari- crée, pour ces personnes, un climat inhospita- tés du territoire de l’État canadien, on constate lier. Souvent elles voient les organisations de les disputes et les divisions plus ou moins com- gauche comme des environnements qui repro- munes à la gauche à l’échelle de l’Occident : duisent leur marginalisation, que ce soit par le conflit, par exemple, entre une sociale-dé- ignorance des enjeux qui les intéressent, par mocratie de type « troisième voie » de plus en une incurie à analyser ces enjeux, par manque plus exsangue, incarnée par le Nouveau Parti de sensibilité à des différences importantes en démocratique aux niveaux fédéral et provin- matière d’expérience et de connaissances col- cial, et une petite gauche anticapitaliste qui lectives, ou par la conviction toujours renou- est vigoureuse sur le plan intellectuel mais à velée que la lutte de classe constitue la lutte peu près dépourvue de structures politiques primaire. ou organisationnelles. Un parti inclusif de la gauche radicale contemporaine, comme ceux Cette situation constitue un défi pour cer- qu’on a bâtis en Europe – Syriza, Die Linke, taines personnes, ancrées dans les traditions Podemos – n’a pas encore émergé au Canada, plus anciennes de la gauche, qui voient dans le bien qu’au Québec on ait vu naître Québec soli- cadre de l’identité une démarche qui efface ou daire sur le modèle du parti de coalition englo- qui minimise l’analyse de classe et qui s’aligne bant de multiples tendances organisées. sur les concepts libéraux-individualistes de l’émancipation. Mais les personnes qui affir- La gauche au Canada et au Québec est égale- ment la primauté de l’analyse de classe n’ont ment marquée par la tension entre la vision pas toujours mis de l’avant leurs propres politique de la redistribution, au cœur de cadres productifs pour susciter le débat avec l’entreprise traditionnelle de la gauche sous les mouvements organisés autour de la race, ses formes tant réformiste que radicale, et la du genre, de l’orientation sexuelle ou de l’in- vision politique de la représentation qui anime digénéité, et leur manque de finesse à l’égard beaucoup de mouvements progressistes de ces enjeux a rendu l’analyse de gauche tra- contemporains, qu’il s’agisse d’une vision fémi- ditionnelle suspecte aux yeux de beaucoup de niste ou des droits des personnes transgenres. jeunes progressistes. Cette disjonction s’ajoute à un clivage entre les générations en ce qui a trait aux priorités poli- Si les divisions internes ne suffisaient pas tiques, notamment au sein de la gauche des pour rendre difficile l’unité et la cohérence mouvements sociaux et de la gauche radicale des forces progressistes, le caractère inexo- au Canada anglais : il existe un décalage entre rable des politiques de droite mises en œuvre ceux et celles dont la pensée politique a été pendant dix ans ont éprouvé la force et drainé formée avant 1980 et ceux et celles qui ont été les ressources de beaucoup d’organisations politisés plus tard. Dans l’analyse et la pratique de gauche. À l’automne 2015, le Canada est politiques de ces dernières cohortes, l’oppres- sorti d’une décennie du gouvernement le plus sion structurelle des minorités marginalisées, réactionnaire de l’histoire moderne du pays : et plus particulièrement la question du racisme pendant cette période, le mouvement syndi- structurel et du privilège blanc, occupent sou- cal, les programmes sociaux, les protections vent le premier plan. Il existe une perception, accordées par la loi à l’environnement, les pra- particulièrement répandue parmi les jeunes tiques de la démocratie représentative et le femmes militantes et les militantes et mili- droit à la dissidence étaient systématiquement tants de couleur, que la culture traditionnelle attaqués. Même la science a subi la répression de la gauche implique une prédominance des du gouvernement conservateur du premier hommes blancs qui n’est pas reconnue et qui ministre Stephen Harper. Dans ce contexte, 3
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA la gauche sous toutes ses formes a surtout et au Québec n’a pas été aride. On y a vu des livré un combat d’arrière-garde pour protéger moments, des mouvements, et même des par- les acquis du passé contre les incursions sou- tis d’opposition notables et qui ont laissé leur tenues du néolibéralisme économique et du marque. Le bref survol proposé ci-dessous conservatisme social. Mais malgré un terrain offre une vue aérienne des luttes, des revers rocailleux, le paysage de la gauche au Canada et des succès de la gauche contemporaine. La scène parlementaire Le NDP Québec : dans le demi-siècle d’intervalle entre sa fondation et l’élection fédérale de 2011, il n’a À la différence de ses contreparties en Europe élu au total que deux députés dans la province. et en Australasie, le parti social-démocrate du Canada n’a jamais accédé au pouvoir à l’échelle Les fortunes du NPD prirent deux virages sur- fédérale, même si ses ailes provinciales ont prenants dans le nouveau millénaire. En 2011, formé de nombreux gouvernements depuis son centre de gravité se déplaça massivement la fondation du Nouveau Parti démocratique vers le Québec où contre toute attente, le parti (NPD) en 1961. Le système électoral majo- captura 60 p. 100 des sièges, formant de façon ritaire uninominal à un tour du pays, que le également imprévue, et pour la première NPD a toujours défendu jusqu’à ce qu’il décide fois de son histoire, l’opposition officielle à la récemment d’appuyer, tout au moins formelle- Chambre des communes. (Pour une analyse ment, la représentation proportionnelle mixte, en profondeur de la réussite du NPD en 2011, a contribué à assurer l’alternance au pouvoir voir Murray Cooke et Dennis Pilon, Left Turn in des partis libéral et conservateur, tous deux Canada? The NDP Breakthrough and the Future assujettis au grand capital et acquis, depuis les of Canadian Politics, New York, RLS−NYC, 2012). années 1970, au programme néolibéral de ce Une constellation de facteurs avait produit ce dernier. Le NPD a également été exclu des cor- résultat inattendu, y compris le mécontente- ridors du pouvoir en raison d’une incapacité, ment grandissant des électeurs du Québec à qui paraissait absolue, de se faire élire au Qué- l’endroit du Bloc québécois (parti favorable à bec à cause de son hostilité historique envers l’indépendance du Québec, appuyé par les les aspirations nationalistes du Québec, et électeurs nationalistes depuis des décennies) ce malgré la « Déclaration de Sherbrooke » et une antipathie répandue envers les conser- (adoptée par le parti il y a plus de dix ans) par vateurs de Harper. Le jeu comprenait aussi une laquelle il s’engageait à reconnaître une déci- carte imprévisible, celle de la personnalité : les sion à la majorité simple issue de tout référen- libéraux proposaient comme premier ministre dum québécois sur l’indépendance. Les élec- un candidat étrangement dénué de charisme, trices et électeurs progressistes du Québec, Michael Ignatieff, tandis que le candidat du dont la majorité appuie l’objectif de l’indépen- NPD, qui dirigea le parti de 2003 à 2011, était dance, estimaient à juste titre que le NPD était l’affable Jack Layton, né au Québec. (La popula- viscéralement opposé à toute rupture de la rité de Layton redoubla lorsqu’on sut qu’il était fédération canadienne. Le parti semblait ainsi atteint de cancer, et avant son décès préma- condamné à errer dans le désert politique du turé en 2011 il céda la direction du parti à un 4
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA autre Québécois, Thomas Mulcair). Mais le ren- la norme des partis sociaux-démocrates de versement réalisé par le NPD au Québec était la troisième voie, se délestant systématique- assorti d’une stagnation de ses appuis dans le ment des vestiges de son héritage socialiste et reste du pays, où les modestes gains du parti épousant des politiques néolibérales plus ou sur le plan du vote populaire ne lui valurent moins atténuées, y compris le libre-échange. qu’une poignée de sièges supplémentaires. En même temps, le NPD a continué de s’éloi- gner de sa base par un processus de profes- Le NPD était certainement perçu par la majo- sionnalisation qui a vu le parti compter de plus rité des citoyennes et citoyens du Canada et en plus sur des organisateurs payés et des ges- du Québec comme un parti à la gauche des tionnaires d’opinion publique trouvant leurs libéraux, mais l’élection suivante changea la repères dans les sondages d’opinion. donne. Souffrant d’une surdose d’électoralisme mal conçu, le parti choisit en effet de faire cam- Au pouvoir au niveau provincial, les gouver- pagne sur une plateforme qu’on pouvait à peine nements NPD ont fait écho aux poncifs néo- distinguer de celle des libéraux (vainqueurs) libéraux concernant la « responsabilité fiscale » sous la direction de Justin Trudeau (celui-ci et le danger inhérent aux déficits; ils ont pré- est un rejeton de Pierre Elliott Trudeau, pre- sidé aux coupures aux services publics et mier ministre du Canada de la fin des années même aux privatisations, comme l’a fait le gou- 1960 au milieu des années 1980). Trudeau fils, vernement de la Saskatchewan dirigé par Roy célèbre pour ses qualités photogéniques, dirige Romanow dans les années 1990. Il y eut des un parti qui est passé maître dans l’art de faire exceptions, cependant, et notamment le gou- campagne d’une manière vaguement centre- vernement NPD de Howard Pawley au Mani- gauche, puis de gouverner d’une manièrement toba, qui dans les années 1980 refusa de suivre décidément centre-droite. Bon nombre de cri- le courant néolibéral, s’engageant à combattre tiques de gauche ont jugé que le leader du NPD, l’inégalité par les dépenses de l’État. Au niveau Thomas Mulcair, avait une responsabilité parti- fédéral, bien que Jack Layton ait amené le parti culière dans le fait d’avoir laissé filer la première dans le nouveau millénaire à renoncer expli- chance réelle du NPD de prendre le pouvoir. citement au socialisme et à son refus histo- rique de la participation canadienne à l’OTAN, Cette défaite historique au niveau fédéral fut néanmoins il opposa fermement la participa- compensée, dans une certaine mesure, par un tion canadienne à la guerre en Irak, faisant succès imprévisible au niveau provincial : l’élec- écho à un sentiment largement répandu qui tion d’un gouvernement NPD la même année déclencha des manifestations urbaines un en Alberta, province qui manifestait depuis 44 peu partout au Canada et particulièrement ans une adhésion sans failles au parti conser- au Québec. De par ses traditions et ses pro- vateur. Mais cette victoire coïncidait avec l’ef- grammes, comprenant notamment la persis- fondrement des prix du pétrole dans une pro- tance d’un caucus socialiste formé en 1981, le vince dont l’économie tourne depuis longtemps NPD se démarque toujours comme l’acteur le autour de l’extraction et de l’exportation des plus progressiste de la scène parlementaire au combustibles fossiles, plaçant le nouveau gou- Canada. La pilule fut donc amère pour les gens vernement de Rachel Notley dans la position de gauche lorsque Thomas Mulcair promit, peu enviable de celui qui préside à l’inévitable en 2015, qu’un gouvernement NPD allait pro- recul économique de la province. duire des budgets équilibrés et éviter d’aug- menter les taxes payées par les plus riches, Au cours des décennies et tout au long de ses même si les taux d’imposition marginaux de fluctuations électorales, le NPD est resté dans l’élite canadienne avaient connu une diminu- 5
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA tion marquée au cours des cinquante dernières mais qui soutint l’élimination du mot « socia- années – tout comme les taux d’imposition des lisme » de la constitution du parti. entreprises, d’ailleurs, et ce malgré la multipli- cation des révélations, au Canada et ailleurs, L’effort le plus récent pour tirer le NPD vers la sur l’ampleur colossale de l’évitement fiscal. gauche est actuellement en cours. Le mani- feste « Leap » (« Grand Bond vers l’avant » en À rebours de ces tendances historiques, qui français) fut lancé par l’auteure Naomi Klein, ne sont aucunement une particularité de la née à Montréal, et son mari d’origine toron- sociale-démocratie canadienne, il y a eu au fil toise Avi Lewis, héritier de deux générations de des décennies des tentatives d’amener le parti dirigeants politiques du NPD. Dénoncé par les vers la gauche, que ce soit en le tirant ou en le médias conventionnels comme un texte d’un poussant. La plus importante de ces tentatives radicalisme délirant, le manifeste présente a eu lieu à la fin des années 1960, alors que le une large vision rouge-verte comprenant le NPD n’avait pas encore dix ans, avec la création passage aux énergies renouvelables qui pour- par un groupe d’universitaires socialistes du raient libérer le pays de la dépendance aux «Waffle », groupe dissident dont la plateforme combustibles fossiles; un moratoire sur les explicitement anticapitaliste et nationaliste de oléoducs; le soutien aux droits des Autoch- gauche proposait que le Canada s’émancipe de tones; l’opposition aux ententes commerciales la domination économique des États-Unis et qui sapent les efforts nationaux et locaux pour que le Québec devienne indépendant. Chassé réglementer l’économie; l’engagement de pro- du parti en 1971 avec l’appui du mouvement téger les services publics contre les pressions syndical, le Waffle a trouvé une sorte d’héri- de la privatisation; et la proposition d’envisager tier dans la Nouvelle Initiative politique (NIP) l’idée d’un revenu annuel garanti. L’initiative se apparue au tournant du millénaire. Mais alors voulait manifestement, entre autres choses, que le Waffle était ouvertement socialiste et une invitation provocatrice au parti à faire un s’intéressait surtout aux enjeux économiques, bond vers la gauche, comme en témoignent la la NIP était ancrée dans les nouveaux mou- décision controversée de chercher à le faire vements sociaux et cherchait à ouvrir le NPD, entériner par le congrès du parti en 2016 et le sur le plan politique et organisationnel, aux choix même du mot « Manifeste », allusion au mouvements basés sur le genre, l’orientation Manifeste de Regina de 1933 – programme de sexuelle et la race, ainsi qu’aux courants envi- l’un des partis cofondateurs du NPD, qui récla- ronnementaux et altermondialistes. La vision mait l’abolition du capitalisme et la création de la NIP était celle d’un parti plus inclusif, basé d’une économie socialiste – et aussi au mani- sur ses membres, fonctionnant selon les prin- feste du Waffle « Pour un Canada indépendant cipes de la démocratie participative et moins et socialiste ». obsédé par les campagnes électorales. Mais en l’absence d’un mouvement de masse social Le manifeste « Grand Bond vers l’avant » qui aurait ancré le parti à gauche, on vit préva- pourra- t-il, comme l’espèrent beaucoup de pro- loir les forces modératrices des syndicats ainsi gressistes, catalyser le renouveau de la gauche qu’une logique électoraliste, et le NPD conti- au sein du NPD ? Nous n’avons pas encore la nua de courir après les votes en cherchant à réponse. Les délégué-e-s au congrès du parti se positionner comme le champion de la classe ont voté de débattre des politiques proposées moyenne. Il se déplaçait vers la droite même par le manifeste, mais celui-ci fut rapidement sous la direction du charismatique Jack Lay- rejeté, comme on pouvait s’y attendre, par ton, qui donna au parti une allure plus fraîche, le gouvernement NPD nouvellement élu en plus écuménique, plus urbaine et plus raffinée, Alberta, où toute proposition de limiter l’exploi- 6
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA tation des sables bitumineux (catastrophique contemporains en ce qu’il évitait le sectarisme pour l’environnement) suscite la colère des et rassemblait des courants et des organismes élites économiques locales. La position du NPD radicaux disparates – venant, dans le cas de QS, fédéral lui-même sur la lutte aux changements du mouvement syndical, du mouvement fémi- climatiques a été tiède au cours de la dernière niste, du mouvement pour la paix et du mou- décennie, et le clou de son plan actuel est un vement altermondialiste, et comprenant aussi régime de plafonnement et échange. quelques petits partis sociaux-démocrates et de la gauche radicale – autour d’un programme largement progressiste associant l’indépen- Un moment important : l’arrivée de dance du Québec à un projet de société situé Québec solidaire nettement à gauche de celui du NPD fédéral. Ce programme comprend la gratuité de l’édu- C’est du côté du Québec qu’il faut regarder pour cation tout au long de la vie, la gratuité des trouver un renouveau de la gauche plus pro- transports en commun, une fiscalité progres- metteur dans l’arène parlementaire. C’est là, en sive, l’élargissement des programmes sociaux effet, qu’un parti du type envisagé par certains pour inclure les travailleurs précaires, l’élargis- dissident-e-s de gauche au NPD – parti non sec- sement des droits des travailleurs étrangers taire, basé sur les mouvements sociaux, fémi- temporaires, la protection de l’environnement, niste et porteur d’un point de vue éclairé sur les des cibles significatives pour l’émission des gaz enjeux environnementaux – est apparu sous la à effet de serre, et ainsi de suite. forme de Québec solidaire (QS), l’un des événe- ments les plus inspirants des dernières décen- Le moment charnière dans l’évolution de QS nies dans le champ politique de la gauche. Qué- fut la fusion de l’Union des forces progres- bec solidaire a évolué graduellement dans le sistes – un tout petit parti né de l’union de nouveau millénaire, gagnant du terrain grâce plusieurs partis d’extrême-gauche et dirigé aux défections des sympathisant-e-s d’un parti par Amir Khadir – avec Option citoyenne, mou- presque cinquantenaire, le Parti québécois. Ce vement féministe dirigé par une militante parti ayant ses racines dans la Révolution tran- bien connue, Françoise David. Conçu dans la quille du Québec est reconnu depuis les années méfiance envers le piège de l’électoralisme, 1990 par une fraction non négligeable de la QS se veut « parti des urnes, parti de la rue », gauche comme une organisation bourgeoise même si, en pratique, il consacre beaucoup de nationaliste prête à sacrifier la question sociale son énergie aux luttes électorales et à la poli- dans sa quête étroitement conçue de l’indépen- tique parlementaire. dance politique. Après l’échec de deux référen- dums sur l’indépendance dans la province, dont Bien que QS se soit engagé à faire l’indépen- le second fut perdu par un cheveu, le PQ sem- dance du Québec par le processus démocra- blait en pratique avoir renoncé même à l’indé- tique d’une assemblée constituante, le parti n’a pendance comme but en faveur d’un électora- pas voulu, jusqu’ici, céder aux pressions vou- lisme de plus en plus explicite qui atteignit son lant qu’il forme une coalition d’unité nationale point le plus bas avec le bref passage à la tête avec le Parti québécois. Il a également critiqué du parti de Pierre Karl Péladeau, riche homme les tendances au nationalisme ethnique et à la d’affaires souverainiste réputé pour ses tac- xénophobie manifestes, par exemple, dans la tiques antisyndicales. campagne du gouvernement péquiste de Pau- line Marois pour faire adopter la Charte des L’émergence de Québec solidaire suivait le valeurs interdisant le port de symboles reli- modèle d’autres nouveaux partis de gauche gieux par les employé-e-s de l’État, et ciblant 7
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA surtout, en fait, les différents couvre-chefs leur ont accordé une couverture plus ample portés par certaines femmes musulmanes. que ne semblerait le justifier le poids électo- ral du parti. À l’échelle de la province, QS n’a Jusqu’ici, QS n’a fait élire que trois représen- jamais dépassé 8 p. 100 du vote populaire et tant-e-s à l’Assemblée nationale, le parlement ses appuis restent concentrés dans la métro- provincial du Québec, mais la grande qualité pole cosmopolite de Montréal; il n’a que peu de leurs interventions dans les débats a fait de prise, à ce jour, dans les autres régions du en sorte que même les médias conventionnels Québec. Le terrain syndical « On n’est plus dans le syndicalisme de combat ». sions. La CSN et les TCA ne sont pas des cas iso- C’est ainsi que le président de la Confédération lés : le Canada vit actuellement une période de des syndicats nationaux (CSN), la centrale syn- « paix industrielle » quasi exempte de grèves. Le dicale québécoise la plus fortement associée nombre de jours-personnes perdus en raison au syndicalisme militant, résumait le prédica- de grèves ou de lock-outs a diminué de près ment des syndicats au Québec, et ce constat de 87 p. 100 entre 1980 et 2010. Cette paix a s’applique aussi à l’ensemble du Canada. Au puni les travailleuses et les travailleurs. Au lieu Canada anglais, les Travailleurs canadiens de de présenter au capital de nouvelles revendica- l’automobile (TCA) ont constitué pendant des tions ambitieuses, le mouvement syndical cana- décennies le plus grand et le plus musclé des dien a accepté des concessions structurelles et syndicats du secteur privé, ayant émergé de s’est engagé dans une longue bataille défensive grèves militantes menées par le CIO dans les pour ralentir l’érosion de ses institutions et les années 1930, aux États-Unis, dans le secteur acquis du passé. de l’automobile. Les TCA se détachèrent de leur parent américain dans les années 1980, la Le déclin séculaire du mouvement syndical au cause de la rupture étant une divergence sur Canada et au Québec participe d’une évolution la façon de répondre à la crise du secteur de que l’on peut observer dans le monde occidental l’automobile en Amérique du Nord : le syndicat sous le régime néolibéral. Les attaques contre canadien favorisait une démarche militante et le syndicalisme relèvent d’une volonté de maxi- voyaient la faiblesse de l’industrie comme l’oc- miser la « flexibilité » du marché du travail et de casion de réaliser des gains; le syndicat améri- transférer du travail au capital une plus grande cain croyait que les concessions étaient la seule part des revenus. Mais le malaise du syndica- voie possible. Sous leur premier président, Bob lisme est antérieur au néolibéralisme; il a ses White, les TCA se firent connaître pour leur racines dans le grand compromis entre capital courage militant. Dans chaque ronde de négo- et travail mis en place dans l’après-guerre. Au ciations avec les « Big Three », les trois grands Canada, l’un des éléments de ce compromis fut groupes de construction automobile, ils firent la formule Rand, en vertu de laquelle les tra- la grève au moins une fois. Après le départ de vailleuses et les travailleurs en milieu syndiqué White en 1992, il n’y eut qu'une seule grève cotisent même s’ils ne sont pas membres du contre les Big Three en 1996, et les TCA finirent syndicat. En même temps, on imposa des péna- par adopter la négociation axée sur les conces- lités légales prohibitives en cas de grève poli- 8
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA tique ou sauvage. Coïncidant avec le sommet est vendue à un nouveau propriétaire. Les tri- de l’anticommunisme dans les années 1950, bunaux canadiens ont donné aux protections ce compromis marqua le début d’une période constitutionnelles accordées à la liberté d’as- de collaboration de plus en plus étroite en sociation des interprétations plus larges, englo- matière de relations industrielles et la lente dis- bant notamment le droit à la négociation col- parition du militantisme syndical, la grève poli- lective. Dans cinq provinces, dont le Québec, le tique disparaissant à peu près complètement vote secret n’est pas requis pour qu’un syndicat des moyens à la disposition des syndicats. Les obtienne son accréditation : celle-ci est automa- grèves légales continuèrent, mais on se limita tique lorsqu’une majorité déterminée de cartes généralement à négocier de meilleures condi- a été signée. Le régime juridique généralement tions matérielles pour les syndiqué-e-s vivant le plus favorable aux syndicats se trouve au sous le régime capitaliste au lieu de chercher à Québec, où la densité syndicale est de 36 p. 100. dépasser le statu quo en revendiquant l’auto- gestion et le contrôle démocratique du capital. Et le boom de l’après-guerre en Occident, qui Le syndicalisme social dura plusieurs décennies, devait avoir une fin. Les syndicats tant canadiens que québécois ont Déjà dans cet âge d’or, le capital au Canada été plus enclins que leurs cousins américains à comme ailleurs se dirigeait vers le libre-échange, s’engager dans des luttes sociales et politiques. la déréglementation et la privatisation. Le mou- Pendant les premières décennies du néolibéra- vement syndical, sachant que la libéralisation lisme, ils ont joué un rôle clé dans la définition menaçait directement son rapport de force à des luttes sociales conjoncturelles. Très tôt, les la table de négociation et le bien-être de ses militantes syndicales ont livré au sein des syndi- membres, se révéla un adversaire irréduc- cats des combats qui ont fini par faire de ceux-ci tible. Mais ayant abandonné la grève politique les grands défenseurs des droits des femmes et les revendications ambitieuses qui auraient dans la vie politique, et ce d’autant plus que pu lui donner une autre orientation politique, l’équilibre entre les sexes avait évolué au sein il n’avait ni les outils, ni la vision requis pour du mouvement syndical, les femmes en venant contester les assises du capitalisme néolibéral. peu à peu à former la majorité des personnes S’ensuivit un long combat défensif contre la syndiquées. Les syndicats contribuèrent ainsi libéralisation économique. La densité syndicale à de grandes victoires du mouvement des a diminué en Occident, mais les mouvements femmes touchant notamment les droits en syndicaux au Canada et au Québec ont connu matière de reproduction et l’équité salariale. De un déclin moins rapide, notamment en compa- même, le mouvement indépendantiste au Qué- raison avec les États-Unis. Les taux de syndica- bec se refléta dans les luttes et les structures lisation au Canada sont globalement d’environ internes du mouvement syndical, ce qui aboutit 28 p. 100, avec un écart marqué entre les tra- à la solution politique d’un syndicalisme bina- vailleuses et travailleurs du secteur public, dont tional. Les syndicats au Québec ont eux-mêmes près des trois quarts sont syndiqué-e-s, et ceux joué un rôle majeur dans le mouvement natio- et celles du secteur privé. naliste, et il existe depuis les années 1970 des liens étroits entre les principales centrales syn- La disparité entre le Canada et les États-Unis dicales et le Parti québécois indépendantiste. s’explique en partie par les régimes juridiques beaucoup plus favorables au Canada, où les Dans le combat contre le libre-échange, les syn- obligations en matière de négociation collective dicats ont été à l’avant-plan de grandes coali- sont maintenues même lorsqu’une compagnie tions nationales et internationales comme le 9
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA Réseau Action Canada ou le Front commun au cours de la dernière décennie : la grève contre l’OMC, ainsi que de nombreuses coali- étudiante de 2012 au Québec et Idle No More tions provinciales et nationales mises sur pied (voir ci-dessous). Par rapport à l’un des enjeux pour défendre le système de santé, l’énergie et critiques de notre époque, les changements cli- l’éducation publics. Au Québec, par exemple, la matiques et l’extractivisme du Canada, le mou- mobilisation contre la Zone de libre-échange vement syndical a été, en gros, incapable de des Amériques en 2001 se termina par l’organi- mettre en œuvre un projet politique visionnaire sation d’un impressionnant Sommet populaire axé sur la solidarité et la transformation indus- qui rassembla à Québec des syndicats, des orga- trielle, projet qui le sortirait de la logique d’une nismes communautaires et des organismes de défense des emplois actuels dans le pétrole, le défense de l’environnement. De telles coali- gaz ou l’automobile. Cette logique de l’emploi à tions ont été plus visibles dans la vie politique tout prix a amené le plus grand syndicat cana- du Canada que des États-Unis (notons toutefois dien du secteur privé, Unifor, à appuyer la vente la faiblesse surprenante de la mobilisation syn- d’armements à l’Arabie saoudite. dicale récente contre les nouvelles ententes de libre-échange de type AECG et PTP). Les syndi- L’abandon général du syndicalisme social n’a cats ont également joué un rôle important dans pas été assorti d’une réussite marquée à la table l’éducation de leurs membres et du public sur de négociations. Adoptant une stratégie de sur- des sujets allant des droits LGBT aux questions vie à court terme, les syndicats se montrent de autochtones. plus en plus souvent disposés à accepter des concessions structurelles pour conserver des Mais le travail politique axé sur les coalitions emplois et de modestes gains salariaux. Les est lui-même en déclin, et mises à part les coa- régimes de retraite et les avantages sociaux en litions formelles dont le mouvement syndical matière de santé ont été coupés dans tous les peut largement définir les visées, les relations secteurs. Dans le secteur de l’automobile, les sont souvent crispées entre les syndicats et les syndicats ont accepté un régime à double grille grands mouvements sociaux. Dans le passé, salariale attribuant aux nouveaux employé-e-s une sociale-démocratie centriste a été hégé- des salaires et une sécurité d’emploi inférieurs monique au sein tant du Congrès du travail du à ceux des travailleuses et travailleurs embau- Canada que de la Fédération des travailleurs et chés sous le régime antérieur. Un enjeu sem- travailleuses du Québec, pour lesquels la lutte blable était au cœur d’un récent conflit de tra- primaire se situe dans le champ de la politique vail majeur à Postes Canada, la société d’État électorale. Le mouvement syndical a toujours responsable du service postal dont l’avenir est hésité à appuyer des luttes sociales qu’il ne peut remis en question par les partisans de la priva- maîtriser. Les ressources des syndicats ayant tisation. Dans ce conflit, le Syndicat des travail- diminué avec la diminution des revenus de leurs et travailleuses des postes a résisté à la cotisations, même les petits dons aux groupes double grille salariale proposée, profitant du issus de mouvements sociaux se sont amenui- fait que les maîtres de la poste au sein du gou- sés, sauf de la part de quelques conseils du tra- vernement ne voulaient pas d’une grève reten- vail et petits syndicats orientés vers la gauche. tissante. Les syndicats ont largement perdu le Mais le soutien sur le plan du discours et sur combat contre le recours aux travailleuses et le plan politique se révèle également lacunaire, travailleurs contractuels précaires entraînant comme en témoigna d’une façon éclatante le une baisse inexorable des salaires et des avan- non-engagement quasi-total envers les deux tages sociaux; le combat contre les unités de mouvements sociaux se rapprochant le plus négociation plus petites; et le combat contre authentiquement d’un mouvement de masse la réduction des revenus provenant de cotisa- 10
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA tions. Tous ces facteurs sont de nature à accen- cité préalable aux négociations, ce qui paraît tuer la délégitimation, le rétrécissement et l’af- intéressé et n’a guère d’effet sur les attitudes faiblissement des syndicats dans l’avenir. du public. Les résultats ont parfois été catas- trophiques, comme ce fut le cas à Toronto au Les syndicats sont intensément conscients de la moment de la grève des transports en commun spirale descendante de leurs effectifs et de leurs de 2008 et de la grève des employé-e-s munici- revenus de cotisations, mais cette conscience paux de 2009, largement perçues comme des n’a pas suscité un changement radical de stra- événements ayant discrédité les syndicats et tégie ou d’orientation. On a plutôt tenté d’éviter contribué à faire élire le populiste de droite Rob l’effondrement par des travaux de soutène- Ford à la mairie en 2010. ment : un éventail de stratégies d’arrière-garde dont la plus visible a été la création d’Unifor par Les défis structurels que représente la réforme la fusion, en 2013, de deux des plus grands syn- du syndicalisme sont d’une ampleur stupé- dicats du secteur privé, les TCA (représentant fiante. En pratique, la démocratie syndicale les travailleuses et travailleurs de l’automobile, s’est affaiblie et les membres participent peu au de l’aérospatiale, du rail et d’une gamme de fonctionnement de la plupart des syndicats. Aux services) et le Syndicat des communications, niveaux national et régional, les structures syn- de l’énergie et du papier (représentant les tra- dicales sont souvent hypertrophiées aux éche- vailleuses et travailleurs du pétrole, du gaz, des lons supérieurs, avec un personnel très bien pâtes et papiers, des médias imprimés, de la rémunéré dont la majorité ne pourrait gagner télévision et des télécommunications). Ces deux ailleurs des salaires comparables. Il y a donc des syndicats, qui voyaient diminuer leurs revenus raisons puissantes de ne pas faire de vagues. de cotisation, subissaient en conséquence des La possibilité de postes rémunérés, et d’autres pressions considérables associées aux coûts privilèges, sont des incitatifs utilisés par les diri- de leurs activités essentielles. Au Québec, les geants syndicaux pour régir les militant-e-s à l’in- mêmes pressions ont suscité en réponse une térieur des syndicats. À l’exception de quelques stratégie à somme nulle, le maraudage. syndicats militants comme le Syndicat des tra- vailleurs et travailleuses des postes, rares sont Beaucoup de syndicats ont également voulu les syndicats dirigés par des gens issus de tradi- revenir à l’organisation de secteurs non syndi- tions radicales et rares sont ceux qui énoncent qués, mais ces secteurs qui offrent générale- une vision politique allant plus loin que le sou- ment de faibles salaires ne peuvent produire tien aux machines électorales du Nouveau parti des revenus de cotisation importants. De plus, démocratique ou, au Québec, du Parti québé- le travail d’organisation a tendance à cesser cois. Lorsque les syndicats se sont éloignés des une fois les nouveaux syndicats accrédités, et partis sociaux-démocrates, comme l’ont fait les on constate une tendance à mal desservir les Travailleurs canadiens de l’automobile en 2006, secteurs à faible salaire en comparaison avec ils ont soutenu le Parti libéral, qui malgré son les syndiqué-e-s aux salaires élevés; il est peu programme néolibéral demeure plus éclairé probable, par conséquent, que ce travail de sur le plan social que les conservateurs, et qui syndicalisation puisse constituer le noyau d’un est parfois perçu pour des raisons stratégiques mouvement syndical renouvelé. Dans le secteur comme la seule option de rechange à ce parti public, les socialistes ont insisté sur la nécessité ouvertement de droite. En l’absence d’organisa- de bâtir la solidarité par des campagnes exi- tions de masse se situant à gauche à l’extérieur geant de meilleurs services publics pour tous. du mouvement syndical, le militantisme syndi- En général, cependant, les syndicats du secteur cal de gauche a presque entièrement disparu en public se limitent à une courte période de publi- tant que force organisée. 11
Vous pouvez aussi lire