CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA - Souveraineté et solidarité au XXIe siècle Par Andrea Levy et Corvin Russell

 
CONTINUER À LIRE
CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA - Souveraineté et solidarité au XXIe siècle Par Andrea Levy et Corvin Russell
CARTOGRAPHIER LA GAUCHE
AU CANADA
Souveraineté et solidarité au XXIe siècle

Par Andrea Levy et Corvin Russell
CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA - Souveraineté et solidarité au XXIe siècle Par Andrea Levy et Corvin Russell
Table des matières

     Combattre le pouvoir établi. Par les éditeurs.................................................................................1

     Cartographier la gauche au Canada
     Souveraineté et solidarité au XXIe siècle..................................................................................2
     Par Andrea Levy et Corvin Russell

         La scène parlementaire................................................................................................................4
     		                Le NDP............................................................................................................................4
     		               Un moment important : l’arrivée de Québec solidaire.............................................7
         Le terrain syndical .......................................................................................................................8
		                    Le syndicalisme social....................................................................................................9
         Changements de terrain : les mouvements sociaux..............................................................12
     		               La résistance autochtone............................................................................................12
     		               No pasarán : l’opposition aux oléoducs....................................................................17
     		               Solidarité sans frontières............................................................................................19
     		               Femmes : deux pas en avant, un pas en arrière......................................................21
     		               Carrés rouges, printemps érable : la grève étudiante au Québec........................22
     		               La fonction d’allié.........................................................................................................23
         Cultiver la pensée critique.........................................................................................................24
         Bâtir des ponts............................................................................................................................28

Publié par la Rosa Luxemburg Stiftung, bureau de New York, février 2017.

Éditeurs : Stefanie Ehmsen et Albert Scharenberg
Adresse : 275 Madison Avenue, Suite 2114, New York, NY 10016
Courriel : info@rosalux-nyc.org; téléphone : +1 (917) 409-1040

Avec le soutien du ministère des Affaires étrangères de l’Allemagne.

La Fondation Rosa Luxemburg est un organisme progressiste, sans but lucratif, qui agit à l’échelle
internationale pour favoriser l’éducation à la citoyenneté. En coopération avec beaucoup d’autres
organismes de par le monde, la Fondation soutient la participation démocratique et sociale, le
renforcement des capacités des groupes défavorisés, les options de rechange en matière de
développement économique et social et la résolution pacifique des conflits.

Le bureau de New York a deux grands mandats : travailler sur les dossiers touchant les Nations
Unies et soutenir un dialogue avec les progressistes présents dans les universités, les syndicats, les
mouvements sociaux et le champ politique en Amérique du Nord.

                                         www.rosalux-nyc.org
Combattre le pouvoir établi

Sur le plan international, le Canada a la réputation d’être un pays bienveillant : sa politique étrangère
serait ancrée dans la coopération et les droits de la personne, son champ intérieur régi par les
politiques et les valeurs de la social-démocratie. Cette réputation découle peut-être, en partie, d’un
fort contraste avec un voisin du Sud nettement moins bienveillant. Quoi qu’il en soit, l’histoire nous
révèle une réalité plus complexe. Le traitement infligé aux Premières Nations et aux travailleuses et
travailleurs migrants, la dépendance maladive envers l’extraction des ressources naturelles au pays
et à l’étranger, montrent bien que le Canada n’a pas toujours été bienveillant envers ceux qui l’habi-
tent ou envers la planète que nous avons en commun.

Les neuf longues années du règne de Stephen Harper comme premier ministre ont imposé un virage
marqué vers la droite, ajoutant à l’histoire du pays un nouveau chapitre axé sur la destruction et la
souffrance. L’élection de Justin Trudeau, ce beau garçon médiagène qui est le rejeton de la dynastie
libérale la plus célèbre du Canada, a occulté le virage en question pour beaucoup d’observateurs
internationaux. Certes, Trudeau représente un néolibéralisme plus doux, notamment en ce qui a
trait aux questions de genre et de sexualité. Mais sa décision récente d’approuver deux grands pro-
jets d’oléoducs ne permet plus d’en douter : son administration poursuivra toutes les démarches
habituelles. Business as usual.

L’univers politique canadien ne se limite pas, cependant, aux seuls libéraux et conservateurs. Dans
le champ électoral, le Nouveau Parti démocratique – même s’il ne connaît pas son heure de gloire en
ce moment – représente une solution de rechange démocratique aux partis néolibéraux du centre et
de la droite. Quant à Québec solidaire, parti socialiste pluraliste dont la petite taille n’empêche pas le
dynamisme, il s’emploie à élargir le cadre de ce qui est possible dans le champ politique du Québec.
Hors du champ électoral, les protestations étudiantes du printemps érable de 2012 font partie des
luttes contre l’austérité les plus marquantes des dernières années. De même, la résistance des
Premières Nations à l’extractivisme et à la construction d’oléoducs, qui se manifeste un peu partout
dans l’immensité du territoire canadien, est devenue un modèle à suivre et une source d’inspiration
à l’échelle du monde. Enfin le syndicalisme, bien qu’il soit en déclin, manifeste beaucoup plus de
force qu’aux États-Unis, et des intellectuels brillants et féconds continuent de trouver des points
d’ancrage dans les universités progressistes à l’échelle du pays.

Dans la présente étude, Andrea Levy et Corvin Russell, coordonnateurs de la rédaction de la revue
Canadian Dimension – ils vivent respectivement à Montréal et à Toronto – explorent le paysage de
la gauche contemporaine au Canada. Quelles sont ses forces et ses faiblesses ? Quelles fissures de
l’État néolibéral et extractiviste pourrait-elle exploiter ? Et, question centrale entre toutes, vers quel
terrain commun les gens pourraient-ils converger malgré la profondeur des clivages géographiques
et linguistiques ? La question de la souveraineté du Québec et des Premières Nations est incon-
tournable si l’on veut comprendre l’histoire politique du Canada. Il s’agit d’un motif récurrent de
l’analyse présentée ici de l’état de la gauche.

                                                                   Stefanie Ehmsen et Albert Scharenberg
                                                        Codirecteurs du bureau de New York, février 2017

                                                    1
Cartographier la gauche au Canada
Souveraineté et solidarité au XXIe siècle

Par Andrea Levy et Corvin Russell

S’il existe un seul thème qui caractérise le champ         merciales de plus en plus ambitieuses conçues
politique de la gauche canadienne et québé-                pour servir les grandes entreprises, et par une
coise depuis les années 1960 ou même avant,                fin de partie écologique à l’échelle de la planète
c’est l’aspiration à la souveraineté nationale. Au         nécessitant des stratégies qui ne relèvent plus
Québec, pour la gauche tant sociale-démocrate              des États nationaux.
que radicale, la poursuite de la justice sociale est
inextricablement liée à la libération nationale            Le colonialisme inscrit dans les fondements
et à la création d’un État souverain émancipé              de l’État canadien a laissé des fractures et des
du joug colonial de la fédération canadienne.              blessures profondes dont on ne s’étonnera
En même temps, pendant des décennies, une                  pas de retrouver les traces dans les idées
part considérable de la gauche canadienne                  reçues et les tensions du champ politique de la
anglaise a cru que tout projet de gauche viable            gauche au sens large. Dans le passé, la gauche
devait en premier lieu libérer l’économie et la            sociale-démocrate du Canada s’est montrée
politique étrangère canadiennes de la domina-              au mieux indifférente, au pire hostile au projet
tion exercée par la superpuissance au sud. Et              et à la perspective de l’indépendance du Qué-
aujourd’hui, la lutte renouvelée des peuples               bec. Et si la gauche radicale a manifesté, dans
autochtones du Canada et du Québec pour l’au-              l’ensemble, une plus grande sympathie pour le
todétermination modifie peu à peu la nature                nationalisme de gauche au Québec, le dialogue
du champ politique de la gauche à l’échelle du             dans les deux cas est entravé par la barrière lin-
pays : prenant enfin acte, comme nous aurions              guistique : il y a des gens de gauche, au Canada
dû le faire depuis longtemps, de la brutale                et au Québec, qui ne peuvent littéralement pas
dépossession historique infligée aux premiers              se comprendre.
habitants des lieux que nous appelons Canada
et Québec, nous sommes perturbés dans notre                Même à l’intérieur du Canada anglais, la gauche
façon de voir les choses, et le concept de colo-           manifeste une fragmentation régionale. Dans
nialisme de peuplement se trouve désormais                 le deuxième pays du monde par la superficie,
au cœur d’une part importante des analyses et              la géographie, presque autant que l’idéologie,
du militantisme de la gauche contemporaine.                fait obstacle à la communication et à l’unité. Les
                                                           distances sont grandes et les rencontres natio-
Ironie de l’histoire, peut-être, mais non pas              nales permettant les échanges directs sont
accident, ces nationalismes parallèles et par-             coûteuses et difficiles à organiser. Il existe ainsi
fois antagonistes se sont affirmés avec la plus            des cultures de gauche régionales qui ne se
grande force à l’ère de l’accélération de la mon-          connaissent guère : peu de gens de gauche en
dialisation capitaliste, alors que l’exercice réel         Nouvelle-Écosse, par exemple, sont bien ren-
de la souveraineté nationale est de plus en                seignés sur la composition et les activités de la
plus réduit, en pratique, par un monde bran-               gauche en Colombie-Britannique. Les défis en
ché et interdépendant, par des ententes com-               termes d’organisation sont immenses.

                                                       2
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL
                                                              CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA

En plus des tensions découlant des particulari-          crée, pour ces personnes, un climat inhospita-
tés du territoire de l’État canadien, on constate        lier. Souvent elles voient les organisations de
les disputes et les divisions plus ou moins com-         gauche comme des environnements qui repro-
munes à la gauche à l’échelle de l’Occident :            duisent leur marginalisation, que ce soit par
le conflit, par exemple, entre une sociale-dé-           ignorance des enjeux qui les intéressent, par
mocratie de type « troisième voie » de plus en           une incurie à analyser ces enjeux, par manque
plus exsangue, incarnée par le Nouveau Parti             de sensibilité à des différences importantes en
démocratique aux niveaux fédéral et provin-              matière d’expérience et de connaissances col-
cial, et une petite gauche anticapitaliste qui           lectives, ou par la conviction toujours renou-
est vigoureuse sur le plan intellectuel mais à           velée que la lutte de classe constitue la lutte
peu près dépourvue de structures politiques              primaire.
ou organisationnelles. Un parti inclusif de la
gauche radicale contemporaine, comme ceux                Cette situation constitue un défi pour cer-
qu’on a bâtis en Europe – Syriza, Die Linke,             taines personnes, ancrées dans les traditions
Podemos – n’a pas encore émergé au Canada,               plus anciennes de la gauche, qui voient dans le
bien qu’au Québec on ait vu naître Québec soli-          cadre de l’identité une démarche qui efface ou
daire sur le modèle du parti de coalition englo-         qui minimise l’analyse de classe et qui s’aligne
bant de multiples tendances organisées.                  sur les concepts libéraux-individualistes de
                                                         l’émancipation. Mais les personnes qui affir-
La gauche au Canada et au Québec est égale-              ment la primauté de l’analyse de classe n’ont
ment marquée par la tension entre la vision              pas toujours mis de l’avant leurs propres
politique de la redistribution, au cœur de               cadres productifs pour susciter le débat avec
l’entreprise traditionnelle de la gauche sous            les mouvements organisés autour de la race,
ses formes tant réformiste que radicale, et la           du genre, de l’orientation sexuelle ou de l’in-
vision politique de la représentation qui anime          digénéité, et leur manque de finesse à l’égard
beaucoup de mouvements progressistes                     de ces enjeux a rendu l’analyse de gauche tra-
contemporains, qu’il s’agisse d’une vision fémi-         ditionnelle suspecte aux yeux de beaucoup de
niste ou des droits des personnes transgenres.           jeunes progressistes.
Cette disjonction s’ajoute à un clivage entre les
générations en ce qui a trait aux priorités poli-        Si les divisions internes ne suffisaient pas
tiques, notamment au sein de la gauche des               pour rendre difficile l’unité et la cohérence
mouvements sociaux et de la gauche radicale              des forces progressistes, le caractère inexo-
au Canada anglais : il existe un décalage entre          rable des politiques de droite mises en œuvre
ceux et celles dont la pensée politique a été            pendant dix ans ont éprouvé la force et drainé
formée avant 1980 et ceux et celles qui ont été          les ressources de beaucoup d’organisations
politisés plus tard. Dans l’analyse et la pratique       de gauche. À l’automne 2015, le Canada est
politiques de ces dernières cohortes, l’oppres-          sorti d’une décennie du gouvernement le plus
sion structurelle des minorités marginalisées,           réactionnaire de l’histoire moderne du pays :
et plus particulièrement la question du racisme          pendant cette période, le mouvement syndi-
structurel et du privilège blanc, occupent sou-          cal, les programmes sociaux, les protections
vent le premier plan. Il existe une perception,          accordées par la loi à l’environnement, les pra-
particulièrement répandue parmi les jeunes               tiques de la démocratie représentative et le
femmes militantes et les militantes et mili-             droit à la dissidence étaient systématiquement
tants de couleur, que la culture traditionnelle          attaqués. Même la science a subi la répression
de la gauche implique une prédominance des               du gouvernement conservateur du premier
hommes blancs qui n’est pas reconnue et qui              ministre Stephen Harper. Dans ce contexte,

                                                     3
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL
                                                             CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA

la gauche sous toutes ses formes a surtout              et au Québec n’a pas été aride. On y a vu des
livré un combat d’arrière-garde pour protéger           moments, des mouvements, et même des par-
les acquis du passé contre les incursions sou-          tis d’opposition notables et qui ont laissé leur
tenues du néolibéralisme économique et du               marque. Le bref survol proposé ci-dessous
conservatisme social. Mais malgré un terrain            offre une vue aérienne des luttes, des revers
rocailleux, le paysage de la gauche au Canada           et des succès de la gauche contemporaine.

La scène parlementaire

Le NDP                                                  Québec : dans le demi-siècle d’intervalle entre
                                                        sa fondation et l’élection fédérale de 2011, il n’a
À la différence de ses contreparties en Europe          élu au total que deux députés dans la province.
et en Australasie, le parti social-démocrate du
Canada n’a jamais accédé au pouvoir à l’échelle         Les fortunes du NPD prirent deux virages sur-
fédérale, même si ses ailes provinciales ont            prenants dans le nouveau millénaire. En 2011,
formé de nombreux gouvernements depuis                  son centre de gravité se déplaça massivement
la fondation du Nouveau Parti démocratique              vers le Québec où contre toute attente, le parti
(NPD) en 1961. Le système électoral majo-               captura 60 p. 100 des sièges, formant de façon
ritaire uninominal à un tour du pays, que le            également imprévue, et pour la première
NPD a toujours défendu jusqu’à ce qu’il décide          fois de son histoire, l’opposition officielle à la
récemment d’appuyer, tout au moins formelle-            Chambre des communes. (Pour une analyse
ment, la représentation proportionnelle mixte,          en profondeur de la réussite du NPD en 2011,
a contribué à assurer l’alternance au pouvoir           voir Murray Cooke et Dennis Pilon, Left Turn in
des partis libéral et conservateur, tous deux           Canada? The NDP Breakthrough and the Future
assujettis au grand capital et acquis, depuis les       of Canadian Politics, New York, RLS−NYC, 2012).
années 1970, au programme néolibéral de ce              Une constellation de facteurs avait produit ce
dernier. Le NPD a également été exclu des cor-          résultat inattendu, y compris le mécontente-
ridors du pouvoir en raison d’une incapacité,           ment grandissant des électeurs du Québec à
qui paraissait absolue, de se faire élire au Qué-       l’endroit du Bloc québécois (parti favorable à
bec à cause de son hostilité historique envers          l’indépendance du Québec, appuyé par les
les aspirations nationalistes du Québec, et             électeurs nationalistes depuis des décennies)
ce malgré la « Déclaration de Sherbrooke »              et une antipathie répandue envers les conser-
(adoptée par le parti il y a plus de dix ans) par       vateurs de Harper. Le jeu comprenait aussi une
laquelle il s’engageait à reconnaître une déci-         carte imprévisible, celle de la personnalité : les
sion à la majorité simple issue de tout référen-        libéraux proposaient comme premier ministre
dum québécois sur l’indépendance. Les élec-             un candidat étrangement dénué de charisme,
trices et électeurs progressistes du Québec,            Michael Ignatieff, tandis que le candidat du
dont la majorité appuie l’objectif de l’indépen-        NPD, qui dirigea le parti de 2003 à 2011, était
dance, estimaient à juste titre que le NPD était        l’affable Jack Layton, né au Québec. (La popula-
viscéralement opposé à toute rupture de la              rité de Layton redoubla lorsqu’on sut qu’il était
fédération canadienne. Le parti semblait ainsi          atteint de cancer, et avant son décès préma-
condamné à errer dans le désert politique du            turé en 2011 il céda la direction du parti à un

                                                    4
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL
                                                                 CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA

autre Québécois, Thomas Mulcair). Mais le ren-              la norme des partis sociaux-démocrates de
versement réalisé par le NPD au Québec était                la troisième voie, se délestant systématique-
assorti d’une stagnation de ses appuis dans le              ment des vestiges de son héritage socialiste et
reste du pays, où les modestes gains du parti               épousant des politiques néolibérales plus ou
sur le plan du vote populaire ne lui valurent               moins atténuées, y compris le libre-échange.
qu’une poignée de sièges supplémentaires.                   En même temps, le NPD a continué de s’éloi-
                                                            gner de sa base par un processus de profes-
Le NPD était certainement perçu par la majo-                sionnalisation qui a vu le parti compter de plus
rité des citoyennes et citoyens du Canada et                en plus sur des organisateurs payés et des ges-
du Québec comme un parti à la gauche des                    tionnaires d’opinion publique trouvant leurs
libéraux, mais l’élection suivante changea la               repères dans les sondages d’opinion.
donne. Souffrant d’une surdose d’électoralisme
mal conçu, le parti choisit en effet de faire cam-          Au pouvoir au niveau provincial, les gouver-
pagne sur une plateforme qu’on pouvait à peine              nements NPD ont fait écho aux poncifs néo-
distinguer de celle des libéraux (vainqueurs)               libéraux concernant la « responsabilité fiscale »
sous la direction de Justin Trudeau (celui-ci               et le danger inhérent aux déficits; ils ont pré-
est un rejeton de Pierre Elliott Trudeau, pre-              sidé aux coupures aux services publics et
mier ministre du Canada de la fin des années                même aux privatisations, comme l’a fait le gou-
1960 au milieu des années 1980). Trudeau fils,              vernement de la Saskatchewan dirigé par Roy
célèbre pour ses qualités photogéniques, dirige             Romanow dans les années 1990. Il y eut des
un parti qui est passé maître dans l’art de faire           exceptions, cependant, et notamment le gou-
campagne d’une manière vaguement centre-                    vernement NPD de Howard Pawley au Mani-
gauche, puis de gouverner d’une manièrement                 toba, qui dans les années 1980 refusa de suivre
décidément centre-droite. Bon nombre de cri-                le courant néolibéral, s’engageant à combattre
tiques de gauche ont jugé que le leader du NPD,             l’inégalité par les dépenses de l’État. Au niveau
Thomas Mulcair, avait une responsabilité parti-             fédéral, bien que Jack Layton ait amené le parti
culière dans le fait d’avoir laissé filer la première       dans le nouveau millénaire à renoncer expli-
chance réelle du NPD de prendre le pouvoir.                 citement au socialisme et à son refus histo-
                                                            rique de la participation canadienne à l’OTAN,
Cette défaite historique au niveau fédéral fut              néanmoins il opposa fermement la participa-
compensée, dans une certaine mesure, par un                 tion canadienne à la guerre en Irak, faisant
succès imprévisible au niveau provincial : l’élec-          écho à un sentiment largement répandu qui
tion d’un gouvernement NPD la même année                    déclencha des manifestations urbaines un
en Alberta, province qui manifestait depuis 44              peu partout au Canada et particulièrement
ans une adhésion sans failles au parti conser-              au Québec. De par ses traditions et ses pro-
vateur. Mais cette victoire coïncidait avec l’ef-           grammes, comprenant notamment la persis-
fondrement des prix du pétrole dans une pro-                tance d’un caucus socialiste formé en 1981, le
vince dont l’économie tourne depuis longtemps               NPD se démarque toujours comme l’acteur le
autour de l’extraction et de l’exportation des              plus progressiste de la scène parlementaire au
combustibles fossiles, plaçant le nouveau gou-              Canada. La pilule fut donc amère pour les gens
vernement de Rachel Notley dans la position                 de gauche lorsque Thomas Mulcair promit,
peu enviable de celui qui préside à l’inévitable            en 2015, qu’un gouvernement NPD allait pro-
recul économique de la province.                            duire des budgets équilibrés et éviter d’aug-
                                                            menter les taxes payées par les plus riches,
Au cours des décennies et tout au long de ses               même si les taux d’imposition marginaux de
fluctuations électorales, le NPD est resté dans             l’élite canadienne avaient connu une diminu-

                                                        5
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL
                                                                CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA

tion marquée au cours des cinquante dernières              mais qui soutint l’élimination du mot « socia-
années – tout comme les taux d’imposition des              lisme » de la constitution du parti.
entreprises, d’ailleurs, et ce malgré la multipli-
cation des révélations, au Canada et ailleurs,             L’effort le plus récent pour tirer le NPD vers la
sur l’ampleur colossale de l’évitement fiscal.             gauche est actuellement en cours. Le mani-
                                                           feste « Leap » (« Grand Bond vers l’avant » en
À rebours de ces tendances historiques, qui                français) fut lancé par l’auteure Naomi Klein,
ne sont aucunement une particularité de la                 née à Montréal, et son mari d’origine toron-
sociale-démocratie canadienne, il y a eu au fil            toise Avi Lewis, héritier de deux générations de
des décennies des tentatives d’amener le parti             dirigeants politiques du NPD. Dénoncé par les
vers la gauche, que ce soit en le tirant ou en le          médias conventionnels comme un texte d’un
poussant. La plus importante de ces tentatives             radicalisme délirant, le manifeste présente
a eu lieu à la fin des années 1960, alors que le           une large vision rouge-verte comprenant le
NPD n’avait pas encore dix ans, avec la création           passage aux énergies renouvelables qui pour-
par un groupe d’universitaires socialistes du              raient libérer le pays de la dépendance aux
«Waffle », groupe dissident dont la plateforme             combustibles fossiles; un moratoire sur les
explicitement anticapitaliste et nationaliste de           oléoducs; le soutien aux droits des Autoch-
gauche proposait que le Canada s’émancipe de               tones; l’opposition aux ententes commerciales
la domination économique des États-Unis et                 qui sapent les efforts nationaux et locaux pour
que le Québec devienne indépendant. Chassé                 réglementer l’économie; l’engagement de pro-
du parti en 1971 avec l’appui du mouvement                 téger les services publics contre les pressions
syndical, le Waffle a trouvé une sorte d’héri-             de la privatisation; et la proposition d’envisager
tier dans la Nouvelle Initiative politique (NIP)           l’idée d’un revenu annuel garanti. L’initiative se
apparue au tournant du millénaire. Mais alors              voulait manifestement, entre autres choses,
que le Waffle était ouvertement socialiste et              une invitation provocatrice au parti à faire un
s’intéressait surtout aux enjeux économiques,              bond vers la gauche, comme en témoignent la
la NIP était ancrée dans les nouveaux mou-                 décision controversée de chercher à le faire
vements sociaux et cherchait à ouvrir le NPD,              entériner par le congrès du parti en 2016 et le
sur le plan politique et organisationnel, aux              choix même du mot « Manifeste », allusion au
mouvements basés sur le genre, l’orientation               Manifeste de Regina de 1933 – programme de
sexuelle et la race, ainsi qu’aux courants envi-           l’un des partis cofondateurs du NPD, qui récla-
ronnementaux et altermondialistes. La vision               mait l’abolition du capitalisme et la création
de la NIP était celle d’un parti plus inclusif, basé       d’une économie socialiste – et aussi au mani-
sur ses membres, fonctionnant selon les prin-              feste du Waffle « Pour un Canada indépendant
cipes de la démocratie participative et moins              et socialiste ».
obsédé par les campagnes électorales. Mais
en l’absence d’un mouvement de masse social                Le manifeste « Grand Bond vers l’avant »
qui aurait ancré le parti à gauche, on vit préva-          pourra- t-il, comme l’espèrent beaucoup de pro-
loir les forces modératrices des syndicats ainsi           gressistes, catalyser le renouveau de la gauche
qu’une logique électoraliste, et le NPD conti-             au sein du NPD ? Nous n’avons pas encore la
nua de courir après les votes en cherchant à               réponse. Les délégué-e-s au congrès du parti
se positionner comme le champion de la classe              ont voté de débattre des politiques proposées
moyenne. Il se déplaçait vers la droite même               par le manifeste, mais celui-ci fut rapidement
sous la direction du charismatique Jack Lay-               rejeté, comme on pouvait s’y attendre, par
ton, qui donna au parti une allure plus fraîche,           le gouvernement NPD nouvellement élu en
plus écuménique, plus urbaine et plus raffinée,            Alberta, où toute proposition de limiter l’exploi-

                                                       6
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL
                                                              CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA

tation des sables bitumineux (catastrophique             contemporains en ce qu’il évitait le sectarisme
pour l’environnement) suscite la colère des              et rassemblait des courants et des organismes
élites économiques locales. La position du NPD           radicaux disparates – venant, dans le cas de QS,
fédéral lui-même sur la lutte aux changements            du mouvement syndical, du mouvement fémi-
climatiques a été tiède au cours de la dernière          niste, du mouvement pour la paix et du mou-
décennie, et le clou de son plan actuel est un           vement altermondialiste, et comprenant aussi
régime de plafonnement et échange.                       quelques petits partis sociaux-démocrates et
                                                         de la gauche radicale – autour d’un programme
                                                         largement progressiste associant l’indépen-
Un moment important : l’arrivée de                       dance du Québec à un projet de société situé
Québec solidaire                                         nettement à gauche de celui du NPD fédéral.
                                                         Ce programme comprend la gratuité de l’édu-
C’est du côté du Québec qu’il faut regarder pour         cation tout au long de la vie, la gratuité des
trouver un renouveau de la gauche plus pro-              transports en commun, une fiscalité progres-
metteur dans l’arène parlementaire. C’est là, en         sive, l’élargissement des programmes sociaux
effet, qu’un parti du type envisagé par certains         pour inclure les travailleurs précaires, l’élargis-
dissident-e-s de gauche au NPD – parti non sec-          sement des droits des travailleurs étrangers
taire, basé sur les mouvements sociaux, fémi-            temporaires, la protection de l’environnement,
niste et porteur d’un point de vue éclairé sur les       des cibles significatives pour l’émission des gaz
enjeux environnementaux – est apparu sous la             à effet de serre, et ainsi de suite.
forme de Québec solidaire (QS), l’un des événe-
ments les plus inspirants des dernières décen-           Le moment charnière dans l’évolution de QS
nies dans le champ politique de la gauche. Qué-          fut la fusion de l’Union des forces progres-
bec solidaire a évolué graduellement dans le             sistes – un tout petit parti né de l’union de
nouveau millénaire, gagnant du terrain grâce             plusieurs partis d’extrême-gauche et dirigé
aux défections des sympathisant-e-s d’un parti           par Amir Khadir – avec Option citoyenne, mou-
presque cinquantenaire, le Parti québécois. Ce           vement féministe dirigé par une militante
parti ayant ses racines dans la Révolution tran-         bien connue, Françoise David. Conçu dans la
quille du Québec est reconnu depuis les années           méfiance envers le piège de l’électoralisme,
1990 par une fraction non négligeable de la              QS se veut « parti des urnes, parti de la rue »,
gauche comme une organisation bourgeoise                 même si, en pratique, il consacre beaucoup de
nationaliste prête à sacrifier la question sociale       son énergie aux luttes électorales et à la poli-
dans sa quête étroitement conçue de l’indépen-           tique parlementaire.
dance politique. Après l’échec de deux référen-
dums sur l’indépendance dans la province, dont           Bien que QS se soit engagé à faire l’indépen-
le second fut perdu par un cheveu, le PQ sem-            dance du Québec par le processus démocra-
blait en pratique avoir renoncé même à l’indé-           tique d’une assemblée constituante, le parti n’a
pendance comme but en faveur d’un électora-              pas voulu, jusqu’ici, céder aux pressions vou-
lisme de plus en plus explicite qui atteignit son        lant qu’il forme une coalition d’unité nationale
point le plus bas avec le bref passage à la tête         avec le Parti québécois. Il a également critiqué
du parti de Pierre Karl Péladeau, riche homme            les tendances au nationalisme ethnique et à la
d’affaires souverainiste réputé pour ses tac-            xénophobie manifestes, par exemple, dans la
tiques antisyndicales.                                   campagne du gouvernement péquiste de Pau-
                                                         line Marois pour faire adopter la Charte des
L’émergence de Québec solidaire suivait le               valeurs interdisant le port de symboles reli-
modèle d’autres nouveaux partis de gauche                gieux par les employé-e-s de l’État, et ciblant

                                                     7
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL
                                                             CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA

surtout, en fait, les différents couvre-chefs           leur ont accordé une couverture plus ample
portés par certaines femmes musulmanes.                 que ne semblerait le justifier le poids électo-
                                                        ral du parti. À l’échelle de la province, QS n’a
Jusqu’ici, QS n’a fait élire que trois représen-        jamais dépassé 8 p. 100 du vote populaire et
tant-e-s à l’Assemblée nationale, le parlement          ses appuis restent concentrés dans la métro-
provincial du Québec, mais la grande qualité            pole cosmopolite de Montréal; il n’a que peu
de leurs interventions dans les débats a fait           de prise, à ce jour, dans les autres régions du
en sorte que même les médias conventionnels             Québec.

Le terrain syndical

« On n’est plus dans le syndicalisme de combat ».       sions. La CSN et les TCA ne sont pas des cas iso-
C’est ainsi que le président de la Confédération        lés : le Canada vit actuellement une période de
des syndicats nationaux (CSN), la centrale syn-         « paix industrielle » quasi exempte de grèves. Le
dicale québécoise la plus fortement associée            nombre de jours-personnes perdus en raison
au syndicalisme militant, résumait le prédica-          de grèves ou de lock-outs a diminué de près
ment des syndicats au Québec, et ce constat             de 87 p. 100 entre 1980 et 2010. Cette paix a
s’applique aussi à l’ensemble du Canada. Au             puni les travailleuses et les travailleurs. Au lieu
Canada anglais, les Travailleurs canadiens de           de présenter au capital de nouvelles revendica-
l’automobile (TCA) ont constitué pendant des            tions ambitieuses, le mouvement syndical cana-
décennies le plus grand et le plus musclé des           dien a accepté des concessions structurelles et
syndicats du secteur privé, ayant émergé de             s’est engagé dans une longue bataille défensive
grèves militantes menées par le CIO dans les            pour ralentir l’érosion de ses institutions et les
années 1930, aux États-Unis, dans le secteur            acquis du passé.
de l’automobile. Les TCA se détachèrent de
leur parent américain dans les années 1980, la          Le déclin séculaire du mouvement syndical au
cause de la rupture étant une divergence sur            Canada et au Québec participe d’une évolution
la façon de répondre à la crise du secteur de           que l’on peut observer dans le monde occidental
l’automobile en Amérique du Nord : le syndicat          sous le régime néolibéral. Les attaques contre
canadien favorisait une démarche militante et           le syndicalisme relèvent d’une volonté de maxi-
voyaient la faiblesse de l’industrie comme l’oc-        miser la « flexibilité » du marché du travail et de
casion de réaliser des gains; le syndicat améri-        transférer du travail au capital une plus grande
cain croyait que les concessions étaient la seule       part des revenus. Mais le malaise du syndica-
voie possible. Sous leur premier président, Bob         lisme est antérieur au néolibéralisme; il a ses
White, les TCA se firent connaître pour leur            racines dans le grand compromis entre capital
courage militant. Dans chaque ronde de négo-            et travail mis en place dans l’après-guerre. Au
ciations avec les « Big Three », les trois grands       Canada, l’un des éléments de ce compromis fut
groupes de construction automobile, ils firent          la formule Rand, en vertu de laquelle les tra-
la grève au moins une fois. Après le départ de          vailleuses et les travailleurs en milieu syndiqué
White en 1992, il n’y eut qu'une seule grève            cotisent même s’ils ne sont pas membres du
contre les Big Three en 1996, et les TCA finirent       syndicat. En même temps, on imposa des péna-
par adopter la négociation axée sur les conces-         lités légales prohibitives en cas de grève poli-

                                                    8
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL
                                                               CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA

tique ou sauvage. Coïncidant avec le sommet               est vendue à un nouveau propriétaire. Les tri-
de l’anticommunisme dans les années 1950,                 bunaux canadiens ont donné aux protections
ce compromis marqua le début d’une période                constitutionnelles accordées à la liberté d’as-
de collaboration de plus en plus étroite en               sociation des interprétations plus larges, englo-
matière de relations industrielles et la lente dis-       bant notamment le droit à la négociation col-
parition du militantisme syndical, la grève poli-         lective. Dans cinq provinces, dont le Québec, le
tique disparaissant à peu près complètement               vote secret n’est pas requis pour qu’un syndicat
des moyens à la disposition des syndicats. Les            obtienne son accréditation : celle-ci est automa-
grèves légales continuèrent, mais on se limita            tique lorsqu’une majorité déterminée de cartes
généralement à négocier de meilleures condi-              a été signée. Le régime juridique généralement
tions matérielles pour les syndiqué-e-s vivant            le plus favorable aux syndicats se trouve au
sous le régime capitaliste au lieu de chercher à          Québec, où la densité syndicale est de 36 p. 100.
dépasser le statu quo en revendiquant l’auto-
gestion et le contrôle démocratique du capital.
Et le boom de l’après-guerre en Occident, qui             Le syndicalisme social
dura plusieurs décennies, devait avoir une fin.
                                                          Les syndicats tant canadiens que québécois ont
Déjà dans cet âge d’or, le capital au Canada              été plus enclins que leurs cousins américains à
comme ailleurs se dirigeait vers le libre-échange,        s’engager dans des luttes sociales et politiques.
la déréglementation et la privatisation. Le mou-          Pendant les premières décennies du néolibéra-
vement syndical, sachant que la libéralisation            lisme, ils ont joué un rôle clé dans la définition
menaçait directement son rapport de force à               des luttes sociales conjoncturelles. Très tôt, les
la table de négociation et le bien-être de ses            militantes syndicales ont livré au sein des syndi-
membres, se révéla un adversaire irréduc-                 cats des combats qui ont fini par faire de ceux-ci
tible. Mais ayant abandonné la grève politique            les grands défenseurs des droits des femmes
et les revendications ambitieuses qui auraient            dans la vie politique, et ce d’autant plus que
pu lui donner une autre orientation politique,            l’équilibre entre les sexes avait évolué au sein
il n’avait ni les outils, ni la vision requis pour        du mouvement syndical, les femmes en venant
contester les assises du capitalisme néolibéral.          peu à peu à former la majorité des personnes
S’ensuivit un long combat défensif contre la              syndiquées. Les syndicats contribuèrent ainsi
libéralisation économique. La densité syndicale           à de grandes victoires du mouvement des
a diminué en Occident, mais les mouvements                femmes touchant notamment les droits en
syndicaux au Canada et au Québec ont connu                matière de reproduction et l’équité salariale. De
un déclin moins rapide, notamment en compa-               même, le mouvement indépendantiste au Qué-
raison avec les États-Unis. Les taux de syndica-          bec se refléta dans les luttes et les structures
lisation au Canada sont globalement d’environ             internes du mouvement syndical, ce qui aboutit
28 p. 100, avec un écart marqué entre les tra-            à la solution politique d’un syndicalisme bina-
vailleuses et travailleurs du secteur public, dont        tional. Les syndicats au Québec ont eux-mêmes
près des trois quarts sont syndiqué-e-s, et ceux          joué un rôle majeur dans le mouvement natio-
et celles du secteur privé.                               naliste, et il existe depuis les années 1970 des
                                                          liens étroits entre les principales centrales syn-
La disparité entre le Canada et les États-Unis            dicales et le Parti québécois indépendantiste.
s’explique en partie par les régimes juridiques
beaucoup plus favorables au Canada, où les                Dans le combat contre le libre-échange, les syn-
obligations en matière de négociation collective          dicats ont été à l’avant-plan de grandes coali-
sont maintenues même lorsqu’une compagnie                 tions nationales et internationales comme le

                                                      9
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL
                                                               CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA

Réseau Action Canada ou le Front commun                   au cours de la dernière décennie : la grève
contre l’OMC, ainsi que de nombreuses coali-              étudiante de 2012 au Québec et Idle No More
tions provinciales et nationales mises sur pied           (voir ci-dessous). Par rapport à l’un des enjeux
pour défendre le système de santé, l’énergie et           critiques de notre époque, les changements cli-
l’éducation publics. Au Québec, par exemple, la           matiques et l’extractivisme du Canada, le mou-
mobilisation contre la Zone de libre-échange              vement syndical a été, en gros, incapable de
des Amériques en 2001 se termina par l’organi-            mettre en œuvre un projet politique visionnaire
sation d’un impressionnant Sommet populaire               axé sur la solidarité et la transformation indus-
qui rassembla à Québec des syndicats, des orga-           trielle, projet qui le sortirait de la logique d’une
nismes communautaires et des organismes de                défense des emplois actuels dans le pétrole, le
défense de l’environnement. De telles coali-              gaz ou l’automobile. Cette logique de l’emploi à
tions ont été plus visibles dans la vie politique         tout prix a amené le plus grand syndicat cana-
du Canada que des États-Unis (notons toutefois            dien du secteur privé, Unifor, à appuyer la vente
la faiblesse surprenante de la mobilisation syn-          d’armements à l’Arabie saoudite.
dicale récente contre les nouvelles ententes de
libre-échange de type AECG et PTP). Les syndi-            L’abandon général du syndicalisme social n’a
cats ont également joué un rôle important dans            pas été assorti d’une réussite marquée à la table
l’éducation de leurs membres et du public sur             de négociations. Adoptant une stratégie de sur-
des sujets allant des droits LGBT aux questions           vie à court terme, les syndicats se montrent de
autochtones.                                              plus en plus souvent disposés à accepter des
                                                          concessions structurelles pour conserver des
Mais le travail politique axé sur les coalitions          emplois et de modestes gains salariaux. Les
est lui-même en déclin, et mises à part les coa-          régimes de retraite et les avantages sociaux en
litions formelles dont le mouvement syndical              matière de santé ont été coupés dans tous les
peut largement définir les visées, les relations          secteurs. Dans le secteur de l’automobile, les
sont souvent crispées entre les syndicats et les          syndicats ont accepté un régime à double grille
grands mouvements sociaux. Dans le passé,                 salariale attribuant aux nouveaux employé-e-s
une sociale-démocratie centriste a été hégé-              des salaires et une sécurité d’emploi inférieurs
monique au sein tant du Congrès du travail du             à ceux des travailleuses et travailleurs embau-
Canada que de la Fédération des travailleurs et           chés sous le régime antérieur. Un enjeu sem-
travailleuses du Québec, pour lesquels la lutte           blable était au cœur d’un récent conflit de tra-
primaire se situe dans le champ de la politique           vail majeur à Postes Canada, la société d’État
électorale. Le mouvement syndical a toujours              responsable du service postal dont l’avenir est
hésité à appuyer des luttes sociales qu’il ne peut        remis en question par les partisans de la priva-
maîtriser. Les ressources des syndicats ayant             tisation. Dans ce conflit, le Syndicat des travail-
diminué avec la diminution des revenus de                 leurs et travailleuses des postes a résisté à la
cotisations, même les petits dons aux groupes             double grille salariale proposée, profitant du
issus de mouvements sociaux se sont amenui-               fait que les maîtres de la poste au sein du gou-
sés, sauf de la part de quelques conseils du tra-         vernement ne voulaient pas d’une grève reten-
vail et petits syndicats orientés vers la gauche.         tissante. Les syndicats ont largement perdu le
Mais le soutien sur le plan du discours et sur            combat contre le recours aux travailleuses et
le plan politique se révèle également lacunaire,          travailleurs contractuels précaires entraînant
comme en témoigna d’une façon éclatante le                une baisse inexorable des salaires et des avan-
non-engagement quasi-total envers les deux                tages sociaux; le combat contre les unités de
mouvements sociaux se rapprochant le plus                 négociation plus petites; et le combat contre
authentiquement d’un mouvement de masse                   la réduction des revenus provenant de cotisa-

                                                     10
ANDREA LEVY ET CORVIN RUSSELL
                                                                  CARTOGRAPHIER LA GAUCHE AU CANADA

tions. Tous ces facteurs sont de nature à accen-            cité préalable aux négociations, ce qui paraît
tuer la délégitimation, le rétrécissement et l’af-          intéressé et n’a guère d’effet sur les attitudes
faiblissement des syndicats dans l’avenir.                  du public. Les résultats ont parfois été catas-
                                                            trophiques, comme ce fut le cas à Toronto au
Les syndicats sont intensément conscients de la             moment de la grève des transports en commun
spirale descendante de leurs effectifs et de leurs          de 2008 et de la grève des employé-e-s munici-
revenus de cotisations, mais cette conscience               paux de 2009, largement perçues comme des
n’a pas suscité un changement radical de stra-              événements ayant discrédité les syndicats et
tégie ou d’orientation. On a plutôt tenté d’éviter          contribué à faire élire le populiste de droite Rob
l’effondrement par des travaux de soutène-                  Ford à la mairie en 2010.
ment : un éventail de stratégies d’arrière-garde
dont la plus visible a été la création d’Unifor par         Les défis structurels que représente la réforme
la fusion, en 2013, de deux des plus grands syn-            du syndicalisme sont d’une ampleur stupé-
dicats du secteur privé, les TCA (représentant              fiante. En pratique, la démocratie syndicale
les travailleuses et travailleurs de l’automobile,          s’est affaiblie et les membres participent peu au
de l’aérospatiale, du rail et d’une gamme de                fonctionnement de la plupart des syndicats. Aux
services) et le Syndicat des communications,                niveaux national et régional, les structures syn-
de l’énergie et du papier (représentant les tra-            dicales sont souvent hypertrophiées aux éche-
vailleuses et travailleurs du pétrole, du gaz, des          lons supérieurs, avec un personnel très bien
pâtes et papiers, des médias imprimés, de la                rémunéré dont la majorité ne pourrait gagner
télévision et des télécommunications). Ces deux             ailleurs des salaires comparables. Il y a donc des
syndicats, qui voyaient diminuer leurs revenus              raisons puissantes de ne pas faire de vagues.
de cotisation, subissaient en conséquence des               La possibilité de postes rémunérés, et d’autres
pressions considérables associées aux coûts                 privilèges, sont des incitatifs utilisés par les diri-
de leurs activités essentielles. Au Québec, les             geants syndicaux pour régir les militant-e-s à l’in-
mêmes pressions ont suscité en réponse une                  térieur des syndicats. À l’exception de quelques
stratégie à somme nulle, le maraudage.                      syndicats militants comme le Syndicat des tra-
                                                            vailleurs et travailleuses des postes, rares sont
Beaucoup de syndicats ont également voulu                   les syndicats dirigés par des gens issus de tradi-
revenir à l’organisation de secteurs non syndi-             tions radicales et rares sont ceux qui énoncent
qués, mais ces secteurs qui offrent générale-               une vision politique allant plus loin que le sou-
ment de faibles salaires ne peuvent produire                tien aux machines électorales du Nouveau parti
des revenus de cotisation importants. De plus,              démocratique ou, au Québec, du Parti québé-
le travail d’organisation a tendance à cesser               cois. Lorsque les syndicats se sont éloignés des
une fois les nouveaux syndicats accrédités, et              partis sociaux-démocrates, comme l’ont fait les
on constate une tendance à mal desservir les                Travailleurs canadiens de l’automobile en 2006,
secteurs à faible salaire en comparaison avec               ils ont soutenu le Parti libéral, qui malgré son
les syndiqué-e-s aux salaires élevés; il est peu            programme néolibéral demeure plus éclairé
probable, par conséquent, que ce travail de                 sur le plan social que les conservateurs, et qui
syndicalisation puisse constituer le noyau d’un             est parfois perçu pour des raisons stratégiques
mouvement syndical renouvelé. Dans le secteur               comme la seule option de rechange à ce parti
public, les socialistes ont insisté sur la nécessité        ouvertement de droite. En l’absence d’organisa-
de bâtir la solidarité par des campagnes exi-               tions de masse se situant à gauche à l’extérieur
geant de meilleurs services publics pour tous.              du mouvement syndical, le militantisme syndi-
En général, cependant, les syndicats du secteur             cal de gauche a presque entièrement disparu en
public se limitent à une courte période de publi-           tant que force organisée.

                                                       11
Vous pouvez aussi lire